La roue de l’infortune

Lumière préraphaélite dans les cheveux, seins qui tombent, sourire en berne et mal fagotée dans un fond de robe froissé, le personnage de Kate Winslet dans Wonder Wheel a tout de l’ange déchu ; tombé dans la foire humaine d’une éternelle fête foraine. Animations au programme : partie de pêche de son gros beauf de mari ; partie de cache-cache de sa belle-fille, recherchée par les sbires de son gangster de mari (elopment au carré) ; partie fine avec son falot d’amant, qui lâchement préférera la belle-fille à sa cougar de belle-mère, et game over avec son pyromane de fils qui, assez logiquement, a très envie de foutre le feu à tout ça.

Woody Allen fait très bien le bonimenteur : on écoute, on s’amuse, on entre dedans… et on n’a plus qu’à s’en prendre à soi-même quand la drôlerie du désespoir quitte le navire et qu’on s’enlise dans les emmerdes. Comme souvent, Woody Allen prend un soin maniaque à tout gâcher, et comme souvent, ça me fout en boule — au point que j’en viens à douter que ce soit si mauvais que ce que je maugrée. Et si l’enlisement dans la velléité me rendait folle car je ne sais pas moi-même comment m’en dépêtrer ? On repassera pour la catharsis, en revanche, parce que le pathétique s’est perdu — ça fait pitié. Le seul moyen que ça arrête de poisser, c’est la méthode Bête humaine : faut zigouiller. À vot’ bon coeur, messieurs dames et tournez manèges.

(Mais merci quand même pour la scène de la pizzeria, qui m’a déclenché une envie miroir ; Palpatine aidant, une délicieuse pizza à la crème d’artichaut, aux aubergines grillées et à la mozzarella-parmigiano s’est retrouvée devant moi. J’ai ingurgité ma dose mensuelle d’huile, mais rien de rien, je ne regrette rien.)

La Douleur


En cinquième, ma prof de français nous avait donné à lire un roman jeunesse, plus précisément un polar historique, où l’histoire s’ajoutait au roman comme l’immonde goût orange aux médicaments. Double meurtre à l’abbaye. C’était nul mais, pour ménager la susceptibilité de la prof qui avait choisi cette lecture et *nuancer mon argumentation*, j’avais écrit que c’était mal ficelé, mais qu’il y avait du coup la « vraie surprise du coupable » (manière polie de dire que l’auteur n’avait disséminé aucun indice qui put susciter des hypothèses chez le lecteur, et qu’il avait bâclé la fin en désignant l’assassin comme on trouve un bouc émissaire).

Eh bien, l’adaptation de La Douleur par Emmanuel Finkiel, c’est un peu pareil : on a une vraie surprise des retournements émotionnels, parce que rien n’y prépare que d’avoir tourné en rond. On a beau scruter le visage de Mélanie Thierry qui porte bien la fatigue et la tristesse, dans des cernes déterminées qui m’émeuvent en me rappelant mon amie P., l’actrice ne saurait compenser à elle seule la platitude de l’adaptation (ou du roman initial, allez savoir ; je ne l’ai pas lu). Le secours de Benjamin Biolay n’y suffit pas non plus. En entendant Grégoire Leprince-Ringuet pontifier la Résistance, j’ai cessé d’espérer ; depuis le film qu’il a réalisé, il constitue un assez bon baromètre de ce que je trouverai d’un ennui prétentieux. C’est d’autant plus dommage que tout n’est pas bon à jeter. On soupçonnerait même de belles choses. Bref, j’irai lire Duras.

The three billboards

The Three Billboards outside Ebbing, Missouri. Comme beaucoup, j’imagine, je suis tombée dans le panneau : je suis allée voir le revenge movie entrevu dans la bande-annonce et me suis pris un mélodrame en pleine face. Ils sont forts, ces cons.

Remontant la chaîne de la haine, chaque personnage est confronté à son persécuteur, chaque persécuteur aux victimes collatérales, et dans une petite ville où tout le monde a partie liée, ça éclabousse vite. Très vite, on ne compte plus les points, sinon de suture. Il y a beaucoup d’impardonnable, et autant de circonstances qui, sans atténuer la douleur, font que l’on comprend, peu à peu, comment chacun en est arrivé là et tente de s’en dépêtrer.

Pas de pardon, donc. Le dépassement ne se fera ni par la religion (le père, tentant de tenir ses ouailles en ordre, est rapidement sommé de se casser, lui et son gang paroissial) ni par les bons sentiments. Dans cette communauté franchement rustre, vous pouvez vous coller vos bons sentiments et votre politiquement correct là où vous le pensez ; résumé par le seul policier à peu près décent : si on virait tous les flics vaguement racistes (un euphémisme dans une ville du Sud qui regretterait l’époque de l’esclavagisme), il ne resterait plus que trois-quatre gars, qui en auraient encore après les pédés. Vous n’en avez jamais fini : la haine se dissout dans la colère, et la colère dans la bêtise — crasse, vraiment.

Et toute cette crasse, qui empêche le pardon, qui évite le bon sentiment, toute cette crasse rend sublime la résilience dont ces bons à rien cabossés finissent par faire preuve, maladroitement, avec beaucoup de casse et d’injures, parce qu’au fond, quand on a défenestré un gars, foutu le feu au poste de police, tabassé sa femme, ou renchérit face à l’ado qui dit souhaiter se faire violer pour faire les pieds à sa mère, on a touché le fond et, en continuant de creuser, on s’est aperçu qu’il pourrait y avoir du bon. On ne se précipite pas pour s’en servir, de ce soupçon de bonté, de ce soupçon d’humanité qui reste en nous, hein, mais bon, on pourrait bien, sans s’amender (faut pas déconner), on pourrait s’en servir pour se redresser un peu, soi, plutôt que les torts ; peut-être bien qu’on pourrait, on verra bien, hein, on décidera en chemin. Un putain de chemin pour un putain de film, signé Martin McDonagh.

