Casse-Noisette

Arrivée au théâtre depuis la gare sans m’être cassé la figure sur les trottoirs glissants, je peste néanmoins contre ce temps de merde. – Mais non, pas un temps de merde, me corrige le mari de ma prof de danse : le temps rêvé pour danser Casse-Noisette.

Même si le froid ne facilitait pas l’échauffement et la sortie de la répétition générale s’est avérée assez épique – avec, dans le rôle du chevalier servant, notre photographe savoyard sachant conduire sur le verglas- c’est avec plaisir que j’ai floconné, arabisé et fleuri.

 

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Une arabesque complément ouverte, je sais, mais croyez-moi, c’est toujours mieux que des piétinés sur pointes molles, en dedans et décroisés à cause de cuisses-jambonneau. Les six mois sans barre se font sentir, je n’ai plus de répondant dans les jambes, ça manque de nervosité. Mais j’avais une tiare , ferait remarquer Pink Lady.

 

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Autant je lutte dans les flocons, autant dans la danse arabe, je suis chez moi.
Mode *J’occupe la scène, regardez-moi*

 

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Je me gargarise si je veux.

 

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Dos au public, je vois la drôle de tête de Clara et Casse-Noisette et je me dis que la sensation de relâchement que j’ai ne doit pas être qu’une impression : mon haut s’est dégrafé. Je me suis instamment déclarée pour le port du voile. 

Malgré les débuts de strip-teaseuse qu’il m’a involontairement fait faire, j’adore ce costume : violet, bustier court façon la Bayadère (s’il y a bien un costume qui me fait rêver, remisez les tutus, c’est celui-là), et pantalon bouffant qui fait croire que les cuisses sont du même acabit que le ventre. Et on respire vachement mieux que dans le tu-tu te’ment ser-ré qu’on se d’mande comment ‘va pouvoir danser ‘vec alors qu’on asphy-xie déjà au repos.

 

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Je vous salue Clara pleine de grâce.

 

Il n’y a que des photos de moi, c’est bien observé : d’une part,  ces photos ne sont pas les miennes  et il revient à chacun d’autoriser les photos qu’il veut bien voir publiées (en plus du photographe, n’oublions pas les modèles, ici quasiment tous mineurs) et d’autre part, c’est un comportement typique de tout danseur (amateur, du moins) de se chercher en priorité dans les enregistrements des spectacles et, une fois qu’il s’est trouvé, de chercher tous les défauts qui lui feront écarter les trois-quarts des photos (qui font encore moins de cadeau que les vidéos), au grand désespoir du photographe qui, lui, était ravi par l’effet du tissu ondulant et n’avait pas prêté attention au pied pas tendu, à la jambe en dedans ou au bras raide façon salut hitlérien. Comme dit mon médecin : les danseuses sont des chieuses ; pas parce qu’elle sont chiantes, hein, parce qu’elles sont exiiiigeantes, perfectionnistes… Nul besoin de s’arracher les cheveux, de toutes façons, j’ai un postiche :

 

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En coulisse, il y a eu l’odeur de la laque, la pose des perruques, le maquillage où il n’y a pas à craindre d’avoir la main lourde, les pleurs des lentilles qu’il m’a fallu un bon quart d’heure à mettre, la métamorphose de la prof en vieille dame à coups de crayon pour les rides et de blanc dans les cheveux, la moustache à fixer sur la lèvre de la danseuse qui faisait le père (un rôle de travesti que je n’ai pas endossé, c’est assez rare pour être souligné – on n’est pas grande pour rien), la maman de la prof qui finissait de baguer les tutus et de coudre les juponnages des fleurs, la boîte de biscuits Delacre et la redécouverte des Délichocs, les changements rapides, les petites souris qui ont toujours envie d’aller faire pipi quand ce n’est plus le moment, les mouvements pour se garder chaud et s’étirer, les sautillés pour accélérer le rythme cardiaque et se libérer le tract, le retour de la musique en loge et surtout, surtout, derrière les pendrillons de velours noir, entre admiration et cohésion chaleureuse, l’enthousiasme de ceux qui attendent leur entrée pour ceux qui sont sur scène, l’interminable équilibre arabesque de la fée Dragée, le beau développé tenu d’une fleur, ou celui de T. qui boitait encore il y a trois semaine, bah ça va, on s’emmerde pas, qu’on souffle en souriant de l’aisance de nos jeunes solistes.

