Mon premier stage de prof de danse

Mardi 27 août 

Après un mois à le redouter, c’est la première journée du stage de rentrée, à donner de la tête de tous côtés. Le cours que j’ai prévu est trop complexe : trop alambiqué peut-être, trop rapide pour sûr. Il correspondait au groupe que je pensais avoir, mais le stage je ne savais pas est ouvert à tous et tous n’ont pas la vivacité signature de cette école.

Pour les grands, les ados, j’ai prévu de travailler la Mistake Waltz du Concert de Robbins. Je guette leurs réactions en leur montrant la vidéo : vont-ils être amusés ? trouver ça ridicule et craindre de l’être ? Ils sont assez poker face. Un vague sourire de-ci de-là… de politesse ? L’une laisse échapper un éclat de rire, qu’elle couvre de sa main, et à partir de là, c’est bon, c’est gagné, je sais qu’on va s’amuser.

Pour les petits, c’est Le Train bleu. Ils sont plus enthousiasmés par l’idée d’ateliers chorégraphiques que par la variation du golfeur.

Comme ils me demandent ce qu’on fait avec les grands, je leur montre la vidéo : ils sont émerveillés à l’idée qu’on puisse faire des erreurs volontairement (ils disent : des fautes), qu’elles fassent partie intégrante de la chorégraphie. Et perturbés : mais si les danseuses se trompent vraiment ? 

De retour chez moi, je tâtonne sur mon ordi pour ralentir les musiques : c’est trop rapide pour les élèves, grands comme petits. 95, 90, 87% de la vitesse initiale ? Jusqu’où cela reste audible avant de se déliter ? Il manquait un module « bidouiller ses musiques sur Audacity » dans la formation au DE.

…

Mercredi 28 août

C’est étrange d’être professeur là où l’on était quelques mois plus tôt étudiant. Je ne peux plus me changer dans le vestiaire des élèves, mais j’écourte au maximum mon passage par celui des professeurs ; j’ai l’impression d’épier les coulisses d’un monde qui n’est pas le mien.

Aux grands, je propose des exercices plus traditionnels, plus simples, cela fonctionne mieux. On s’amuse dans la mise en place de la chorégraphie, je glousse parfois. J’essaye de distinguer les jumelles, me raccroche aux boucles d’oreille portées par l’une et pas l’autre. C’est amusant, elles ont a priori la même base génétique, mais leur organisation corporelle est différente (si je me souviens bien, l’une tend vers la rétroversion et l’autre vers l’antéversion du bassin).

Rien à faire, je me sens plus de connivence avec les élèves qui ont l’air et l’œil vif, pour qui ça carbure, et j’ai davantage de mal avec ceux dont je n’arrive pas à décrypter les expressions faciales. Ce n’est pas une question de timidité : certains sont timides, mais on sent une vie intérieure qui remue derrière la discrétion. Ce sont les indéchiffrables qui me mettent mal à l’aise, les élèves à l’expression minérale. Ennui ? Indifférence ? Déconnexion corps-esprit ?

Avec les petits, c’est globalement l’anarchie : 1h30 avec 9 gamins de 10 ans sur une chorégraphie comique dans un studio à 27,5°, what did I expect? Une élève dont les marques de lunettes révèlent l’intensité du bronzage me dit qu’ils jouent au golf dans sa famille, qu’elle peut ramener ses anciens clubs de golf de quand elle était plus petite si je veux. Je veux bien — si ça ne dérange pas sa famille, parce que c’est lourd à porter quand même. « Oh non, s’exclame [prénom composé impliquant la Vierge et un symbole royal], on habite [commune chic de l’agglomération lilloise], on vient en voiture ! »
Sociologie de la danse classique, 101.

…

Jeudi 29 août

Aujourd’hui, inversion de la tendance : c’est plus terne avec les grands, plus fluide avec les petits. La fatigue n’y est probablement pas étrangère. Nous sommes à J+3 de la reprise, soit au pic des courbatures, et les grandes ont contemporain en plus des presque trois heures que nous passons ensemble. J’arrive en même temps que les grandes et les suis — pour certaines les dépasse ! — dans l’interminable escalier qui mène aux studios. Les râles mi-surjoués mi-essouflés fusent. L’une, aux muscles particulièrement endoloris, monte marche par marche, ramenant ses deux jambes au même niveau avant d’attaquer le suivant, et marque une pause aux plateformes entre les étages, encouragée par ses camarades. Si les 15 ans réagissent ainsi à la reprise, je ne suis pas en si mauvaise forme physique…

Avec les grands, on affine les erreurs de la Mistake Waltz en se livrant à un travail précis de nettoyage (quelle main au-dessus de l’autre à ce moment ? tête public ou trois quarts ? bras seconde à trois et pas à quatre…). Miss Spaghetti, en plus d’avoir des bras et des jambes qui partent dans tous les sens, est arrivée le deuxième jour du stage. Même si elle a appris la structure vue le premier jour (cœur sur elle et la copine qui lui a envoyé la vidéo), elle n’a pas tous les détails, c’est normal. Je la reprends sur moult passages et l’embête beaucoup, mais ça n’a pas l’air de l’embêter le moins du monde. Elle ajuste, s’amuse. Son aplomb et son plaisir me sidèrent ; c’est rare, surtout à l’adolescence, une absence de gêne qui n’est pas pour autant sans-gêne. Limite je l’envierais un peu, de si peu se laisser atteindre par l’à peu près. Cette séance me confirme que ce n’est pas tant le niveau des élèves qui m’importe (même si un certain niveau exerce forcément un attrait en démultipliant le champ des possibles) que leur implication et leur caractère.

