rearray(Forsythe, Inger)

Soirée William Forsythe & Johan Inger ou Mayerling ? D’un côté une triple bill facile à suivre, avec une pièce que j’avais trouvée sympathique, de l’autre une découverte exigeant d’étudier un minimum le livret avant de venir. J’ai fantasmé un hypothétique week-end à Londres pour découvrir Mayerling dansé par le Royal Ballet… et choisir le plaisir facile. Je n’avais pas mis les pieds à l’Opéra depuis une éternité.

Blake Works I est fidèle au souvenir que j’en avais : les chansons m’indiffèrent trop pour que la pièce m’exalte, mais c’est indéniablement plaisant. J’ai quand même un peu regretté les interprètes de la création : ils s’éclataient sur scène, c’était jouissif à voir, quand cette seconde génération a l’enthousiasme un poil trop… déférent ? On dirait qu’ils dansent du Balanchine, me suis-je dit à un moment, et j’ai cristallisé là-dessus, c’était ça, comme du Balanchine, sans comprendre de suite ce que je mettais là-dessous. Comme un truc moderne d’il y a un certain temps ? Comme la pièce d’un maître dont on n’a pas tout à fait la culture ? Comme une vieille conne, j’ai pensé que ça swinguait plus avant, à la création ; Caroline Osmont, Marion Gauthier de Charnacé ou François Alu dansaient avec des accents d’autres danses plus urbaines. La battle de ballet à laquelle on assistait (dans I Hope my Life ? Waves know shores ?) est devenue un passage parodique qui fait rire la salle ; la gentille provoc’ n’est plus crédible.

La pièce reste un formidable terreau pour observer tous ces danseurs que je n’avais encore jamais vu en vrai. Comme souvent, les vidéos sont trompeuses : je peine à identifier Shale Wagman, qui me semblait pourtant si superlatif, et ne suis pas loin de me laisser surprendre par Inès McIntosh, moins marmoréenne que je l’imaginais. Bleuenn Battistoni quant à elle a quelque chose que j’aimerais découvrir ailleurs, son impassible cage thoracique enserrée dans la taille empire d’une robe de Juliette ou dans le corset d’un tutu plateau. Au final, la véritable révélation de ce ballet, pour moi, a été Naïs Duboscq — si je ne me suis pas trompée dans mes recoupements, entre feuille de distribution et photos sur Instagram. Sa façon de danser, qui pour le coup swinguait, m’a marquée sans que je retienne ses traits (j’ai seulement gardé des proportions, une tête un peu plus grosse, un chignon banane très haut, qui m’évoquent je ne sais trop pourquoi l’Amérique des diners).

Et Hugo Vigliottti virevoltant <3

Un doute soudain : est-ce que la couleur des costumes pourrait être un clin d’œil à Serenade ?

…

Après l’entracte, la vie mène à une Impasse chorégraphiée par Johan Inger — une belle omission dans ma culture chorégraphique. Cette dernière n’est pas encore totalement à la masse puisque la gestuelle et la scénographie me font rapidement penser à Sol León et Paul Lightfoot, chorégraphes phares du Nederlands Dans Theater où Johan Inger a passé plus de dix ans. J’ai grand plaisir à voir danser Ida Viikikonski, Andrea Sarri (qui me fait penser à l’amoureux de JoPrincesse, c’est fou !) et Laurène Lévy, même si je suis rapidement happée par une danseuse que je ne connaissais pas, Lucie Devignes, je crois. Là encore, le coup de cœur vient sans préméditation.

Puis c’est le coup au cœur à la toute dernière occurrence de la maison en néon ; cet élément du décor est remplacé à plusieurs reprises par une version un peu moins grande, comme si on passait de la grande famille de l’enfance à une petite famille qu’on commence à trois. La dernière réplique est si petite que, plantée en avant-scène alors que le rideau continue sa lente descente inexorable, la maison est devenue… une stèle. L’évidence me prend par surprise, ça me prend quelque part à l’intérieur de moi, je suis suspendue à ce que je vois comme à des lèvres qui dispenseraient une sagesse si simple que je l’ai toujours omise, là juste devant moi, j’attends de voir, j’ai déjà compris, je vais comprendre, je bois l’absence de paroles, ce que peut l’art. J’en oublie ce qui précède de peut-être plus convenu, le grand cirque et chambardement du monde sous la forme de personnages dépareillés (femme enceinte, reine, clown, circassienne en habits de lumière…) qui s’agitent et joutent. J’en retiens la tendresse de certains pas de trois et les ensembles entraînant, joyeuse smala qu’on n’arrive jamais à faire passer à table — même sur la photo, où j’ai l’impression d’entendre Laurène Lévy crier. À table ! Avant que nos corps soient froids.

