Cunningham / Forsythe

Forsythe, ça se mérite. Pour vérifier que vous êtes vraiment motivé, l’Opéra a programmé avant un Cunningham de 48 minutes. Je me suis étranglée en découvrant la durée de la pièce sur le programme : ce que je pensais un « petit » Cunningham constituait la première partie de soirée. Heureusement, grâce à Pink Lady, j’étais très bien installée dans mon fauteuil de premier rang de troisièmes loges. De quoi re-tenter l’affaire cunninghamienne dans de bonnes conditions. Sait-on jamais, c’est peut-être comme les courgettes, cela finira peut-être par passer.

Walkaround time n’est pas si pire pour un Cunningham ; je veux dire, y’a des contacts physiques entre les danseurs, come on, trop l’éclate. Sur des bruits de pas dans des graviers, les neuf danseurs évoluent (walk) autour (around) de blocs en plastique transparents sur lesquels sont dessinés divers schémas géométriques. Évidemment, ils sont habillés en couleur uniforme vieillotte de la tête aux pieds (pas d’académique, cela dit, mais collants et justaucorps assorti pour les filles, collants et T-shirt pour les garçons)(comme toujours, c’est la plus gracile qui se coltine le jaune), évidemment il y a des sauts de grenouille avec accent sur la réception (mais aussi en arabesque, c’te nouveauté délirante), évidemment un danseur reste parfois planté en retiré comme un flamand rose, et évidemment tout le monde fait la gueule de mannequins à un défilé de mode. Cunningham, c’est quand même le seul chorégraphe qui vous donne une idée de la tête que peut faire Amélie Johannidès sur son passeport. Compte tenu de ce que cette danseuse est la joie de vivre incarnée, la performance mérite d’être saluée.

Comme souvent, l’intérêt est réveillé par ce qui excède la chorégraphie : un regard un peu trop vif, un poignet un peu trop souple, le vivant se glisse sous la géométrie, la déborde. Cunningham devait en être conscient, car il insère en plein milieu un intermède où la chorégraphie s’arrête et le mouvement commence : les danseurs prennent leur pause sur scène, avec leurs vêtements d’échauffement, répètent des phrases chorégraphiques plus classiques, des acrobaties plus hip-hop et causent avec le DJ. Parce que la bande-son ne pouvait pas être enregistrée, voyez-vous. Les bruitages doivent être mixés en direct. Je n’ai pas réussi à savoir si la gestuelle du DJ faisait également partie de la chorégraphie ou s’il avait véritablement le groove à balancer des bribes de discours scientifico-poétiques sur une « mécanique célibataire ». Dans cet érotique raté de la géométrie, j’entrevois la fascination des pistons, l’hypnose de la mécanique*. Force est d’avouer que mon ennui n’en est pas vraiment – plutôt une suspension de l’attente, de l’attention. J’observe les aléas de la chorégraphie sans en être affectée. Ça ou autre chose, c’est du pareil au même. Peut-être que c’est ici que se joue Cunningham, dans cette méditation sans objet. L’ataraxie chorégraphique ? J’ai du mal cependant à associer cette absence de tension à un idéal artistique. Car enfin, c’est reposant mais cela ne vit pas. Ce n’est pas Pink Lady qui me contredira, sur laquelle l’hypnose a trop bien fonctionné et qui n’a même pas été réveillée par les embardées de la sono.

Si contradiction il y a, elle viendrait plutôt de la gamine derrière nous, qui nous a aspergées d’un waou dès le premier porté et a répété ensuite à plusieurs reprises la classe. J’ai souri avec attendrissement et un soupçon de condescendance la première fois. Elle l’a redit lorsque les danseurs ont déplacé les blocs en plastique : j’ai vu leur lumière de glaçons ; je me suis souvenue de la fascination exercée par cette œuvre exposée au MoMA, un coffret de glaçons entretenant je ne sais plus quel rapport de légende avec la Taglioni. Encore la classe et trop la classe, alors que je ne voyais rien. Je n’ai pas osé lui demander à l’entracte ce qui lui plaisait tant là-dedans, parce qu’on n’est pas sérieux quand on a sept ans ; c’est con, la réponse à la vie, l’univers et le reste était peut-être juste derrière moi.

Trio de William Forsythe après l’entracte. On respire, ça respire, le vivant reprend ses droits, même si c’est toujours un peu barré. Éléonore Guérineau, Maxime Thomas et Hugo Vigliotti, en avant-scène, soulèvent leurs T-shirt bariolés et encadrent de leurs doigts des parties de leur corps comme des pointillés découperaient la côte et le jarret de porc. Le geste rappelle à la fois l’enfant qui montre où il s’est fait mal, le chirurgien esthétique qui définit la zone à reprendre et même, dans le cas d’Éléonore Guérineau qui s’agrippe le poignet pour nous exhiber son avant-bras, la diseuse de bonne aventure. Tenez, voyez, regardez. Beaucoup de coude et de genou : il faut que cela s’articule. Les danseurs se cherchent des poux, (s’)attrapent et (s’)écartent, montre voir ton avant-bras, je te donne ma jambe, l’autre n’en veut pas, la refile au troisième, mais ce n’est pas non plus ce qu’il cherche, ce n’est pas ce qu’il trouve. Éléonore Guérineau est là d’une densité parfaite, terre-à-terre et intense, juste ce qu’il faut pour communiquer l’humour du chorégraphe sans faire rire. Et je me dis que c’est ça, au-delà de toute gestuelle qui fait que Merce Cunningham lasse et que William Forsythe excite : l’humour ou son absence, par-delà le sérieux de la mécanique.

C’est bien beau, de chorégraphier que la vie n’a aucun sens, mon cher Merce, mais ça l’est bien davantage d’en profiter. Dans Herman Scherman, comme dans Walkaround time, ça déboule de nulle part pour n’aller nulle part, mais on y prend beaucoup plus de plaisir. Alors qu’avec Merce Cunningham, on vise le terme (la position finale en guise de mouvement et du coup… la fin de la pièce), William Forsythe explore l’entre, l’entre deux positions qui s’effacent au profit du déplacement, de l’étirement, du jeu… de la danse quoi ! Facétie pour cinq danseurs, donc. Dont la silhouette élastique et acérée de Sébastien Bertaud. Puis l’on change de cast et de tonalité, avec un superbe pas de deux entre Eléonora Abbagnato et François Alu. La première a perdu de sa superbe, mais peut-être moins de majesté que d’orgueil, finalement, ce qui est réjouissant. Le second, dont je ne suis pas une inconditionnelle, m’a  beaucoup plu ici par la densité qu’il manifeste, la place qu’il se taille dans le geste sans le brusquer… c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il revienne torse nu en jupette jaune fluo assortie à sa partenaire (je ne suis pas très péplum). Fin du lyrisme, mais fin en fanfare. Sacré Bill !

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