Smarties et colonnes de Buren

Première partie de la soirée Peck-Balanchine : il faudra que je revienne. Seconde partie : ce ne sera pas nécessaire. D’une manière générale, Balanchine tend à m’ennuyer. Brahms aussi. Le Brahms-Schönberg Quartet partait donc mal. Pour le sauver, il aurait fallu que le moindre rôle soit animé par un artiste de premier rang. Or, non seulement l’excitant des troupes est sur le double fro­nt Peck-Forsythe, mais les costumes ont été confiés à Karl Lagerfeld, qui tient manifestement le ballet en piètre estime. Il dessine des lignes, des lignes, des lignes, sans jamais se soucier de savoir si elles vont entraver celles du mouvement : quadrillage de gilet, bas de bustier délimité d’une ligne noire, bracelets qui coupent les biceps, bandeau horizontal qui abaisse le front… les danseuses sont saucissonnées de toute part. Le couturier les a manifestement trouvées trop maigres et s’est fait un devoir de les engoncer dans des tutus patapouf. Un raout prout-prout aux colonnes de Buren.

La seule à se tirer de la meringue années folles qui sévit dans les premier et troisième mouvements est sans doute Dorothée Gilbert, dont on voit mieux pourquoi elle a été choisie comme égérie par Piaget – le chic de la paupière lourde et du corps sémillant. Dans le deuxième mouvement, les tutus frôlent la parodie : il faut bien la trempe de Marion Barbeau pour ne pas se faire transformer en Barbie (ses trois acolytes, avec leur bandeau rose à nœud dans les cheveux et leur bustier rose baveux, ont des airs de fermières de charme). Cerise sur la choucroute avec le quatrième et dernier mouvement : les costumes folkloriques de Karlichounet affadissent la chorégraphie de Balanchine, qui, mâtinée d’influences folkloriques, ne l’est jamais assez pour rattraper les costumes, malgré le piquant de Laura Hecquet. Quant à Karl Paquette, son chapeau « boîte de camembert » n’est pas loin de lui faire perdre son sex appeal, pourtant éclatant dans ce genre de danse de semi-caractère.

 

Karl Lagerfeld s’est manifestement servi du ballet comme d’un prétexte pour exposer son ego des créations qui ne devraient jamais se mettre en mouvement. Le ratage est d’autant plus éclatant que les costumes de la création de Justin Peck sont tout l’inverse : élégants et adaptés au mouvement, assortis par leurs couleurs et discrètement variés dans leur coupe. Les jupes noires s’entrouvrent en arabesque sur une multitude de raies colorées qui font écho aux lignes qui sinuent tranquillement sur les torses des garçons, épousant une giration à venir, un épaulement passé, et descendent le long des jambes, semant le trouble entre pantalon de sport et pantalon de smoking. On ne distingue pas le jeu de l’élégance entre chien et loup – ni dans les costumes de Mary Katrantzou, ni dans le décor de John Baldessari (une immense courbe lumineuse dont l’abstraction se termine par une pointe de figuration : un bout de grand 8 – juste ce qu’il faut pour relancer l’imagination sans l’encombrer de trop de figuration), ni dans la chorégraphie de Justin Peck, qui me semble ainsi une parfaite incarnation de la musique de Francis Poulenc. Coloré sans être bariolé, mystérieux sans manières, quelque chose de poétique et ludique, qui vous esquisse des sourires l’air de rien.

Sourire lorsqu’un Apollon enfantin teste les mains de sa myriade de muses comme autant d’oreillers, et se fait gentiment renvoyer comme un volant de badminton à une garden party (le dieu musagète a abandonné son hiératisme balanchinien ; en lieu et place des poses groupées, un drôle d’insecte à six pattes qui s’agite un instant).

Sourire lorsqu’il s’endort finalement la joue posée sur l’un des tabourets empilés, auquel ses comparses ôtent son sous-bassement, comme la chaise de l’auditrice enamourée de The Concert – la danse est-elle autre chose qu’un rêve de lévitation ?

 

Les pastilles de couleurs qui masquent les visages1 transforment les danseurs en silhouettes peintes ; lorsqu’elles conciliabulent ensemble, j’ai l’impression de voir ces petits chapeaux de femme qui se posent sur la tête sans la couvrir – bref carnaval d’hippodrome. On ne reconnaît pas les danseurs de prime abord et c’est un plaisir à part entière que de se laisser hypnotiser par la courbe d’une épaule sans a priori sur son propriétaire (Florimond Lorieux). Les danseurs ne se démasquent pas : ils ôtent leur masque comme on retire un vêtement – épaisseur encombrante pour les uns (tiens-moi ça le temps que j’aille caracoler), voile de pudeur pour les autres (hésitation face à la mise à nue). Hannah O’Neill est la première à retirer le sien, face à Mickaël Lafon. L’avidité avec laquelle elle le pousse à découvrir son visage, puis la jeunesse de celui-ci, me font immédiatement penser qu’Hannah O’Neill fera une parfaite Mort quand on aura trouvé un jeune homme pour remplacer Nicolas Le Riche dans le ballet de Roland Petit. Tout aussi jeune que son partenaire, davantage même, elle semble avoir mille ans, une maturité de vieux sage dans un corps resplendissant de jeunesse. Marque des plus grands : c’est dans les creux de la chorégraphie qu’elle est le plus présent – moment en suspens.

