Fratres Noël

Surprise au début du concert : un présentateur s’avance sur scène et invite le compositeur, présent dans la salle, à se lever. Avec sa barbe fournie et son crâne dégarni, Arvo Pärt a des airs de père Noël. L’orchestre de Tallin endosse le rôle des lutins, sous la baguette du géant Tõnu Kaljuste, pour nous distribuer nos cadeaux : Fratres, Cantus in Memory of Benjamin Britten, Adam’s Lament puis, après l’entracte, Salve Regina et Te Deum avec des choristes également estoniens.

Les premières mesures de Fratres et les cloches de Cantus in Memory of Benjamin Britten puisent et réveillent au fond de moi des échos qui semblent immémoriaux, soient-ils la résultantes d’écoutes passées, oubliées et sédimentées. C’est là, une pleine enneigée dans la nuit tout au fond la cage thoracique, sous la voûte des côtes-constellations. C’est magnifique, comme à chaque fois.

Cela résonne un peu moins bien avec la suite du programme, que je ne connais pas – ou ne reconnais pas : ainsi que l’a fort bien résumé Palpatine, la Philharmonie restitue très bien le son et très mal l’émotion. Alors c’est beau, évidemment, surtout avec les choeurs, mais la seule émotion qui s’en dégage, c’est la nostalgie de celle qu’on n’éprouvera pas, à se faire happer-hanter par la beauté.

À la fin du concert, le chef offre une berceuse estonienne au compositeur, qui semble aussi heureux qu’humble ; c’est très doux. On plaisante tranquillement dans la file d’attente des autographes, avec Serendipity et Palpatine, qui trouve un nouveau CD à acheter pour l’occasion ; je me dérobe au dernier moment, me glisse sous le cordon. Je plaisante que je ne cautionne pas d’épuiser le poignet du compositeur pour écrire autre chose que des notes sur des partitions, mais en réalité, je ne suis pas douée pour ça et sa signature m’importe peu quand j’ai pu écouter sa musique et l’applaudir de vives mains.

Dix danses

Il faut entendre Decadanse comme décalogue, décasyllabe… dix comme l’idée de florilège, car ce best-of de chorégraphies d’Ohad Naharin n’entretient aucun rapport avec la décadence. Le jeu de mot fait simplement sourire, comme les provoc’ bonhommes lors des adresses au public. Les passages où quelques membres du public sont invités à monter sur scène me font regretter de ne pas être au parterre mais, pointe de jalousie à part, elles m’ennuient assez vite. C’est sympatoche, ça bouscule le public de Garnier auquel il ne faut vraiment pas grand chose pour être bousculé*, mais je préfère voir les danseurs s’en donner à coeur joie.

De passer en une semaine de la Batsheva au ballet de l’Opéra, la première chose qui me frappe, c’est la beauté des danseurs. Ce n’est pas que les danseurs de la compagnie d’Ohad Naharin soient moins beaux ; simplement, la question ne se pose pas. À Garnier, cela me saute aux yeux : ces danseurs ont entre autres été sélectionnés pour leur plastique, la beauté de leurs lignes. On ne pourra pourtant pas accuser les danseurs de se tenir sur la réserve ; ils se jettent dans la danse à corps perdu, avec un plaisir évident. Simplement, comme le souligne Cléopold, l’école est là, encore plus frappante dans cette occasion de dynamitage.

Cela a son propre piquant, d’autant que chaque danseur gagatise à sa manière. Caroline Osmont, par exemple, que je revois très drôle et très classe en tutu lors de son concours de promotion, est ici en pleine battle, incroyable d’accents syncopés. Marion Barbeau, le corps qui ploie, s’étire et se retrouve élastique, semble branchée sur du 2000 volts ; il s’en faut de peu qu’elle entre en fusion (ce qui, je dis ça je ne dis rien, ressemble beaucoup à la définition astronomique de l’étoile). À l’inverse, Seo-Hoo Yun affiche une tranquillité paradoxale au milieu de ce joyeux chaos, et transforme en alchimiste son apparent sous-régime en présence accrue. Et on pourrait continuer ainsi de danseur en danseur… 

La pièce en elle-même, en revanche, souffre de sa construction en patchwork. Le dernier morceau, notamment, d’une vingtaine de minutes, déséquilibre l’empilement d’extraits plus brefs. Surtout, il intervient après l’acmé que constitue le passage hyper connu des danseurs en demi-cercle ; mitraillés par la musique, ils se soulèvent en domino et cambré de leur chaise, jusqu’à l’effondrement répété du danseur en bout de course. Comme à chaque fois qu’Ohad Naharin colle au rythme, le résultat est hyper puissant ; la sauce retombe lorsque le lien entre musique et danse se distend, les corps suivant une trajectoire connue d’eux seuls, à laquelle on s’intéresse avec plus effort à mesure des interprètes (petit faible pour Antoine Kirschner). La provoc’ amusante de la dernière pièce, où les danseurs défilent les uns après les autres pour exhiber une partie anodine, improbable ou lunaire de leur anatomie, était pour moi émoussée de l’avoir déjà vue (au cinéma avec le NDT). J’ai passé une bonne soirée, au final, presque déçue pourtant de n’en avoir pas passé une excellente.

