Vice

Autant je suis incapable de suivre l’actualité politique, autant, lorsqu’elle a coagulé en Histoire, je peux essayer de m’y intéresser et, à ma propre surprise, je me suis aperçue ces dernières années que j’appréciais pas mal les films tournant autour de figures du pouvoir. C’est d’autant plus facile avec Vice que le réalisateur adopte un ton à la Michael Moore : c’est cinglant, drôle… pour un propos désespérant.

L’ironie décapante est à peu près le seul moyen de ne pas se taper la tête contre les murs quand on voit le genre de crétin qui se fraye un chemin jusqu’au pouvoir. Cela aide un peu mieux à comprendre le comment d’un Bush – ou actuellement un Trump – au pouvoir. Vice raconte le parcours de Dick Cheney, devenu le vice-président de Bush junior. Globalement, c’est de la magouille sans pitié, couverte par des interprétations limite des lois. Adam McKay reste pédagogue dans son pamphlet, et répète plusieurs fois, jusqu’à le marteler en police 500 : c’est la théorie de l’exécutif unitaire. En gros, le culot fait interprétation législative : si le (vice-)président le fait, alors ça doit être légal. Et c’est ainsi que Dick Cheney transforme son rôle de suppléant faisant de la figuration en véritable pouvoir, et fout la merde durablement.

Revue près de vingt ans plus tard, on comprend mieux pourquoi la période de l’après 11 septembre a été difficile à suivre : c’est dès le départ du grand n’importe quoi. Et pour régler des problèmes internes à court-terme, la fine équipe génère des problèmes bien plus graves sur le long terme. J’avais ainsi complètement zappé que ce sont les Etats-Unis qui ont catalysé la naissance de l’État islamique.

Comment exposer tout ça au spectateur de manière à ce qu’il reste dans la salle jusqu’au bout, et qu’il lui en reste quelque chose ? À figure politique sans pitié, narration impitoyable – le biopic Tristam Shandysé par le journalisme d’investigation. La voix off, en soi virulente, se trouve incarnée à la moitié du film… puis désincarnée aux trois-quarts : le parti-pris s’énonce comme tel pour mieux faire valoir son propos, qui dépasse de loin la seule opinion. Dick Cheney prend des libertés avec les lois ? Le réalisateur fait de même avec la narration, plaque un discours shakespearien sur une scène conjugal qu’on ne peut qu’imaginer, et propose une fin alternative où Dick Cheney se retire de la politique avant de devenir vice-président, arrête de faire des attaques cardiaques et court des marathons avec Iron Man. Le générique est lancé, puis coupé : on n’est pas dans le meilleur des mondes. Lorsque tout est déroulé et que le véritable générique arrive, je m’étouffe de rire : c’est la chanson de West Side Story qui accompagne diverses images d’appâts (Dick est pêcheur ; c’est même son nom de code pour le service de protection) – I’d like to be in America, I’d like to be in America, I’d like to be in Am-er-HIC-a. Il y a dû avoir du lion à bouffer à la cantine des réalisateurs, ces derniers temps, parce que ça dépote.

Mit Palpatine

Révélation de dernière minute : Adam McKay était aussi le réalisateur de The Big Short!

Question existentielle de dernière minute : par quelle magie de dissonance cognitive les Américains peuvent-ils utiliser comme surnom neutre une partie anatomique servant également d’insulte ? Dick ?

Celle que vous croyez

(je suis, je ne suis pas)

Une femme d’une cinquantaine d’années, quittée par son mari puis par son plan cul, se fait passer en ligne pour une jeune fille et tombe amoureuse d’un jeune homme. Le scénario en a un peu plus sous la pédale que cette seule amorce (qui occupe quand même à elle seule au moins la moitié du film), mais le rythme fait paraître tout cela un peu court. Comme dans : c’est un peu court, jeune homme.

Le film flirte avec le ridicule et, sans Juliette Binoche, il serait carrément mauvais. Seulement voilà, il y a Juliette Binoche, et cette actrice est extraordinaire. Lorsque son personnage confie à sa psy qu’elle ne jouait pas à avoir 24 ans, qu’elle avait 24, on ne le croit pas, on le voit : non pas lors de la scène où elle danse seule et alcoolisée dans une soirée tranquille (le scénario frise le ridicule et s’y vautre peu après), mais lorsqu’elle marche tout simplement, les cheveux libres et le rose au joue, lorsque la commissure de ses lèvres clignote en sourire, ou que ses yeux se gorgent de larmes sans qu’elles ne tombent. La jeunesse se lit dans ses rides – des rides d’expression, comme on dit, preuve que la vie n’en finit pas de jaillir de ce visage. Les gros plans ne s’y trompent pas : la justesse est toute entière dans ce visage, toujours sur le point de (sourire, pleurer), dans l’instant qui voit affleurer l’émotion.