Carrément Karénine

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Anna Karénine, de Boris Eifman

Aaaaaaaah ! Excitation et soulagement : je ne suis pas devenue blasée, la fréquence des spectacles ne m’a pas ôté ma capacité à m’enthousiasmer. Il y avait franchement mieux à faire dimanche dernier que d’aller se faire plumer à l’Opéra pour voir des volatiles. Pourtant, avant que ma mère ne clique sur « réserver », je lui avais bien fait remarquer que le montant était tout de même de 154€ ; installées en plein milieu du parterre du théâtre des Champs-Élysées, on ne l’a pas regretté une seule seconde. En sortant, nous avons même couru comme un seul homme deux gamines au distributeur le plus proche pour tirer du liquide et revenir acheter le programme avant que le théâtre ne ferme. Un peu essoufflées, nous n’en avons pas moins épuisé notre lexique d’adjectifs laudatifs (tous mis au superlatif), en les accolant à tout ce qu’on pouvait imaginer : chorégraphie, émotion, costumes, amplitude, scénographie, coup de pied, interprétation, puissance des sauts, beauté de l’interprète, technique, construction, énergie, exécution, lumières… J’aurais voulu le revoir dans la foulée pour tout voir et jubiler, encore. Le roman de Tolstoï, qui n’a été entamé que de cinquante pages faute à des lectures universitaires, ne devrait plus traîner trop longtemps sous la table basse ; c’est un nouvel appel du pied (c’est comme ça, certains livres vous font de l’œil).


Véritable fauteuil d’orchestre. La lumière se baisse, bientôt suivi par le brouhaha du public. Le rideau se lève. Rien qu’une petite douche de lumière sur un petit banc et des jouets, à cour. Puis une grande douche éclaire la scène : vide. Une femme en robe de soirée apparaît, beaucoup trop séduisante pour être toujours la mère qui arrête un petit train électrique ou remet une peluche en place. Elle est déjà en décalage, et tellement belle. Karénine vient la chercher pour partir en soirée et le tableau poignant de cette femme qu’on vient relever de son rôle de mère, sa douce mélancolie, laisse place à l’étourdissement d’une scène de bal.

C’est le moment de marquer une courte pause pour rendre grâce au costumier, Viacheslav Okunev, qui a réalisé des robes de bals qui ne ressemblent pas à de grosses meringues empesées de froufrous et autres fanfreluches mais qui aient l’élégance de robes de soirées, fluides le long des corps longilignes, brillantes sans être clinquantes, corset de perles et ras de cou assorti. Elles ont l’allure de robes fourreau mais n’entravent jamais le mouvement : lors des tours et des sauts, le tissu se déploie et leur donne plus d’amplitude encore. On pourrait dire que cela virevolte si la danse n’était pas si puissante, les sauts si athlétiques et les portés si dynamiques. Cela tournoie davantage ; les hommes portent haut non les couleurs de leur dame, mais les dames elles-mêmes, quand elles ne sautent pas d’elles-mêmes aussi haut que les garçons (et gardent des cuisses de mouche, un mystère) – le tout à un rythme trépidant, entretenu par d’incessants relais dans les groupes qui se répondent deux à deux, façon produit en croix. C’est virtuose mais jamais gratuit : le groupe social s’impose dans toute sa force et laisse imaginer la réprobation qui sera la sienne face aux futurs amants qui n’en sont pour le moment qu’à leur rencontre, duos et soli alternant avec les ensembles.