Régler une courte chorégraphie mêlant danse et sport, comme dans la variation du golfeur : la consigne fonctionne à merveille avec les petits, qui réfléchissent déjà ballons, raquettes et jupes de tennis. Je regrette de ne pas leur avoir donné plus de temps pour leurs créations. Les deux enfants les moins à l’aise dans la variation sont les premières à terminer quelque chose de structuré. Elles ont un peu moins d’habileté mais aussi moins d’ego que la plupart de leurs camarades, et discrètes, enjouées, se mettent rapidement d’accord sur leur séquence créative ; c’est un plaisir de les voir en prendre.

Le dernier jour sera portes ouvertes, et j’ai un peu cette peur (irrationnelle ?) qu’un parent trouve l’enseignement très insuffisant et se dise : j’ai payé un stage pour ÇA ? D’un autre côté, je suis déjà heureuse qu’aucun enfant n’en ait tué un autre à coup de club de golf. Encore un grand pas en avant, s’il-te-plaît.

À Mum au téléphone, je raconte tout ça. Tant de choses en si peu d’heures !

…

Vendredi 30 août

L’adage des grands fonctionne mieux en plaçant une métaphore désirable au bout de chaque diagonale : s’éloigner à regret (des vacances), aller vers (le week-end) engendre de suite davantage de présence. Cela amuse en prime les quelques parents qui profitent de la journée portes ouvertes pour assister au cours.

À peu près tout le monde passe l’exercice de petite batterie alors que pas du tout quatre jours avant. Aux jumelles, il manque à chacune une partie différente du balloté (l’enveloppé pour l’une, le développé pour l’autre) ; mon amie balletomane mère de jumeaux se demande s’il ne s’agirait pas de jumelles miroirs.

Au quatrième jour, les exercices ne me posent plus de problèmes majeurs de comptes, l’adage est séquencé, j’anticipe le plié sur le 8 et dans les changements de pied rapides, le scande de la voix et des mains comme un chef d’orchestre. Je me sens davantage d’aisance maintenant que je commence à connaître les prénoms et l’organisation corporelle de chacune. Je n’ai plus besoin d’attendre la fin de l’exercice pour lancer les corrections et encouragements ; je peux lancer à R. à la volée d’allonger ses bras dans les changements de pieds sachant qu’elle va rabougrir sa première — héritage d’un réflexe archaïque ? Elle éloigne ses les bras du sol en même temps que ses pieds en décollent. Je prends de l’assurance, les élèves du plaisir, me semble-t-il. L’ambiance devient franchement bonne dans les tours, sauts et piqués. Au cours d’une diagonale, je réalise que L. doit faire du jazz ; elle me confirme que oui et bon sang mais c’est bien sûr, comment ne l’ai-je pas vu plus tôt avec ces préparations de tours jambes pliés et les bras hypertendus des grands jetés ? Cela explique et la technique et la maladresse : le classique n’est juste pas son style premier d’entraînement.

L’unique garçon du groupe est absent, j’en ressens un soulagement un peu honteux — parce que je n’arrive pas à déchiffrer ses expressions et parce que la suite de la chorégraphie parodie des ports de bras franchement féminins. On reprend notre Mistake Waltz et on avance jusqu’à la séquence des ports de bras désynchronisés. Chacune tente de retenir la suite cryptique de bras en haut et en bas que je leur attribue, mais au bout de quelques tentatives HH BB HBHBH qui se soldent par de la confusion et des rires, on décide de jeter l’éponge et de se lancer au hasard, en haut ou en bas. Chacune invente sa partition et, la mémoire libérée, les mimiques arrivent, les parents rient. Pour le dernier jour, on se lâche. À force de parler, de plaisanter, les digues sautent — cela me rappelle les cours d’art plastique quand j’étais au collège : élève sage, on me mettait à côté des bavards et, toute ma concentration entre mes mains, je me mettais à parler sans réelle conscience de ce que je disais, entrainée par mes voisins de table et ma vigilance relâchée.

Page d'un carnet où se trouvent des notations cryptiques pour se souvenir de la chorégraphie et notamment de l'ordre des ports de bras des 6 danseuses, litanie de HHBBHHBHBH dans tous les sens
Mes notes pour transmettre la chorégraphie. Ce qui a donné lieu à des phrases du type : « Toi, tu es A. » / « Qui est F ? »

Curieusement ou pas, ce sont les parents des élèves les moins à l’aise qui sont présents (est-ce que les autres font si souvent ce genre de stage qu’on ne se donne plus la peine de venir les voir à chaque occasion ?). Aussi je me réjouis de ce que je me reprochais encore la veille, d’avoir par inadvertance mis les bons éléments derrière et les plus fragiles devant. Ceux-ci se sont trouvés mis en valeur et en confiance, sans rien retirer à ceux-là dont le niveau est évident : il faudra que je pense à reproduire sciemment ce que j’avais interprété comme une erreur. Erreur parce qu’il est moins facile de copier dans le miroir qu’avec une personne de visu devant soi… mais surtout, pour être honnête, parce que je craignais le jugement d’une ancienne prof turned collègue. J’ai touché du doigt (et failli le mettre dans l’engrenage) ce que j’ai détesté en tant qu’élève : sentir qu’un prof avait honte de mon niveau parce qu’il craignait qu’on lui en tienne rigueur, qu’on dise de lui qu’il est mauvais prof, comme si un bon enseignement se jugeait sur un résultat à un instant T et non sur un processus au long cours.