Photo de @scenelibre publiée sur le compte Instagram de @laurenelevy

…

Avant ces primi et secondi piatti de choix, il y avait Rearray, un trio d’une vingtaine de minutes que les balletomanes m’avaient fait anticiper comme un aperitivo sans grand intérêt — l’équivalent d’une ouverture qui fait sas de transition avec l’extérieur avant une soirée symphonique composée d’un concerto et d’une symphonie.  C’est pourtant la pièce qui m’a fait la plus forte impression. Comme si, littéralement, elle imprimait en moi des images, des mouvements. Au moyen de flashs d’obscurité. La première fois que le noir se fait de manière totalement imprévue, en plein milieu d’un mouvement, je ressens comme un fort regret de ne pas avoir bien capté ce qui se passait. C’était quoi, cette dernière image ? de quels mouvements était-elle la somme ? la troncature ? Réitéré, le procédé se met à fonctionner comme révélateur, m’obligeant à mieux observer — dans la crainte de la prochaine interruption, dans l’espoir aussi d’un fondu au noir qui non seulement ne serait pas le dernier, mais rouvrirait le regard, comme un obturateur qui se ferme brièvement pour le nettoyage automatique de la lentille.

La lumière n’est pas coupée d’un coup, mais ce n’est pas non plus un fondu au noir. On a un dixième de seconde avant que, on sait que c’est le dernier mouvement que l’on voit, et déjà on ne voit plus, on ne sait plus ce qu’on a vu ou cru voir. Ou on l’a si bien vu qu’on en a été ébloui, l’image a oblitéré le mouvement duquel elle émanait. Flash d’obscurité, prescience de la perte. De ce qui précède, qui échappe à la mémoire. De ce qui est, peut-être, en train d’être dansé dans le noir. De ce qui aurait pu être, sans interruption. Quand la lumière se rallume, les danseurs ont continué, imperturbables, ou sont passés à complètement autre chose. Je goûte la facétie de certaines ellipses (la lumière se rallume sur un danseur assis comme si de rien n’était, comme s’il n’était pas en train de se démener à la précédente seconde de lumière  — ou en coulisses), mais c’est vraiment le rapport à la mémoire et au désir de retenir qui me saisit.

Quand on croit retenir un mouvement, on n’en a souvent que des instantanés photographiques, instants-clés entre lesquels on extrapole un mouvement rêvé. On n’y peut rien, c’est ainsi que fonctionne notre mémoire, plus photo- que cinémato-graphique. Et pourtant, quand on croit retenir une image, il y a de fortes chances pour qu’il s’agisse d’une reconstitution, compilation de plusieurs photographies qui n’a jamais existé. D’une façon ou d’une autre, le mouvement échappe, impossible de le retenir, on ne peut que s’en laisser traverser, se laisser impressionner. Le rappel est difficile pour moi qui voudrais toujours tout retenir — à la fois mémoriser et garder. Étudiante, je passais un temps infini au-dessus de mes notes de philosophie ou d’histoire, à patiner dans l’enchaînement des faits ou des arguments parce que j’avais la sensation d’oublier ce qui précédait au moment d’enchaîner ; j’aurais voulu penser en même temps la cause et la conséquence, et face à cette impossibilité structurelle, j’étais obligée de revenir au début et de reprendre encore et encore, jusqu’à la litanie et sa vaine conjuration face à la peur de sauter dans le vide d’un maillon logique ou temporel à un autre.

Qu’ai-je retenu ? Beaucoup et bien peu. Les coudes élastiques de Loup Marcault-Derouard, qu’on verrait bien danser du McGregor aussi. L’aplomb tranquille de Roxane Stojanov, qui n’a pas l’air défrisée de reprendre un rôle créé pour Sylvie Guillem — elle a raison, femme danseuse soliste, elle est à sa place. Cet instant de pas de deux qui en cristallise tant d’autres, quand Roxane Stojanov prend appui sur Takeru Coste pour un grand développé à la seconde et qu’il ou elle rétracte ses appuis, l’équilibre poursuivi jusqu’à ce que la lumière à son tour se retire, comme une main ou une épaule. Tout est là, je me dit sur le moment. Mais quoi ? La disparition, la suspension, peut-être, qui la précède. Je prends conscience que c’est la même chose avec la vitesse, dont je regrette parfois l’omniprésence en vieillissant : elle me vole et dévoile tout à la fois mon butin de spectatrice. Comme l’obscurité, la vitesse dérobe, et comme elle, elle souligne. L’équilibre au sein du déséquilibre. La suspension d’une spirale, dans un tour en torsion soudain ralenti. Le lâcher-prise dans la maîtrise, signature de cette virtuosité décontractée. Et Roxane Stojanov, l’air de rien en T-shirt à col rond et collants noirs, superbe.

