L’amer en partage

« Ça commence par un décès et c’est le truc le moins triste du film. » G. avait prévenu que Manchester by the Sea pouvait plomber l’ambiance.

J’ai été surprise, du coup, de faire la rencontre de Lee Chandler à travers des vignettes presque humoristiques où on le voit subir en gardien-plombier mutique les plaintes, la drague et les remontrance des propriétaires. Surprise de courte durée : le film se met bientôt au diapason de ses airs maussades. L’impassibilité, d’abord perçue du point de vue de l’étranger (qui la lui reproche), devient une compagne. On ne la comprend pas, mais on l’accepte, on la suit, elle interroge vaguement : d’où vient l’apathie de celui qu’on désigne comme « Lee Chandler, the Lee Chandler » ? Ce n’est pas là un homme de peu de mots, sage ou bourru ; pas non plus un mec mollasson, même s’il a l’air stone à jeun. Impossible de savoir s’il encaisse ou s’il ne ressent rien : il renâcle mais s’occupe du neveu dont il se retrouve par la force des choses tuteur. Et c’est encore ce qui définit le mieux son mode d’être : tuteur, il tient. À remonter son histoire, on se dit que c’est déjà beaucoup. Lorsqu’elle le recroise, son ex-femme a ces mots : there’ll always be something broken inside me. Chez Lee, ce n’est pas inside, c’est lui : il est cassé. Pas rongé par le chagrin ou la culpabilité : cassé, sans possibilité de réparation (ironie pour celui qui passe son temps à réparer les installations des autres), sans simulacre possible. La vie continue, et il ne s’y soustrait pas, mais elle continue sans lui. Il n’est plus que le témoin de celle des autres, dans la mesure de ses forces.

Reste une inconnue : Casey Affleck est-il excellent acteur… ou mono-expressif comme son frère ? Question qui n’attend pas de réponse lorsqu’un réalisateur en fait bon usage, comme c’est le cas de Kenneth Lonergan.

« Manchester by the Sea offre à Casey Affleck un nouveau grand rôle d’être absent. […] D’un film à l’autre, c’est une manière de ruminer sous sa carcasse de chien battu un même mélange de fatalisme et de résignation, comme s’il s’agissait de montrer à chaque plan que la vie avait pour lui cessé de faire sens depuis longtemps. Un acier idéal pour forger le tempérament renfrogné de ce quidam démoli par le chagrin, qui ne rêve plus de rien mais auquel le film, doux et patient comme un soleil d’hiver, offre une discrète mais bouleversante chance de renaissance. »

Louis Blanchot dans Trois couleurs

Encore qu’une renaissance soit un bien grand mot. Si ça va, c’est de mal en pis : l’éclaircie n’apparaît qu’en regard d’un passé de plus en plus sombre à mesure qu’il se révèle. Mais il y a de cela, au sein de son malheur sans rémission : une respiration. C’est si beau et si triste que cela donne envie d’être heureux, tant qu’il en est encore temps.

Veuve de

Jackie n’est pas la petite histoire qui ferait pendant à la grande. À vrai dire, le film ne raconte aucune histoire. S’il est situé après l’assassinat de John Kennedy, c’est comme en un lieu, un non-lieu où l’on erre en compagnie de sa veuve, qui tente de se (dé)dire en flash-back à un journaliste. Chroniquette garantie sans spoiler, pour la simple et bonne raison qu’il n’y a rien à spoiler.