C’est aussi ce qui me plaît chez Justin Peck, qu’il ménage de tels moments de suspens, quand d’autres jeunes chorégraphes s’agitent par crainte de l’immobilité, comme, coincé dans un ascenseur, on se met à parler de la pluie et du beau temps quoi pour éviter le silence. Les embardées de vitesse, accélération du cœur et du corps, n’en sont que plus joyeuses, à l’image de ce semi-manège où le danseur esquive les croche-pattes qu’il se propose, note de couleur et de musique facétieuse, détourné sur genou plié ; avec un délié étonnamment féminin mais jamais efféminé, Antonio Conforti est la découverte de ma soirée. Et c’est une nouvelle qualité au compte du chorégraphe : il sait décidément composer avec les personnalités de chacun. En témoigne le tableau sur lequel se clôt la pièce : Marion Barbeau, la belle qu’il ne faut pas emmerder, hissée sur un tabouret, toise-défie sur le mode de l’humour toute la petite troupe sous elle ramassée. C’est du joli.


1
Laura Cappelle a le pourquoi du comment : ces masques correspondent aux points colorés dans les oeuvres de John Baldessari, auteur du décor.

Pirate !

Le Corsaire, d’Anna-Marie Holmes,
soirée du 22 juin, avec l’English National Ballet

Comment se fait-il, qu’allergique au kitsch, je ne sois pas rebutée une seule seconde par Le Corsaire ? Le seul passage qui m’a intérieurement fait tirer la langue est le divertissement rêvé du « jardin animé », un jardin de belles plantes en tutu blanc et couronnes de fleurs portées à bout de bras comme les cerceaux des gymnastes – un jardin qui pourrait être cultivé sous nos latitudes ; en somme, un kitsch bien de chez nous. L’orientalisme, en revanche, ne me dérange pas une seule seconde ; je sais que j’ai affaire à l’équivalent esthétique du préjugé, à un Orient d’occidental, mais, occidentale sans expérience de l’Orient (pire : sans grande curiosité pour l’Orient), je n’ai aucune image concrète pour remplacer ce que je reconnais comme cliché.

Non seulement le décor type caverne d’Ali Baba ouvrant sur un clair de lune ne me dérange pas, mais je l’apprécie comme une enfant à qui on lit un conte. Je l’apprécie peut-être même d’autant plus qu’il est présenté comme un plaisir coupable (moins de colonialisme que de mauvais goût, je vous rassure). Le temps de ce ballet, je suis la balletomane type qui consterne Carnet sur sol, celle qui se repaît de son ignorance crasse, qui éprouve une délicieuse volupté à ignorer le patchwork musical, le bric-à-brac narratif1 et la pagaille des versions chorégraphiques. Pire : j’embrasse ce patchwork, ce bric-à-brac, cette pagaille parce qu’ils me libèrent de la nécessité du sens et me laissent toute-ouïe-tous-yeux-tous-pores à l’exultation des corps.

J’aime, que dis-je aimer, j’idolâtre la virtuosité ! Non pas celle, mécanique, des grands techniciens ; celle des bêtes de scènes, aux sauts et à la sensualité félines. Je crois que je n’avais pas ressenti ce frisson de virtuosité à Garnier depuis le Basile d’Ivan Vassiliev2. Le grand jeté par lequel Yonah Acosta vole en scène donne quelque idée de ce qu’ont pu ressentir les spectateurs face au Spectre de la rose de Nijinsky, mais c’est Cesar Corrales mon coup de cœur – qu’emplois-je cette expression pudibonde ? – mon coup de sang, coup de sexe, les hanches qui s’avancent, et non reculent comme le reste du corps de ballet, lorsqu’il abaisse les cordes d’une voile imaginaire et hisse ses couleurs. L’ardeur qu’il y met est telle que j’oublie complètement qu’il s’agit d’un rôle secondaire3, heureuse seulement de le voir plus souvent en scène que s’il avait eu le rôle plus prestigieux mais plus bref de l’esclave (l’esclave plus prestigieux que son maître, qui fait même danser sa bien-aimée4 : revanche des colonisés).

Les femmes ne sont pas en reste, quoique différemment bêtes de scène : Laurretta Summerscales est une magnifique biche ; Alina Cojocaru, un faon apeuré dont le sourcils en permanence froncés vous font immédiatement fondre votre petit cœur. Elle n’était peut-être pas toujours très assurée sur ses jambes, mais il y a en elle une telle intelligence du mouvement ! Rien que l’inclinaison de sa nuque, lorsqu’elle est soulevée par Conrad, suffit à vous faire pâmer de tendresse ; vous voyez son regard de dos ! Comment voulez-vous, après ça, que je condamne Le Corsaire ? Certes, ce n’est pas uniquement ce que j’attends d’un ballet, mais une fois de temps en temps, ça vous fouette délicieusement le sang !


1
Quand Gulnare, voilée, est apparue par la porte par laquelle Médora avait disparu, j’ai mis un certain temps avant de me rendre compte que, non, Alina Cojocaru n’avait pas subitement grandi.
2 Cela tend à me faire penser que Benjamin Millepied a programmé cette invitation comme un coup de pied au cul – l’Opéra de Paris a plein de merveilleux artistes, mais il n’y a guère que François Alu qui puisse déclencher semblable réaction (même si pas chez moi, malheureusement).
3 Dans ce rôle, on dirait un peu une version bad boy d’Allister Madin. ^^
4 J’ai découvert avec étonnement que ce que je pensais être un pas de deux était en réalité un pas de trois ! Ou, du moins, pas un couple.