…

ballet triple_bill[3];
rearray() 
{ 
     triple_bill[0] = "Blake Works";
     triple_bill[1] = "Impasse";
     triple_bill[2] = "Rearray";
}

/* Oui, je n'appelle pas la fonction, elle ne renvoie rien ; je ne vais pas réviser des trucs oubliés depuis 10 ans pour la blague. */

Journal de lecture : Tout brûler

[TW inceste]

L’illustration de la couverture m’a attirée en me rappelant celle d’Un monde plus sale que moi. Normal, c’est la même maison d’édition et la même illustratrice. J’ai ouvert, picoré au début et au hasard, mais la thématique était aussi lourde que le livre léger, je l’ai reposé sur l’étagère. Après un tour au dernier étage (l’étage des essais), je pensais encore à la prose aérée de Lucile de Pesloüan et j’ai eu envie de lire ce que l’on pouvait écrire ainsi — en l’appelant roman, quand la même écriture attelée à tout autre chose que l’inceste aurait été poétique.

le procès-verbal

je raconte tout
me viennent même des épisodes jamais relatés
à ma psy, à mes proches
je m’enthousiasme presque
il y a ça et ça et ça
et ça, ça compte ?

je dépeins une des plus grandes violences de mon enfance
il ne s’agit pas cette fois d’un geste sexuel ou d’un coup de martinet
mais quand le gardien de la paix entend cette histoire sordide
il s’arrête et ouvre grand les yeux

On ouvre souvent grand les yeux à la lecture de ce roman-recueil, et peu à peu on découvre que l’inceste recouvre tout un système qui dépasse de loin les agressions sexuelles qu’il protège. J’ai commencé à le comprendre lors d’un épisode qui suit une agression sexuelle par le frère de la narratrice sur celle-ci et une amie à elle, qui dormait chez eux cette nuit-là. Paroles rapportées de la mère de la narratrice à la mère de l’amie :

on comprendrait que vous portiez plainte
mais votre mari peut aussi le frapper
on est tout à fait d’accord avec ça
on peut l’emmener ici si vous voulez,
vous pourrez vous défouler sur lui

On est tout à fait d’accord avec ça. Oo

l’inceste ce n’est pas seulement de la pédocriminalité
l’inceste c’est se servir et se croire tout-puissant
au-dessus de tout
au-dessus des lois

Les dingueries relatées sont rendues possibles par tout un tas de remarques insidieuses, de dérapages mineurs et malsains, puis plus du tout mineurs, minant le quotidien, l’équilibre mental.

je ne sais plus si c’est vrai

à force

…

on raconte aux enfants que les monstres n’existent pas

[…] je ne sais toujours pas que Clarisse, petit fille,
se cachait sous son lit, serrait les poings, les yeux,
ses peluches, quand son oncle pénétrait dans la maison

elle, elle savait que les monstres existent

…

La narratrice raconte sa mise au ban et celle des autres victimes de son père lorsqu’elles se décident à parler et porter plainte :

Suzanne a parlé mais il est toujours là
il fanfaronne et fait le pitre […] Suzanne ne vient plus dans les réunions de famille
cela ne dérange personne.

…

un village trop petit

je m’ennuie
les chemins se resserrent sur mon passage
j’ai dix ans et je suis mélancolique
[…] l’ambiance n’est pas la même dans les onze maisons
sur le portail de la nôtre, on aurait dû accrocher
« attention père méchant ».

ce ne sont plus des souvenirs d’enfance
ce sont des flashs de violence
tous mes souvenirs deviennent flous
et se barrent peu à peu d’une croix rouge
[…] tout ce que je n’ai jamais trouvé normal ne l’était pas

…

œdipe c’est pareil, c’est tout sauf une petite fille qui tombe amoureuse de son père et qui veut la mort de sa mère
œdipe, c’est tout sauf un enfant dominé par ses pulsions sexuelles
œdipe, c’est un mythe
et si freud n’avait pas vécu dans une société où l’homme est tout-puissant et les enfants des moins-que-rien,
sa première théorie aurait peut-être vu le jour :

l’abus sexuel est à l’origine de névroses

l’histoire d’œdipe n’est pas simplement celle d’un enfant qui tue son père et qui épouse sa mère
l’histoire d’œdipe c’est aussi celle de laïos, le père d’œdipe
qui, dans sa jeunesse, viola un prince
ce prince se suicida de désespoir
le père de ce pauvre enfant maudit alors laïos, le père d’œdipe :

si tu engendres un fils
ta maison entière s’abîmera dans le sang

on connait la suite.

Je ne connaissais pas le début.

…

réparer

je recolle les brèches
je colmate les fissures
les japonais utilisent de l’or pour recoller la porcelaine
et moi je caresse les cheveux de ma fille
qui jamamis ne ternissent
qui brillent d’un roux doré
si doux si précieux.