*  Je ne sais pas si le choix de participants relativement âgés relève d’un pur effet sociologique ou de la volonté d’accentuer l’effet comique de décalage entre le public et les danseurs, mais cela a présenté quelques inconvénients : il a fallu rapidement évacuer une vieille dame (et son danseur binôme esseulé) en coulisses, tandis qu’une autre dame, désorientée, n’a plus su retrouver l’escalier pour retourner dans la salle et a hésité d’une coulisse à une autre…

Gaga au Venezuela

Je mets un certain temps à comprendre pourquoi ce Venezuela d’Ohad Naharin ne résonne pas en moi : à quelques trop rares mesures près, la danse entretient un lien pour le moins désinvolte avec la musique ; ça passe derrière (la bande-son), ça passe devant (les mouvements)… Il me faut faire des efforts d’attention pour que ça ne me passe pas par-dessus, et me boucher les oreilles à certaines occasions (le spectacle devrait être sponsorisé par les écouteurs Bose).

Mais une fois encore, les danseurs de la Batsheva Dance Company sont dingues à observer, avec cette inversion inhabituelle : les filles sont d’abord puissantes, les garçons d’abord sensuels. Billy Barry en particulier est fascinant en danseur de salsa désarticulé, jambes maigres qui tricotent sévères, torse ondulant au mépris de toute colonne vertébrale. Mais chacun a son mode d’être, de fascination, par exemple Matan Cohen à l’aplomb rock, version brune du chanteur Sting ;  Hugo Marmelada, une douceur à la Gaspard Ulliel. La puissance dégagée par les filles est phénoménale ; leur présence est un festin anthropophage, je m’en gave lorsqu’elles se laissent conduire à dos d’homme, de l’avant à l’arrière scène, de l’arrière-scène à l’avant scène, pendant une éternité qui s’abolit dans la fascination, comme un moment d’absence devant un feu d cheminée (alors qu’on ne se dit jamais qu’on va mater un feu de cheminée).

Dans l’instant, les filles à califourchon sur les garçons à quatre pattes, c’est un peu facile, un peu ridicule ; puis ça traîne, le temps et les jambes, de part et d’autres, et de ces femmes à dos d’homme, on voit surgir des images étranges, l’insecte à deux têtes se superposant aux reines égyptiennes ou indiennes, à dos de chameau ou d’éléphant, la démarche féline des montures se répercutant sur les corps souples. Mon regard passe de l’une à l’autre, sans que je me décide sur qui fixer : l’amazone à la robe asymétrique et la présence brute (Maayan Sheinfeld) ? la garçonne sans décolleté, robe droite, cheveux ras, qui a la force de ses bottes (Hani Sirkis) ? l’aventurière à natte, simple et franche (Yael Ben Ezer) ? Toujours autant de modes de puissance que d’interprètes. On a l’occasion de le vérifier lorsque le spectacle reboote, les mêmes mouvements repris par les mêmes danseurs dans une distribution différente.

Incrédule, je me demande quand cela la chorégraphie va être interrompue ou diverger : après les grandes enjambées qui donnent l’impression qu’un sac de balles rebondissantes a été versé sur scène ? après le duo de rap au micro ! après les allées et venues orientalisantes à dos d’homme ? Et cela continue, implacablement, le spectacle entier est bissé. J’assiste à la reprise des séquences dans un mélange d’incrédulité dubitative (le chorégraphe s’offre du sens à peu de frais, usant de ce que, repris, un pas totalement gratuit prend des airs de nécessité) et de stupeur admirative : il faut oser – donner tout à revoir et d’une certaine manière à voir, puisque sachant à quoi s’attendre, on sait où placer le regard, quel interprète suivre, quel détail rattraper (j’arrive enfin à anticiper le sursaut arythmique des montures dans le passage à dos d’homme). La seule différence vient de ce que les morceaux de tissu blancs, qui étaient battus sur le sol puis jetés en linceul sur le corps d’un homme allongé à la première occurrence, sont remplacés par des drapeaux à la seconde. Je n’ai pas repéré celui du Venezuela, mais j’imagine que le titre de la pièce vient de là.