Avantage de la non-histoire : pas de relecture grandiloquente, pas de voyeurisme. Vous vous attendiez à ce que je pleure ? nous apostrophe Jackie-Natalie. Le journaliste de répondre que non, sa crainte n’était pas les larmes mais l’hagiographie, là aussi évitée. Il n’est pour ainsi dire pas question du président ou plutôt il n’est question que de cela : sa fonction, comme vidée à la petite cuillère de toute incarnation (la scène où elle est le plus incarnée est paradoxalement celle où il vient de perdre la vie). Alors qu’en adoptant le point de vue de sa veuve, on s’attendait à quelque chose d’un peu intime, où l’Histoire ferait loupe sur les sentiments humains trop humains du deuil, il n’est question que de ce qu’il convient ou non de faire pour sa mémoire, son enterrement et, au second plan, la passation de pouvoir… sans pour autant qu’il soit jamais vraiment question de politique. Il n’est question de : rien. Le prêtre auquel se confie-confronte Jackie coupe court à tout désir d’épiphanie : il n’y a pas de réponse. 42. On le découvre tôt ou tard : soit on se tue, soit on l’accepte et on continue de vivre. Pablo Larrain continue de réaliser. Mais il a si bien fait le deuil de la réponse qu’il ne pose pas même de question.

Du coup, une heure quarante, c’est un peu long. Malgré le tailleur rose et sang de Jackie, le film languit dans une sorte de ouate blanche. On erre dans la maison blanche, blanche, blanche comme la stupeur et l’hébétement. Il ne se passe rien (tout s’est déjà passé) : c’est là la pertinence du film… et sa grande faiblesse. Les images se succèdent, sans plus de pulsation, à l’image (oui) de la vie brisée de Jackie, qui va de l’avant pour n’aller nulle part. Il n’y a plus que Natalie Portman à l’écran, sa bouche qui hésite à se tordre, son sourcil qui se lève, ses yeux rougis et ses bras maigres, bizarrement tenus, contraints à être ballants, comme si l’actrice était prise dans le corps de celle qu’elle est tenue d’incarner. Sa parole, elle aussi, est dans tous les sens du terme empruntée**, et dans cette opération d’aliénation, je finis par ne plus voir que la coupe de cheveux monstrueuse de l’ex-première dame : Mars Attacks! à la maison blanche.

* Les seules scènes mordantes sont celles de l’interview, comme par hasard sur-représentées dans la bande-annonce.
** Les scènes du documentaire pour la TV en deviennent un brin crispantes…

Swan fake

J’ai survécu à mon troisième Wagner, 3h30 d’opéra avec moins du double de sommeil.

De temps à autres, je me suis demandée ce que je faisais là. Chaque tentative de réponse s’est soldée par un renvoi de la question dans le passé, plus ou moins immédiat : parce que je suis là depuis un moment, et que je veux maintenant connaître la suite, clore un tout. (Pourquoi diable suis-je là depuis un moment ?) Parce que Tristan und Isolde était aveuglant de vérité. Parce que, lors de l’introduction de Siegfried, j’avais eu l’impression que le Loch Ness allait surgir de la fosse d’orchestre. Mais rien ne sort de l’introduction de Lohengrin, si ce n’est la frustration de trouver moche le son des cordes en sourdine. Je me demande ce que je fais là, à attendre que ça se déroule, que ça aille. Est-ce qu’après tout, je n’en reviendrais pas au point de départ, i.e. à Palpatine qui m’avait soumis à un test date avec Wozzeck ? Continuerais-je à aller à l’opéra par habitude et pour (me) plaire ou confonds-je dans ma fatigue cause et finalité ?

La représentation n’est pas désagréable, loin s’en faut. Rien de la laideur de mon Siegfried d’initiation. Le décor de Christian Schmidt est même canon, avec ses trois étages de coursives boisées où circulent le peuple de Brabante, les héros, les trompettes et les soldats. Il est tellement canon, en fait, que le metteur en scène a décidé de ne pas en changer de tout le spectacle : les lumières (d’Olaf Winter) se chargent de le métamorphoser doucement en balcons, stèles de tribunal, étages d’apparat, prison ou paquebot. Seul l’espace central connaît des changement de décor – souvent d’accessoires, en réalité, sauf au dernier acte où l’on nous plante en plein marais, conduisant Lohengrin à tuer Telramund à coup de pagaie (toute la salle a pouffé).