Après le cours, je tends à M. le rouleau de massage dont je lui avais parlé, que j’ai apporté pour qu’elle l’essaye. Il passe de main en main, de dos en dos, mollets, cuisses et les gémissements de douleur-détente fusent. La bande-son sans image ferait lever des sourcils.

Les retours, des élèves ou de leurs parents, font plaisir : I. a appris des choses ; la maman de C., très discrète en cours, me dit qu’elle en sortait avec un sourire jusque là ; et le plus fou, la maman de M., hyper enthousiaste, qui me dit quelque chose comme (je me le suis tellement répété d’incrédulité que les mots en ont probablement été tout déformés) : des professeurs super, on en a vu, hein, mais alors là, ce que vous faites… Elle est épatée que j’aille des uns aux autres, les replace, donne des indications tout au long du cours sans l’interrompre, et toujours avec bienveillance en plus. — Incroyable, elle répète. Ce que je trouve incroyable, c’est d’avoir donné cette impression d’aisance que me donnait toujours N. Et peut-être plus encore, de l’avoir ressentie, le temps d’un cours, tout le monde réactif, de bonne humeur, chacun gaiement apostrophé sans que je lutte pour chercher leur prénom.

Je pique-nique dehors avec cette maman et sa fille, en mal de conseils d’école et de carrière. Entre deux bouchées de taboulé au gaspacho, j’essaye d’informer sans influer, de prévenir sans décourager. Aimer le classique mais pas les pointes ni le contemporain ne laisse pas un grand éventail de possibles. Elle me questionne compagnies, je lui réponds freelance, elle rétorque précaire, je déplore oui, encore que l’intermittence.

L’après-midi, ce sont les petits et le cours roule quand les parents sont là. On fait une barre vite fait et la variation est expédiée au profit des ateliers en groupe. Je regrette de ne pas avoir laissé davantage de temps aux enfants en amont pour leur composition ; je me serais sentie plus légitime de travailler la variation devant les parents, au lieu d’exposer un chaos que je contiens difficilement et auquel je n’ai pas grand-chose à apporter. Je tempère les velléités acrobatiques : une pyramide humaine, vraiment ? d’accord, votre camarade est léger, oui mais qu’il ne monte pas sur vos genoux, par pitié — sur les cuisses à la rigueur, si vous le tenez, mais pas pile sur l’articulation. Je fais DJ aussi, propose des musiques aux enfants qui n’ont pas d’idée particulière pour leur composition (merci René Aubry) et cherche dans Spotify les requêtes d’autres groupes plus affirmés. abcdef u m’épelle un trio : quand les paroles parviennent à mon cerveau et que je me rends compte que le studio résonne de fuck you devant tous les parents, je me tourne vers les élèves pour leur demander si c’est vraiment la musique à laquelle ils pensaient. Tout à leur tâche, ils ne m’entendent pas ; une des mères croise mon regard et m’adresse une moue d’approbation : c’est ça, c’est bon, ça ira. Je me suis donc sagement appliquée à réduire le diamètre de mes yeux écarquillés et ai vécu pleinement ce moment légèrement surréaliste, de voir des enfants de 7 ans danser une gentille choré sur des insultes réitérées sans qu’aucun adulte ne réagisse. Pourquoi pas.

La panique m’effleure quand je vois le temps qui ne passe pas, l’heure à remplir et le spectacle forcément répétitifs des enfants qui répètent un spectacle qui n’aura pas et a déjà lieu. Ils demandent s’ils peuvent refaire, pour ajuster tel ou tel passage. Bien sûr : plus on refait, plus on a de chance que ce soit comme on a envie de que soit (éviter de dire bien et d’impliquer mal dans un exercice de créativité). S’il y a bien quelque chose qu’on ne peut pas leur retirer, c’est leur enthousiasme à inventer ; il faut voir la rapidité avec laquelle ils mettent ça en place. Quatre enfants disputent un match de tennis humoristique, trois ont jeté leur dévolu sur la gym pour ajouter des roues à leur choré, tandis que deux choupettes dribblent et se passent un ballon de basket en mousse en sissonne. Ils ont répété, re-répété, dansé pour de vrai, gratté une date supplémentaire de représentation et pourraient continuer encore. Si je demande à revoir la variation du golfeur une dernière fois, ça casse l’ambiance ? J’aimerais bien la revoir avec la même énergie que vous mettez dans vos compositions  Les parents qui n’en peuvent plus de les voir danser la même chose et ont déjà filmé cinq fois, plussoient : et si nous on a envie de voir ? Merci à ce papa.

(À la suite, j’ai noté « Bon retour pour Z. » et ne sais déjà plus qui est Z.)

Après mon dernier cours, j’assiste au cours de danse contemporaine où je retrouve les grands et quelques élèves de troisième cycle de l’an passé. Pour certaines, wow, je les découvre. Les jumelles n’ont plus rien à voir maintenant, l’une plus classique, l’autre résolument contemporaine ; je me demande comment j’ai pu les confondre et même si ce sont vraiment de vraies jumelles. L’évolution de perception en seulement quatre jours est sidérante. @Alinago27 a déjà vécu ça avec ses élèves : « Si on applique cette idée aux arts, on peut imaginer combien leur instruction est fondamentale. »

Le workshop est inspiré d’Inanna ; la professeure a dansé avec Carolyn Carlson. Le titre m’interpelle et après un coup d’œil à mon téléphone, une rapide recherche sur mon blog, j’ai confirmation : j’ai bien vu ce spectacle, j’ai dû la voir danser, elle qui avait l’air adorable dans les vestiaires des professeurs, à chercher à engager la conversation. Cela me semble fou.