A la première variation de Vronsky et rien qu’à sa façon de se jeter à genoux, on est déjà aux pieds d’Olgev Gabyshev. Oleg Markov n’est pas en reste en Karénine, quoique sa danse soit plus sèche, dans l’inquiétude de sa femme absente. Il y a ce formidable geste des mains croisées dans le dos, qui exprime d’abord l’attente puis l’impuissance du mari lorsque, ayant surpris les amants, il ne parvient pas à faire revenir sa femme vers lui. Il la malmène, elle s’écarte ; il la menace, elle le repousse ; il se montre tendre, elle se dérobe. Lorsqu’il la reprend par le bras, la contraignant et la soutenant tout à la fois, et que de profil ils avancent en une funèbre marche nuptiale, très raide, ses jambes se dérobent sous son corps devenu insaisissable de fluidité.  Les pas de deux d’Anna avec l’amoureux mari, dur à force de tendresse, sont presque plus poignants que les effusions de l’amant, pourtant jamais lyriques. A chaque fois qu’on pourrait verser dans l’eau de rose, cela bascule, le développé seconde est ramené à terre manu militari, le renversé attitude fait un écart en arabesque et si l’on se jette à terre, c’est au sens propre. De même, avec Karénine, s’il y a scène de ménage, c’est seulement en vertu des portés-traînés dans lesquels la danseuse balaie la scène, traînée à bout de bras par son partenaire – c’est presque un miracle qu’ils ne se soient pas décrochés des épaules. Avec Boris Eifman, tout est grand, même la bassesse si jamais elle intervient.

 

Le désir n’a rien de velléitaire et, lorsque sont éclairés tour à tour (Vronskiyen avant-scène côté jardin, Anna en arrière-scène côté cour) les amants esseulés dans leurs lits respectifs, leur lascivité n’est pas celle d’une certaine indolence exotique : ce sont bien les corps, qui se cambrent, s’écartent, s’étalent et débordent de leur lit, qui se désirent, qu’ils désirent – aucune passion passive là-dedans, sinon pour le spectateur avide de toute cette beauté.

Le premier acte se termine par un boucle : même petite douche de lumière côté cour qu’au début, Anna au milieu du cercle que décrit un petit train électrique d’un enfant définitivement absent, il neige.

 

Le Russe se réchauffe à la vodka : la second acte commence avec des soldats ivres, de dos, debout sur leur chaise, sur laquelle ils s’affalent un à un, un serveur courant de l’un à l’autre pour rattraper in extremis leurs verres sur son plateau. La scène de caserne qui suit est un cabaret inversé : ce sont les hommes qui dansent avec leurs chaises (et que je prenne appel dessus pour sauter à l’écart et retomber sur mes deux jambes de part et d’autre de la chaise) et les spectatrices qui se réjouissent. La ligne du cancan final est remplacée par une revue de soldats qui tombent comme des dominos après que le bout de la file se soit écroulé d’ivresse.

Loin de cette virilité éthylique qu’il laisse à Karénine, Vronsky a amené Anna à Venise : quoi de mieux qu’un carnaval pour passer inaperçu et laisser libre cours à ses passions ? Sous le bal masqué policé se devine en effet l’instinct carnavalesque qui a envoyé valser les conventions sociales – y compris celles de la valse (à peine trouve-t-on encore trace de couples ; on parvient tout juste à distinguer les femmes des hommes, qui sortent tous de leurs gonds et de la scène en farandole). Une fois encore les costumes, un peu plus ouvragés que les précédents pour être perçu comme tels, sont superbes : richesse et profusion de perles, de plumes et de masques ne se termine pas en charivari visuel, cela reste d’une élégance rare sans paraître le moins du monde emprunté.

Après s’être perdu dans la foule, notre couple d’amant s’est réfugié à l’écart et, pour louer la beauté d’Anna, Vronski a entrepris de lui tirer le portrait. Bien entendu la séance connaît quelques pauses, ce qu’on n’avait pas de mal à prévoir vu la pose coquette du modèle. Vêtue à la façon du Diable amoureux, la danseuse laisse voir des jambes d’une finesse qui évoquerait la fragilité si elle n’était doublée de solidité technique. C’est presque trop fin, la robe lui sied finalement mieux.