Tout cela est bien et beau, mais on a tout de même moins l’impression d’une mise en scène que d’une version de concert dans de splendides décors. Hormis le passage d’un Icare amputé d’une aile (de cygne) au charisme de fantôme-qui-ne-hante-pas, la mise en espace et le jeu des chanteurs n’apportent pas grand-chose. Sauf parfois de la perplexité, comme lorsque le héros apparaît glorieusement… affalé par terre comme un ivrogne, pieds nus et fesses face au public dans des frusques froissées (en guise d’armure). Je ne suis pas certaine que la tradition littéraire du mendiant divin justifie une telle déchéance. Ainsi attifé, avec l’embonpoint du chanteur, ce Noé bourré m’a surtout fait penser à l’inspecteur de Ma loute… autant vous dire que ce n’était pas gagné et qu’il fallait bien la voix de Stuart Skelton pour compenser. C’est un miracle d’ailleurs qu’il ne l’ait pas perdue dans un rhume carabiné, tant la mise en scène s’acharne à faire choper la crève à son ténor, va-nu-pieds contraint de patauger dans un marais pendant tout un acte (après avoir envoyé valser les chaussures que le mariage lui avait enfin autorisé)(Palpatine a failli faire une attaque en voyant la paire de souliers vernis voler dans les airs et dans les herbes).

La transposition dans un passé dix-neuvième à haut-de-forme, très esthétique, évite probablement le kitsch moyenâgeux, mais liquide en même temps le merveilleux de la légende (dont on ne saurait entièrement se passer, en témoignent les épées-croix chrétiennes qui font toujours leur petit effet). Le symbolique tout entier réfugié dans les mots perd de son éclat et l’on est de moins en moins à même de suspendre son incrédulité. Sans la mystique (encombrante pour notre société qui se veut rationnelle), la légende n’est que bizarrerie. On ne peut s’empêcher alors de relever ce qui se donne comme incohérence : la volonté divine pas fondamentalement différente de la magie pourtant perçue comme tricherie ; la charité chrétienne désordonnée (‘puisque tu l’as tué, Dieu le punira’ – wait, what ?) ; ou encore Lohengrin claironnant qu’il a un secret qu’il ne faut surtout pas lui arracher (alors que s’il ne voulait pas être démasqué, il suffisait de se présenter sous un nom d’emprunt). Sans croyance, le peuple ne se range plus aux côtés de son maître local ou du héros divin, il approuve le dernier qui a parlé et renchérit dans l’accusation.

Et pourtant, ça fonctionne, la légende opère. Par la musique, pour laquelle on vient et qui œuvre pour ainsi dire en sous-main. Sans avoir fait l’effort de rien mémoriser, sans s’en rendre compte, on chantonne une mesure ou deux à l’entracte. On se surprend également à attendre la révélation finale (à demi-spoilée par le titre de l’opéra, certes) et pas uniquement parce qu’il est 23h15, qu’on aimerait bien aller se coucher et que le héros prend son temps, comme un présentateur de télé-réalité pour annoncer le candidat après la dernière coupure pub que voilà. Il y a quelque chose d’humain trop humain qui se joue là, notamment dans le désir d’Elsa de savoir, de connaître le secret de Lohengrin qui, elle le craint, mettra fin à sa félicité alors que c’est précisément sa crainte qui fait advenir une prophétie auto-réalisatrice. Ce désir résonne d’une drôle de manière lorsqu’on a assisté au Château de Barbe-bleu peu de temps avant… (Toujours une femme, on ne s’est pas encore débarrassé d’Ève.) Et en retrait, plus touchant encore d’être tombé dans le mauvais camp, il y a Telramund, qui croit sa femme, croit en Dieu et en l’honneur – et tout ceci combiné : en la vengeance (Tomasz Konieczny était souffrant, mais je le soupçonne de l’avoir annoncé pour se faire encore plus applaudir, parce qu’on n’y a vu que du tout feu tout flamme). Finalement, Lohengrin en lui-même est bien peu intéressant ; on lui sait seulement gré d’exister pour faire prendre l’intrigue et remuer les passions. Processus plus que personnage en un certain sens. Et peut-être est-ce finalement ce que je fais là (même si je ne sais toujours pas dire si j’ai aimé ou pas) : suivre ce processus, pour ce qui sourd et ne se dit pas, s’entend seulement.