En ressortant de ce dernier cours, les couloirs ont des airs de fin d’année. C’est le même flottement, sans plus personne avec qui rien partager, après tant d’intensité. Petit pincement. Mais aussi grande joie, soulagement, légitimité et assurance naissante. Je devine que ce nouveau métier va m’épuiser, mais aussi me nourrir. L’un à la mesure de l’autre. Ça promet une vie intense.

Adroite conduite à gauche

La conduite à gauche, je l’avais expérimentée en Écosse sur l’île de Skye, avec une voiture de location automatique. Une énorme flèche bleue Left était collée sur le volant et le loueur ne laissait son véhicule aux continentaux qu’après cinq-dix minutes de conduite accompagnée — sinon, il retrouvait systématiquement les jantes rayées. Cette conduite inversée m’avait demandé beaucoup de concentration au début, puis moins, jusqu’au moment où ça m’avait semblé acquis et j’avais pu vérifier les dires d’un habitué du bed and breakfast : c’est là qu’on se remet spontanément à droite quand la route de campagne se réélargit pour permettre le passage à deux de front.

Cet été, en Angleterre, ça a été au tour de Mum de découvrir la conduite à gauche — ou à droite, j’ai régulièrement le doute : parle-t-on du côté du volant ou du côté de la route ? Revoir sa latéralisation demande une certaine gymnastique mentale : je consigne ici nos plus belles contorsions.

Les angles morts
Mum était au volant de sa propre voiture. Autant garder sa véhicule avec le volant à gauche évite le problème d’empattement (on sait la place que l’on prend), autant cela complique les changements de file en rajoutant des angles morts. Le co-pilote doit être exempt de tout torticolis pour remplir la fonction de rétroviseur.

Les ronds-points
Prendre un rond-point en Angleterre implique que ce qui serait pour nous une seconde ou troisième sortie est la première.  J’ai toujours le réflexe de regarder à droite quand les voitures arrivent, mais ça ne sert à rien… Mum l’a heureusement formulé à voix haute, de sorte que j’ai pu lui rétorquer que, vu qu’elle s’engageait par la gauche, les voitures arrivaient bien par la droite sur le rond-point et que donc, si, si, c’était une bonne chose…

Les intersections
Les intersections m’ont fait prendre la pleine mesure de mon rôle de co-pilote. La phrase que j’ai probablement le plus prononcé a été :
Tu tourneras à droite en restant à gauche.
Jamais je ne me suis sentie davantage de proximité avec un GPS qu’à cette occasion. Maintenant « tenez la droite pour continuer tout droit » ou « pour tourner à gauche » me semble limpide.
Mum s’en est globalement très bien tirée — avec l’aide parfois d’un : ton autre droite.

Les guichets de contrôle et de parking
Le co-pilote doit avoir le bras long, car les guichets se retrouvent systématiquement du côté passager — sauf à Calais et Dover si on anticipe la bonne file (il faudrait mettre en place une signalétique en ce sens, pour éviter les gens qui doivent détacher leur ceinture et faire le tour du véhicule pour tendre leur passeport).

Les routes à plusieurs voies
Sur l’autoroute, rien ne change ou presque pour Mum, adepte de vitesse et prompte à dépasser. Bolide en France, raisonnable en Angleterre, c’est facile, c’est tout un : la file de gauche.
C’est de retour en France que la confusion opère. S’engageant sur l’autoroute, Mum fatiguée ne sait plus : la file lente par défaut, c’est à droite ou à gauche ?

…

Mum — Est-ce que tu crois que les autres conducteurs savent [qu’on n’est pas du bon côté] ?
Moi, assise côté passager, fais ainsi font font font avec les mains — S’ils me voient conduire sans les mains, ils doivent se douter.
Mum, s’esclaffant — Ah oui, c’est vrai.

On a beau savoir, on se fait quand même avoir. Et de m’indigner qu’un mec manœuvre sa camionnette en regardant son téléphone — c’est le passager, darling, pas d’énervement.

Un cottage dans les Cotswolds

Lundi 19 août

À travers la vitre de la voiture : des rayons de soleil divins percent sur le trajet d’Oxford vers les Cotswolds. Au détour d’un village : des fausses boules de buis suspendues de part et d’autre d’une porte, à laquelle elles sont censées apporter quelque gravité, sous l’effet du vent ballotent comme des ballons de baudruche signalant une fête d’anniversaire.

Le cottage a quelque chose de l’hôtel l’hôtel où nous avions séjourné en Normandie pour mes 30 ans — la campagne luxueuse. Tous les chambranles de porte, de fenêtre, de porte-fenêtre, toutes les portes et tous les placards sont peints de la même nuance vert d’eau. La cuisine, spacieuse, donne sur le jardin et les pâturages au-delà ; on s’imagine bien faire une tarte et relever la tête, tiens les chevaux sont de sortie. Il y a un grand et un petit salon, pour faire DVD à part. Les hôtes connaissent bien leur public, la sélection de film est très comédie romantique & cottages anglais. Le canapé est si vaste et moelleux qu’on pourrait disparaître sous les coussins. La moquette épaisse, claire, dévale l’escalier depuis l’étage. Je suis Boucle d’or, j’essaye à plusieurs reprise les lits des trois chambres avant d’en choisir une. Pas la plus grande, ni l’autre grande agencée un peu comme le B&B de Touraine, je jette mon dévolu sur la plus petite, qui abrite comme une cabane, le lit calé contre un pan de mur, la fenêtre échappée vive et miniature sur la campagne en chien assis, et une peluche lapin posée sur la commode, en curieux contrepoint à Napoléon et Nelson gravés dans leur cadre respectif.