Les amants ont semble-t-il voulu oublier que les débordements carnavalesques ne durent qu’un temps et leur couple, qui n’en est pas un, suscite des commérages dont la virulence ira jusqu’au rejet. Le bal au terme duquel ils finiront ostracisés est en tous points conformes à celui du premier acte où Anna accompagnait Karénine ; le amants n’ont de place que lors du défoulement carnavalesque et ne peuvent valser en bonne société, plates-bandes quadrillées par les couples mariés. La compagnie se fait de plus en plus menaçante (répartie en deux lignes, une dans la longueur, l’autre dans la largeur, qui se rapprochent petit à petit en un angle obtus), sépare les amants et les tourmente pour finalement leur tourner le dos et les laisser seuls, méprisés. Abandon magistral ; tous sont du côté du mari et de l’ordre bafoué.

Plus qu’abandonnée à son triste sort, Anna Karénine est livrée à son destin d’héroïne tolstoïenne. La déchéance s’accélère avec l’opium et la boisson. L’enfermement de la folie qui la guette est formidablement rendu par une trouvaille scénique : allongée au sol, c’est la tête et les bras passés entre les pieds d’une petite commode (à laquelle elle s’agrippe) qu’elle avale le contenu d’une petite fiole. Avant qu’on ait pu comprendre comment quelqu’un avait pu passer par derrière pour lui retirer sa robe (et avant que j’aie pu me précipiter sur scène pour voler sa sublime robe violette), elle se retrouve en académique chaire, c’est-à-dire nue. Son délire devient cauchemardesque ; elle est entraînée dans une ronde sabbatique, ou plutôt deux, s’il est vrai qu’elle passe d’un groupe à l’autre comme une courroie en huit, lancée et rattrapée comme une trapéziste, à ceci près qu’elle est traînée au sol et ne le quitte que lorsque la ronde tourne tellement vite que la force centrifuge la soulève. On a l’impression que ces deux roues vont la broyer si elles ne la désarticulent pas avant. C’est terrifiant.

Oppressant, aussi. On sent que à la situation paroxystique que la fin est proche. Le corps de ballet est revenu habillé en cheminot, les danseurs font de violents gestes mécaniques avec leur bras semblables à des cisailles et pour la seconde fois, la musique de Tchaïkovsky a laissé place à des bruitages : le train approche. Et là, la spectatrice que je suis a un sursaut socratique : Anna Karénine va mourir, cela ne fait aucun doute, mais va-t-elle bien mourir ? Je veux dire, comment le chorégraphe va-t-il la faire mourir ? Il faut qu’elle meure bien, pas moralement mais esthétiquement parlant ; que la chute ne tombe pas à plat comme le corps de l’héroïne. Je me souviens de l’insistance de Kundera dans ses essais sur le motif du train dans Anna Karénine, et j’ai peur. Il ne faut pas que surgisse un train en carton pâte. Le bruit du train s’amplifie. Anna monte sur la haute passerelle qui, avec son enfilade de colonnades, suggérait une promenade lors des scènes de bal (les femmes y faisaient figurer leurs charmes graciles en ombres chinoises tandis qu’en contrebas, les hommes faisaient éclater leur puissance) ; à présent, c’est vrai, je lui trouve un air de pont de chemin de fer. Elle avance au milieu de la passerelle, se met face au public, écarte les bras en croix et se laisse basculer vers l’arrière – avant qu’elle ait eu le temps de disparaître, toute une rampe de feux s’est violemment éclairée le long de la passerelle : c’est le spectateur qui s’est pris le train de plein fouet. Je suis éblouie.

Dernière image : un chariot qui pousse le corps dans une grande douche de lumière, sous la neige tombante, au milieu des cheminots : fin du premier acte, fin du second. Les rappels ne manquent pas non plus dans la salle, où l’on s’essaye aux bravos. Je regrette de ne pas avoir une voix qui porte et suis contente lorsque tout près de moi, comme par procuration, un bravo retentit d’une voix de ténor.