Et raconter des bêtises en mettant les pieds (de balletomane) dans le plat (des lyricomanes).

 

Histoire de la violence

« J’ai rencontré Reda un soir de Noël. Je rentrais chez moi après un repas avec des amis, vers quatre heures du matin. Il m’a abordé dans la rue et j’ai fini par lui proposer de monter dans mon studio. Ensuite, il m’a raconté l’histoire de son enfance et celle de l’arrivée en France de son père, qui avait fui l’Algérie. Nous avons passé le reste de la nuit ensemble, on discutait, on riait. Vers six heures du matin, il a sorti un revolver et il a dit qu’il allait me tuer. Il m’a insulté, étranglé, violé. Le lendemain, les démarches médicales et judiciaires ont commencé. »

Édouard Louis, Histoire de la violence

Ce n’est pas spontanément le genre de roman que j’aurais soulevé de l’étagère. C’est Pink Lady qui m’en a parlé ; la dimension sociale avait l’air de l’avoir pas mal travaillée. On a tous nos axes de lecture ; ce n’était a priori pas le mien, et j’ai laissé tomber ça au fond de ma mémoire. C’était juste assez, cependant, pour que le roman ait un air de familiarité lorsque uneconnasseparisienne en a parlé sur son blog. Quelque chose d’aussi simple et cru qu’Annie Ernaux, forcément j’ai redressé l’oreille, j’ai repensé à ce que m’en avait dit Pink Lady. Quand je l’ai vu sur le présentoir de la file d’attente près des caisses, je n’ai pas réfléchi, je l’ai pris.

Ah tu remarqueras que quand tu expliques quelque chose à quelqu’un ou que tu lui décris ce que tu fais dans la vie on te répond toujours que c’est intéressant […] mais en général il n’y a pas de deuxième question. (p. 56 de l’édition poche)

Voilà, avant de le lire, ça avait l’air intéressant.

Le récit est en quelque sorte dédoublé : Louis, le narrateur-auteur-personnage, épie sa sœur et l’écoute rapporter son histoire à son mari. Il commente comme en aparté, jusqu’à prendre le relai de la narration pour quelques phrases, quelques épisodes, puis des chapitres entiers jusqu’à en faire oublier l’artifice narratif initial. J’imagine qu’il s’agit essentiellement d’un processus de mise à distance, pour pouvoir s’observer et parler de soi comme d’un autre, mais plus ça va, moins je tolère la fiction qui s’écarte du je. Pas la personne grammaticale, hein (quoique), la personne qui écrit avec sa vision et ses tripes. Quand l’auteur essaye de se mettre à la place d’un autre personnage que le sien, j’ai l’impression de le voir le compléter avec des bribes qui lui restent extérieures, et le personnage, s’il n’a pas l’air d’une marionnette mal animée, finit colonisé par un parasite qui altère son identité. Je deviens intolérante à ce tiers étranger que l’auteur-narrateur met entre lui et moi, comme d’autres sont intolérants au gluten. Je n’arrive pas à la digérer, à me l’approprier. Je reconnais que c’est bon, mais je ne le goûte pas. En l’occurrence, ça sonne faux. La faute à un langage plus prolo, trop travaillé ou pas assez, je ne sais pas.