…

En recopiant des extraits, j’en ai pris conscience : tout du long, pas de majuscule, comme un récit sans origine, ininterrompu, chuchoté ; mais à chaque fois un point final, pour y mettre un terme.

Décors, loci littéraires et architectures mentales

Les gens de fiction aussi habitent des appartements, des maisons. Sans même y penser, je les loge dans les maisons où j’ai pu résider. Les AirBnB ou les logements de passage ne sont pas réquisitionnés ; il faut que ce soient des maisons dans lesquelles j’ai vécu, que je les connaisse par cœur pour que tout se déroule d’instinct, que la structure inconsciente ne requière aucun effort, aucune volonté. Je ne me demande pas où placer l’intrigue et les personnages comme on place les éléments d’un discours à retenir dans le palais de sa mémoire, maison de poupée mentale dûment remplie. Non, les lieux surgissent d’eux-même, ne surgissent même pas, ils émergent, ils sont là, ah tiens, c’est vrai, je reconnais — la disposition des pièces, l’escalier ou le jardin. Parfois, c’est évident, c’est là, on est dans l’appartement de mon enfance ou la maison que mon père occupait à mon adolescence. Parfois, c’est plus flou, ça ressemble plus vaguement, des emprunts plus ou moins cohérents. Je ne reconnais pas toujours tout de suite : on a refait la décoration, la peinture, aménagé différemment quelques pièces.

Parfois, c’est moi qui dois faire des travaux, quand l’auteur se met à décrire un peu trop précisément et que ça ne correspond pas à ce qui est. Si c’est trois fois rien, j’ajuste à la volée comme sur un logiciel d’architecture ou une simulation de Sims, hop une ouverture entre deux pièces fusionnées, une chambre de plus, une tringle et deux rideaux. Mais si ça n’a rien à voir et que l’auteur insiste, que sa description entre en contradiction avec ce que mon inconscient avait posé là, ça se complique, ça résiste, comme ces illusions d’optique qui renferment deux images en une : je ne peux plus voir la jeune femme élégante si la vieille sorcière s’est imposée, c’est le canard ou bien le lapin, le XOR est catégorique et bien souvent biaisé pour l’image qui était là d’abord. L’imagination doit prendre des mesures, établir un devis que la mémoire trouve trop cher, et souvent je lâche l’affaire, laisse l’histoire se dérouler dans un décor précaire. Si vous êtes auteur et que, vraiment, l’emplacement des lieux est indispensable à l’intrigue, merci de fournir un plan dessiné, comme dans Le Mystère de la chambre jaune. Et encore, cela n’évite pas à coup sûr de se cogner dans un mur qui ne devrait pas être là, comme quand on se réveille en pleine nuit en étant persuadé d’être dans une autre chambre que celle où l’on se trouve et qu’il nous faut remettre de l’ordre dans nos idées à tâtons.

Rassurez-vous, mon entrepôt de stockage mental dispose d’autres décors que les maisons où j’ai vécu… avec beaucoup de récupération d’une fois sur l’autre. Paresse ou ingéniosité, la philosophie est un peu le one size fits all. Le patron de l’hôtel d’Ör est ainsi très similaire à celui où le narrateur est gardien de nuit dans L’Avancée de la nuit. Et les chambres de bonnes sont immuables, la même dans Le Pigeon (Süskind) que celles, en enfilade, au dernier étage de La Vie, mode d’emploi (Pérec).

Ce phénomène mental de recyclage immobilier, je l’ai identifié depuis longtemps. Ce à quoi je n’avais pas songé avant de commencer cet article, c’est que, peut-être, mes choix de tournage ne sont pas anodins, pas seulement dictés par des aspects pratiques ou stylistiques. Évidemment, ces derniers rentrent en ligne le compte. C’est probablement la raison première pour laquelle la grande maison un peu ancienne que mon père habitait dans mon adolescence rencontre beaucoup de succès dans les adaptations littéraires de mon esprit : un pavillon bourgeois se prête à toutes sortes d’intrigues. On voit moins évoluer Le Salon du Wurtemberg (Pascal Quignard) ou Les Bonnes (Genet) dans un appartement soixantedisard bas de plafond et rectangulaire de partout. C’est un peu comme les maisons de la résidence où habite ma grand-mère maternelle : avec leur petit côté série américaine, elles sont régulièrement louées pour des tournages (des vrais, cette fois-ci, avec des équipes qui vous ruinent la moquette en faisant rouler dessus toutes leurs caisses de matos). De mon côté, l’étage et le couloir avec balustrade qui donne sur le salon cathédrale m’ont servi de décor mental à Autant en emporte le vent.

