Non, mais c’est bien, il faut avoir entendu Anne-Sophie Mutter une fois dans sa vie.
…
Une fois.
Catégorie : Souris d’opéra
Belle et bonne figure
Laura Cappelle a décidément très bon goût. Bella Figura est juste magnifique. Je ne craindrais pas les superlatifs galvaudés par le retwittage frénétique des community managers que je dirais même : sublime.
Bella Figura est un ballet en il y a
Alice Renavand enserrée-enlacée-soulevée dans une araignée de tissu noir, lange-linceul des ténèbres ;
des avant-bras branlant au bout du coude, qui donnent soudain à voir les autres mouvements parfaitement galbés dans des collants translucides noirs,
la grâce surgissant dans les interstices ;
des torses nus et de grandes robes à panier rouges qui balayent la scène,
des torses nus même chez les femmes, des grandes robes à panier rouges même chez les hommes ;
des flammes de tissu et d’autres de feu,
la flamboyance du rituel, et le clair-obscur du jeu et de l’intime, quand on s’est déjà mis à nu et que l’on se déshabille encore ;
il y a
Dorothé Gilbert en pantin réaccordé,
Eleonora Abbagnato, de plus en plus petite fille à mesure qu’elle vieillit (envolée la séduction de l’italienne voluptueuse ; l’aplomb relève désormais de la détermination, d’une volonté qui parfois se suspend et laisse entrevoir cette fragilité d’enfant),
et Alice Renavand…
Alice Renavand, seins nus, oreilles décollées,
la timidité effrontée, qui soudain ne doute plus de sa puissance :
on ne peut plus la mettre à nu ; c’est comme ça, l’amour sacré, que le profane contemple tout habillé, sans l’armure glorieuse de la nudité,
non pas des masques, mais de belles figures que l’on se compose pour soi, pour exister
au dedans des yeux,
pour traverser la scène, la vie, brindille fragile et force flamboyante,
se joindre à la plus belle des danses macabres,
silhouettes osseuses et chair parcimonieuse,
des femmes et des danseuses,
des hommes,
sans que l’on comprenne pourquoi, mais là,
ça vit,
ça prend à la gorge,
toute cette musique, Foss, Pergolese, Marcello, Vivaldi, Torelli, ces chœurs,
ces corps tout petits vus de l’amphithéâtre, silhouettes fragiles qui passent, qui sont passées, consumées par la beauté.
Il ne reste que ça, à la fin : de la beauté.
C’en est beau à chialer. Le siège de l’amphithéâtre aide bien, notez, avec le dos qui entaille le mien, et le manque d’espace qui remet la contracture en tension. Je tente à l’entracte de me replacer, mais me fait rembarrer par un ouvreur mal embouché, qui ignore manifestement que tout le monde a payé le même prix : retournée à l’amphithéâtre, je suis bien placée pour constater que la place âprement défendue est restée vide… J’enrage et morfle pendant tout Tar and Feathers. Cela m’occupe : sans (trop de) mauvais esprit, c’est le genre de ballet que l’on apprécie davantage une fois terminé, quand les plumes se détachent du goudron et que les éléments décousus se transforment en rémanences poétiques : Pierrot ennuyé qui balance les jambes au-dessus de la fosse… danseurs qui se planquent sous les lais du tapis du sol… et surtout le piano sur pilotis, piano perché sur d’immenses échasses, espèce de nénuphar dans les nuages.
On pourrait croire, comme ça… là… qu’il s’agit d’un ballet en il y a, mais c’est tout le contraire : une énumération sans ferveur. On n’attrape pas un détail au vol, dans une abondance enthousiaste ; on ramasse ce qu’on a pu sauver du néant qui menaçait. Bella Figura, ça marche ; on ne sait pas pourquoi, on ne se demande pas pour quoi ces pas là, c’est évident, on ne sait pas. Tar and Feathers, ça ne marche pas : on ne sait pas pourquoi et on se le demande sans cesse. Pourquoi ce groupe de ballerines mal fagotées qui miment et radotent une série de paroles ? Pourquoi la division de la scène en deux parties, l’une blanche l’autre noire ? Pourquoi ça aboie ? Les morceaux sonores et musicaux se déchirent les uns les autres comme la musique le silence, là où ceux de Bella Figura s’entremêlaient, comme chez Bach les voix qui rivalisent de joie.
