Dernières nouvelles du cosmos

The true mystery of the world is the visible, not the invisible.
Oscar Wilde

Soyons honnêtes : si Melendili et Kalliparéos ne m’avaient pas vendu Dernières nouvelles du cosmos, je ne serais jamais allée voir le documentaire de Julie Bertuccelli sur une poétesse autiste. Le premier quart d’heure, je me demande si j’ai bien fait de suivre leur conseil, mal à l’aise devant ce corps que la caméra filme de près : un corps manifestement encombrant pour sa propriétaire, maladroit, mal contrôlé, qui bave parfois et ne parle jamais, émettant seulement des hoquets de rire ou d’angoisse – un corps d’idiot du village.

Et la pensée fut, fuse sous la forme de lettres découpées en carrés et plastifiées, qu’Hélène pioche dans un casier et étale sur une feuille de papier blanche, comme un enfant ferait des gommettes. Les premières fois, douteux, on a l’impression d’assister à un exercice de cirque pour bête de foire prodige. Mais les questions se succèdent, et les réponses, quoique décalées, restent pertinentes. Les lettres sont mal alignées, hampe par-dessus tête, et les formulations non conventionnelles, mais le sens est là, indéniable. Émerveillement : l’idiot du village est en réalité un génie, qui a appris à lire seule et compose naturellement de la poésie, sans aucune faute d’orthographe. Cela a quelque chose de surnaturel.

Alors que l’on suit en parallèle la mise en scène d’un texte dHélène aka Babouillec (poésie et handicap, forcément, Avignon likes that), l’exercice de composition se répète encore et encore devant la caméra, sans rien apporter de neuf. Le documentaire en devient lassant. Mais c’est précisément là sa force : sans que l’on s’en rende compte, un renversement s’est opéré ; ce n’est plus le surgissement de la pensée qui intrigue (l’intelligence d’Hélène est manifeste), mais le corps qui tout à la fois l’empêche et la reconfigure*. Autrement dit : ce qu’on pensait avec naïveté (et un brin de condescendance, il faut bien le dire) un problème d’intelligence est un problème de communication, d’articulation d’un mot à l’autre et d’un corps à l’autre. Ce n’est plus la jeune poétesse autiste qui est en défaut, mais nous, désespérément normaux, qui ne parvenons pas à nous hisser à, à nous immiscer dans son système de pensée, sa perception du monde. Dans l’une des dernières scènes du documentaire, un mathématicien vient ainsi la consulter comme on consulte la Pythie, en espérant entrevoir quelque chose que nous ne sommes pas encore parvenus à concevoir – entrevue qui donne au documentaire son très joli titre. Poétique : que l’on devine sans comprendre. (Tout autre, métaphoriquement.)

 

* La mère d’Hélène, devenue une encyclopédie sur l’autisme, explique que l’articulation du langage et de la main vont de paire. Pour appréhender le monde à travers les mots, il faut avoir une capacité de préhension, pouvoir refermer le pouce et l’index pour saisir (le geste par lequel un plongeur signifierait que tout est OK)(j’avoue avoir pensé : voilà enfin qui justifiait de donner « la main » comme sujet de philo à Normale Sup’). 
Je crois que la patience de cette mère, son amour pour sa fille, est une des choses qui m’a le plus émue dans ce documentaire (d’où le père est totalement absent). Après des années sans progrès, elle a retiré sa fille de l’institut spécialisé où elle était placée, s’est ingénié à trouver des moyens d’entrer en contact avec elle (par le langage, mais aussi par le toucher, car la jeune femme refusait tout contact) et continue ses efforts pour donner un jour, elle l’espère, la parole à sa fille.

Le pas de côté de Polina

« J’ai vite compris qu’il ne fallait pas m’attacher au beau mais au mouvement » raconte Bastien Vivès à propos de sa bande dessinée Polina. L’adaptation au cinéma par Valérie Müller et Angelin Preljocaj suit ce précepte, évitant ainsi les principaux écueils des films-de-danse.

