Giselle un jour, Giselle toujours

Deuxième rang du balcon. Grâce à Pink Lady, je me retrouve presque au même endroit que pour ma première Giselle, mon premier ballet, il y a… vingt ans ? Les mortes n’ont pas pris une ride, mais l’orchestre des jeunes lauréats du conservatoire est perclus de rhumatismes… Jeunes dans la salle, jeunes dans la fosse – à 10 € la place, on peut bien offrir une nouvelle expérience à des pré-professionnels (pour les représentations suivantes, c’est beaucoup plus discutable).

Amandine Albisson, qui n’est pas franchement portée sur la minauderie, prend le parti de déniaiser sa Giselle. Le problème, c’est que le personnage paraît d’autant plus cruche qu’on lui résiste. La moindre réticence de la danseuse pour son rôle induit une distance qui rend l’identification du spectateur impossible : on voit alors intensément Giselle ne pas voir (qui est Albrecht). Jouée à fond, au contraire, Giselle a la guillerette-attitude communicative ; on voit Albrecht à travers ses yeux, sans plus la voir elle. Si l’amour rend aveugle, ce n’est jamais tant sur son objet que son sujet, qui cesse de faire retour sur lui-même, entièrement absorbé par l’autre.

À la décharge de Giselle, l’Albrecht de Stéphane Bullion n’est pas absorbant pour un sou. Trop grand prince pour danser pleinement pour une paysanne, sans doute. Leur pantomime nécessite déjà les jumelles depuis le balcon ; j’espère que les cinquièmes loges ont été équipées de télescopes. Louper le pas de deux des paysans n’aurait cependant pas été une très grande perte ; j’en connais deux, pas mauvais mais pas rodés, qui se seront fait appeler Arthur (Arthus ?).

Amandine Albisson revient à la raison dans la scène de la folie : la voilà qui épouse Giselle et embrasse son destin, le peigne pendant incongru dans sa chevelure. Sa présence-puissance marmoréenne fait merveille à l’acte II ; elle a par intermittence un je-ne-sais-quoi qui me rappelle Aurélie Dupont et j’entraperçois ce qu’a vu en elle Brigitte Lefèvre en la nommant étoile. Une certaine immobilité, une stature. Elle occupe le rôle plus qu’elle ne l’habite, rivalise avec lui, le force à lui faire place, le détruit pour mieux l’incarner (un peu comme Illyria à la fin d’Angel – bah quoi, surnaturel pour surnaturel…). Elle ne vole pas, elle n’est pas au-dessus : elle est ailleurs. Quelque part dans une trace de tulle blanc. Sa présence est en même temps absence, comme une étoile qu’on verrait encore alors qu’elle a déjà disparu, à plusieurs milliers d’années-lumières de là.

Autant le sous-jeu d’Amandine Albisson s’apparente à celui d’une actrice du cinéma (par opposition à une comédienne de théâtre), autant celui de Stéphane Bullion tient du brouillon – préparatoire au premier acte, fouillis au second. Ce switch on/off (off : je-marque-le-premier-acte / on : je-m’épuise-au-second) m’a rappelé l’argument tel que raconté par les Balletonautes. Et si Albrecht, dragueur mollasson au premier acte, devenait vraiment amoureux au second, justement parce que, l’objet de son amour disparu, le désir découvre le manque dans lequel il s’épanouit ? Il n’y a plus alors à plaider la sincérité ou la goujaterie : Albrecht peut être goujat puis sincère, l’apparente contradiction s’annulant dans la passion, la révélant même, comme désir d’embrasser la mort. Je serais presque reconnaissante à l’étoile de m’avoir révéler la squelette d’un rôle qu’elle n’a pas vraiment incarné, au-delà de la série d’entrechats six escamotée et, avec elle, la supplique désespérée dont elle est l’expression. Son Albrecht est bien mourant, mais de fatigue essentiellement : au spectateur le désespoir…

… qui ne dure pas longtemps, illuminé par la présence-lueur d’Hannah O’Neill. Sa Myrtha n’est pas le monstre d’autorité que l’on attendait pour mater la force d’Amandine Albisson ; elle est même étrangement gracile : Myrtha O’Neill est d’un autre règne, c’est là son inhumanité. Sa dureté relève d’une indifférence toute minérale ; ses gestes, jamais raides, jamais brusques, restent ceux d’une liane. Elle ferait merveille distribuée aux côtés d’une Giselle moins marmoréenne – dans cette distribution, la reine de Wilis paraît presque plus fragile que la jeune recrue (voire que le corps de ballet, qui répond comme un seul corps mécanique aux suppliques des amoureux).

 

Je ne sais pas si je parviendrai à me lasser de ce ballet, ni à revenir de la beauté de l’apparition des Wilis à l’acte II, sublime partition pour le corps de ballet.

 

Edit : Audric Bezard, j’ai réussi à oublier Audric Bezard ! Maudit sois-tu Albrecht-Bullion. Team Hilarion !