Outre l’époque et le style, il y a l’évidence du lien familial. Si le protagoniste va rendre visite à sa grand-mère, pourquoi ma mémoire irait s’embêter à chercher ailleurs ? Hop, mon esprit me propose la maison de ma grand-mère maternelle… ou l’appartement de ma grand-mère paternelle… ou, ah oui, c’est vrai, l’appartement de vacances de la famille, devenu la résidence secondaire de ma grand-mère pour un tiers de l’année. Les petites boîtes vides de la grand-mer du Hêtre pourpre, dans lequel le narrateur dépose des rognures d’ongles, je les ai spontanément disposées sur la table basse et le buffet du salon de l’appartement de vacances.

Besoin d’un piano ? La leçon inaugurale de Moderato Cantabile aura lieu dans le salon de ma grand-mère maternelle. D’une maison à la campagne ? J’hélitreuille la maison provençale de mon arrière-grand-mère pour loger la grand-mère de Cécile Coulon ; En l’absence du capitaine voilà le massif du Gros Cerveau transformé en volcan auvergnat. L’absence est là, aussi. Derrière ces emprunts pratiques, un peu paresseux, s’en cachent peut-être d’autres, plus symboliques… plus inconscients… Des lieux palimpsestes à explorer comme on explore ses rêves chez le psy.

Cherchant des exemples de quels romans mon esprit avait tourné dans quelles maisons, j’ai parcouru les mosaïques des livres lus ces quatre dernières années et, quand des souvenirs ancrés resurgissaient, j’ai noté dans quelle maison les avait envoyées mon choixpeau magique. Parfois un même livre est accolé à deux maisons, soit qu’elles correspondent à deux lieux différents (comme dans Le Hêtre pourpre, où la chambre du narrateur est dans celle que nous partagions avec ma cousine chez ma grand-mère, tandis que le salon de sa grand-mère à lui est dans l’appartement de vacances), soit que mon cerveau ait au moins fait l’effort de créer une chimère (dans Profanes, on est chez mon arrière-grand-mère paternelle, mais le jardin est celui de mes grands-parents maternels, la cabane à outils transformée en cabane d’enfant).

Certains résultats ne sont guère surprenants : le studio parisien que j’ai occupé, par exemple, a été reloué à la narratrice de Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce (Lola Lafon), entre autres danseuse, et à l’anti-héroïne du Cœur synthétique (Chloé Delaume), qui cherchait une piaule après sa rupture. Il a également abrité les amours lesbiennes des Nuits bleues (Anne-Fleur Multon) en plein confinement.

D’autres résultats sont plus uniques, hasardeux : pourquoi Deux cigarettes dans le noir (Julien Dufresne-Lamy) dans l’appartement de vacances-à-la-mer ? Les Mains libres (Jeanne Benameur) dans l’appartement de Mum, où j’ai également fait mes études ? Les Variations Goldberg (Nancy Huston) dans l’appartement de ma petite enfance ? Des histoires de main et mer(e) ? Et d’autres encore dans la maison de ma grand-mère maternelle avec Prodige (Nancy Huston) et Un monde plus sale que moi (Capucine Delattre).

Puis il y a ce qui me laisse pantoise. Voir ces titres ainsi réunis sous le même toit, un rapprochement que je n’avais jamais fait jusqu’à aujourd’hui. Ça pointe du doigt/toit/toi. Dans la maison de mon père dans mon enfance, il y a :

Mais surtout, dans l’appartement de ma mère où j’ai passé le plus clair de mon enfance, il y a :

L’Avancée de la nuit, de Jakuta Alikavazovic (le salon, le couloir) / Les Jours de mon abandon, d’Elena Ferrante (le couloir, les chambres) / Les Furtifs, d’Alain Damasio (ma chambre). Un parent qui part, une mère abandonnée, une enfant disparue, hybridée. Le glyphe de Tishka, je l’ai vu nettement sur le mur au-dessus de mon lit ; je le pensais déchiffré. Fichte fifre. Rien de mieux que le plein jour pour cacher quelque chose. Ce n’est pas l’IA qui me contredira.

Image générée par IA : plan d'une maison carré contenant une seule pièce au milieu de laquelle est plantée un panneau "You're here" mal orthographié, au-dessus du texte "mystery roume"
Par curiosité, je me suis demandé ce que j’obtiendrais si je demandais le plan du Mystère de la chambre jaune, avec un panneau « Vous êtes ici » placé dans un lieu impossible, en-dehors de la carte ou sur un mur. Cette « mystery roume » n’illustre pas du tout ce que je voulais, mais la fin de ce post, très bien. Accent franchouillard en bonus.

Et vous, vous habitez où dans votre tête et vos lectures ? Votre inconscient recycle ? se manifeste ?

Journal de lecture : L’exil n’a pas d’ombre

Quand je retourne les livres à la médiathèque, je regarde toujours ce qui vient d’être déposé sur les chariots. Un volume aux rayures caractéristiques des éditions Bruno Doucey a attiré mon regard : L’exil n’a pas d’ombre. J’avais bien identifié l’étagère occupée par Jeanne Benameur au rayon roman, mais je n’avais pas songé à aller la chercher au rayon poésie, alors que c’est d’une telle évidence lorsqu’on l’a lue !