 

X Le scénario, téléphoné, prétexte aux scènes dansées

Le scénario de Polina est tellement peu prétexte à des scènes dansées que le parcours artistique qu’il retrace ne devait même pas, initialement, être dansé. « Au départ, explique Bastien Vivès dans Illimité, je voulais faire le récit d’apprentissage d’un dessinateur mais dessiner des gens qui dessinent, ça ne marche pas. La danse se prête mieux au dessin. »

Dans Polina, aucune scène de danse n’est gratuite* et c’est en cela que le film est fidèle à la bande dessinée, malgré des modifications substantielles. On remarque assez vite l’ajout du background familial qui, malgré son côté spectaculaire (les activités du père ne sont pas franchement légales), modifie assez peu les choses** : la rigueur de la société fait écho à celle de la discipline classique. La modification de la temporalité, pourtant moins visible, a peut-être davantage d’impact : dans la bande dessinée, Polina est étoile lorsqu’elle décide de tout quitter ; dans le film, elle vient d’être acceptée au Bolchoï (c’est moins long et pourtant, il y a déjà une concaténation-confusion entre l’école de sa jeunesse, l’école du Bolchoï et le Bolchoï). Ce n’est plus une artiste au fait de sa gloire qui part, mais un jeune espoir qui se détourne de ce à quoi elle a à peine goûté : le goût du risque tend à prendre le pas sur le désir – non pas celui, amoureux, qui ferait de Polina une tête tournée tête brûlée (elle partira avec ou sans lui), mais l’insatisfaction existentielle. Le désir : regret d’une étoile perdue…

Dans le film, tout a du sens, même et surtout son absence. Lorsque Polina se plaint à Bojinsky, le professeur redouté de son enfance, d’avoir l’impression d’enchaîner des gestes et de ne pas danser, celui-ci se montre satisfait : c’est la marque des grands que de ne jamais l’être. Sur le moment, on croit qu’il s’agit d’une banale remarque sur le perfectionnisme du danseur – elle évacue le problème, qui se repose plus tard, avec plus d’acuité, lors d’une audition où Poline montre qu’elle sait danser à grand renfort d’extensions de jambe. « Des bras et des jambes, j’en vois toute la journée », lui assène le chorégraphe, qui aimerait autant qu’elle ne danse pas. Désorientée mais pleine de ressource, Polina s’étend à terre, extatique. « Non, ce n’est pas non plus ça. » Mais c’est quoi, ça, à la fin, qu’on lui demande et qu’elle cherche en passant d’un professeur puis d’un chorégraphe à un autre ? C’est toute la différence qu’il y a entre vivre et exister. Du sens. Qu’on ne peut pas trouver, parce qu’il faut le construire. Seul moyen de transmuter la gesticulation en geste.

Cette quête de Polina fait écho à l’un de mes questionnements en tant que spectatrice. Parfois, j’oublie pourquoi j’aime tant la danse et me retrouve soudain perplexe, plus perdue qu’un néophyte : pourquoi diable les danseurs font-ils ces pas, là, sur scène ? ces pas-là et pas d’autres ? sais-je encore pourquoi je les regarde si je gratte les couches sédimentées de causalité, l’achat du billet, le nom du chorégraphe, ma pratique d’amatrice ? Coupure de balletomanie. J’ai perdu le sens sous l’habitude. Il suffit généralement d’un ballet, mais d’un ballet que l’on peut attendre longtemps, pour que les questions soient balayées d’un revers de main, sous l’évidence des corps.

X Les acteurs, mauvais danseurs, ou vice-versa

Casting au top, avec un chiasme parfait : les acteurs ont été sérieusement formés à la danse (contemporaine), et les danseurs (classiques) se révèlent bons acteurs. Parmi les premiers, on trouve Niels Schneider, crédible en danseur contemporain issu du classique (ruse de réalisation : on le découvre dans les vestiaires du Bolchoï) et Juliette Binoche, que je regrette de ne pas avoir vue sur scène avec Akram Khan tant elle est convaincante en chorégraphe-maîtresse de ballet.