Voilà un ballet, un vrai, un ballet narratif et moderne (presque un oxymore tant c’est inespéré), sans divertissement, entier, qui vous prend aux tripes d’un bout à l’autre et ne vous laisse pas de répit dans votre fascination. On est épaté de virtuosité, saisi d’émotion, frappé de stupeur, étranglé de terreur et de pitié, ébloui et bouleversé de beauté vécue. J’aime la danse lorsqu’elle se fait sentir jusque dans la chaire voire dans les muscles du spectateur qui se sait pourtant fossilisé sur son fauteuil, pétrifié. Les danseurs sont bons, comme des acteurs ; le chorégraphe est un formidable metteur en scène ; quant à la danseuse, elle est sublime – à croire qu’il n’existe pas à proprement parler de danseuse russe, de ces filles qui dansent : quand elle n’est pas ballerine, elle est une femme. Fatale, ici, sans jamais être aguichante. Simplement, on ne peut en détacher le regard. D’où je suis quelque peu chagrin de ne pas savoir s’il s’agissait de Masha Abashova, comme l’indique le programme, ou bien de Nina Zmiievets comme l’annonçait et le maintient toujours la distribution en ligne sur le site du théâtre. Peut-être ne doit-on pas savoir le nom de cette fugitive beauté, passante baudelairienne.

 

Je vous ai dit à quel point ce ballet était sublime ?

Et l’amour et la mort ont l’amor en partage

Dimanche dernier, lors de la matinée Roland Petit à Garnier, on s’est aimé à en mourir, d’ennui. Si je me laisse entraîner à quelques propos acerbes, il ne faudra pas en déduire que c’était mauvais, mais décevant – quoique, c’est peut-être pire : avec une princesse-citron givrée, on n’est pas surpris de finir avec un petit goût d’amertume, mais Roland Petit, c’est Notre-Dame de Paris, c’est Carmen, c’est l’Arlésienne, quoi ! Ce n’était pas mauvais, mais c’était plutôt petit que Petit (d’accord, là c’était bas). L’impression d’avoir été flouée par un chorégraphe que j’aime bien, mais dont je ne connais au fond pas grand-chose ; même chose que pour la soirée Béjart à Garnier, en somme.

 

On ne peut pas dire que le Rendez-vous ait été manqué, mais on ne peut pas dire non plus que cela ait été une réussite, et pas seulement parce que la Plus belle fille du monde a finit par trancher la gorge au Jeune homme qui le lui avait donné. La pièce est déséquilibrée : la première scène plante l’ambiance sans l’intrigue qui se déploiera à la troisième scène, après avoir occupée la deuxième.

On a déjà connu Jacques Prévert plus inspiré, même si les photographies de Brassaï agrandies pour former le décor de chaque scène rendent bien le même Paris d’après-guerre. Après avoir poussé la chansonnette et fait dansé un couple d’écoliers à pas serrés et cheveux nattés, le jeune homme, en vadrouille avec le bossu (titi parisien cabossé, Hugo Vigliotti aux singeries épatantes – à proprement parler : il semble singer des morceaux classiques), rencontre le Destin, mélancolique Pierrot noir qui n’a conservé de blanc que sa collerette surannée (l’usure de son pantalon pourrait peut-être finir par le blanchir). Benjamin Pech n’est plus l’homme, même jeune, de la situation ; lorsqu’il s’éloigne de la lame de barbier du Destin, les limites d’un cercle invisible l’empêchent de couper les liens qui en font sa marionnette, et le frère de la Prisonnière. On voit dans d’impressionnants mouvements saccadés-torturés que le jeune homme ne peut pas résister au vouloir quasi-magnétique de la présence noire qu’est Michaël Denard, presque effacé à force d’être hiératique.