…

Mardi 20 août

Nous commençons l’exploration des Cotswolds par le village tout à côté : Chipping Campden. Il faut se faire à cette nouvelle modalité de visite, de promenade plutôt, où il ne s’agit plus d’arpenter, mais de flâner. Une vieille halle en pierre, des maisons assorties un peu de guingois, un bow window occasionnel… il n’y a pas grand-chose à voir, c’est bien comme ça, c’est ce qu’on était venues chercher, on se met dans l’ambiance. Notre second voyage dans le voyage commence.

Parterre de hautes fleurs blanches dressées devant une maison en pierres jaunes

La sérendipité Google Mapsienne nous aura donné deux highlights du séjour : les White Cliffs of Dover et le Blockley village café, dont je savais qu’il me fallait goûter toute la carte avant même d’y mettre les pieds. Tout me plaît, la couleur des murs, la table inégale découpée en suivant les nœuds du bois, la vaisselle en grès… et les haddock beignets, des boulettes frites que le Nord français ne renierait pas, mais fumées, délicatement assaisonnées au curry, savoureuses, sur des spaghettis de courgette qui ne me donnent même pas l’impression d’avoir été punie — un aperçu à l’heure du déjeuner de leur menu dégustation du soir.

La bibliothèque de Stow-on-the-Wold est située dans une ancienne église. Des blind dates sont proposés à l’emprunt, des livres-mystères enveloppés dans du papier journal. On échange quelques mots avec les bibliothécaires ; je m’étonne des protège-cahier qui entourent la plupart des ouvrages quand les nôtres en France sont plastifiés. C’est pratique : on peut facilement les changer s’ils s’abîment… ou les retirer pour brader les ouvrages et faire de la place pour renouveler le catalogue.

Uppercut Slaughter, Lower Slaughter, le nom de ces villages jumeaux m’éclate. Votre massacre, vous le préférez en haut ou en bas de la colline ? En réalité, m’apprend Wikipédia, le nom est dérivé du vieil anglais slohtre, qui signifie « zone humide ». De fait, la petite rivière de Lower Slaughter est charmante. Et magnifique le chemin à travers la campagne ensoleillée d’un village à l’autre. J’en profite peu, malheureusement, accaparée par une envie de pisser qui ne passe pas. Voilà, vous êtes heureux j’en suis sûre d’apprendre qu’Upper/Lower Slaughter est l’un des rares villages touristiques des Cotstwolds sans toilettes (ni arbre sans vis-à-vis).

Sur la route du retour (vers de convoitées toilettes), nous sommes escortées par un écureuil qui, au lieu de s’écarter d’un bond de la route vers le fossé, fuit la voiture en restant bien devant les roues, sur la chaussée, et se retourne à intervalles réguliers pour voir si nous nous sommes arrêtées ou si nous le suivons toujours.

Je pisse enfin et nous dînons de crackers et fromage fumé.

…

Mercredi 21 août

Rendormissement de plomb après un réveil trop matinal, j’émerge engluée dans une tristesse sans origine — autre que tout ce qui finit ? Le pommeau de douche géant me masse le crâne, je suis lavée des sanglots.

Nous sommes de retour au Blockley village café, un peu plus tôt cette fois pour un English breakfast végétarien et des œufs florentine. Lovely, tout est lovely, c’est la patronne qui le dit quand on commande, quand on fait remarquer que les tasses sont belles ou que l’on demande à ajouter un pourboire en payant par carte. On le dirait plutôt des assiettes joliment dressées, des galettes de courgette et maïs, du plaisir de l’instant. Apaisées, décentrées, nous pouvons parler de ce dont nous ne parlons plus chez nous, par exemple de mon cousin-qui-a-coupé-les-ponts-avec-la-famille. On n’est pas très psy dans la famille, remarque Mum qui l’aurait à juste titre jugé nécessaire dans l’affaire, mais à qui il ne viendrait pas à l’idée d’y aller pour elle, pour dénouer certains achoppements pas bien graves, mais sans lesquels on vit tout aussi bien.

À la supérette d’à côté, où nous furetons en prévision du dîner, je déniche des biscuits chocolat-gingembre dont on reviendra faire provision le lendemain. Le dosage est parfait, c’est épicé et croustillant-fondant. On dirait un peu comme des After Eight, a remarqué le boyfriend quand je lui ai fait goûter — des After Eight où la menthe chimique aurait été remplacée par du gingembre fringant.

Nous mettons le cap sur Stratford-upon-Avon, la ville de Shakespeare et la plus éloignée de la base depuis laquelle nous rayonnons. Melendili avait fait l’impasse lors de son séjour dans les Cotswolds — trop au Nord. J’ai repensé à elle sur place, quelque chose comme : tu as été bien inspirée et n’as rien loupé. En arrivant dans l’artère principale, pavée de gris lisse et d’intentions marchandes, j’ai fait rire Mum : « On sent qu’ils sont prêts à nous entuber. » C’est sur nos gardes que nous avons pénétré dans une boutique Peter Rabbit, puis dans un magasin de peluches manifestement tenu par quelqu’un qui n’aime pas les peluches et n’a aucun scrupule à les tenir dans une atmosphère de renfermé de grenier mité — la tendresse remplacée par la tristesse.