En sens inverse, Jérémie Bélingard, que l’on n’avait pas vu autant danser depuis un moment, découvre à l’écran un charisme que je ne lui ai jamais connu sur scène (je comprends enfin qu’on puisse crusher sur lui), et Anastasia Shevtsova, jeune recrue du Mariinsky, a un cou-de-pied à se damner et un jeu qui sonne juste (même si elle est loin de dégager la même sensualité que le danseur étoile).

Last but not least : Veronika Zhovnytska, qui joue Polina jeune, a la discrète beauté lunaire des introverties au caractère bien trempé. Lorsque l’on passe à la Polina jeune adulte, je mets du temps à m’acclimater : la détermination de la gamine s’est diluée dans les yeux globuleux d’Anastasia Shevtsova ; sans lumière lunaire, sa Polina paraît essentiellement butée. Visage fermé, impénétrable. Russe jusqu’au bout des pointes. (D’une manière générale, les apprenties danseuses russes ne respirent pas la joie de vivre dans les documentaires…)

 

X Les scènes de danse filmées de manière plate, la caméra remplaçant le spectateur ou le miroir

Même si Angelin Preljocaj profite du film pour caser un extrait d’un de ses ballets, c’est bien avec la caméra qu’il y est chorégraphe. Sans partition pré-existante qu’il craindrait de perdre, le couple de réalisateurs s’autorise à trancher les corps, dans le vif, par un recours fréquent au gros plan. Et pas sur les pieds (ou si, une seule fois, pour montrer la labeur, le parquet brut et les pointes abimées, loin du glamour fétichiste). Les plans rapprochés montrent bien que le sujet n’est pas la danse, mais les danseurs, les personnalités qui se construisent dans le mouvement. Les gros plans et les angles décalés permettent en outre de masquer d’éventuelles faiblesses techniques lorsque c’est nécessaire. Le concours d’entrée de Polina à l’école du Bolchoï est ainsi filmé depuis les cintres : on masque ainsi une variation de la claque qui ne claque pas franchement… tout en montrant que le concours est joué d’avance pour super-Polina.

Toujours en mouvement, parfois à l’épaule, la caméra participe de la danse ; elle la crée bien plus qu’elle ne la filme.

En studio, troisième danseur invisible.

Dans la salle, lorsque Polina découvre Blanche-Neige : le pas de deux auquel elle assiste devient pour ainsi dire un pas de trois, ses yeux brillants mêlés au désir des corps qui les ont écarquillés. Le procédé est classique (on trouve une scène similaire dans Nijinsky, que je découvrais la veille…), mais efficace lorsque les champs-contrechamps sont bien montés.

En extérieur, aussi, surtout, avec deux très belles scènes : Polina enfant, sur le retour de l’école, dans la neige, et Polina adulte, sur le quai d’un port industriel. Deux travelings comme une traversée des âges.

 

X Le ton tutu la praline

Pas de cliché rose, de mièvrerie tutu la praline : lorsque Bojinsky réclame davantage de grâce de son élève, il le fait en gueulant.

Pas de cliché noir, non plus (le pendant du rose) : l’anorexie est un non-sujet (pas de scène de repas, une danseuse au visage rond, mince sans être maigre) et la souffrance physique, sans être niée, est évacuée (un unique ongle cassé, prétexte pour le partenaire à changer de sujet – pas le sujet en lui-même, donc).

Le bon sentiment est tué dans l’œuf pour la simple et bonne raison qu’il n’y a pas de couronnement. Pas de danseuse étoile. Pas même de danseuse au Bolchoï-la-plus-grande-compagnie-de-Russie (Mariinskyphiles évincés). Le bon sentiment est obligé de dégager lorsque Polina fait un pas de côté, lorsqu’elle part pour tenter de se construire dans une autre discipline et d’autres cadres, moins prestigieux.