Et dans son miroir, le visage de la psy (Nicole Garcia), changeant comme un ciel nuageux par temps de grand vent ; elle est touchée, et ne l’est pas, en contrôle d’émotions sur lesquelles elle fait l’effort de ne pas s’arrêter – la parole de jugement, de même, réfrénée. Peut-être est-ce elle, la spectatrice idéale que souhaiterait le réalisateur, Safy Nebbou.

Nicole Garcia en psy pokerface
Juliette Binoche, le visage déformé par les pleurs à venir

Je veux bien mourir, mais pas abandonnée.

I lock the door upon Khnopff

I lock the door upon myself

En rentrant de Hong Kong, dans le métro parisien, une affiche m’a sortie de mon abrutissement : une exposition sur Khnopff ! Dès que j’ai pu en faire une capture, je l’ai envoyée à Melendili, avec qui j’ai découvert ce peintre symboliste au lycée, à l’occasion de nos TPE sur l’image de la femme au tournant du XIXe siècle. J’étais assez excitée à l’idée de voir en vrai I lock the door upon myself, le tableau qui nous avait tant intriguées… et c’est probablement celui qui m’a le moins marquée de l’exposition organisée par le Petit Palais. Je n’y vois plus autre chose que mes rêveries adolescentes passées.

L’Art ou Des caresses

Expérience similaire pour l’autre tableau célèbre de l’artiste : L’Art ou Des caresses. J’aime beaucoup le double titre, l’image en creux du tableau qu’on caresse du regard, encore et encore, mais je ne vois plus rien dans celui-ci – ou peut-être le décor, la luminosité autour des colonnes, qu’on ne voit jamais dans les reproductions. C’est une esquisse préparatoire qui ravive mon regard : le jeune homme y a un regard bien plus dur que dans le tableau final, et la caresse se charge de dangerosité, davantage endurée que consentie.

Étude préparatoire

Après le lycée, c’est la prépa qui ressurgit, avec un dessin de petite dimension sur La Poésie de Mallarmé. Les fleurs qui encadrent le visage me font immédiatement penser à de l’écume, et des vers me reviennent, pures sonorités depuis longtemps détachés de l’éphémère sens qui s’y était révélé lors d’une explication de texte (un poème de Mallarmé, quelque part, c’est une version latine présentée comme une énigme du journal de Mickey ; il faut « juste » remettre de l’ordre dans la syntaxe – après quoi cela n’a plus grand intérêt).

Dessin La Poésie de Mallarmé
La Poésie de Mallarmé

À la nue accablante tu
Basse de basaltes et de laves

Quel sépulcral naufrage (tu
Le sais, écume, mais y baves)

Affiche de l'exposition

Plus que par les peintures célèbres, j’ai été bien davantage fascinée par les visages dessinés sans qu’on en voit les traits, qui surgissent de nulle part comme une photographie dans son bain, en train d’être révélée. Ou plutôt le visage, au singulier : car c’est toujours celui de sa soeur, Marguerite Khnopff, que le peintre reprend encore et encore. Il y a la commodité du modèle qu’on a sous la main, une soeur qu’on déguise et qui veut bien poser, se faire photographier ; et tout de même la bizarrerie, sinon le malaise, du modèle qui devient obsession. Cela laisse augurer une drôle de psyché chez l’homme. L’oeuvre bénéficie en revanche de cette reprise inlassable : loin de désacraliser les oeuvres, elle travaille au mystère ; de tableau en tableau, ce même visage androgyne devient presque un masque, celui de tous les visages, d’homme, de femme, d’être fantastique, nimbés d’une même aura préraphaélite. Marguerite n’est plus qu’un des éléments pris dans un éternel retour, avec la figure d’Hypnos (l’aile à la place de l’oreille, qui doit faire un super masque anti-lumière si on la replie devant les yeux) et une cercle d’or, accroché au mur comme un miroir ou une assiette dans les portraits de sa soeur encore, ou d’enfants ; et dessiné au sol dans son atelier : Khnopff posait son chevalet en son centre.