Mamootot

Balbutier le gaga

Sur les cinq spectacles d’Ohad Naharin présentés à Paris en ce mois d’octobre, j’en aurai vu quatre : Mamootot, Venezuela et Sedah21 à Chaillot par la Batsheva Dance Company ; Decadanse à Garnier (ne me manque que Décalé, une version de Decadanse compatible jeune public à Chaillot). Il fallait bien ça pour rattraper cette lacune : je n’avais jamais vu une seule pièce du chorégraphe « en vrai » – l’enthousiasme monté en neige par le documentaire de Tomer Heymann. Je crois avoir été un peu déçue par les chorégraphies : l’unité de chaque spectacle s’efface derrière leur gestuelle commune, celui-là semblant un prétexte à celle-ci. Heureusement, la gestuelle gaga est fascinante à observer en elle-même : le regard du spectateur part en syncope avec le corps du danseur, qui s’en trouve remodelé ; pendant Mamootot, je me suis surprise à penser que les fesses sont une magnifique partie du corps, moi qui y ai toujours été relativement indifférente, sur moi comme sur le sexe opposé. Surtout, la gestuelle gaga confère aux danseurs une étonnante puissance et singularité : les secousses qui les agitent semblent dessiner le relevé sismographique de leur personnalité. C’est ce qui rend les spectacles de la Bastheva company si intenses, malgré leur structure pas toujours évidente ; on ne voit plus des danseurs mais des individualités, aux contours très marqués (étonnamment forts pour des personnes si jeunes), qui ne s’adoucissent qu’aux saluts, lorsqu’on leur découvre une manière moins frontale, plus souriante d’être en scène.

Chasser le mammouth

Photo de Gadi Dagon

Les gradins de quelques rangées seulement, disposés de plein-pied autour d’un espace nu qu’ils délimitent comme scène, font de Mamootot moins un spectacle qu’une performance. On est là avec les danseurs comme en studio, si près qu’on voit les paupières battre, la sueur dégueulasser l’épais maquillage blanc, jusqu’aux tatouages et aux poils (y compris d’une danseuse – je me suis sentie moins seule). Mais surtout, sans rampe pour les aveugler, les danseurs nous voient ; plus étrange encore : ils nous regardent, passent au ralenti devant nous, scrutent les rangées de spectateurs laissés à leur merci par les lumières allumées.

Lorsque le spectacle est déjà bien avancé, ils tendent la main à quelques spectateurs, dont je fais partie, et sans trop savoir ce qu’on fait, on prend la main, on la serre, les yeux dans les yeux, inconnus ; c’est intense et ça n’est rien, ça n’a pas de sens sinon de rejouer un lien primal, pré-social, où sans code sans sourire on hésite, on se jauge et se lance peut-être, comprenant peu à peu que notre réaction définit en grande partie celle d’en face. C’est un peu bête mais aussi perturbant, un peu, et j’essaye ensuite, du blanc et de la sueur dans la paume, de ne pas penser aux autres mains pas forcément propres serrées avant ; je garde à l’esprit cette main morte jusqu’à chez moi, mon lavabo, et retrouve dans cette hantise éphémère du microbe la trace d’une peur primale de l’autre, inconnu, dont on se défie.

Dans ces instants, Mamootot rejoue symboliquement le face-à-face sans garantie, où l’on ne sait si l’on se trouve face à un chasseur ou à un mammouth ami. À d’autres, chacun vit sa vie, les danseurs comme individus ou comme groupe, coulés dans le même corps d’un costume unisexe, bleu-gris de travail farineux, version combishort. Ce n’est pas seyant, et ça tombe bien : la gestuelle gaga n’est pas là pour séduire. Elle fascine, comme le prédateur fascine sa proie pour mieux l’attraper ; on est subjugué par la force brute qui s’en dégage et nous cloue là sur place, impuissants devant les rages collectives, les syncopes individuelles, une traversée d’ondulations langoureuses, des frappes en groupe, la scène vidée par les danseurs assis parmi le premier rang de spectateurs, et même la nudité. Encore le coup de la nudité, on se dit ; et ça marche encore une fois. Le malaise, si proche, s’oublie lorsque le danseur continue de danser comme si de rien n’était ; bientôt, on ne remarque plus l’inévitable organe qui vit sa vie. Si on continue de scruter, ce sont uniquement les tatouages, nombreux, qu’on essaye de deviner : un signe de Nike sur la cuisse et quoi ? une bizarre étendue géométrique sur les côtes, une ville, un pays ? Au final, on ne sait pas trop ce qu’on a vu, mais on s’est senti vu, et c’est assez rare, assez bizarre pour plaire et déranger.