 

Giselle un jour, Giselle toujours

Deuxième rang du balcon. Grâce à Pink Lady, je me retrouve presque au même endroit que pour ma première Giselle, mon premier ballet, il y a… vingt ans ? Les mortes n’ont pas pris une ride, mais l’orchestre des jeunes lauréats du conservatoire est perclus de rhumatismes… Jeunes dans la salle, jeunes dans la fosse – à 10 € la place, on peut bien offrir une nouvelle expérience à des pré-professionnels (pour les représentations suivantes, c’est beaucoup plus discutable).

Amandine Albisson, qui n’est pas franchement portée sur la minauderie, prend le parti de déniaiser sa Giselle. Le problème, c’est que le personnage paraît d’autant plus cruche qu’on lui résiste. La moindre réticence de la danseuse pour son rôle induit une distance qui rend l’identification du spectateur impossible : on voit alors intensément Giselle ne pas voir (qui est Albrecht). Jouée à fond, au contraire, Giselle a la guillerette-attitude communicative ; on voit Albrecht à travers ses yeux, sans plus la voir elle. Si l’amour rend aveugle, ce n’est jamais tant sur son objet que son sujet, qui cesse de faire retour sur lui-même, entièrement absorbé par l’autre.

À la décharge de Giselle, l’Albrecht de Stéphane Bullion n’est pas absorbant pour un sou. Trop grand prince pour danser pleinement pour une paysanne, sans doute. Leur pantomime nécessite déjà les jumelles depuis le balcon ; j’espère que les cinquièmes loges ont été équipées de télescopes. Louper le pas de deux des paysans n’aurait cependant pas été une très grande perte ; j’en connais deux, pas mauvais mais pas rodés, qui se seront fait appeler Arthur (Arthus ?).

Amandine Albisson revient à la raison dans la scène de la folie : la voilà qui épouse Giselle et embrasse son destin, le peigne pendant incongru dans sa chevelure. Sa présence-puissance marmoréenne fait merveille à l’acte II ; elle a par intermittence un je-ne-sais-quoi qui me rappelle Aurélie Dupont et j’entraperçois ce qu’a vu en elle Brigitte Lefèvre en la nommant étoile. Une certaine immobilité, une stature. Elle occupe le rôle plus qu’elle ne l’habite, rivalise avec lui, le force à lui faire place, le détruit pour mieux l’incarner (un peu comme Illyria à la fin d’Angel – bah quoi, surnaturel pour surnaturel…). Elle ne vole pas, elle n’est pas au-dessus : elle est ailleurs. Quelque part dans une trace de tulle blanc. Sa présence est en même temps absence, comme une étoile qu’on verrait encore alors qu’elle a déjà disparu, à plusieurs milliers d’années-lumières de là.

Autant le sous-jeu d’Amandine Albisson s’apparente à celui d’une actrice du cinéma (par opposition à une comédienne de théâtre), autant celui de Stéphane Bullion tient du brouillon – préparatoire au premier acte, fouillis au second. Ce switch on/off (off : je-marque-le-premier-acte / on : je-m’épuise-au-second) m’a rappelé l’argument tel que raconté par les Balletonautes. Et si Albrecht, dragueur mollasson au premier acte, devenait vraiment amoureux au second, justement parce que, l’objet de son amour disparu, le désir découvre le manque dans lequel il s’épanouit ? Il n’y a plus alors à plaider la sincérité ou la goujaterie : Albrecht peut être goujat puis sincère, l’apparente contradiction s’annulant dans la passion, la révélant même, comme désir d’embrasser la mort. Je serais presque reconnaissante à l’étoile de m’avoir révéler la squelette d’un rôle qu’elle n’a pas vraiment incarné, au-delà de la série d’entrechats six escamotée et, avec elle, la supplique désespérée dont elle est l’expression. Son Albrecht est bien mourant, mais de fatigue essentiellement : au spectateur le désespoir…

… qui ne dure pas longtemps, illuminé par la présence-lueur d’Hannah O’Neill. Sa Myrtha n’est pas le monstre d’autorité que l’on attendait pour mater la force d’Amandine Albisson ; elle est même étrangement gracile : Myrtha O’Neill est d’un autre règne, c’est là son inhumanité. Sa dureté relève d’une indifférence toute minérale ; ses gestes, jamais raides, jamais brusques, restent ceux d’une liane. Elle ferait merveille distribuée aux côtés d’une Giselle moins marmoréenne – dans cette distribution, la reine de Wilis paraît presque plus fragile que la jeune recrue (voire que le corps de ballet, qui répond comme un seul corps mécanique aux suppliques des amoureux).

 

Je ne sais pas si je parviendrai à me lasser de ce ballet, ni à revenir de la beauté de l’apparition des Wilis à l’acte II, sublime partition pour le corps de ballet.

 

Edit : Audric Bezard, j’ai réussi à oublier Audric Bezard ! Maudit sois-tu Albrecht-Bullion. Team Hilarion !

Le ballet narratif au XXIe siècle, une créature monstrueuse ?

Quel sens cela a-t-il de créer un ballet narratif au XXIe siècle ? Petite réflexion autour deux ballets présentés à Londres en mai : Frankenstein, de Liam Scarlett, et The Winter’s Tale, de Christopher Wheeldon.

 

L’endroit du décor

Le cyclo bleu et les justaucorps, c’est moderne et stylé, mais quand on n’est pas fan de design minimaliste, cela peut être un peu frustrant. Le ballet narratif, qui se déroule en un lieu et une époque donnés, implique généralement des costumes et des décors recherchés, qui peuvent parfois presque assurer le spectacle à eux seuls. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le Royal Opera House ne lésine pas sur les moyens !