L’élan vital de Bella Figura s’est enrayé : on est passé du rouge au bleu, de la danse au théâtre, du sensuel à l’absurde. De la profusion au néant. De la vie que l’on vit, où la question du sens ne se pose pas, à celle que l’on sonde, à la recherche d’un sens partout absent – un monde sans transcendance, et sans grande beauté. Après un débordement de sensualité, on nous assène cette pièce sèche sans même avoir la politesse du désespoir ; je n’y retrouve pas l’humour d’un Beckett ou autre dramaturge avec lequel Jiří Kylián se serait trouvé des liens de parenté. C’est une vision que l’on peut trouver pertinente (en ne cherchant pas), mais ce n’est pas celle dont j’ai besoin. Je n’ai vraiment pas besoin de voir répliqué sur scène le morcellement que prend ma vie sectionnée en jours ouvrés et activités prévues, minutées, juxtaposées. J’ai bien davantage besoin du souffle qui réunit tout ça, de l’enthousiasme qui porte et pousse, qui concatène les heures en un moi unique et inouï – quitte à disparaître dans la métamorphose.
Parler de Tar and Feathers, c’est encore parler de Bella Figura, en creux. Symphony of Psalms, c’est autre chose. Pas du tout un négatif. La force ne vient plus de l’individu et de ses failles, mais du groupe et de sa puissance liturgique. Cela ne veut rien dire, je sais, mais c’est ce qui se rapproche le plus de : le groupe tire sa consistance de ce que chacun de ses membres appelle la même chose de ses vœux – fusse d’exister hors du groupe. Dans des phrases chorégraphiques différentes et semblables, chaque couple répète la même chose et l’incantation prend forme, comme les motifs dans la mosaïque de tapis suspendus jusqu’au plafond. Je repense à ce que m’a raconté V., qui pour sa première année au Capitole a dansé la fille qui marche en déséquilibre sur les chaises, sur le solo de cor d’A., pour sa première année au Capitole également, puisque le couple s’y est fait embaucher simultanément. Trop de symboles, disaient ses mains émotionnées au-dessus de la table à laquelle nous dinions. Voilà, des symboles. Une émotion médiée. Symphony of Psalms est un beau ballet, mais il n’en émane pas la même beauté que Bella Figura, beauté au sens strict-intransigeant de ce qui est amené à mourir, beauté parce que tristesse et tristesse parce que
putain quelle beauté.
(Ce qui est étrange, c’est que je n’ai pas été franchement émue la fois où j’ai découvert ce ballet, dans un programme très similaire du théâtre des Champs-Élysées – peut-être à cause de la salle.)
Les Animaux fantastiques
What, what, what, un film prenant pour prétexte Les Animaux fantastiques de J.K. Rowling ? Pourquoi ne pas avoir écrit un nouveau roman ? Pourquoi avoir traversé l’Atlantique pour planter le décor à New York ?
Ce prequel-spin-off-on-n’en-sait-encore-rien permet de prendre le relai d’Harry Potter avec des héros qui ont globalement l’âge auquel on avait abandonné Harry, Ron et Hermione (de jeunes adultes, à l’image du public qui a grandi avec la série), tout en effectuant un salutaire saut dans le passé, à rebours de notre époque technophile (parce qu’il faut bien avouer que le hibou reste moins efficace que le téléphone portable… dont on ne trouve trace ni dans les livres ni dans les films, quand on y pense). Les années 1930, elles, fournissent la pointe d’archaïsme nécessaire pour que le monde des sorciers reste magique : l’esthétique rétro fonctionne à merveille, les manteaux des enquêteurs old-school se confondant avec les capes des sorciers.