Je m’en suis fait la réflexion à la boulangerie, en attendant mon sandwich : deux mecs trentenaires s’exaspéraient à base de bah tu prend rien ; ouais, y’a rien à manger là, où c’est qu’tu m’as emmené ; si ça t’va pas, fallait l’dire, on va ailleurs ; non mais vas-y, m’fais pas chier, prends ton sandwich moi j’prendrai un truc ailleurs ; p’tain c’est toi qu’avais faim… Et au milieu de ce wesh++, sans rien perdre de son rythme, le mec sort que c’est pas la peine de lui faire « un mélodrame », là. Le mot est sorti comme dromadaire quand on attend chameau : il y avait une syllabe de trop. Cela sonnait bien trop châtié par rapport au reste de la conversation. Mais peut-être que non, en fait, que c’est moi qui l’avais imaginée trop basique, comme si à l’intonation devait correspondre un certain vocabulaire, nécessairement borné. Le bizarre n’était peut-être pas la bariolure, mais l’uniformité que je postulais. Pareil pour l’écrit ? La transcription orale sonne peut-être faux parce qu’on s’attend un style parlé, uniformisé.

Ou peut-être, plus dérangeant, qu’on ne tolère la différence sociale que mise en boîte. Le narrateur à la fois est et n’est pas de la même eau que sa sœur : il est issu du même milieu qu’elle, mais s’est hissé au-dessus par les études, d’où il nous parle d’égal à égal – lui, l’auteur, au lecteur un peu intello un peu bourgeois… qui a vite fait de renvoyer la sœur à un statut d’infériorité. C’est toute l’ambivalence qui entoure l’ascension sociale : celui qui quitte son milieu veut faire mieux que sans pour autant dire que ce dont il s’écarte est moins bien que. Et le fossé grandit dans cette absence de mépris.

C’est aussi que tu n’arrives plus à la voir depuis que tu as compris la facilité et l’indifférence avec lesquelles tu la négliges, souvent durement parce que tu espères qu’elle t’assistera dans l’effort d’abandon. […] Tu sais qu’être avec Clara te force à voir ce que tu ne veux pas voir de toi et que pour ça, tu lui en veux. (p. 13-14)

Tu regardais leurs vêtements, leur façon de marcher, et tu te disais : Pourvu que je sois comme ça, pourvu que je ne sois pas comme ça. Et tu n’aurais jamais pensé à devenir ce que tu es aujourd’hui. Jamais. Tu n’aurais même pas pensé à ne pas le vouloir. (p. 32)

(Et ce passage aussi où il se sent à la fois plus jeune et plus vieux que ses anciens camarades devenus parents : plus jeune car il n’a ni la responsabilité d’enfants ni travail salarié ; plus âgé car ses études l’ont fait mûrir tandis qu’eux n’ont pas bougé, toujours avec les mêmes fringues, les mêmes blagues, les mêmes occupations.)

C’est au-delà, mais c’est aussi la thématique de La Place. Et ce dont m’a parlé Pink Lady, qui a rendu double ma lecture : je lisais le roman et le roman qu’avait lu Pink Lady. J’ai pensé à Palpatine aussi, lorsque Louis raconte qu’à son arrivée à Paris, il s’est mis à porter une lavallière puis qu’il a arrêté lorsqu’il s’est aperçu qu’il avait adopté les codes de la bourgeoisie avec un siècle de retard et que cela le stigmatisait encore comme n’en étant pas. Palpatine, lui, a envoyé tout le monde au diable et s’est revendiqué plus bourgeois que les bourgeois, en cultivant un art qu’ils ont oublié – tant pis pour eux.

La thématique sociale n’est cependant pas centrale dans le roman. Ou indirectement, en tant que la différence qu’il y a de la bourgeoisie à Louis se reproduit de Louis à Reda, son agresseur. C’est un des éléments qui fait cette histoire de la violence, avec l’émigration, le racisme, la misère, le désir et la traumatisme, comme l’énumère l’auteur dans ses intentions. Rien de sociologique, contrairement à ce qu’on pourrait craindre.