Dans Frankenstein, dès avant le lever du rideau de scène, on s’étonne de le voir s’animer par la vidéo, à la manière d’un .gif d’artiste. L’amphithéâtre des cours de médecine, où Frankenstein donne vie à la créature, est surplombé par une machine assez incroyable, rehaussée par des effets lumineux lors du moment fatidique – éclairs, étincelles… la profusion des effets m’a un instant rappelé la mise en scène du Faust de Gounod par Jean-Louis Martinoty à Bastille (des moyens accordés à l’opéra mais pas au ballet de notre côté de la Manche, comme je le remarquais à l’occasion de Iolanta / Casse-Noisette).

Frankenstein, photo Alastair Muir, avec Frederico Bonelli

The Winter’s Tale n’est pas en reste : la scène de tempête en mer à la fin de l’acte I est une réussite, malgré des images de synthèse un peu cheap : une grande voile et une coque figurant la proue du navire, il fallait y penser, mais il n’est fallait pas davantage ! Le clou du spectacle, cependant, reste l’arbre à amulettes du deuxième acte, qui enracine le ballet dans la tradition du merveilleux. L’effet de féerie est saisissant : l’atmosphère me rappelle celle de La Source et le bruissement dans la salle, l’émerveillement du public dans Les Joyaux de Balanchine, lorsque le rideau se lève sur un tableau de danseurs étincelants sous une élégante guirlande assortie aux tutus.

The Winter’s Tale, photo Dave Morgan, avec Sarah Lamb, à gauche (qui est un peu la Myriam Ould-Braham du Royal Ballet)

 

Les deux ballets sont également bien pourvus au niveau des décors et pourtant, on distingue déjà une différence dans la relation entretenue à leur égard. Dans Frankenstein, les décors et les costumes sont référentiels (ils font référence à une période précise, même si simplifiée ou partiellement fantasmée) ; dans The Winter’s Tale, ils sont davantage symboliques : le grand escalier, les statues et la colonne ne font pas référence à une époque précise, mais signalent la richesse et le pouvoir. Par leur aspect modulable, ils dépassent la simple fonction décorative et versent dans la scénographie (deux personnes sont d’ailleurs créditées à ce titre, absent dans Frankenstein). Ces éléments de décor sont en effet utilisés de manière très intelligente pour varier les perspectives sur l’espace et l’histoire : les statues vues de derrière, par exemple, s’accordent bien avec les manigances du roi derrière le dos de sa femme et de celui qu’il suppose être son amant.

Même différence dans les costumes : ceux de The Winter’s Tale, « atemporels » (même si l’atemporel est toujours datable et fait souvent rapidement daté), vont dans le sens d’une relecture modernisée de l’œuvre, tandis que ceux de Frankenstein suggèrent moins l’interprétation que la reconstitution – des partis pris qui se retrouvent dans le traitement de l’histoire…

 

Faire entrer le storytelling dans la danse

N’ayant lu ni le roman le Mary Shelley ni la pièce de Shakespeare1, je ne me prononcerai pas sur les choix d’adaptation, seulement sur la lisibilité de l’histoire, sur sa mise en récit par le ballet.

On suit sans problème l’histoire de Frankenstein ; c’en est presque déroutant : même sans avoir lu le roman, on s’y retrouve ! Les ellipses temporelles et les flashbacks, notamment, sont parfaitement maîtrisés, avec des moments figés où les interprètes du passé viennent reprendre la pose. Une telle clarté narrative est assez rare pour être saluée. D’habitude, si on n’a pas lu le synopsis avant, on se retrouve à l’entracte avec des hypothèses divergentes, à se demander qui est qui, qui a trahi ou dragué qui et pourquoi (parfois même quand on a lu le synopsis avant, et qu’on le relit après – non mais La Source, quoi).

Frankenstein, photo Bill Cooper, avec Steven McRae sur le billard et Frederico Bonelli

Malheureusement, la cohérence narrative se fait au détriment de la cohérence thématique. On suit chaque tableau sans grande difficulté, mais ils s’enchaînent sans que l’on comprenne véritablement ce qui les relie : la séquence où Frankenstein donne vie à la créature semble complètement décorrélée de ce qui précède; il faut attendre la fin pour comprendre l’importance de la famille dans l’histoire – et là encore, le massacre semble presque un accident, un accès de folie inhumain plus que la rage trop humaine d’avoir été rejeté (par celui-là même qui l’a jeté dans le monde)… La psyché des personnages n’est pas aussi fouillée que l’histoire semble l’exiger ; on ne s’aventure pas dans ses recoins les plus sombres. La confrontation avec la noirceur de l’âme humaine est évitée au profit d’une horreur purement visuelle (je déconseille l’usage des jumelles pour le costume sanguinolent et plein de cicatrices de la créature). En somme, les tripes ne sont jamais autre chose que des organes savamment mis en bocaux.

Sinon, résumé en un tweet :

 

Dans The Winter’s Tale, la succession des événements n’est pas centrale ; l’action proprement dite se trouve même reléguée en début et fin d’acte. Le scénario n’est pas pour autant un prétexte à divertissements – pas uniquement : Christopher Wheeldon prend le temps de développer les relations entre les personnages, d’explorer les émotions qui les agitent et les poussent à agir. La danse incarne les thèmes convoqués par l’histoire : la jalousie, la trahison, l’amour, la joie, la culpabilité et la résilience… Les mécanismes narratifs s’en trouvent relégués au second plan : certes, en sortant, on a presque déjà oublié les rebondissements de l’histoire, mais on se souvient de ses ressorts, on est marqué par la palette expressive déployée.