 

Des mains qui caressent pour ne pas saisir, une femme qui lit en lien avec un homme analphabète… certains éléments font écho aux Mains libres ; j’ai aimé les retrouver. Ils prennent ici une autre ampleur, dans le désert, dans la marche d’une femme seule, suivie, sans être poursuivie, par un homme.

Les vers libres de Jeanne Benameur ont ouvert un espace lorsque je les ai lus dans le métro ; ils ont agrandi ma chambre lorsque je les ai lus au lit, avant de troquer la lampe de chevet contre la lumière plus faible de la mappemonde, transition vers les ombres. J’aurais du mal à en dire plus, alors je vais me contenter de recopier des extraits :

Je voudrais approcher.
Tout est loin.

J’essaye d’appeler des visages devant mon visage.
Je les dessine derrière mes yeux.

Il faut que quelqu’un vous regarde pour avoir un visage.

Il avance en posant son pied largement sur l’empreinte de son pied à elle. […] Il entre dans sa façon d’arpenter la terre. Il la connaît par le pied.

La voix ne fait qu’amener au dehors le silence du dedans. Le mot n’a plus d’importance.

De son pied nu, il couve la trace de la fille comme l’oiseau couve l’œuf. Depuis qu’elle a quitté le village, il marche derrière elle.

Il caressait sa propre ombre. Pour qu’elle ne le quitte pas.
L’ombre d’un homme, c’est précieux. Ça dit à l’homme qu’il existe sur la terre.
[…] Ceux du village riaient.
Pas elle.
Pas la fille au livre.
Elle lui donnait un regard au passage et ses yeux lui disaient aussi qu’il existait.

C’est quand elle dort qu’il l’apprend.

S’il savait voler, il serait là, au-dessus d’elle, très haut. […] Si haut que pour l’apercevoir, elle devrait pencher la tête en arrière, à l’équerre du cou.
Alors elle ne serait plus qu’un visage au-dessus du sable, qui scrute.
Et il pourrait la contempler.

(L’image est folle — la puissance d’un masque.)

À laisser le souffler aller et venir comme dans sa poitrine à elle, il est plus proche.

C’est ma joie qu’ils ne supportaient pas ?
Sans eux
ma joie.
Sans eux.
Une joie pour une fille toute seule.

Ils ont déchiré mon livre.

Moi je ne veux pas que le jour soit plein
avant même que d’être
Je veux que chaque jour soit neuf.
[…] Je nourris ma journée de rêves
et j’espère
en le sommeil.

J’ai abandonné les tâches de chaque jour
J’ai trahi mon corps de femme ?
J’ai regardé sans envie
le ventre rond
des jeunes villageoises.

Et neuf mon regard sur chaque chose
quand je revenais
de mes rêves.
C’est cela vivre.

Je peux dire que j’ai aimé
les gens à ma façon
Une voix parfois pouvait me garder
longtemps
dans ses parages
Je marchais dans le cercle de la voix

Ils ont déchiré son livre. Pourquoi ?
Elle voulait juste entendre les paroles sans les voix.

Mon cœur a connu l’allégresse.
J’ai marché légère.
J’ai traversé des lieux.
Je voyais chaque chose comme jamais je n’avais vu.
J’ai vu le sable
dans le sable
chaque grain distinctement.
J’ai vu le ciel
dans le ciel.
Le bleu
dans le bleu.
La lumière.

[…] Chaque chose est entièrement
une autre chose
et le monde n’en finit pas.
C’est ma joie d’aujourd’hui.

Je veux que ton corps ouvre mes mains.

Que veut celui qui appose ses mains tout autour du corps
d’une femme endormie sans la toucher ?

Viens, homme de la nuit.
Toi qui m’a approchée sans me réveiller
toi qui as respecté la limite de mes rêves
la limite de mon corps endormi
Viens.

Il faut que chacun de mes doigts apprenne la musique de
chacun de tes doigts inscrits.

J’écrirai les mondes et les mondes
dans le sable
et sur l’eau.
J’écrirai
ce qui ne se voit pas
ce qui ne se touche pas
Et tes mains borderont mon corps
pour que je ne me perde pas
dans l’immensité.

Dedans, le calme

Dehors, la tempête : le joyeux petit livre d’une lectrice adressé à des lecteurs aimant lire. Cela pourrait se regarder le nombril, mais Clémentine Mélois a de l’humour et un regard qui n’a pas été formaté par un passage en khâgne ou assimilé — pas de théorie littéraire pour cette ancienne étudiante des Beaux-Arts, rien que du kiff. Son livre est plein d’anecdotes, souvenirs de lecture, digressions et pastiches (je connais mal Jules Verne et Tolkien, mais j’ai pleinement goûté l’annonce SNCF qui enchaîne sur la description Wikipédia du sanglier heurté par le TGV).