Et voilà notre réponse. Si la romancière s’en est cette fois-ci tenue au scénario, c’est pour la simple et bonne raison que ses références sont tirées du cinéma. Les Animaux fantastiques fonctionnent autant en référence à l’univers d’Harry Potter qu’à celui des vieux policiers (côté moldu de la force) et des super-héros de nos jours (magie, magie). Le voyage jusqu’à New-York était donc obligé : au cinéma, la fin du monde commence toujours à New-York – qui a, il faut bien l’avouer, la destruction cinégénique. Et la reconstruction peut-être davantage, car les sorciers retapent la ville en « rembobinant » les dégâts. Les emprunts ont souvent l’aspect de grosses ficelles (la pluie d’antidote sur la ville comme dans Batman), mais versent d’autant plus délicieusement dans la parodie (fou rire avec le ralenti sur le vol du cafard, comme une balle de revolver dans un film d’action – « the bug in the teapot, the bug in th teapot »).
L’esthétique et le traitement archétypal des personnages m’ont parfois fait penser à The Grand Budapest Hotel, où les sombres magouilles sont contrebalancées par des scènes joliment-tendres-à-outrance. Dans Les Animaux fantastiques : la scène finale de la boulangerie et, plus tôt, la préparation d’un repas où l’on croirait voir Merlin l’enchanteur cuisiner un cake d’amour. Le découpage en trilogie permet en effet de s’octroyer des pauses dans la narration, et le film ne s’en prive pas. L’exemple le plus flagrant en est la visite de la valise-zoo, où l’on découvre les bestioles énumérées dans le guide prétexte du film. Autant les chimères me plaisent assez, autant je trouve assez moches celles qui semblent moins résulter d’une combinatoire que d’une paresseuse greffe de matière graisseuse prélevée sur Jabba the Hut (le rhinocéros avec du bide libidineux sur le nez, sérieux…).
Malgré ces petits plaisirs coupables, le film reste (très) intelligent, dans ce que l’on devine être son architecture comme dans de petits détails. Parmi ces derniers, l’opposition entre Britanniques et Américains est rendue de manière particulièrement savoureuse, entre particularités lexicale (muggle versus no-maj, no-magic, quoi) et rivalité universitaire (Hogwarts-Oxford versus l’Ivy league sorcière)(sans compter le réflexe teapot de Newt, digne de la tasse d’Arthur dans The Hitchhiker’s Guide to the Galaxy). Le secteur bancaire en prend également pour son grade : « il faut protéger la banque », dit le banquier qui refuse d’accorder un prêt, alors que la caméra adopte un angle qui fait admirer le confort luxueux du bureau… (Palpatine, qui galère à financer le développement de se start-up, est resté imperturbable.)
Dans un registre moins anecdotique, le film nous livre une nouvelle métaphore psychologique très réussie : après les death eaters qui manifestaient les origines de la dépression, on découvre l’Obscurus, une force destructrice qui se développe à partir du refoulement de leurs pouvoirs chez les sorciers brimés. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le retour du refoulé fait des dégâts ; ça défoule comme une baston de Bruce Willis. Les dégâts sont peut-être moins considérables, cependant, que ceux qu’occasionnerait la politique du pire prônée par un certain Gellert Grindelwald, excédé de devoir vivre caché des moldus, lesquels sont mûrs pour repartir dans une période de chasse au sorcières. Ce contexte politique de maccarthysme latent devrait, à n’en pas douter, constituer le plat de résistance des épisodes à venir…
Last but not least : une galerie de personnages à peine croqués qu’ils sont déjà hyper attachants. Inutile de vous dire que je suis déjà amoureuse de Newt-Eddy Redmayne, qui a l’amour des bêtes de Hagrid mais la tête de Hugh Grant jeune (en vaguement roux, dix points supplémentaires pour Gryffondor). J’aime aussi beaucoup la bouille de Tina-Katherine Waterston, pas jolie au sens fade d’Hollywood, mais des idiosyncrasies expressives (qui me font très fort penser à mon amie V.). Plus inattendu est le personnage du No-Maj Jacob (Dan Fogler), que l’on l’on aurait spontanément traité de gros plein de soupe et qui se révèle un adorable boulanger. Réussir la transmutation du mépris et de la moquerie en tendresse… la magie n’est pas toujours là où on le croit.