Le chorégraphe sait prendre ses distances vis-à-vis de l’engrenage narratif (le fait d’avoir travaillé au scénario avec le compositeur2 n’y est sûrement pas étranger) et à cette « aération » dramatique correspond une danse aux temps plus marqués, avec des poses/pauses qui mettent en valeur les pas sans les noyer dans un flot continu, comme c’est souvent le cas dans la chorégraphie de Liam Scarlett.

The Winter’s Tale, photo Johan Persson, Marianela Nunez (la saison de la création)

 

 

Pas pas pas

« Mais, Degas, ce n’est point avec des idées que l’on fait des vers… C’est avec des mots. » Paraphrasant Mallarmé (dont les propos sont rapportés par Valéry), on pourrait dire que ce n’est pas avec des idées ni mêmes des mots que l’on fait un ballet, mais avec des mouvements. Le découpage narratif est une chose, qui a son importance, la chorégraphie en est une autre, primordiale. Les combinaisons de pas de nos deux chorégraphes réussissent-elles à traduire l’histoire, mieux : à l’incarner ? Rien n’est moins fragile que la transmutation du mouvement en geste…

Il y a dans Frankenstein de fort bonnes choses, dont deux qui m’ont bien plu. La première est la manière dont Frankenstein fait les cents pas devant le cadavre qui n’a pas encore ressuscité comme créature, son carnet de notes rouge à la main : cour, jardin, cour, jardin, il va et vient dans une effervescence de pas qui rendent parfaitement l’excitation intellectuelle que l’on peut ressentir lorsque les idées s’assemblent, s’appellent, s’annulent… Même réaction que face à la lecture agitée de James Thierrée dans Raoul : c’est exactement ça ! La danse exprime alors un instant, un comportement, de la manière la plus juste qui soit – on ne saurait dire, on ne saurait danser mieux.

À l’acte II, la révérence esquissée par le jeune frère de Frankenstein est reprise par la créature : ce geste, auquel on ne prête guère attention lorsqu’il est exécuté par un enfant bien mis, signifie alors l’étrangeté et la fascination de la créature pour un monde auquel elle voudrait appartenir et de toute évidence n’appartient pas. C’est grâce à des détails comme celui-ci que la chorégraphie caractérise les personnages et leur donne de l’épaisseur. J’aurais aimé qu’il y en ait (ou en percevoir ?) davantage. La danse effervescente de Liam Scarlett leur laisse rarement le temps de se déployer ; un pas en chasse un autre sans qu’on ait eu le temps de l’assimiler, si bien que le ballet auquel on assiste semble avant tout un ballet au sens métaphorique du terme : des allées et venues (des élèves et infirmières au cours de médecine, des domestiques dans les scènes familiales ou des invités lors du bal final). La danse devient alors partitive, de la danse, aux pas interchangeables, destinés à animer plus qu’à signifier. Cela peut être hyper stylé, comme lors de la scène du bal où la créature débarque en croûtes et redingote3, mais c’est un peu décevant, parce qu’on était si proche d’un tout signifiant. Les critiques ont peut-être été d’autant plus dures avec Liam Scarlett qu’elles en attendaient (et continuent à juste titre à en attendre) beaucoup. Mais pour un premier ballet full-length, cela reste impressionnant !

 

Frankenstein, photo Tristram Kenton

 

On sent évidemment Christopher Wheeldon plus expérimenté. Ses personnages se construisent dans et par la danse. C’est particulièrement réussi à l’acte I avec la jalousie du roi à l’encontre de son ami avec lequel, il en est persuadé, sa femme enceinte l’a trompé. On retrouve notamment un même index accusateur dans une variation du roi et dans un trio, lorsqu’il sépare ceux qu’il imagine amants, bras croisés entre eux deux, les repoussant l’index contre la poitrine. C’est ainsi, dans la fusion du mouvement et de l’intention, quand le mouvement devient geste, que le ballet trouve sa raison d’être. C’est ainsi, en tous cas, qu’il me touche – ce qui fait probablement de moi une héritière du romantisme (Giselle est d’ailleurs l’un de mes ballets préférés). Le mime d’une action m’indiffère s’il n’exprime pas en même une émotion. L’émotion peut se passer de l’action (dans le ballet abstrait), mais non l’inverse (ennui d’une pantomime creuse, comme dans la Cendrillon de Matthew Bourne, par exemple).

 

Le dos courbé, souvent associé aux personnages maléfiques dans les contes, est ici un attribut du roi paranoïaque et jaloux (superbement incarné par Edward Watson).

The Winter’s Tale, photo Dave Morgan
Le roi (Edward Watson) en embuscade et le couple qu’il fantasme (Frederico Bonelli et Lauren Cuthbertson, géniale – on ne le voit pas très bien sur la photo, mais elle danse avec un faux ventre).

Mais alors, m’objecterez-vous4, les divertissements des grands ballets du répertoire ? Certains m’ennuient ; c’est même ce qui domine dans le souvenir de mon premier Lac des cygnes : beauté et ennui. La pompe du palais impressionne mais lasse vite. Si j’y prends aujourd’hui plaisir, c’est par balletomaniaquerie : plaisir de retrouver mes danseurs fétiches5, d’essayer de les repérer dans le corps de ballet, et fascination pour des corps qui font à la perfection ce que le mien ne peut pas faire ou très mal imiter. C’est un plaisir de praticien (même amateur) : technique et non esthétique.