Qu’elle le fasse plus tôt dans le film que dans la BD souligne la force de son choix ; dans la bande dessinée, on pouvait avoir l’impression qu’elle se sabordait. Ma lecture s’était accompagnée d’incompréhension (pour quoi fait-elle ça ?) et d’amertume (mais pourquoi ?). Quand quelqu’un a ce que vous désirez et à quoi jamais vous ne pourrez parvenir, vous ne comprenez pas comment il peut s’en détourner. Alors que cela devrait entraîner un soulagement (ce désir n’était pas tout), cela vous met en colère : ce caprice d’enfant gâté vous empêche soudain de vivre par procuration. Parce qu’elle ne se manifestait pas sous la forme de la jalousie, j’ai mis du temps à identifier cette réaction chez moi : je savais entretenir une certaine nostalgie ; je ne pensais pas qu’elle pouvait se traduire par du ressentiment. Je m’en suis aperçue un jour que je regardais avec Palpatine un documentaire sur des apprentis danseurs de comédie musicale ; on faisait un peu autre chose en même temps, je crois, enfin on était assez détaché du truc pour le commenter à voix haute et je me suis aperçue de la dureté de mes remarques, pire que celles de certains de leurs professeur, lorsque Palpatine s’est exclamé « mais ce sont des gamins ! » – des êtres en pleine (dé)formation. Prise de conscience lente : en vouloir à ceux qui n’ont que faire d’avoir réussi là où vous avez échoué, c’est comme de dire à quelqu’un de dépressif « tu as tout pour être heureux ». Cela se comprend mieux dans le film, ou avec le temps, allez savoir.

Là, on est surtout admiratif du courage de Polina, et désolé qu’elle soit paumée, à toujours essayer de comprendre ce qu’on attend d’elle, alors que le véritable enjeu est de découvrir ce qu’elle attend d’elle et de la vie. Son parcours montre la difficulté à se couler dans les pas des autres tout en trouvant un sens à ce que l’on fait. La tentation est grande de toujours chercher à plaire aux autres, sans se demander qui l’on veut être (alors qu’on ne leur plaît souvent que lorsqu’on a cessé de vouloir leur plaire). Polina se sauve de ce cercle qui se mord la queue en deux temps : d’abord en abandonnant le classique et le Bolchoï, puis en suivant le conseil implicite de la chorégraphe contemporaine qui lui reproche d’être trop centrée sur elle-même, sur son travail, quand ce qui fait un artiste, c’est son regard sur le monde.

En cessant de vivre pour danser, Polina finit par retrouver un sens au mouvement. Il jaillit à nouveau de lui-même, en séance d’improvisation, comme, petite, sur le chemin de la maison. La scène finale, très belle, fait ce pont entre l’adulte et l’enfant, par-delà l’errance. C’est pour ainsi dire la seule scène de danse filmée de manière frontale, suggérant le cadre d’une représentation en l’absence de tout contexte. Pas de coulisses, pas de théâtre, pas de spectateurs : l’intimité se partage sans s’exhiber. Le contexte se comprend et s’oublie ; d’une glissade, on passe de l’anecdotique (de la représentation) au symbolique (du souvenir), du décor à la forêt qui l’a inspiré. Le cerf qui s’était agenouillé devant Polina lorsqu’elle avait accompagné son père à la chasse, enfant, revient comme un patronus de ce père décédé et déçu de l’avoir tant rêvée danseuse étoile. Polina s’est retrouvée et s’est du même coup trouvée. Le cliché consisterait à dire qu’elle danse avec son âme, mais c’est plus simple et plus complexe que cela : elle a retrouvé ce qui l’animait enfant.

 

* « des scènes dansées qui prennent littéralement en charge le récit » J’imagine que c’est pour cela que Le Monde fait le parallèle avec les films de comédie musicale (!).