Dernières nouvelles du cosmos
The true mystery of the world is the visible, not the invisible.
Oscar Wilde
Soyons honnêtes : si Melendili et Kalliparéos ne m’avaient pas vendu Dernières nouvelles du cosmos, je ne serais jamais allée voir le documentaire de Julie Bertuccelli sur une poétesse autiste. Le premier quart d’heure, je me demande si j’ai bien fait de suivre leur conseil, mal à l’aise devant ce corps que la caméra filme de près : un corps manifestement encombrant pour sa propriétaire, maladroit, mal contrôlé, qui bave parfois et ne parle jamais, émettant seulement des hoquets de rire ou d’angoisse – un corps d’idiot du village.
Et la pensée fut, fuse sous la forme de lettres découpées en carrés et plastifiées, qu’Hélène pioche dans un casier et étale sur une feuille de papier blanche, comme un enfant ferait des gommettes. Les premières fois, douteux, on a l’impression d’assister à un exercice de cirque pour bête de foire prodige. Mais les questions se succèdent, et les réponses, quoique décalées, restent pertinentes. Les lettres sont mal alignées, hampe par-dessus tête, et les formulations non conventionnelles, mais le sens est là, indéniable. Émerveillement : l’idiot du village est en réalité un génie, qui a appris à lire seule et compose naturellement de la poésie, sans aucune faute d’orthographe. Cela a quelque chose de surnaturel.
Alors que l’on suit en parallèle la mise en scène d’un texte dHélène aka Babouillec (poésie et handicap, forcément, Avignon likes that), l’exercice de composition se répète encore et encore devant la caméra, sans rien apporter de neuf. Le documentaire en devient lassant. Mais c’est précisément là sa force : sans que l’on s’en rende compte, un renversement s’est opéré ; ce n’est plus le surgissement de la pensée qui intrigue (l’intelligence d’Hélène est manifeste), mais le corps qui tout à la fois l’empêche et la reconfigure*. Autrement dit : ce qu’on pensait avec naïveté (et un brin de condescendance, il faut bien le dire) un problème d’intelligence est un problème de communication, d’articulation d’un mot à l’autre et d’un corps à l’autre. Ce n’est plus la jeune poétesse autiste qui est en défaut, mais nous, désespérément normaux, qui ne parvenons pas à nous hisser à, à nous immiscer dans son système de pensée, sa perception du monde. Dans l’une des dernières scènes du documentaire, un mathématicien vient ainsi la consulter comme on consulte la Pythie, en espérant entrevoir quelque chose que nous ne sommes pas encore parvenus à concevoir – entrevue qui donne au documentaire son très joli titre. Poétique : que l’on devine sans comprendre. (Tout autre, métaphoriquement.)
* La mère d’Hélène, devenue une encyclopédie sur l’autisme, explique que l’articulation du langage et de la main vont de paire. Pour appréhender le monde à travers les mots, il faut avoir une capacité de préhension, pouvoir refermer le pouce et l’index pour saisir (le geste par lequel un plongeur signifierait que tout est OK)(j’avoue avoir pensé : voilà enfin qui justifiait de donner « la main » comme sujet de philo à Normale Sup’).
Je crois que la patience de cette mère, son amour pour sa fille, est une des choses qui m’a le plus émue dans ce documentaire (d’où le père est totalement absent). Après des années sans progrès, elle a retiré sa fille de l’institut spécialisé où elle était placée, s’est ingénié à trouver des moyens d’entrer en contact avec elle (par le langage, mais aussi par le toucher, car la jeune femme refusait tout contact) et continue ses efforts pour donner un jour, elle l’espère, la parole à sa fille.
Le pas de côté de Polina
« J’ai vite compris qu’il ne fallait pas m’attacher au beau mais au mouvement » raconte Bastien Vivès à propos de sa bande dessinée Polina. L’adaptation au cinéma par Valérie Müller et Angelin Preljocaj suit ce précepte, évitant ainsi les principaux écueils des films-de-danse.