D’autres divertissements, pourtant, m’enthousiasment sans que j’ai besoin d’enclencher le mode jury-de-conservatoire : c’est le cas par exemple des mouvements d’ensemble dans Don Quichotte ou des danses des bohémiens au deuxième acte de The Winter’s Tale. Le divertissement cesse d’en être un, parce qu’il n’est pas ressenti comme un moyen de meubler : il exprime la joie, la pure joie, d’avoir un corps, de danser, d’être – et à ce titre, n’interrompt pas la trame dramatique, même s’il constitue une pause narrative.

 

Alors le ballet narratif au XXIe siècle, anachronique ? C’est un peu comme se demander si l’on peut peindre des tableaux figuratifs après Kandinsky ou Mondrian ; les tableaux à la manière de nous inciteraient à répondre par la négative (surtout à la manière des impressionnistes), puis on découvre Richter, par exemple, et on se dit que si, oui. Seule importe la vision qui investit le style, l’anime au-delà ou en deça de ses maniérismes.

Il en va de même pour les ballets narratifs : on a de charmants ballets à la manière de qui, sans rien réinventer, font passer un bon voire un très bon moment (La Source à la manière de Petipa-Opéra de Paris, Frankenstein à la manière de MacMillan-Royal Ballet) et d’autres où le langage chorégraphique, plus inventif, fusionne d’une manière nouvelle danse et pantomime, ce qui est raconté et ce qui est exprimé comme les deux faces d’une même médaille.

 



1
La plupart des ballets récents sont adaptés d’œuvres littéraires qui ne le sont pas. Est-ce que, la danse étant plus apte à traduire des émotions que des faits, les chorégraphes tablent sur des œuvres plus ou moins connues de tous (plutôt moins pour moi) ? Ou est-ce une commodité, sachant qu’il y a déjà matière à faire œuvre (assurance d’une certaine densité, d’un propos, d’une cohérence dramatique) ? La question se pose également au cinéma, où le nombre de scénarios originaux tendent à diminuer.
2 La musique de Joby Talbot ne s’écouterait peut-être pas seule comme du Tchaïkovsky, mais c’est un véritable bonheur qu’une musique composée spécialement pour le ballet.
3 Le combo redingote / crâne chauve me fait penser à la belle-mère et aux sœurs de Cendrillon dans la version de Thierry Malandain…
4 Non, David Le Marrec, je ne te vouvoie pas. :p
5 Effet « série TV » : plaisir de retrouver des personnages. Car les danseurs, tels qu’on les fantasme depuis notre place de spectateur, sont avant tout des personnages. J’en veux pour preuve Mathiiiiiiilde (le personnage Mathilde Froustey de Palpatine).

AA 6/12 Hérésie italienne : pantomime, virtuosité et ballet italien

Ce billet fait partie d’une série de compte-rendus sur Apollo’s Angels, de Jennifer Homans.

Danses de cour à la Renaissance, manières de la cours, commedia dell’arte, danses de l’Antiquité et même habitude de parler avec les mains… le ballet aurait dû être italien. Seulement voilà : veni, vidi et non vici. Histoire d’une success story avortée.

Si, si… non

Alors qu’en France, on s’ingénie à mélanger opéra et ballet, en Italie, on a résolu le problème en séparant les deux une bonne fois pour toutes : les ballets, indépendants, sont calés entre les actes de l’opéra (à un opéra en 3 actes correspondent 2 ballets). N’allez pas croire que la danse est le parent pauvre de la musique ; elle est fort appréciée. Le nombre moyen de danseurs par maison d’opéra est même multiplié par 10 entre 1740 et 1815.

Comme un peu partout, les danseurs italiens viennent des rangs sociaux les plus bas mais, contrairement aux Français, ils ne passent pas par une école et ne cherchent pas à reproduire les manières de l’élite (tout au plus les moquent-ils). Leurs manières, beaucoup plus libres, ne s’embarrassent pas de la hiérarchie qui pèse sur le ballet français. Ils ont pourtant un style affirmé, appelé grotesque en raison de son exagération délibérée. Les artistes italiens, qui excellent dans le mime, les sauts et les tours, sont recherchés dans les cours européennes et leur influence est profonde : le ballet a clairement une dette envers les Italiens.

Pourquoi alors le ballet s’est-il essentiellement développé en France et non en Italie ? La danse italienne est considérée comme inférieure au style noble français : exagérée, manquant de contrôle… elle n’a pas le prestige dont jouit le ballet français – ni sa puissance, conférée par sa concentration dans la capitale. La dissémination des danseurs italiens dans plusieurs villes d’importance encourage la mobilité et la créativité, mais rend également difficile la construction d’un style ou d’une école unifiée. Sans compter que mobilité signifie aussi départ des danseurs les plus talentueux dans les cours de toute l’Europe – un brain drain dansant, en somme.

 

Viganò et le choréodrame

À l’époque, Milan est en transition : la France et l’Autriche se disputent la région, et leurs occupations successives rendent les deux pays également impopulaires. Notre ballet français, on peut se le mettre là où on le pense. Peu à peu émerge l’idée que le ballet pourrait exprimer la vie intérieure du peuple italien.

Le désir de rendre le ballet italien commence avec Angiolini, qui veut élever la danse italienne au rang d’art, « la danza parlante ». Mais il n’est pas assez talentueux et le premier à y parvenir est Salvatore Viganò (1769-1821). Ses productions remportent un franc succès à La Scala de Milan et donnent un prestige nouveau à la danse italienne à l’étranger. Pour Stendhal, Viganò est un génie à l’égal de Rossini.