** Peut-être parce que le père reprend ce qui, dans la BD, était du ressort de Bojinski (moins présent dans le film, du coup) : Bojinski, explique Bastien Vivès, « est représentatif de mon père qui, lui aussi, dit de grandes phrases emportées qui te restent. Techniquement il ne m’a rien appris, pire, il m’a bloqué, je suis incapable de peindre, mais il m’a donné le feu. »

Ok, on s’en fout et cette chroniquette n’est plus -ette, mais :
– J’ai couiné quand Jérémie Bélingard a proposé d’imiter l’animal de son choix.
– Avez-vous vu Pablo Legasa, crédité au générique ?
– Le couloir de l’école de Bojinsky, ce ne serait pas celui de Vaganova ?

Oh, Mademoiselle !

Avec Mademoiselle, Park Chan-Wook (le réalisateur de Stoker) nous entraîne joyeusement dans son sillage jusqu’à un point où, toute l’histoire semblant être remise en cause, on reprend depuis le début d’un autre point de vue, jusqu’à revenir au même point de butée, dépassé dans une troisième partie échevelée… Le storytelling est parfait, parfaitement jouissif.

Certes, on peut s’étonner de la naïveté excellemment feinte de la domestique entrée au service de Mademoiselle pour récupérer une partie de sa fortune dans un coup monté, et je me suis demandée pourquoi diable la corde pendue à l’arbre alors qu’elles fuyaient, mais il n’en reste pas moins que le premier renversement m’a prise par surprise. Et j’ai douté à nouveau ensuite, quoique dans une moindre mesure. Je n’en dirai pas plus au risque de vous gâcher le plaisir – réel, car tout est délicieux dans ce film virtuose : les plans (façon gothic novel très colorés), les actrices (Kim Min-Hee & Kim Tae-Ri) et les scènes de sexe (fort ludiques). Je me suis régalée*. 

* Heureusement, parce que la salle du Majestic est de loin la plus pourrie où j’ai jamais mis les pieds, toute de guingois, avec des sièges de biais par rapport à l’écran, qui obligent à choisir entre sacrifier sa nuque ou son dos…

 

La cartographie aux frontières du réel

Si vous aussi, vous avez rêvé sur les atlas, demandé une mappemonde au père Noël et décalqué la dentelle des côtes africaines, alors l’exposition de la British Library Maps and the 20th Century: Drawing the Line devrait vous plaire (pourvu que vous ne fassiez pas l’erreur de laisser manteau et bonnet au vestiaire – c’est climatisé à mort).


Mapping a New World

La première salle est joyeusement fourre-tout. On rappelle la diversité de la production cartographique : les « vraies » cartes pour s’orienter, les cartes des pays imaginaires (le monde de Winnie l’Ourson <3, les Sims…) ou encore les cartes postales illustratives ou humoristiques (particulièrement aimé celle des années 1960 qui montre le monde communiste et, aux côté des pays rouges, un point américain légendé en énorme : « University of Berkeley »).

L’évolution des techniques est surprenante, depuis les cartes manuelles jusqu’aux images satellites (d’où il faut retirer les images), en passant par les cartes aux légendes et contours imprimés mais peintes à la main pour un rendu artistique que n’étaient alors pas encore capables de produire les logiciels de PAO. Le support joue également beaucoup : avec l’arrivée du plastique, notamment, on produit des cartes thermoformées en 3D… qui auraient bien servies aux stratèges de la première guerre mondiale, réduits à découper plusieurs cartes identiques pour les coller sur des bouts de bois, de manière à recréer le relief des champs de bataille (où l’on utilise parfois des cartes imprimées sur du tissu, plus résistant que le papier).