Pont, verdure et cygnes

Malgré quelques belles maisons à colombages et un théâtre de briques sympathique, la ville manque de charme, et je ne suis pas sûre que cela soit uniquement parce que nous nous attendions à un nouveau village. Nous délaissons les rues pour les bords de la rivière. Mum trouve un bon peu de graines-croquettes abandonnées pour le parapet, et se met à gaver cygnes, mouettes et canards en en lançant moult poignées sans discontinuer. La faune accourt à la nage, jamais je n’ai vu autant de cygnes de ma vie, il y a sans problème de quoi monter un corps de ballet. Une maman s’approche avec sa toute petite fille ; nous lui confions une poignée du trésor trouvé pour qu’elle puisse elle aussi régaler les volatiles. Elle est trop petite pour réussir et même comprendre qu’il faut lancer la pitance, mais la maman remercie chaudement et le fait pour elle, look ! Un peu plus tard dans l’après-midi, les parents nous feront coucou d’un bateau, et nous répondrons coucou de la main depuis la rive. Nous longeons l’Avon sur une allée serpentine de saules pleureurs qu’on a sommé d’arrêter de pleurer en leur faisant une coupe digne des perruques du Crazy Horse. Au bout, concomitant avec une éclaircie : un banc, une vue calme avec un bout de clocher ; l’eau scintille entre deux nuages.

Quand on revient plus proche des aires de jeu, sport et pique-nique, nous passons devant un boulodrome peuplé de gens de gens d’un certain âge, tous vêtus d’un uniforme blanc immaculé, plus blanc que leurs cheveux, jusqu’au petit foulard blanc torsadé autour du cou — des scouts du troisième âge, impeccables, qu’on imaginerait plutôt jouer au cricket.

Le temps de parking est compté. Nous lançons in extremis l’opération cheese scones, dévalisons Mark & Spencer et revenons au pas de course avec notre butin (comme quelques jours auparavant à Oxford, nous rions de la récurrence). Quatre fois quatre scones au cheddar, en plus du dîner : OPA réussie.

Plus tard, de retour au cottage, c’est un moment parfait : sur les transats avec couverture en polaire, tisane et chips au vinaigre. Des bouffées de lavande s’élèvent juste derrière nous ; devant, des moutons ; au-dessus, des éperviers. C’est Mum qui identifie les oiseaux. Les plantes aussi. Google Lens confirme : cet arbre est bien un eucalyptus.

Après dîner, nous sacrifions au rituel de nous montrer les photos de la journée : celles de Mum se comptent généralement sur les doigts d’une main, les miennes plutôt par dizaine. Elle n’est pas très assidue ou j’ai le cliché compulsif, chacune sa version des faits. Puis nous disparaissons dans le canapé bleu nuit, dans nos téléphones, pour émerger de temps à autres des coussins et du scroll avec des extraits d’articles, de tweets ou de pages Wikipédia à lire à voix haute. Mum cherche toujours ce que je me dis que je chercherai, remisant l’affaire dans un futur dont j’oublie la possibilité. Nous saurons ainsi tout sur les cygnes, la cuisson de la clotted cream (douze heures au four, mes aïeux, DOUZE… pour une conservation d’une semaine maximum… finalement un peu de beurre ou de mascarpone, hein…) et les bizarreries domestiques rémanentes telles que l’épaisse moquette partout, la ficelle pour allumer la lumière dans la salle de bain ou l’absence de volets — apparemment un héritage protestant pour manifester n’avoir rien à cacher.

…

Jeudi 22 août

Jamais deux sans trois, nous retournons au Blockley village café. L’étage est plus bruyant, surtout avec des enfants agités, mais les départs successifs apaisent l’endroit et l’on peut à nouveau s’entendre savourer. Je tente le supplément mini-marshmallows dans le chocolat chaud à 82% de cacao et c’est parfait, ça sucre juste ce qu’il faut en contrepoint d’une légère amertume. Pourquoi n’ai-je jamais envisagé ce plaisir décadent auparavant, mystère et boules de guimauve (quoique trouver la guimauve sans intérêt explique probablement pourquoi c’était à 36 ans une expérience inédite). Le scone aux raisins secs avec de la clotted cream, lui, est une valeur sûre qui ne déçoit pas, mais n’émeut pas non plus. Non, l’émotion, elle vient de son pendant salé, un scone chaud au fromage fondant avec un chutney de tomates séchées, une tuerie.

Sans même traverser l’Atlantique, nous nous rendons à Broadway, un village de pierres ocres très mignon qui sait y faire côté shopping. Dans les boutiques, nous tripotons mais n’achetons pas : des mugs mouton Herdy, des tasses en verre doublé comme au Blockley café, un poivrier Masterclass dégradé noir-gris, une adorable souris en microfibre pour nettoyer les claviers.

Les jardinet devant les maisons sont toujours un ravissement, parfois une surprise : nous découvrons la molène blanc-bouillon, une drôle de plante au drôle de nom — et aux vertus médicinales, nous apprennent les suites de notre recherche Google Lens.

La suite du programme comportait la visite de Winchcombe, mais le village nous apparaît si triste lorsque nous le traversons à la recherche d’une place de parking que nous décidons de poursuivre et rentrer sans même nous arrêter. On rigole comme des sales mômes qui auraient séché le dernier cours de la journée. C’est aussi ça, les vacances : donner force de décision à un I would prefer not to, écarter ce qui ne nous emballe pas d’emblée et rentrer s’enfiler un paquet de chips au vinaigre en guise de dîner.