Doté d’une solide formation littéraire et musicale, Viganò commence sa carrière à Rome dans des rôles de travesti. Il est formé au style français sérieux, mais sa danse est un peu différente de ce qui se fait en France : plus sensuelle et plus… grecque. Il donne avec sa femme des spectacles qui s’inspirent des performances d’Emma Hamilton, laquelle donne vie, par des pantomimes silencieuses, à des galeries de statues antiques (le public joue à retrouver la statue à l’origine).

En 1813 est donné Prométhée. Le ballet de Viganò (dont Beethoven n’est pas satisfait) est grandiose et héroïque. Ses effets spectaculaires ne sont pas gratuits pour autant : le spectacle parvient à évoquer plus largement les thèmes soulevés par l’histoire. Le public est ébahi par l’ampleur des effets scéniques, mais aussi et surtout de ce que le spectacle est composé de pantomime, qui n’est pas le mime familier des grotteschi… mais pas non plus celui du ballet d’action avec son mélange de gestes déclamatoires et de danses françaises décoratives. Un auteur de l’époque forge le terme de coreodramma1 pour parler de la danse de Viganò.

Viganò élimine les divertissements. L’essentiel n’est pas de mimer une histoire, mais d’exprimer les émotions d’un personnage à travers une gestuelle qui repose sur des motifs de mouvements rythmiques précis (un mouvement, un temps2). Des monologues dansés, en somme. Qui peuvent être juxtaposés : dans cette perspective, un pas de trois est un désordre expressif, où chacun conserve son motif.

Le choréodrame est largement inspiré de l’Antiquité : Viganò emprunte aux danses chorales (on n’en sait pas grand-chose sinon qu’elles étaient dansées par le citoyens en hommage aux dieux) et à la pantomime. L’acteur de pantomime jouait les drames et mythes grecs dans un one man show où il endossait tous les rôles à l’aide de masques. Des gestes conventionnels étaient là pour transmettre les concepts difficiles. Contrairement au mime (joué pieds nus, sans masque et plein de chansons, de plaisanteries, d’acrobaties…), la pantomime était un art cultivé, et ses acteurs-danseurs étaient considérés comme des encyclopédies vivantes. Les ballets de Viganò, aux thèmes grecs et romains, reprennent les choeurs3 de danseurs et les pantomimes solo, mais ne sont pas des reconstitutions pour autant. Plus romantique, le choréodrame s’inspire de l’Antiquité pour créer une forme italienne du ballet.

Viganò donne une identité italienne à la danse, mais l’affaiblit également en tournant le dos à la danse française et à l’attrait qu’elle exerce. Cette identité est d’ailleurs peut-être davantage milanaise qu’italienne : le reste du pays rechigne en effet à adopter ses vues, tandis qu’à l’étranger, on déplore un manque de divertissements. Ce que Viganò a créé est fort fragile et il emporte le secret de son succès dans sa tombe. Le tout Milan assiste à son enterrement, mais le choréodrame ne lui survit guère.

Blasis ou la virtuosité humaniste

L’influence de Viganò n’est pas à chercher du côté de la scène mais de l’enseignement, avec le travail de Carlo Blasis (1795-1878), fondateur de l’école italienne du ballet. Formé à l’ancienne école française, Blasis est impressionné par Vestris qu’il prend comme modèle. Néanmoins, insatisfait par son contrat à l’Opéra de Paris, il retourne à Milan et travaille avec Viganò (avec qui il se fight un peu lorsqu’il lui retire ses passages-divertissements dans le style noble).

Fait rare pour un danseur, Blasis est issu d’une famille noble ; il a fait ses humanités et fréquente des cercles artistiques. Son traité sur la technique du ballet est une étude quasi-philosophique, considérée à l’époque comme un texte fondateur et traduite en français, anglais, allemand… Son goût pour le XVIIIe siècle y est patent : malgré son admiration pour Vestris, Blasis tient à la vieille école et se prononce contre les débauches de virtuosité.

Ce qui distingue le plus nettement Blasis du ballet romantique et de Bournonville (dans sa quête d’une synthèse entre le style noble et la technique de Vestris) est son goût pour l’Antiquité. C’est également ce qui le lie à Viganò, et non le choréodrame : Blasis est trop français pour sacrifier la danse pure à la pantomime, sur laquelle le ballet ne saurait entièrement reposer. Son intérêt pour le classicisme est lié à l’italianité, au génie italien (Leonard de Vinci est son grand modèle et il consacre une étude à Raphaël).

Autant Blasis est un danseur moyen, autant il est très bon pédagogue. De 1837 à 1850, il dirige l’école de La Scala, où il met en place un programme de 8 ans pour former le corps de ballet (le stars sont importées pour les rôles principaux). Il analyse la technique sous tous les angles, décortique chaque mouvement pour le rendre aussi efficace et coordonné que possible – et ainsi transmettre les idéaux classiques d’harmonie. Il forme ainsi une génération de danseurs accomplis qui atteignent un niveau sans précédent, mais oublient rapidement la justification humaniste qui préside au geste. La virtuosité, essentielle à l’art, devient une fin en elle-même. Le mouvement n’est plus un geste signifiant mais une mécanique.