Mapping War

La danger de cette exposition est de se perdre dans les cartes, d’étudier chacune plutôt que de saisir au vol ce pour quoi elle a été sélectionnée et présentée à côté de tels autres. La deuxième salle correspondant globalement programme de khâgne maintes et maintes fois repris, les cartes avaient juste ce qu’il faut d’inconnu et de familier pour que la remise en contexte soit à la fois nécessaire et aisée : je m’y suis bien trop attardée. Aux côtés des cartes caricatures dont certaines sont devenues des poncifs des manuels d’histoire, on découvre des documents militaires longtemps confidentiels, comme la carte de Normandie où des annotations ont été ajoutées manuellement six jours avant le débarquement : arc-de-cercle orange précis, légendé « unkwnow obstacle » ; je m’étonne de la précision et du flou qui coexistent… Lorsqu’une action militaire change le cours de l’histoire, on oublie qu’elle s’est préparée à coups de « il faudra passer derrière ce rocher ». Les cartes, aussi symboliques soient-elles, rappellent cet ancrage concret. Mais, parce que symboliques, elles peuvent aussi l’orienter, comme cette carte présentée sous un angle inédit pour mettre en valeur le relief du sud de l’Europe et montrer qu’une invasion par là était peu probable (tandis que via les plaines du Nord…). Cet angle, pour inédit qu’il soit, produit cependant un effet moindre que ce qui restera pour moi l’expérience originelle du décentrement cartographique, lorsque, au Canada, j’ai découvert des cartes qui plaçaient l’Amérique ou le Chine au milieu (curieusement, rien de cela à la British Library)(ni de cartes non Mercator, alors qu’il y en a dans la collection permanente exposée au rez-de-chaussée – antérieures au XXe siècle, il est vrai).


Mapping Peace?

Point d’interrogation : le commissaire d’exposition n’est pas dupe de ce pendant optimiste à la salle précédente. C’est encore la guerre, avec des escape maps (des cartes de survie pour les habitants d’une ville assiégée, qui indiquent les tunnels pour se déplacer sans risquer les tirs des chars… et les jardins municipaux reconvertis en potager), une carte Utopia bien peu crédible (il n’y a rien de plus difficile que d’inventer le hasard et, à ce titre, le tracé côtier est au cartographe ce que le random est à l’informaticien) et des cartes redessinées pour exalter le nouvel ordre du monde… découpage du gâteau qui risque d’être à l’origine de nouveaux conflits, comme le montre diplomatiquement une carte d’un siècle passé, utilisée comme preuve pour une revendication sur le mode « ok, la carte est pourrie et pas à l’échelle, mais le fleuve est là en bleu, donc c’était à nous avant ». Dans cette salle, ma pièce favorite est certainement la planche de timbres lituaniens imprimée après la défaite nazie au dos d’une carte militaire allemande : pénurie de papier…

 

J’en suis là de l’exposition, quand le haut-parleur annonce que la British Library ferme bientôt et qu’on est prié de se manier le cul (en understatement dans le texte). Oups. Je finis l’exposition au pas de course ; heureusement, les deux dernières salles sont plus petites.


Mapping the Market

La thématique économique de l’avant-dernière salle nous vaut quelques cartes socio-économiques comme on en croise désormais beaucoup en ce temps de data mining et de réseaux sociaux, et d’autres qui se rapprochent davantage du plan, telle la cartes de l’usine Ford, yet another Disneyland. La demande de documents à l’ancienne, aboutissant à l’impression de cartes sur papier vieilli, m’a fait sourire : c’est l’équivalent pour adulte de la carte au trésor enfantine, teinte avec des sachets de thé usagés et les bords brûlés avec un briquet sous surveillance parentale.


Mapping Movement

Cartographier le mouvement plutôt qu’un état de fait, voilà qui devenait très intéressant, à flirter avec les limites de la carte et le potentiel des animations… Hélas, je passe rapidement sur le mouvement des plaques techntoniques, des hommes et des oiseaux (pensée pour @lissytsa qui serait certainement restée un moment devant le parcours des migrations en fonction des espèces). Dernier arrêt devant 16 ans de tracés GPS d’un artiste numérique : la vie privée est préservée par l’absence d’arrière-plan contextuel précis (fond noir ; la légende indique seulement qu’il s’agit du grand Londres), qui n’empêche pas de voir émerger des patterns du quotidien. Je ferais volontiers de même s’il ne fallait pour cela céder ses données à Google. Depuis que Palpatine a découvert que Big Brother mappait ses trajets à son insu, je n’active plus la géolocalisation de mon téléphone que lorsque je suis perdue…

Le manque de temps m’empêche de repartir avec un méta-atlas, un pouf-globe-terrestre (« le monde, je m’assois dessus ») ou une mappemonde-Lune (la mappemonde redevenue l’objet poétique qu’elle a toujours été, débarrassée des prétentions de savoir qui ont conduit maintes exemplaires terrestres à la brocante ou à la poubelle). Mais I’ll be back, perhaps : l’exposition a lieu jusqu’au premier mars.