Enseigne en fer forgé "tisanes"

Et les vacances, c’est aussi ça : retrouver en fin de journée un stress de rentrée qu’on a réussi à semer dans nos pérégrinations, et qui revient de plus en plus fort à mesure que la fin des vacances approche. Je me retrouve debout près du canapé à gesticuler, probablement pour montrer des trucs dansés et conjurer l’angoisse des cours procrastinés. Parfois j’aimerais prendre des vacances de moi-même.

…

Vendredi 23 août

Suite aux recommandations de @cam_sour sur Instagram, nous ajoutons deux étapes sur le trajet du retour pour finir par un last but not least. Avec son étang de verdure, Bibury est fort bucolique. Devant une rangée de cottages très photogénique, une voix locale explique que le problème, c’est Instagram. De fait, c’est la première fois du séjour que le déséquilibre entre population locale et étrangère est flagrant, malgré une tentative d’orienter le tourisme de masse vers une trout farm, ferme piscicole transformée en mini-parc d’attraction avec de beaux jardins. Refusant de participer au surtourisme, la batterie de mon appareil photo tire sa révérence en dépit de la moitié de charge indiquée.

À Bampton, nous convoquons nos souvenirs de Downton Abbey : Mum visualise bien les mariages et enterrements autour de l’église et du cimetière (en faisant un effort, j’y arrive aussi, je crois), reconnaît immédiatement la maison de Lady Crawley (qui ne m’évoque rien) et sèche uniquement devant la bibliothèque du village (cette fois-ci, l’évidence est pour moi : c’est le dispensaire où œuvre Lady Crawley). Une pièce de la bibliothèque est consacrée à une exposition permanente sur le tournage de Downton Abbey. Nous y confirmons nos trouvailles et nous amusons des anecdotes sur les coulisses du film, tel ce décor de boîte aux lettres si ressemblant qu’une lettre a été retrouvée derrière lors de son démontage. Quant à la véritable poste du village, elle a servi de décor pour l’école de Mosley. Nous sommes les deux seules visiteuses et demandons au monsieur qui tient le lieu si c’est toujours aussi calme : c’est très aléatoire ; il y avait un car entier de touristes pas plus tard que la veille. À la douceur avec laquelle il a demandé à notre entrée si nous étions des Downton Abbey fans et aux témoignages affichés sur les panneaux de l’exposition, on devine les habitants attachés à la série et à l’équipe du tournage, plutôt fiers du coup de projecteur sur leur village.

Nous reprenons la route dans les temps, avec néanmoins un peu moins d’avance qu’escompté. Les bouchons, en réduisant notre marge, commencent à faire sourdre une vague inquiétude, qui devient manifeste lorsque nous comprenons que l’aire d’autoroute où nous nous sommes arrêtées pour vidanger nos vessies nous a fait sortir de l’autoroute et que nous devons avancer d’une vingtaine de kilomètres avant de pouvoir la retrouver. Mum est tendue et conduit pied au plancher (dans le respect des limites de vitesse) durant toute la fin du trajet. Il reste une heure avant le départ du ferry lorsque nous arrivons au port ; je suis rassurée, Mum, pas encore : elle attend le passage des frontières et l’enregistrement. Après seulement, nous pouvons nous avouer qu’on a cru un moment qu’on n’embarquerait pas et plaisanter du retard du ferry. La population à bord n’est pas du tout la même qu’à l’aller, pleine de gosses et de parents mal élevés. Les lumières s’étalent et dégoulinent avec la pluie à l’arrivée à Calais. Mum en reprenant le volant ne sait plus de quel côté rouler.

Oxford, I wish I were…

Alice (au pays des merveilles) illuminée et figée dans sa chute, accrochée au plafond de la halle
Down the rabbit hole — Lewis Carroll a été étudiant puis professeur à Oxford

Lundi 19 août

Vaisselle poético-ludique. En saisissant le savon liquide sur le rebord de l’évier, une myriade de bulles s’échappent du bec verseur. J’interromps la vaisselle du petit-déjeuner avant de l’avoir commencée pour suivre leur trajet. Quelques-unes, groupées comme des cellules en cours de mitose,  s’accrochent à un fil de toile d’araignée et explosent là ; leur dépôt ressemble à un reste de ballon de baudruche.

Il fait gris pour cette journée à Oxford que j’avais, comme Bath, visité en voyage scolaire. Je prends à peu de choses près la même photographie devant le Christ Church College, avec ses massifs de fleurs. Cela me réjouit. À la billetterie, j’entends la femme devant nous dire à son mari : Il prossimo posto è mercoledì. Cela me réjouit aussi. Il n’y plus de créneau de visite avant deux jours, mais je l’ai compris avant que le guichetier nous le confirme en anglais. On reviendra un jour, un week-end, et nous réserverons des visites de quelques colleges à l’avance. Je n’avais pas imaginé que revenir dans cette ville accroîtrait mon envie d’y revenir encore, comme à Londres ou comme à Rome.

À défaut de visiter les décors Harry Potteresques, nous longeons l’université par l’extérieur. J’ignore ce qui est le plus incongru, du bananier qui s’épanouit dans un jardin anglais (il y a la trace de régiments !) ou de l’arbre planté en plein milieu du terrain de rugby (à moins qu’en se rapprochant, on puisse le situer à sa lisière immédiate ?). Un peu comme à Versailles, le parc s’étend au-delà de ce que l’on visitera dans la journée ; il ne faut pas énormément d’imagination pour le rêver s’éloigner dans la brume.