Dans ce contexte de virtuosité, le romantisme français n’avait pas une chance. Marie Taglioni rencontre le succès partout sauf en Italie, qu’elle quitte après trois représentations seulement, et Fanny Elssler n’est de toutes manières pas la bienvenue en tant qu’autrichienne. L’Italie est en plein milieu d’un drame national, qui n’a rien à voir avec lequel la mélancolie des sylphides. (Qui dit pas de sylphides dit pas de James : les hommes ne sont pas mis en retrait, et les danseurs s’acheminent vers toujours plus de virtuosité.)

Excelsior : splendeur et misère du ballet italien

L’influence de Blasis a été de courte durée. Avec Viganò, il représente le chemin que le ballet italien aurait pu prendre – mais qu’il n’a pas pris, ruiné par les révolutions de 1848 et les guerres d’unification. L’instabilité est chronique : les théâtres et les écoles ferment – certaines pour un temps, d’autres définitivement. Les ballets, de moins en moins nombreux, ne sont plus présentés entre les actes des opéras, mais à la fin, de plus en plus tard ; ce n’est plus un intermède bienvenu.

Luigi Manzotti (1835-1905) paraît changer la donne, mais en réalité, il colmate moins les failles du ballet qu’il ne les exploite. Manzotti se fait un nom avec Pietro Micca dont les effets techniques sont si réalistes qu’à la première, on appelle la police lors de l’explosion finale… En 1881, il monte Excelsior, une superproduction qui rencontre un succès monstre. Le spectacle est une fresque qui va du XVIe au XIXe siècle et dont les personnages sont des personnifications : la Lumière, les Ténèbres (joués par des mimes), La Civilisation (par la prima ballerina) et tout un tas d’autres tels que l’Invention, la Science, etc. Cette ode au progrès technique comporte plus de 500 figurants, 12 chevaux, 2 vaches et un éléphant…

Manzotti, qui a été formé au mime et dont le talent est essentiellement imitatif, n’est pas vraiment chorégraphe : les séquences de danse sont composées de pas interchangeables dont le détail est laissé aux danseurs. Le gros de l’oeuvre repose sur des manœuvres exécutées dans un esprit disciplinaire pour former triangles, diagonales et autres figures géométriques. Beaucoup de technique et peu de goût.

Excelsior est le plus grand succès de toute l’histoire du ballet italien. Il est remonté dans de nombreuses villes italiennes, puis à l’étranger aux États-Unis, à Berlin, Madrid, Paris, Saint-Pétersbourg et Vienne, avec adaptation au goût local (une tout Eiffel pour Paris, que diable). En 1886, Manzotti met en scène Amor, une production encore plus énorme… trop grosse pour être jouée ailleurs qu’à La Scala. Qu’importe : Excelsior fait long feu. Il est donné et redonné dans les années 1880 et 1890, avec remises au goût du jour (mesdames et messieurs : la fée électricité !). Rien ne semble pouvoir distraire les Italiens de leur histoire d’amour avec Manzotti – pas même les ballets russes. Trahison de l’héritage de Viganò et Blasis, Exclesior a tué le ballet italien. Manzotti a « tenu un miroir à l’Italie, mais n’a jamais pensé à remettre en question ce qu’il voyait ».

Pourquoi le ballet et pas l’opéra ?

Bonne question, tiens : pourquoi le ballet a échoué en Italie alors que l’opéra y a fleuri ? Verdi et Puccini, avance Jennifer Homans, ont été des exceptions. En réalité, l’opéra a lui aussi souffert de la situation politique, et sa trajectoire a été comparable à celle du ballet – en décalé. On peut néanmoins avancer quelques pistes sur le pourquoi des exceptions dans le domaine de l’opéra plutôt que du ballet :

  • C’est l’époque où le système de répertoire se met en place : on reprend des anciens opéras à partir des partitions, vendues par les maisons d’édition aux théâtres. L’absence de notation rend le ballet est plus fragile que l’opéra. Alors qu’une partition peut se rouvrir, une école de danse qui ferme, c’est un savoir-faire qui se perd.

  • Les maîtres de ballet italiens s’entêtent à écrire leurs propres scénarios (passablement mauvais), tandis que le ballet français prend vie sous la plume des poètes et que l’opéra recourt à des librettistes chevronnés.

  • Le ballet tient son identité de l’aristocratie : sans cour ni noblesse derrière lui, le ballet peut aisément se transformer en exercices de gymnastique. Verdi a derrière lui une longue lignée de compositeurs avec les œuvres desquels il peut dialoguer ; Manzotti opère dans un vide artistique. « Lacking the security and raison d’être of a court, and without internal or critical resoucres of its own to sustain it, Italian ballet became an unthinking and gymnastic art »

 

Épilogue

Dans leur effort pour élever le ballet, Viganò et Blasis n’ont réussi qu’à fortifier sa base grotesque. Le ballet italien est revenu à une version amplifiée de ce qu’il était à son commencement : virtuose et itinérant.

Manzotti a précipité le renouveau du ballet… en Russie. Parmi les danseurs italiens qui envahissent le pays se trouve Enrico Cecchetti, qui a dansé Excelsior et le remonte en Russie où les autorités sont si impressionnées qu’elles lui offrent un poste de premier danseur et d’assistant maître de ballet. Par la discipline de sa cour, la Russie va élever la virtuosité italienne au rang d’art : le ballet russe naît en partie d’un art italien mourant.


1
Je n’ai pas trouvé le terme en français, mais comme Jennifer Homans le traduit par choreodrama, j’ai pris la liberté de le transcrire en choréodrame.
2 Cela me fait penser à : une note, un pas, de Noureev.
3 Je suis un peu embêtée par l’expression « choruses of dancers » qui désigne certes un corps de ballet, mais avec une référence au choeur antique.