Anastasia

Impossible de me souvenir si j’ai d’abord rencontré Anastasia via le dessin animé ou bien via l’énigme présentée dans le journal d’enfant auquel était abonnée ma cousine, qui concluait que le vrai mystère n’était pas de savoir si Anna Anderson, soit-disant Anastasia, était bien la fille du tsar (les analyses ADN ont prouvé que non) mais comment elle a pu en savoir autant sur elle. C’est en tous cas sans être dupe du conte de fées, dont je savais bien qu’il finissait en réalité mal, que j’ai crushé sur le dessin animé. La faute à la meilleure chauve-souris lâchement badass de tous les temps et à la poésie des ruines, lorsque des images de bal surgissent par bouffées dans le palais abandonné et disparaissent aussitôt, comme des images holographiques – la comparaison étant probablement soufflée par le souvenir du médaillon récupéré dans une boîte de Chocapic, qui abritait un hologramme de la princesse et que j’ai conservé bien après que la charnière ait rendu l’âme. Précieux bout de plastique que celui dans lequel on a investi du rêve. Non mais Anastasia, quoi. Rien que le nom : Anna et Anaïs, mes prénoms-héroïnes préférés, pouvaient aller se rhabiller ; Anastasia, c’était deux fois plus de A, donc deux fois plus de classe (première lettre de l’alphabet, c’était un peu comme première de la classe, un peu comme moi, quoi)(j’avais l’onomastique narcissique, oui).

Tout ça pour vous dire que, deux décennies plus tard, je réserve un week-end à Londres pour voir un ballet sans même penser à vérifier ce qu’il en est. Il a son nom pour sésame. (Et MacMillan pour chorégraphe.)

Une semaine avant de partir, je fais une tête de smiley chiffonné en découvrant les critiques très… critiques. Même sans cliquer sur les liens, titres et chapô ne laissent pas beaucoup d’espoir. Dépitée. Tant pis, on verra bien. Le jour J, JoPrincesse et moi arrivons sans beaucoup d’attentes.

Premier entracte : nous sommes dubitatives… sur les critiques. Ce n’est pas mal du tout, non ? OK, la scène sur le yacht du tsar est aussi dramatiquement centrale que la partie de campagne de La Dame aux camélias (les robes blanches et le chapeau de l’héroïne m’y font penser), mais c’est joliment chorégraphié, plein d’épaulements qui font virevolter Anastasia et ses sœurs comme autant de jeunes filles en fleur. À peine cet éden aristocratique prend-t-il ombrage de la présence des militaires et de la chute du petit frère, indices discret des temps à venir. On se paye même le luxe d’un petit sourire avec des plongeurs en maillots de bain rayés, et l’héroïne qui, dépitée de ne pas avoir pu dire au revoir à son père, se renfrogne d’un geste enfantin, mains sous les aisselles, coudes tombant… à la seconde occurrence, à la fin du deuxième acte, je jurerais un clin d’œil aux Deux Pigeons !

Second entracte : OK, le remake du pas de deux du cygne noir arrive comme un cheveu sur la soupe divertissement en plein bal, mais osef : on est soufflé par le décor. Love sur Bob Crowley. Déjà, au premier acte, aux jumelles, j’avoue avoir laissé un temps les danseurs hors-champ pour observer la mer, délicatement pailletée, miroiter sous l’effet de la soufflerie. Au deuxième acte, non seulement les deux lustres suspendus sont de toute beauté, mais leur accrochage oblique est de toute intelligence : on voit la salle de bal en pleine guerre, le faste dans la tourmente. Le souffle gagne rétrospectivement jusqu’à la belle cheminée dorée de paquebot du premier acte, penchée dans la même diagonale. Par cet écho ultérieur, le décorateur mime avec un acte d’avance le fonctionnement narratif du ballet et offre un écho visuel à l’attitude totalement décalée du faux cygne noir, affaissé sur son partenaire.