Deux étudiants asiatiques cherchent leurs repères aux abords des dormitories d’un college attenant— ils ont l’air aussi étrangers que nous à ce décor qu’ils investissent pourtant de bon droit. Pour le moment, les lieux les habitent davantage que l’inverse.

Nous nous promenons au gré des ruelles et des édifices qui nous attirent, découvrons ainsi la façade incroyable de l’Old Bodleian Library, sorte de forteresse où les palissades ne sont pas en bois mais en pierre… en dos de livres en fait ! Le peu de fenêtres assurant et la bizarrerie du lieu et la conservation des livres, j’imagine. Nous ne visiterons pas l’intérieur non plus, un tournage est en cours. C’est une journée à fantasmer depuis l’extérieur ; il y a fort à faire.

L’heure du goûter se manifeste près de Vaults & Garden, référencé dans le guide, cela tombe bien ! Mum sécurise un table dans le jardin de l’église pendant que je fais la queue dans un self bruyant, ma capacité décisionnelle fortement émoussée par la profusion des options également alléchantes. Je laisse passer une personne ou deux le temps d’hésiter, triche sur la pile des plateaux pour attraper un William Morris fleuri sous de banales plumes, et opte dans une précipitation indécise pour un brownie au fudge et un fromage blanc au granola (j’arrive en déficit de laitages au bout d’une semaine, et laisse ainsi passer le banana bread visuellement sticky tout comme les scones ; mes non-choix m’affolent). Le brownie au fudge est une tuerie intersidérale.

Je suis un peu déçue d’avoir pris l’option tea for two, servi dans une grosse théière blanche sans intérêt alors que j’avais été attendrie par les petites colorées qui pullulaient dehors, couvercles joyeusement dépareillées. Après enquête sur les plateaux alentours et sur Google, il s’agit des théières Price & Kensington ; je finirai probablement par en acheter deux ou trois un jour. Un coup de cœur pour de la vaisselle, je vieillis décidément (mais ce revêtement mat qu’ont certaines couleurs et le format individuel…).

Bref, Vaults & Garden : allez-y (rapidement) si vous en avez l’occasion ; le café est menacé d’éviction par l’église dans laquelle il est installé — trop populaire pour la paix des corps célestes, j’imagine.

Nous nous mêlons encore à l’effervescence des rues, des groupes avec leur guide, il est question d’un massacre en passant, un squelette nous regarde main devant la bouche quelques fenêtres plus loin, avant un pont sans rivière, pont entre bâtiments, arche arrondie qui répond à la Radcliffe Camera, il y a de quoi se tourner la tête. Nous nous introduisons sous les porches de tous les colleges ouverts, nos pas vite refoulés par une barrière à laquelle nous nous accoudons un instant pour prendre la mesure des cours intérieures, des pelouses tondues en diagonale, les vitraux, la vigne vierge aux murs. Nous restons là quelques instants, au seuil du passé, à imaginer ce que ça fait d’étudier dans ces lieux, à la suite des noms glorieux ou inconnus que des panneaux brandissent comme gages de sérieux : nous comptons tel ministre ou tel poète parmi nos alumni, choisissez-nous, nous ne sommes pas un second choix. J’avais le souvenir de l’élitisme intellectuel (minoré par la réaction de mes camarades lorsque la guide avait expliqué qu’il fallait l’équivalent de 18 de moyenne pour intégrer Oxford ; ils s’étaient tournés vers moi : moi je pouvais, du coup, ce n’était pas si terrible que ça), pas de l’élitisme de classe, qui me saute à la figure cette fois-ci.

Bâtiment à fronton et colonnes flou derrière un premier plan de grilles avec des volutes et des fleurs en fer forgé.
Maison des examens. Arcueil ne m’a jamais fait le même effet.

Repère à futurs dirigeants ou pas, Oxford continue de me faire rêver d’une rêverie presque douloureuse, un FOMO au conditionnel passé. J’ai la nostalgie de ce qui n’a jamais eu lieu, comme un regret impossible de n’avoir pas fait mes études à Oxford. Le passé partout présent de la ville, avec son architecture médiévale, me renvoie au mien, comme s’il était aussi éloigné — le Moyen-Âge érudit et ma jeunesse studieuse, époques également révolues. Enfance argentique et passé collectif sépia se fondent, l’image du passé l’emporte, peu importe qu’il le soit à l’échelle d’une vie ou de siècles. La confusion décuple la nostalgie, l’invente. On se sent rapidement l’âme d’un poète romantique face à toutes ces architectures (néo)gothiques.

À défaut de remonter le temps, je remonterais bien les allées des parcs et de la ville, seule, en hiver, dans la brume, un livre sous le bras (c’est vraiment une image, parce que lire dehors en hiver…). L’atmosphère de savoir de la ville-campus me monte à la tête, bruisse de connaissances infuses, de lectures que ne n’aurais plus la patience d’entamer ligne à ligne, mais qui me font tourner la tête en étagères, librairies, libraries, bibliothèques. Je voudrais tout lire, avoir lu, vivre tous les recoins, toutes les saisons. Infuser dans ce lieu et en être habitée.

Détail d'un dragon qui lit un livre, miniature dans la feuille en fer d'une balustrade en fer forgé
Laisse-moi me calfeutrer dans cette ville-rêve comme ce dragon miniature caché dans son portail en fer forgé.