Il m’a dit de parler autant que nécessaire mais de passer le plus vite possible à autre chose – pas d’oublier, non, car l’oubli n’appartient pas au domaine du réalisable, et d’ailleurs il disait que l’oubli n’était peut-être pas souhaitable […] je cherche à construire une mémoire qui me permettrait de défaire le passé, qui d’un même geste l’amplifierait et le détruirait, par laquelle plus je me souviens et plus je me dissous dans les images qu’il me reste, moins j’en suis le centre. (p. 180)

Le roman est ancré dans sa personne comme le traumatisme qu’il exorcise en l’écrivant : l’analyse à laquelle se livre l’auteur est trop minutieuse pour n’être pas née du ressassement, mais ce ressassement traumatique ne dicte pas sa forme au roman, articulé autour du récit réorganisé qu’en fait la sœur. C’est très intelligent, comme souvent, comme tout le temps en fait dans ce roman. Il est d’une force incroyable parce qu’il parvient à restituer l’ambivalence de chaque instant, à ne pas tout réécrire depuis la frontière retrouvée entre ce qui se dit et ne se dit pas, passé ce qui a été vécu.

Parce que d’une totale impudeur, cela en devient très pudique : l’honnêteté avec laquelle tout est raconté et analysé ramène à l’intime ce qui est exposé publiquement. Non pas dit, mais écrit. « Il devrait me demander de l’écrire. Quand j’écris je dis tout, quand je parle je suis lâche. » (p. 200, il est question de la déposition qu’un nouveau service de la police lui demande de refaire). Avoir le courage de l’impudeur, parce que l’on est et parce que l’on reste pudique, et que cette pudeur reste préservée à l’écrit : on finit par parler de soi comme d’un autre. C’est toujours pareil, ce qu’on cache avec le plus de force est souvent ce qu’on a de commun. Je me rappelle de ça chez Kundera. De l’ambivalence des larmes, aussi, de la force qu’elles peuvent exercer en tant que manifestation de faiblesse. Ici aussi :

Je ne retenais pas mes pleurs. Je n’essayais pas de les retenir, j’étais convaincu que si je ne pleurais pas il ne me croirait pas. Mes larmes n’étaient pas fausses, la douleur était réelle. Mais je savais qu’il fallait que je me plie au rôle si je voulais avoir des chances d’être cru. (p. 32-33)

(La vérité est en-deça de sa manifestation, comme dans cet autre passage 🙂

la vérité n’était pas de savoir si oui ou non il trouvait le contenu de ce que je disais intéressant mais si son désir de me plaire était vrai, même s’il était prêt à mentir pour ça (p. 59)

Dédoublement de l’être ressentant et réflexif par-delà l’hypocrisie : la conscience de, dans le moment même où. Édouard Louis en fait également état lors du viol : dans le moment même de la contrainte, il contrôle le moindre de ses mouvements et se débat juste assez pour donner à l’autre ce qu’il veut, pour accélérer sa jouissance (du non-consentement) et ainsi limiter la douleur et la durée de la violence. Édouard Louis éclaire des zones obscures, justement parce qu’il refuse d’y apporter une lumière qui n’y est pas. Par son refus délibéré de gommer les ambivalences, il donne l’impression de mieux comprendre certaines réactions, certains comportements des victimes de viol – ou des victimes tout court.

Par exemple, l’ambivalence du trauma qui fait partie de son histoire sans pour autant le définir :

Elle ne pourra jamais comprendre que mon histoire est à la fois ce à quoi je tiens le plus et ce qui me paraît le plus éloigné et le plus étranger de ce que je suis, qu’à la fois je la serre de toutes mes forces contre ma poitrine de peur qu’on vienne me l’arracher mas que je ne ressens que du dégoût, le plus profond dégoût si on s’approche de moi pour me susurrer qu’elle m’appartient, qu’aussitôt qu’on me la rappelle je voudrais la jeter dans la poussière et m’éloigner. (p. 179-180)

C’est hors comparaison, évidemment, mais cela me fait penser dans son mécanisme aux rupture lorsque les proches bienveillants de la personne larguée se hâtent de dénigrer son ex – je trouve toujours ça un peu violent, parce que c’est jeter de côté une partie de ce que la personne a été, de ce qu’elle est encore. (J’avais bien dit hors de comparaison.)