X Le scénario, téléphoné, prétexte aux scènes dansées
Le scénario de Polina est tellement peu prétexte à des scènes dansées que le parcours artistique qu’il retrace ne devait même pas, initialement, être dansé. « Au départ, explique Bastien Vivès dans Illimité, je voulais faire le récit d’apprentissage d’un dessinateur mais dessiner des gens qui dessinent, ça ne marche pas. La danse se prête mieux au dessin. »
Dans Polina, aucune scène de danse n’est gratuite* et c’est en cela que le film est fidèle à la bande dessinée, malgré des modifications substantielles. On remarque assez vite l’ajout du background familial qui, malgré son côté spectaculaire (les activités du père ne sont pas franchement légales), modifie assez peu les choses** : la rigueur de la société fait écho à celle de la discipline classique. La modification de la temporalité, pourtant moins visible, a peut-être davantage d’impact : dans la bande dessinée, Polina est étoile lorsqu’elle décide de tout quitter ; dans le film, elle vient d’être acceptée au Bolchoï (c’est moins long et pourtant, il y a déjà une concaténation-confusion entre l’école de sa jeunesse, l’école du Bolchoï et le Bolchoï). Ce n’est plus une artiste au fait de sa gloire qui part, mais un jeune espoir qui se détourne de ce à quoi elle a à peine goûté : le goût du risque tend à prendre le pas sur le désir – non pas celui, amoureux, qui ferait de Polina une tête tournée tête brûlée (elle partira avec ou sans lui), mais l’insatisfaction existentielle. Le désir : regret d’une étoile perdue…
Dans le film, tout a du sens, même et surtout son absence. Lorsque Polina se plaint à Bojinsky, le professeur redouté de son enfance, d’avoir l’impression d’enchaîner des gestes et de ne pas danser, celui-ci se montre satisfait : c’est la marque des grands que de ne jamais l’être. Sur le moment, on croit qu’il s’agit d’une banale remarque sur le perfectionnisme du danseur – elle évacue le problème, qui se repose plus tard, avec plus d’acuité, lors d’une audition où Poline montre qu’elle sait danser à grand renfort d’extensions de jambe. « Des bras et des jambes, j’en vois toute la journée », lui assène le chorégraphe, qui aimerait autant qu’elle ne danse pas. Désorientée mais pleine de ressource, Polina s’étend à terre, extatique. « Non, ce n’est pas non plus ça. » Mais c’est quoi, ça, à la fin, qu’on lui demande et qu’elle cherche en passant d’un professeur puis d’un chorégraphe à un autre ? C’est toute la différence qu’il y a entre vivre et exister. Du sens. Qu’on ne peut pas trouver, parce qu’il faut le construire. Seul moyen de transmuter la gesticulation en geste.
Cette quête de Polina fait écho à l’un de mes questionnements en tant que spectatrice. Parfois, j’oublie pourquoi j’aime tant la danse et me retrouve soudain perplexe, plus perdue qu’un néophyte : pourquoi diable les danseurs font-ils ces pas, là, sur scène ? ces pas-là et pas d’autres ? sais-je encore pourquoi je les regarde si je gratte les couches sédimentées de causalité, l’achat du billet, le nom du chorégraphe, ma pratique d’amatrice ? Coupure de balletomanie. J’ai perdu le sens sous l’habitude. Il suffit généralement d’un ballet, mais d’un ballet que l’on peut attendre longtemps, pour que les questions soient balayées d’un revers de main, sous l’évidence des corps.
X Les acteurs, mauvais danseurs, ou vice-versa
Casting au top, avec un chiasme parfait : les acteurs ont été sérieusement formés à la danse (contemporaine), et les danseurs (classiques) se révèlent bons acteurs. Parmi les premiers, on trouve Niels Schneider, crédible en danseur contemporain issu du classique (ruse de réalisation : on le découvre dans les vestiaires du Bolchoï) et Juliette Binoche, que je regrette de ne pas avoir vue sur scène avec Akram Khan tant elle est convaincante en chorégraphe-maîtresse de ballet.