« C’est la question qui tue :  QU’EST-CE QUE L’ART ? À cela, on répond en général par une pirouette en forme de citation. Les citations sont là pour ça, pour se tirer habilement et sans trop se mouiller, d’une situation embarrassante, quand on ne sait pas quoi dire d’autre. »

S’ensuit un discours ni vu ni connu je t’embrouille à mi-chemin entre la justification habile d’une soutenance aux Beaux-Arts (je n’ai rien contre les Beaux-Arts, je fais juste le rapprochement avec ce que m’en a raconté le boyfriend) et le monologue improvisé d’Otis dans Astérix et Obélix mission Cléopâtre.

…

Ce rapport enjoué à la lecture est d’autant plus chouette à découvrir que je n’aime pas du tout les mêmes choses : les grandes aventures souvent me rebutent ; de Moby Dick, un de ses livres fétiches, je n’ai lu que l’extrait étudié en version (ou était-ce en commentaire de texte ?), avec la ferme intention d’en rester là. Ne parlons pas de Jules Verne que j’ai toujours évité comme la peste. J’ai lu avec autant d’effarement que d’admiration la phase fusionnelle de l’autrice avec Tolkien, au point d’obscurcir la fenêtre de sa chambre d’adolescente, de la décorer avec une reproduction de l’épée d’Aragorn (pour laquelle elle a confectionné un fourreau en cuir) et de calligraphier à la plume des poèmes en écriture elfique (j’aurais pu me faire embarquer par ce dernier point, même si à douze ans j’étais plutôt plume métallique à bout carré, onciale et gothique). Au-delà de la ferveur adolescente, c’est un tout autre rapport à la lecture que le mien qui se dessine là et se poursuit dans l’essai de la lectrice adulte, avec de fréquentes suspensions de la suspension d’incrédulité.

Je suis du genre à me laisser embarquer par un texte littéraire ; même si je l’analyse, je le fais en le considérant comme un système quasi-clos, en rapprochant certains passages ou parti-pris stylistiques entre eux (probablement un héritage de mes études en prépa littéraire, où l’on est par défaut contre Sainte-Beuve, même en n’ayant lu ni Proust ni Sainte-Beuve). Le roman est un monde à part ; la seule chose que j’en rapporte, ce sont des manières intimes de penser et ressentir les choses, comme des sphères translucides et précieuses que je disposerais sur une étagère et soulèverais parfois devant mes yeux pour voir à travers elles. Clémentine Mélois, elle, ne cesse de rapprocher le monde qu’elle lit de celui dans lequel elle vit, passant de l’un à l’autre comme dans un rapprochement bancaire qui réserverait des surprises croustillantes à son esprit comptable : elle est du genre à se demander (et la question l’interrompt dans sa lecture) quel type de sandwich pouvait bien manger l’inspecteur Maigret (baguette ? pain de mie ? campagne ?), à faire le total des verres ingérés au cours d’une journée d’enquête, calculer son taux d’alcoolémie et se demander qui de lui ou de Pérec avait la plus grande consommation. Le texte doit se traduire en réalité, comme on traduit en justice.

Cela m’a rappelé la manière dont Mum avait repéré la même suspension luminaire que chez ma grand-mère dans le couloir des chambres de bonnes de Downton Abbey. Elle est capable de musarder dans les lieux de l’intrigue tout en la vivant pleinement, alors que ce genre de regard dédoublé m’autorise à suivre l’histoire, mais pas à m’y laisser prendre. Clémentine Mélois se balade manifestement dans les textes de fiction comme Mum dans l’image— une approche qui ne me vient spontanément que pour les textes de non fiction.

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Et cela tombe bien, Dehors, la tempête est de la non fiction. Les nombreuses références à des ouvrages que je ne connaissais pas ou mal ont encouragé ma cervelle à faire des liens avec tout un tas d’autres livres que ceux dont il est question. Comme ces réseaux d’échos s’activent souvent et que j’en fantasme depuis longtemps une cartographie, je me suis attelée cette fois-ci à mettre en forme cette parcelle.

J’ai dû fouiller pour trouver un outil pratique (et gratuit) qui propose autre chose que la réalisation de mind map, où seul l’élément central peut être relié à une multitude d’éléments sans obéir à une ramification unidirectionnelle. Je suis tombée sur beaucoup de schémas de neurobiologie sans trouver comment créer un diagramme dynamique à leur image, puis en scrollant des dizaines de modèles sur Lucidchart (oh, un mignon diagramme pieuvre, berk le souvenir des schémas UML…), j’ai enfin trouvé quelque chose qui pourrait convenir pour couvrir toutes les lectures de cette année. [Pourquoi ai-je soudain l’impression d’être dans un article de blog d’Eli ?]