On devrait avoir retenu la leçon depuis Œdipe, nul n’échappe à son destin : on ne s’en éloigne que pour mieux y tomber, et la grâce que le jeune homme a obtenue en plaidant un rendez-vous (des mains qui dessinent des courbes, pour mouvements de manche) avec la plus belle fille du monde (Eleonora Abbagnato, on ne peut pas lui donner tort) n’est en réalité qu’un sursis. Voilà le vrai rendez-vous : pour moi, il s’agit du retour de la danseuse après une année sabbatique ; pour le jeune homme, il n’y a pas de quoi se réjouir, il s’agit de la mort. Doublement mortelle, Eleonora Abbagnato est affreusement sexy avec sa mise en pli blonde des années trente et sa jupe légère au-dessus d’un simple justaucorps bleu qui transpire l’assurance et la séduction. Après un duo qui tiendrait plus du duel que du pas de deux, où la fille au superlatif attire le jeune homme de ses grandes jambes sur talons aiguilles, qu’elle développe et qu’il doit replier devant elle, elle fait basculer la petite mort dans la grande d’un coup de lame.

 

Alors qu’on était enfin mis en train à la fin de ce crescendo pianissimo par lequel le ballet sortait de l’anodin, voilà que le Loup n’y est pas. J’avais gardé un souvenir autrement satirique et joyeusement grinçant des fables animalières d’Anouilh. L’argument serait plutôt nouille : à peine marié à la Jeune fille en voile, le Jeune homme file avec une bohémienne qui, reprenant un tour de bonimenteur, s’arrange pour faire croire à la naïve (Emilie Cozette, qui débarque) que son tendre et cher (éphémère Yann Saïz) a été transformé en loup (Stéphane Bullion, avec les mains crochues d’un gamin crispé par toutes ses croches sur son piano). Chaque couple part de son côté, le premier dans les fourrés, le second dans la forêt – pas de deux en petite tenue rose ourlée façon toile d’araignée (mais nooon, le loup la lui a déchiré de façon stylisée). Quand la bohémienne a finit son affaire, elle va pour rendre son mari à l’ex-vierge effarouchée qui n’en veut plus : elle a vu le loup et y a pris goût. Tant et si bien qu’elle finit par se planter au bout de la fourchette des paysans qui ne l’entendent pas de cette oreille ; pas d’animalité si elle n’est pas officialisée en mairie. Je charge un peu le loup la mule, mais ajoutez à cela des décors et costumes criards type ballets russes dans ses moins heureuses trouvailles, une Emilie Cozette fade, et un Stéphane Bullion qui ressemble plus à un agneau (enfin, à un mouton, pas comestible), et vous vous trouverez heureux de vous sauver avec Sabrina Mallem en belle bohémienne, et la musique de Dutilleux.

 

Pas le meilleur de Roland Petit, soupiré-je à l’entracte. Palpatine soulagé reconnaît s’être ennuyé. Je comprends mieux à présent pourquoi dans son autobiographie, Karen Kain dénie à Roland Petit le statut de grand chorégraphe ; pour elle, c’est un magicien. Quand cela opère, le résultat est magique, sinon, on fait illusion, comme c’est la cas des deux premières pièces. Heureusement, le Jeune homme et la Mort appartient à la première catégorie. Le jeune homme est visité par une femme fatale qui le pousse au suicide ; l’argument est à la limite du thème, on reconnaît là le trait épuré de Cocteau. J’aurais eu tendance à dire que la danse tire toute son intensité de la passacaille de Bach, mais ce serait plutôt de la violence qui lui est faite, s’il est vrai que le ballet a été chorégraphié sans musique précise, sur des airs de jazz, avant de trouver le morceau qui fasse véritablement l’affaire. Musique et mouvements ne sont pas sans rapports, comme on aurait pu le craindre, mais ceux-ci ne collent pas non plus à celle-là, et c’est ce qui fait décoller la chorégraphie, célèbre pour les sauts du jeune homme.

Jérémie Bélingard y est bond, même si je ne suis pas fan de sa danse et que son interprétation fait pâle figue à côté de celle de Nicolas Leriche, que j’avais vu aux côtés d’Eleonora Abbagnato (ça, c’était une tuerie, jeune homme). Ceci dit, Alice Renavand fait une entrée fracassante, diablement sexy dans sa robe jaune frémissante sous les piétinés sur pointes en grand plié seconde. La perruque noire violente son visage tout mignon et la rend plus impitoyable encore d’avoir pu sembler douce un instant. Même si parfois sa cruauté flanche un peu du côté de la brutalité, Alice Renavand mène indubitablement la danse, et rehausse ainsi la prestation de Jérémie Bélingard, dont le côté suiveur est repris par le rôle. Juste, le regard exorbité de possédé lorsque la mort pointe du doigt la corde, c’était un peu too much (ou alors le troisième torturé dans l’âme était celui de trop – pourtant, contrairement aux deux autres qui me sont indifférents, j’aime bien Benjamin Pech) ; un chouilla moins, cela fait parfois tellement plus…