En sens inverse, Jérémie Bélingard, que l’on n’avait pas vu autant danser depuis un moment, découvre à l’écran un charisme que je ne lui ai jamais connu sur scène (je comprends enfin qu’on puisse crusher sur lui), et Anastasia Shevtsova, jeune recrue du Mariinsky, a un cou-de-pied à se damner et un jeu qui sonne juste (même si elle est loin de dégager la même sensualité que le danseur étoile).
Last but not least : Veronika Zhovnytska, qui joue Polina jeune, a la discrète beauté lunaire des introverties au caractère bien trempé. Lorsque l’on passe à la Polina jeune adulte, je mets du temps à m’acclimater : la détermination de la gamine s’est diluée dans les yeux globuleux d’Anastasia Shevtsova ; sans lumière lunaire, sa Polina paraît essentiellement butée. Visage fermé, impénétrable. Russe jusqu’au bout des pointes. (D’une manière générale, les apprenties danseuses russes ne respirent pas la joie de vivre dans les documentaires…)
X Les scènes de danse filmées de manière plate, la caméra remplaçant le spectateur ou le miroir
Même si Angelin Preljocaj profite du film pour caser un extrait d’un de ses ballets, c’est bien avec la caméra qu’il y est chorégraphe. Sans partition pré-existante qu’il craindrait de perdre, le couple de réalisateurs s’autorise à trancher les corps, dans le vif, par un recours fréquent au gros plan. Et pas sur les pieds (ou si, une seule fois, pour montrer la labeur, le parquet brut et les pointes abimées, loin du glamour fétichiste). Les plans rapprochés montrent bien que le sujet n’est pas la danse, mais les danseurs, les personnalités qui se construisent dans le mouvement. Les gros plans et les angles décalés permettent en outre de masquer d’éventuelles faiblesses techniques lorsque c’est nécessaire. Le concours d’entrée de Polina à l’école du Bolchoï est ainsi filmé depuis les cintres : on masque ainsi une variation de la claque qui ne claque pas franchement… tout en montrant que le concours est joué d’avance pour super-Polina.
Toujours en mouvement, parfois à l’épaule, la caméra participe de la danse ; elle la crée bien plus qu’elle ne la filme.
En studio, troisième danseur invisible.
Dans la salle, lorsque Polina découvre Blanche-Neige : le pas de deux auquel elle assiste devient pour ainsi dire un pas de trois, ses yeux brillants mêlés au désir des corps qui les ont écarquillés. Le procédé est classique (on trouve une scène similaire dans Nijinsky, que je découvrais la veille…), mais efficace lorsque les champs-contrechamps sont bien montés.
En extérieur, aussi, surtout, avec deux très belles scènes : Polina enfant, sur le retour de l’école, dans la neige, et Polina adulte, sur le quai d’un port industriel. Deux travelings comme une traversée des âges.
X Le ton tutu la praline
Pas de cliché rose, de mièvrerie tutu la praline : lorsque Bojinsky réclame davantage de grâce de son élève, il le fait en gueulant.
Pas de cliché noir, non plus (le pendant du rose) : l’anorexie est un non-sujet (pas de scène de repas, une danseuse au visage rond, mince sans être maigre) et la souffrance physique, sans être niée, est évacuée (un unique ongle cassé, prétexte pour le partenaire à changer de sujet – pas le sujet en lui-même, donc).
Le bon sentiment est tué dans l’œuf pour la simple et bonne raison qu’il n’y a pas de couronnement. Pas de danseuse étoile. Pas même de danseuse au Bolchoï-la-plus-grande-compagnie-de-Russie (Mariinskyphiles évincés). Le bon sentiment est obligé de dégager lorsque Polina fait un pas de côté, lorsqu’elle part pour tenter de se construire dans une autre discipline et d’autres cadres, moins prestigieux.