Screenshot de la page de travail Lucidchart

L’utilisation est relativement facile, plutôt ludique : je crois que je n’avais pas joué à bouger des éléments à l’écran comme ça depuis mes derniers essais de code (il faut avoir lutté à faire fonctionner un bout de code pour comprendre l’extase qu’il peut y avoir à cliquer inlassablement sur un bouton virtuel dont on sait pourtant exactement l’effet basique qu’il va produire). En attendant de mapper toutes mes lectures de l’année, je me suis fait la main sur les relations intertexuelles personnelles et hasardeuses suscitées par la lecture de Clémentine Mélois — l’ironie étant qu’avec un unique livre central, on retombe sur une mind map tout ce qu’il y a de plus classique, I know.

Probablement que ça n’a pas grand intérêt quand on y est extérieur, mais il faut imaginer la surprise : j’ignore pendant 36 ans que l’on peut appâter les limaces et les faire se noyer dans de la bière, et en un mois, j’en lis deux occurrences coup sur coup ? — dans une nouvelle d’Hollie McNish, avec une ode à leur étreinte, et dans une énumération de Clémentine Mélois, comme si c’était un souvenir qui allait de soi, que l’on pouvait caler entre un dégoût maternel pour la peau du lait et le débouchage d’une « pierre de lithographie au doigt et à la gomme arabique »  ?

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Pour ce qui est des listes, avant de penser au Sel de la vie, j’avoue avoir d’abord pensé au Vertige de la liste d’Umberto Eco, que j’avais feuilleté sans le lire in extenso (j’ai failli me demander qui lit ce genre de livre in extenso pour me rappeler immédiatement que Clémentine Mélois probablement le lirait in extenso, vu que lire les notes de ses Pléiades avec une loupe l’amuse beaucoup). Et surtout, aux listes à la fin des livres Castor Poche : les éditeurs connaissaient manifestement le pouvoir évocateur de ces rayonnages imaginaires, puisqu’ils avaient ajouté quelques lignes de résumé à chaque titre de la même collection ou à paraître prochainement.

J’aime les listes, les inventaires, les énumérations, Hulul, Georges Perec et Sei Shônagon. Sans doute grâce à eux, ai-je le sentiment illusoire que le monde est mieux rangé.

Je crois qu’au contraire ça conforte mon bordélisme, excusé si des connexions peuvent surgir de toutes ces juxtapositions involontaires.

…Quand Clémentine Mélois décrit le bureau d’où elle écrit, casé dans sa chambre au sol recouvert d’une moquette premier prix, et l’oppose au bureau d’écrivain qu’elle fantasme, sans ordinateur et avec un sous-main en galuchat, j’ai pensé à Palpatine (qui connait le galuchat, sérieusement ?) et surtout aux descriptions des lieux de travail dans Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? Sans doute Martin Page trouverait-il qu’elle a des fantasmes d’écrivain de droite. Cela se sent aussi dans ses goûts de vocabulaire un brin surannés (comment ça, « un brin » est aussi suranné ? et suranné lui-même ?). D’ailleurs, si ces essais m’ont plu, je craindrais de lire un roman d’elle ; j’aurais peur que ce soit par trop une synthèse  romanesque du roman XIXe, pleine de passés simples et d’adjectifs ronflants anachroniques. Mais elle le sait sûrement elle-même, et en joue dans ses pastiches — car du cliché, elle s’éloigne moins par la poésie que par l’humour.

…

Au final, cette lecture que j’anticipais plaisante mais anecdotique a peut-être été davantage que ça ; je n’avais pas prévu l’enthousiasme quasi enfantin qu’elle réveillerait chez moi. Ça me redonne envie de lire et d’écrire comme on bricole et bidouille. J’en profite pour vous laisser sur une dernière remarque il me semble très juste de Clémentine Mélois : notre capacité d’émerveillement s’est déplacée ; aujourd’hui, dans notre monde globalisé, on ne s’étonne plus tant de ce qui est lointain, exotique, que de ce que l’on réapprend à trouver « authentique ». Traduction bobo post-confinement :

Ne suis-je pas émerveillée par ce pull que j’ai tricoté moi-même ? […] Et ce pain ? Il durcit vite et il manque un peu de sel, mais c’est du FAIT-MAISON, j’ai pétri la pâte À LA MAIN dans ce gros saladier qui ne va même pas au lave-vaisselle.
Mais voyez plutôt, CE FICUS EST EN VIE ! D’habitude je fais crever toutes les plantes. […] On dirait des bébés feuilles, elles sont toutes brillantes, attends je vais les prendre en photo.

Ma succulente n’est plus en vie : j’ai bien ri. Rime pauvre de vous.