Sortie du théâtre : OK, c’est au troisième acte que le bas blesse. Ou plus exactement dans l’articulation des deux premiers actes au dernier. Les tableaux des deux premiers actes laissent la danse s’épanouir en reléguant le drame en marge : on annonce au tsar l’entrée en guerre à la fin du premier acte, et il ne faut que quelques minutes à la fin du deuxième pour que les révolutionnaires envahissent le palais et massacrent la famille royale (les corps qui partent dans les coups de feu sont magnifiques… des gerbes… la chute comme jaillissement ; je me surprends à trouver le mouvement non seulement beau mais juste, alors que je ne l’ai (heureusement) jamais vu que joué, au cinéma). Le troisième acte, en revanche, n’est plus un tableau, mais une scène, où le drame, faisant soudain valoir ses droits, réduit à la danse à portion congrue. Nous sommes à l’asile. La scène, comme la psyché traumatisée d’Anastasia (ou affabulatrice d’Anna Anderson), est traversée d’apparitions-souvenirs, les soldats, les sœurs, le promis, le petit frère qui chute qui meurt, la douleur, la folie… C’est dramatiquement fort… et chorégraphiquement faible par rapport aux deux actes précédents, plus richement travaillés ; le dernier acte repose essentiellement sur des déplacements à la Matthew Bourne, le lit d’hôpital sur roulettes rappelant d’ailleurs la fin de son Swan Lake (même si chronologiquement, c’est l’inverse, évidemment). Quand on a en mémoire la Giselle de Mats Ek ou la Camille Claudel du Rodin de Boris Eifman, on se dit qu’il y a des scènes d’asile autrement plus intenses que ce transfuge de Manon (même perruque courte, mêmes tensions et relâchements que dans la scène du bagne). C’est suffisamment intense, cependant, pour rendre falot les deux premiers actes, que l’on avait pourtant fort appréciés tant que leur nature divertissante n’avait pas été pointée du doigt. En ajoutant les deux premiers tableaux au troisième acte, initialement donné seul, MacMillan se tire une balle dans le pied : les deux parties se disqualifient l’une l’autre, les qualités de l’une faisant ressortir les défauts de l’autre.

MacMillan respecte la chronologie des faits, historique, mais pas la logique de la légende, laquelle part d’Anna et non d’Anastasia. De ce point de vue, le dessin animé est plus réussi, qui a su prendre ses distances avec l’histoire pour mieux orchestrer le récit. Interro de Genette : Fox Animation 1 / MacMillan 0. Cela dit, le dessin animé tombe dans le conte de fée (d’Anna à Anastasia), là où MacMillan a l’honnêteté du drame (d’Anastasia à Anna). Du coup, je ne suis pas certaine que le réflexe, somme toute bateau, de souhaiter une inversion en plaçant le troisième acte au début et en faisant des deux suivants des émanations du premier, se révélerait une bonne idée (en l’état, les rêves n’auraient pas tenu la longueur). On pourrait en revanche imaginer de placer le troisième acte au milieu des deux, en insérant quelques glitches hallucinatoires (ce qu’est déjà, d’une certaine manière, la chute du petit frère), pour créer un continuum entre une réalité déjà hantée par les souvenirs de celle qui se la remémorera, et les hallucinations provoquées par le traumatisme des faits vécus.

On refait le ballet, indéniablement bancal, comme on referait le monde – avec le même plaisir : dans ses faiblesses même, Anastasia est un ballet attachant. Du coup, même si le storytelling est raté, la soirée, portée par Lauren Cuthbertson, a été fort réussie.