L’explication à l’absence de tentative de fuite est encore plus frappante (Carnage en devient beaucoup moins tiré par les cheveux) :

Le problème n’est pas d’abord […] d’avoir été contraint à tel ou tel comportement dans l’interaction, mais d’avoir été contraint à rester dans le cadre de l’interaction, dans la scène installée par la situation […] Comme si la violence de l’enfermement, la violence de la géographie était première et que les autres formes de violence ne faisaient que découler de celle-ci […] (p. 141)

Je crois que chaque décision prise ce soir-là, de mon côté comme du sien, rendait d’autres décisions impossibles l’instant d’après, que chaque choix détruisait des choix possibles et que plus il choisissait et moins il était libre, tout comme moi pendant l’interrogatoire. (p. 96, sur la probable non-préméditation de son agresseur)

Sur le récit qui se fixe, justement, et se déforme de n’être plus protéiforme, mais linéaire (au moment de la déposition) :

[…] je sentais que si une chose n’était pas dite au moment où elle devait l’être elle disparaissait, sans possibilité de retour, irréversiblement, la vérité s’éloignait, s’échappait, je sentais que chaque parole prononcée devant la police rendait d’autres paroles impossibles l’instant d’après et pour toujours, je comprenais qu’il y avait certaines scènes, certaines choses qu’il ne fallait pas dire pour me souvenir de tout, qu’on ne peut se souvenir qu’en oubliant […] (p. 93)

Cela m’a fait penser à cette donnée découverte chez Eliness : biologiquement, on altère nos souvenirs à chaque fois qu’on se les remémore. À se souvenir ou raconter, on ne peut pas s’empêcher de remettre de l’ordre là où il n’y en avait peut-être pas ou plusieurs, ambivalents, qui narrés deviennent contradictoires. Même dans une simple chroniquettes, il y a des embranchements qui en empêchent d’autres. Il faudrait parfois pouvoir écrire en arborescence.

À pouvoir être réinterprété, le passé en deviendrait paradoxalement plus malléable que l’avenir :

[…] il devait s’agir aussi de pouvoir réinventer – moins son présent, puisqu’il était trop tard, que son passé. D’utiliser l’après pour donner un sens à l’avant […] (p. 63)

Que celui qui n’a jamais dans une lettre de motivation réécrit son parcours scolaire et professionnel comme s’il devait logiquement aboutir au poste auquel on candidate me jette la première pierre… C’est que que j’aime, aussi, dans ce bouquin : des réflexions nées d’un traumatisme peuvent aussi éclairer des pans parfaitement banals de notre existence.

Comme cette peur de ne plus croire, après avoir évoqué le cas de personnes qui s’étaient cru atteintes du Sida aux débuts de la maladie quand il n’y avait encore aucun traitement, avaient tout plaqué pour vivre le peu qu’il leur restait à vivre et qui, découvrant finalement n’avoir pas été contaminées, s’étaient trouvées incapables de reprendre une vie « normale » : 

depuis que ce soir avec Reda j’ai éprouvé la certitude de ma propre mort, j’ai peur de ne plus croire, de ne croire en rien et d’opposer aux absurdités de ma vie d’autres absurdités : campagne, repos, existence modeste, solitude, lectures, eau, ruisseau […].

La la là

La la land commence de manière sympathique, mais je n’accroche pas plus que ça. Impossible de toutes façons avec les gesticulations over-enjouées de la caméra. Et pour cause : la première partie tout entière se résume au premier plan de la dernière : un plan de palmier mimant la tête renversée… bientôt déplacé par des techniciens d’un studio de cinéma. Il faut un peu de temps pour voir non pas sous ou derrière les images (couleurs vives, plans léchés) mais pour voir les images –  en tant que telles. Et comment on vit par, pour et à travers elles.