La mort s’esquive pour laisser le jeune homme se pendre, comme si mourir était un acte de volonté (déjà, dans le Rendez-vous, le Destin avait glissé la lame dans la poche du jeune homme). La descente de croix de poutre et l’ascension sur les toits de Paris dans des décors magnifiques font de la fin du ballet une apothéose (c’était presque la première fois qu’on construisait en dur pour le théâtre et il fallait au début près de trois quart d’heures pour monter le décor – heureusement que les entractes étaient mondains). Cette fois-ci, il n’y a que sur scène que l’on a regardé sa montre.

 

Cinderella

 

Un peu plus et j’oubliais la soirée au Coliseum où l’English National Ballet donnait Cendrillon dans une version de Michael Corder. Grâce à l’amabilité et la compétence du personnel administratif, j’avais pu réserver deux places pour un « pre-performance talk », où l’on nous a présenté le ballet, entendu à la fois comme la troupe, qui maintient un équilibre financier fragile en tournant dans le pays, et comme la relecture du conte par le chorégraphe : on insiste beaucoup sur le symbole de la lune (que l’on peinera à apercevoir depuis le confortable poulailler), repris notamment par les bras en cinquième ouverte, comme une coupe (cela ne m’a pas frappée outre mesure), ainsi que sur le choix de ne pas faire danser les deux sœurs par des danseurs travestis.

 

 

Cela n’ôte rien au comique du premier acte, s’il est vrai qu’Adela Ramirez et Sarah MacIlroy rivalisent d’enthousiasme et d’énergie pour martyriser la pauvre Daria Klimentova. Elles sont drôles à force d’être vaniteuses, égoïste, puériles, bêtes et méchantes ; sautent sur leurs pointes avec force conviction (ouille), et plantent leur orgueil en quatrième position bien arrêtée, avant de repartir en désordre pour de nouvelles chamailleries.

 

 

Si elle n’est peut-être pas aussi hilarante que dans la version Noureev, la classe de danse n’en est pas moins croustillante, avec maître de ballet désespéré qui finit par être ligoté par les bras de ses élèves sous-douées. Tous ces mouvements brusques et décalés qui requièrent beaucoup d’équilibre pour paraître maladroits doivent être aussi difficiles que réjouissants à danser, quand Cendrillon, en retrait, se contente de « marquer » et d’aviver les regrets du maître de ballet par sa danse élégante, rapidement mémorisée ; as the programm puts it, she « is very accomplished ». D’une manière générale (à l’opposé de la brusquerie des sœurs), son rôle est caractérisé par une grande fluidité dans les entre-pas, et d’incessants changements de direction, comme si la souillon devait être vue sous toutes ses facettes pour se révéler diamant – au cas où l’on n’aurait pas remarqué, le tutu du deuxième acte s’en chargerait pour nous.

 

Begona Cao, magnifique danse et danseuse,
derrière Daria Klimentova

 

Comme il était depuis moult fois, en effet, la marraine bonne fée veille au grain, and « transforms the kitchen into a forest where the fairies of the Four Seasons dance for Cinderella before she is transformed into a glittering princess ». La forêt et la princesse étincelante, je vois bien ; les quatre saisons, en revanche m’ont d’abord semblé tomber comme des chevaux dans la soupe aux potirons. Nonethless, le divertissement qui fait se succéder les pas de deux (joli printemps, été mature, automne virevoltant, hiver engourdi) permet d’admirer entre autres la vivacité et les dynamiques portés à l’écart de Shiori Kase, qui vole plutôt qu’elle ne tombe comme une feuille d’automne.