Qu’elle le fasse plus tôt dans le film que dans la BD souligne la force de son choix ; dans la bande dessinée, on pouvait avoir l’impression qu’elle se sabordait. Ma lecture s’était accompagnée d’incompréhension (pour quoi fait-elle ça ?) et d’amertume (mais pourquoi ?). Quand quelqu’un a ce que vous désirez et à quoi jamais vous ne pourrez parvenir, vous ne comprenez pas comment il peut s’en détourner. Alors que cela devrait entraîner un soulagement (ce désir n’était pas tout), cela vous met en colère : ce caprice d’enfant gâté vous empêche soudain de vivre par procuration. Parce qu’elle ne se manifestait pas sous la forme de la jalousie, j’ai mis du temps à identifier cette réaction chez moi : je savais entretenir une certaine nostalgie ; je ne pensais pas qu’elle pouvait se traduire par du ressentiment. Je m’en suis aperçue un jour que je regardais avec Palpatine un documentaire sur des apprentis danseurs de comédie musicale ; on faisait un peu autre chose en même temps, je crois, enfin on était assez détaché du truc pour le commenter à voix haute et je me suis aperçue de la dureté de mes remarques, pire que celles de certains de leurs professeur, lorsque Palpatine s’est exclamé « mais ce sont des gamins ! » – des êtres en pleine (dé)formation. Prise de conscience lente : en vouloir à ceux qui n’ont que faire d’avoir réussi là où vous avez échoué, c’est comme de dire à quelqu’un de dépressif « tu as tout pour être heureux ». Cela se comprend mieux dans le film, ou avec le temps, allez savoir.
Là, on est surtout admiratif du courage de Polina, et désolé qu’elle soit paumée, à toujours essayer de comprendre ce qu’on attend d’elle, alors que le véritable enjeu est de découvrir ce qu’elle attend d’elle et de la vie. Son parcours montre la difficulté à se couler dans les pas des autres tout en trouvant un sens à ce que l’on fait. La tentation est grande de toujours chercher à plaire aux autres, sans se demander qui l’on veut être (alors qu’on ne leur plaît souvent que lorsqu’on a cessé de vouloir leur plaire). Polina se sauve de ce cercle qui se mord la queue en deux temps : d’abord en abandonnant le classique et le Bolchoï, puis en suivant le conseil implicite de la chorégraphe contemporaine qui lui reproche d’être trop centrée sur elle-même, sur son travail, quand ce qui fait un artiste, c’est son regard sur le monde.
En cessant de vivre pour danser, Polina finit par retrouver un sens au mouvement. Il jaillit à nouveau de lui-même, en séance d’improvisation, comme, petite, sur le chemin de la maison. La scène finale, très belle, fait ce pont entre l’adulte et l’enfant, par-delà l’errance. C’est pour ainsi dire la seule scène de danse filmée de manière frontale, suggérant le cadre d’une représentation en l’absence de tout contexte. Pas de coulisses, pas de théâtre, pas de spectateurs : l’intimité se partage sans s’exhiber. Le contexte se comprend et s’oublie ; d’une glissade, on passe de l’anecdotique (de la représentation) au symbolique (du souvenir), du décor à la forêt qui l’a inspiré. Le cerf qui s’était agenouillé devant Polina lorsqu’elle avait accompagné son père à la chasse, enfant, revient comme un patronus de ce père décédé et déçu de l’avoir tant rêvée danseuse étoile. Polina s’est retrouvée et s’est du même coup trouvée. Le cliché consisterait à dire qu’elle danse avec son âme, mais c’est plus simple et plus complexe que cela : elle a retrouvé ce qui l’animait enfant.
* « des scènes dansées qui prennent littéralement en charge le récit » J’imagine que c’est pour cela que Le Monde fait le parallèle avec les films de comédie musicale (!).
** Peut-être parce que le père reprend ce qui, dans la BD, était du ressort de Bojinski (moins présent dans le film, du coup) : Bojinski, explique Bastien Vivès, « est représentatif de mon père qui, lui aussi, dit de grandes phrases emportées qui te restent. Techniquement il ne m’a rien appris, pire, il m’a bloqué, je suis incapable de peindre, mais il m’a donné le feu. »
Ok, on s’en fout et cette chroniquette n’est plus -ette, mais :
– J’ai couiné quand Jérémie Bélingard a proposé d’imiter l’animal de son choix.
– Avez-vous vu Pablo Legasa, crédité au générique ?
– Le couloir de l’école de Bojinsky, ce ne serait pas celui de Vaganova ?