Portrait de Marguerite Khnopff,
avec le fameux disque d’or à gauche
(un petit côté Whistler / Sargent, non ?)

L’exposition ne cherche pas midi à quatorze heures : les cartels pointent les symboles et, plutôt que de se lancer dans la surinterprétation, concluent au mystère. Cela pourrait être décevant, et cela ne l’est pas : les échos qui surgissent des oeuvres rassemblées en renouvellent la vision, paisiblement encouragés par une scénographie aussi discrète que travaillée. C’est un décor dans lequel on évolue, tout de bleu et blanc, à l’exception des titres dorés – le sens du détail poussé jusqu’à utiliser la même police dorée pour marquer une porte sans issue. Il est plaisant de s’y promener, de se laisser surprendre par un miroir comme un écho au disque doré des tableaux, et de retrouver ce dernier au sol dans une reconstitution de bibliothèque, où s’est déroulé un concert de chant et de harpe tandis que nous étions encore de l’autre côté de la cloison. On comprend mieux rétrospectivement la première salle consacrée à la maison – pas dégueu – de l’artiste. J’ai un doute sur le paon empaillé traité comme une sculpture, mais je prends sans hésiter le demi bow-window et les ateliers lumineux.

Vous avez jusqu’au 17 mars pour aller voir l’exposition : ne la manquez pas ; la dernière date d’il y a 40 ans !

Green Book

Les livres de couleur, c’est décidément la plaie. Celui du titre, vert, était un guide de voyage destiné aux « personnes de couleur » dans l’Amérique ségrégationniste. Il est remis à Tony Lip (Viggo Mortensen), videur de boîte au chômage technique, au départ d’une tournée dans le Sud de l’Amérique ; Don Shirley (Mahershala Ali), pianiste noir et virtuose l’a embauché comme chauffeur et homme-de-la-situation, i.e. prêt à cogner. Le hic, c’est que Tony, d’origine italienne mais blanc comme un redneck, est un homme de son époque : raciste. Et pas qu’un peu : sa femme offre à boire à deux ouvriers noirs venus faire des réparations chez eux ; sitôt partis, Tony met les verres à la poubelle. La scène donne le ton. Heureusement pour nous, la dèche et l’appât du gain sont encore plus forts que le racisme : voilà notre road movie lancé.

On voit bien où l’on va, dans le sens de l’Histoire, vers la prise de conscience – une ligne droite comme les autoroutes américaines et le bon sentiment hollywodien. Heureusement pour nous bis, Green Book n’est pas un film en Noir et Blanc : à la dichotomie raciale s’en ajoute une autre, sociale, qui prend nos deux compères dans un chiasme de privilèges et handicaps. Don Shirley est noir dans une société de Blancs racistes, mais il est aussi riche et fort cultivé, tandis que Tony vient d’un milieu populaire, met sa montre au mont-de-piété, jure comme un charretier et mange comme un porc. Au mépris raciste répond un mépris de classe, contenu comme il se doit : Don Shirley n’est jamais ouvertement méprisant, il est circonspect – méprisant malgré lui, et nous avec lui. On rit du Steinway écrit stain way, de Chopin devenu Joe Pin et de nous-mêmes aussi, lorsqu’on se reconnaît trop bien dans des accès d’élilitisme : poor grammar but kind soul, c’est par cette saillie laconique que Don Shirley décrit son ex-femme ; elle me faisait encore rire après le générique.

De ces décalages culturels le réalisateur tire un nombre incalculable de scènes comiques, qui fonctionnent comme contre-point bienvenu à l’atmosphère raciale pesante, mais valent aussi tout simplement pour elles-mêmes, certaines hilarantes. Il faut voir la tête des uns et des autres : des paysans noirs lorsqu’ils aperçoivent le pianiste à l’arrière de la voiture, et son chauffeur blanc les mains dans le cambouis à essayer de réparer la panne ; de Don Shirley lorsque Tony le force à manger du poulet frit sans couverts ; ou encore des deux autres musiciens du trio lorsque Tony s’assure à sa manière que le piano pourri mis à disposition sera bien remplacé par le Steinway prévu par contrat.