Frances MacDormand, géniale… comme tout le reste du casting, en fait.

Vers la lumière

Pour nous raconter la rencontre d’un photographe qui perd la vue avec une jeune femme audiodescriptrice1, Naomi Kawase colle sa caméra aux visages, aux corps, aux situations, si près de tout qu’on ne voit plus rien — rien que l’essentiel : la lumière, celle qui nous baigne et qui nous guide, qu’on retrouve parfois les yeux fermés devant un paysage qu’on a fait aimer (le photographe frappé de cécité) ou en haut d’une dune que l’on a toute sa vie gravie (la scène finale du film que la jeune audiodescriptrice peine à rendre, n’ayant elle-même encore rien perdu). C’est émouvant, cette beauté qui s’entrevoit dans le mouvement de sa perte, qui vous serre la gorge et l’un contre l’autre ; cette capitulation forcée (obscénité du collègue photographe qui dit qu’il ne pourrait pas, lui, comme si l’autre pouvait, comme s’il y pouvait quoi que ce soit) qui se mue en splendide renonciation, lorsque, lançant au loin l’appareil qu’il conservait comme une béquille, le photographe devenu aveugle refuse de se résigner à n’être plus (que le souvenir de ce qu’il était) et accepte la mort qui viendra, qui vient un peu plus chaque jour, pour embrasser la vie qui la fait advenir — ne pas cesser d’avancer, vers la lumière, dans la lumière pour que s’évanouisse le tunnel qui nous y mène.

Le photographe dos au mur, à côté d'une fenêtre qui renvoie des fragments d'arc-en-ciels dans la pièce

Gros plan sur le visage de la jeune femme audiodescriptrice, dehors, la main près du visage, dans un moment de suspension-interrogation


La Promesse de l’aube

Un Patient anglais au rabais, c’est un peu comme ça que, n’ayant jamais lu le roman de Romain Gary, j’imaginais La Promesse de l’aube, à partir de son affiche.

Au  début du film, j’ai franchement du mal : je trouve ça surjoué, mal joué — Pierre Niney aussi bien que Charlotte Gainsbourg. Puis, je ne sais pas comment, sans m’en rendre compte, j’entends, j’adopte le ton si particulier de la narration, du héros, de l’auteur, et je finis par trouver ça magnifique, par trouver Charlotte Gainsbourg magnifique de rides et de vie, et Pierre Niney de dadais décevant par rapport aux incarnations antérieures du personnage, devient une espèce de dandy dégingandé drolatique — un drôle d’oiseau qui traduit à merveille l’humour cinglant et l’amour réel avec lequel il regarde sa mère, et leur relation.

La mère ne vit que pour son fils, sommé de ne vivre que pour sa mère, selon des codes d’honneurs fervents et farfelus.2 On rit souvent, estomaqué par les réactions fantasques et disproportionnées, dont on comprend facilement comment elles peuvent inspirer autant l’admiration que la terreur : la mère porte à son fils un amour forcené. Dans un même élan performatif, elle le voue, le veut et le fait grand écrivain, héros de guerre, diplomate, président, tous les honneurs pour son fils qui les mérite, qui se tuera à la tâche s’il le faut pour les mériter. Et il se tue à la tâche et il réussit. Et ne réussit pas, jamais, à vivre sans sa mère, sans son amour démesuré, qu’il ne retrouvera jamais qu’amoindri, parcellaire, dans les bras des autres femmes — notamment de sa femme, qui lit le manuscrit de cette émouvante déclaration d’amour et d’existence.

La faiblesse du fils qui se soumet à la volonté de sa mère s’inverse et se confond avec la force qu’il faut pour répondre à ses exigences, et l’on voit soudain autrement le fils à maman. À se demander d’ailleurs si le fils à maman ne serait pas une catégorie d’auteurs littéraires à part entière — il faudrait voir s’il y a d’autres candidats que Proust et Gary, mais rien que cela, déjà, pose son homme.

Son homme ou sa femme. J’ai vu La Promesse de l’aube peu de temps après Le Grand jeu, et j’ai été frappée de cette évidence, simpliste, essentielle : le destin forgé dans l’enfance par l’ambition-pression des parents et la carence de compréhension et de tendresse qui a pu en résulter (l’amour de la mère de Gary pour son fils est si violent qu’il en est presque exempt de tendresse – un amour flamboyant, mais sans pitié). Comme si n’avoir jamais fait / été assez pour leurs parents pourtant très présents entraînaient ces êtres dans une existence d’insatisfaction chronique,  une quête de puissance et de perfectionnement où la reconnaissance et l’amour seraient au bout de l’asymptote.

(Forcément, cela m’a émue lorsque Palpatine m’a confié s’être retrouvé, un peu, dans cette enfance sur laquelle pèsent tant d’espérances, dans cette hérédité de l’ambition où les parents, pour leur enfant, ne veulent pas tant le bonheur que le meilleur.)

(Cela m’a donné envie de lire Romain Gary, aussi, que j’avais toujours imaginé-rangé dans les auteurs un peu lisses de Gallimard, à la vie plus aventurière que l’écriture. J’ai commencé Clair de femme : pourquoi ne m’aviez-vous pas dit que c’était aussi bien ?)