Madame de La Pommeraye

Même sans se souvenir de son apparition dans Jacques le Fataliste, on devine aisément le cours que va prendre l’intrigue de Mademoiselle de Joncquières : l’homme est bien trop prévisible pour qu’il y ait là véritable suspens. On ne se délecte pas moins de la comédie d’Emmanuel Mouret ; son verbe emprunté au XVIIIe dit moins mais exprime beaucoup plus que ne le ferait notre langue d’aujourd’hui. Aucun sentiment d’aucun personnage, blasé ou blessé, ne se laisse ignorer. On le sait : madame de La Pommeraye succombera au marquis des Arcis ; le marquis se lassera d’elle ; elle cherchera à se venger en utilisant mademoiselle de Joncquières (face à l’homme, la femme est un loup pour la femme) ; le marquis tombera dans le panneau et madame de La Pommeraye se fera prendre à son propre piège.

On pense rapidement aux plus fameuses Liaisons dangereuses. L’esprit n’est pas le même, pourtant. Il faudrait que je relise le roman de Laclos pour vérifier si ma perception est uniquement due à la structure du récit ou si la décennie écoulée depuis sa lecture s’en mêle, mais la vengeance de madame de La Pommeraye laisse un arrière-goût amer, qui s’évaporait promptement dans le cas de madame de Merteuil, jusqu’à donner l’impression de ne jamais avoir existé : la victoire stylistique des libertins écrasait la mémoire de leurs déboires. Surtout, on se fichait bien de la morale, abandonnée passée la postface et réintroduite artificiellement à la conclusion – elle n’a pas cours dans Les Liaisons dangereuses. Dans Madame de Joncquières (tel que filmé par Emmanuel Mouret, parce que je n’ai aucun souvenir de cette histoire racontée par Diderot), c’est plus subtil, car les rôles sont intriqués : celui de madame de Mertueil est tenu par madame de La Pommeraye qui, loin de faire profession d’être libertine, est aussi retirée du monde et indifférente aux intrigues de l’amour qu’une présidente de Tourvel, tandis que mademoiselle de Joncquières, ayant été conduite à la prostitution par un revers de fortune, n’est pas l’ingénue un peu bécasse que découvre Valmont en Cécile de Volanges (laquelle apprend vite à se servir de ses appâts, tandis que mademoiselle de Joncquières n’a, de la bouche de sa mère, aucun esprit de libertinage).

Le marquis, enfin, ne se joue pas de ses conquêtes comme Valmont : il tombe amoureux, en série certes, mais l’avoue volontiers. Cette absence de perversion le rend à la fois plus honnête homme et moins pardonnable. On ne peut lui reprocher son désintérêt pour madame de La Pommeraye, passé quelques années heureuses ; il a l’élégance de ne pas prendre de maîtresse, de s’oublier seulement dans ses affaires. De ne rien pouvoir lui reprocher le rend pourtant plus exaspérant encore : madame de La Pommeraye n’a d’autre coupable que la nature humaine trop humaine, et doit assumer la faute de sa colère qui, sans exutoire, l’envahit jusqu’à se cristalliser en vengeance. On croirait entendre Valmont en voix off : ce n’est pas ma faute. Après avoir ri avec madame de La Pommeraye du tour pendable joué au marquis des Arcis, la narration nous trahit et bascule aux côté du marquis : il est réellement tombé amoureux de celle qu’il a d’abord rejeté lorsqu’il l’a crue coupable du tour qu’on lui a joué, et finit par remercier madame de La Pommeraye de la lui avoir fait épouser. Le récit est garroté avant que l’histoire se reproduise, et que le marquis se lasse et retombe amoureux d’une autre : il s’en sort, tandis que madame de La Pommeraye qui soudain l’a bien cherché est abandonnée à son triste sort.

Le récit est narré de tel sorte qu’on rit, puis qu’on rit jaune, lorsque le focus passe sans préavis de madame de La Pommeraye au marquis. La comédie s’apprécie pleinement le temps qu’elle dure, mais ce qui perdure lorsque les lumières se rallument est une forme de triste amertume et de lassitude face à la constance de l’inconstance humaine, et sa prévisibilité. Il suffit de corseter une jeune beauté dans le silence et de faire ployer sa nuque dans l’obéissance (de la foi, on y croit), paupières tombantes comme en plein orgasme, pour qu’elle se transforme en objet de convoitise ; cela fonctionne à merveille sur le marquis, mais aussi sur le spectateur tel Palptine qui reconnaît aisément être passé à côté de l’actrice dans d’autres rôles : aplomb, regard et paroles retrouvés, son pouvoir de séduction s’étiole. Est-ce acquérir une sensibilité féministe que de trouver cela lassant ? Je laisserai le sourire ridé, magnifiquement fatigué de Cécile de France répondre à la Mona Lisa.