Dans le rire, tantôt aux dépends de, tantôt avec, s’opère un lent glissement ; tout en restant partiellement aveugle à ses propres privilèges (en les minorant), chacun prend peu à peu conscience de ce qui fait la réalité de l’autre. Le chiasme est évidemment déséquilibré, la différence sociale entravant le chemin là où l’injustice raciale le barre catégoriquement, mais ce croisement d’existences opère pour chacun une ouverture à l’autre. La première fois que Tony est traité de « demi-nègre » car au service d’un Noir, c’est sa propre réputation qu’il venge avec les poings ; peu à peu, pourtant, ce n’est plus de lui seul qu’il prend la défense, et là où il n’y avait pour seule motivation que l’argent intervient quelque chose comme une dignité partagée, un principe moral qui se fait jour… et découvre à Don Shirley sa lucidité comme héritière de la méfiance.

Tony a plus de chemin à parcourir que Don Shirley, mais les deux se rapprochent : c’est ce qui fait la beauté du film, et surprend, à rebours d’une bien-pensance qui aurait oublié de penser. On ne l’avait pas forcément vue venir, cette petite marche arrière sur cette grande ligne droite.

Au final, je ne sais pas ce qui étonne le plus, de la violence des préjugés raciaux ou de leur volatilité : lorsque Tony revient dans sa famille pour Noël, on lui demande comment ça s’est passé avec « bamboula ». Don’t call him that, réplique Tony. L’interlocuteur est surpris mais ne proteste pas, et quand Don Shirley se pointe avec une bouteille de champagne, passé un grand blanc, la famille l’accueille chaleureusement – puisque Tony le fait. Je ne sais pas s’il est réjouissant ou déprimant qu’il faille si peu de choses pour renverser la vapeur chez ceux qui se découvrent ainsi comme des « bons gars », par opposition à certains Sudistes inflexibles, catalogués comme abrutis irrécupérables. Réjouissant : la changement est possible ; déprimant : le moyen le plus efficace de se débarrasser d’un préjugé est de le remplacer par un autre. Puisque Tony l’a dit : on imite, on ne pense pas – mais peut-être ressent-on, peut-être l’empathie peut-elle pallier le manque de réflexion. Peut-être même lui est-elle supérieure dans ses effets (quand on sait ce qu’on a fait justifier à la science, des « races »). Ce sera le postulat de l’esprit de Noël.

Pierre-Paul-Jacques

La Chute de l’empire américain. Le titre du film, hyperbolique mais bien envoyé, transforme son histoire en parabole. On ne se fait cependant pas prier pour perdre de vue la big picture et s’oublier avec délectation aux côtés d’un individu particulier, aux aventures improbables : Pierre-Paul (Alexandre Landry), doublement honnête homme par son nom de baptême, est le témoin involontaire d’un braquage qui tourne au règlement de compte ; sans réfléchir, il embarque l’argent et se trouve embarqué dans un univers qui n’est pas le sien. Les flics le surveillent, les gangs s’écharpent à la recherche du fric, et lui surnage au milieu de tout ça, en continuant à servir la soupe populaire, faire ses livraisons et citer ses philosophes tant étudiés à tout bout de champ… aux côtés de deux autres personnages, avec lesquels il forme la dream team la plus improbable : Sylvain (Rémy Girard), native American qui vient de purger une peine de prison, occupée par des cours d’économie à la fac ; et Aspasie (Maripier Morin), escort de luxe qui ne pouvait qu’exciter notre érudit déclassé par sa présentation racinienne, et qui pourrait s’appeler aphasie tant sa beauté laisse sans voix.

Le tout est très drôle et très intelligent : le dialogue paradoxal inaugural, une succession muette de plans lorsqu’un SDF pousse son caddie sur la place libérée par la voiture que viennent de piquer les braqueurs, la satire décomplexée des optimisations fiscales… Forcément, dans cette jungle de l’argent, Pierre-Paul-Jacques ne peut être qu’un Robin des bois malgré lui, l’héroïsme abandonné aux malfrats, la justice à un manque chronique de moyen, et l’équité à la charité.

On n’a pas grande peine à adopter l’attitude du réalisateur, Denys Arcand : puisque le monde part en couille et qu’on ne sait plus par quel bout le prendre, autant en prendre son parti de jouissance, et rire tant qu’on le peut encore – tout en oeuvrant à notre mesure pour sauver ce qui peut l’être autour de nous, par-delà le bien par-delà le mal, membres que nous sommes d’une société, comme un bout de ferraille, en pleine corruption.