Forcément, ça devient de mieux en mieux au fur et à mesure, même si. La comédie nous fait des frayeurs de soufflé (échange parfait, répartie affûtée et puis banalité), et les numéros musicaux ne me donnent pas vraiment envie de danser, peut-être plus jazz que jazzy (comme l’héroïne, je n’aime pas le jazz ; mais contrairement à elle, je ne m’y fais pas)(et comme elle, je ne peux aller plus loin sans vous faire une confession : même si j’ai chanté faux avec ma cousine que nous étions des sœurs jumelles nées sous le signe des gémeaux, je ne suis pas sûre de jamais avoir vu les comédies de Jacques Demy – cette part de nostalgie-là ne pouvait donc avoir de prise sur moi). La scène de l’observatoire de Magic in the moonlight m’a plus fait rêver que celle de La la land, où je me suis demandée si, dans quelques années, on trouverait ça aussi daté que Grease et son paradis de bigoudis chauffants. Cela se regardera probablement comme un film de Fred Astaire, un de ces films qu’on ne regarderait pas s’il n’était avec Fred Astaire, mais qu’avec Fred Astaire on regarde, comme ça, pour la scène de claquettes où Ryan Gosling a les mains dans les poches et la chemise-bidou qui lui fait le sex-appeal tout doux – pas vraiment pour moi, mais pourquoi pas. Ginger Rogers est Emma Stone, toujours parfaite avec son visage au bord de la décomposition. Les globes oculaires prêts à rouler hors de leur orbite, la bouche qui tord le sourire en grimace et vice-versa de casting en casting. Je crois avoir compris celles qui la trouvent laide avec ses yeux de poisson ; c’est cette quasi-laideur que je trouve infiniment belle. Moins figée, même si le film en use et abuse au point de glacer aussi cette beauté, lassante dans la caricature de son idiosyncrasie.

Cela marche quand même, justement parce que tout ne marche pas et que ça piétine dans la vie de nos wannabe artistes, l’actrice et le jazzman qui sont là à L.A. pour réaliser que leurs rêves rendent dure la réalité – qui serait bien douce sans cela. Douce comme un retour chez papa-maman (plutôt qu’à la case départ) ou un contrat blindé signé avec Universalis (plutôt qu’avec le diable pour un jazzman pur et dur qui se retrouve à pianoter sur un synthé). L’actrice et le musicien se rentrent tellement dans le lard que c’est sûr, une évidence de comédie romantique, ils sont faits l’un pour l’autre. Cela ne sonne pas juste, pourtant, dixit la comédie musicale : ils ont trouvé quelque chose d’autre que l’amour, qui le fonde parfois et parfois pas, une présence entièrement bienveillante et entièrement exigeante, qui les encourage les pousse et les engueule à devenir ceux qu’ils voulaient être, quitte à ce que cela se fasse sans eux. Ou peut-être que c’est exactement ça, s’aimer, en-deça de la vie partagée. <SPOILER up to the end>Au-delà aussi : nos deux artistes ne se disent pas je t’aime, seulement je t’aimerai toujours au moment de se séparer (sur le mode : je serai toujours là-bas pour toi). Forcément, ça devient très beau, parce que le film fait exactement ce qu’il faut pour : il donne une fin. Ils s’aimèrent, se marièrent et eurent des enfants… mais pas ensemble. Et dans un croisement de regard, fortuit, des années après, la caméra s’emballe pour nous donner à vivre tout ce qu’ils n’ont pas vécu, toute une vie au conditionnel passé qu’ils auraient pu vivre, mais pas de si, il n’y a pas de bascule, pas de remord, pas de regret, rien à refaire, juste des vie divergentes que l’on fait se croiser pour la beauté du geste, pour la danse et la musique, pour le cinéma, pour donner à voir tout ce que contient ce regard-là, entre ces deux-là (parce qu’aussi, on a du mal à le concevoir sans ça, l’amour sans le couple qui le défend contre le temps). Le film nous refuse ce que l’on veut – pour mieux nous le donner symboliquement. Paré de la beauté des choses révolues, que l’on garde précieusement en soi justement parce qu’on les a perdues. Ou jamais vécues*, c’est tout un.

* sauf au cinéma