 

Bal du deuxième acte
– j’ai été surprise par la sobriété de bon goût dans les costumes –

 

On quitte la nature pour retrouver au deuxième acte la civilisation – ou son simulacre : au bal, les deux sœurs continuent leurs simagrées, se disputant encore leurs éventails sur le motif que celui de l’autre est plus gros ou mieux assorti à sa propre robe, avant de se disputer le Prince (Vadim Muntagirov) et d’accaparer ses deux acolytes.

 

Quand Cendrillon apparaît, celui-ci lui fait du charme, et elle, de l’effet et de l’arabesque. Comme il ne faudrait pas non plus froisser les susceptibilités, il offre des oranges aux trois jeunes femmes, et si Cendrillon la couve des yeux comme un enfant pauvre pendant la guerre, les chipies se renvoient la balle, parce qu’il est bien connu que le fruit est toujours plus orange chez le voisin. Leurs pitreries m’amusent toujours autant (quand elles sont placées dans un cadre raffiné, les grosses ficelles de pantin pantomime ne manquent pas leur effet – je suis bon public), mais je suis un peu étonné d’entendre rire Palpatine qui avait avoué à l’entracte s’être un peu ennuyé au premier acte. Ne connaissant pas la partition des trois oranges de Prokofiev, j’ai effectivement raté le clin d’œil du chorégraphe. Alors que cela réveille l’intérêt de Palpatine pour la fin du bal, le mien est un peu bercé par les valses du corps de ballet, du couple princier et des étoiles – ah oui, parce qu’en plus des saisons, il y a des étoiles, qui font également les heures lorsque la lune se transforme en horloge pour sonner les douze coups de minuit.

 

Le spectateur et le Prince sont accueillis au troisième acte par trois princesses, espagnole, égyptienne et orientale. Le triple divertissement a la double fonction de suggérer le chemin parcouru pour trouver pied à sa chaussure (il irait au bout du monde, rien que ça), et les difficultés qu’il rencontre ce faisant, puisque le rêve exotique tourne au cauchemar lorsque les princesses, abusant des quatrièmes, deviennent les deux sœurs et la belle-mère, que l’on retrouve ensuite chez elles, regrettant visiblement de ne pas avoir un marteau pour enfoncer sur leurs grands panard le précieux chausson identificateur.

 

 

Lorsque Cendrillon quitte à nouveau ses haillons, elle est transportée dans la forêt, avec ses bonne
s étoiles et la ronde des saisons, deux manèges concentriques, hommes et femmes, qui tournent autour des amants ainsi isolés du monde, seuls loin de la société des sœurs – et voilà ce que vient faire la nature dans un conte de fée du logis : symboliser l’harmonie.

 

 

La bande-annonce de l’English National Ballet.
De larges extraits de la chorégraphie de Corder dans une autre production (danseurs espagnols et costumes empesés)

Preljocaj fait la noce au bassin de Neptune

 

Jeudi 8 juillet, à Versailles, une fois n’est pas coutume (ni deux, mais c’est déjà mieux). Après un frichti à la maison, Melendili, le Teckel et moi n’avons qu’à descendre à pied l’avenue de Paris pour assister à un miracle autrement plus réjouissant que de marcher sur les eaux : danser sur un bassin. J’y avais vu le Lac des cygnes par l’ENB (que je vais revoir en août, youpi!), et même si le thème des ballets chorégraphiés par l’auteur du Parc n’a cette fois rien d’aquatique, celui du château fait toujours son effet. Deuxième catégorie, nous avons l’excellente surprise de nous trouver très bien placées (limitrophes de la première catégorie, je dirais), au cinquième rang, un peu après le coin du côté cour, sans colonne ni pendillon : royal ! Les gradins mettent un peu de temps à se remplir, mais un quart d’heure plus tard, passé à discuter des mérites respectifs des ouvreurs et à se demander ce que les poupées chiffon de mariée font sur scène (« vraiment des poupées ? Ah, oui, elles n’ont pas de mains, ça aurait du me mettre sur la voie »), le spectacle peut commencer.

 

De sacrées Noces

 

Le pièce est presque aussi vieille que moi, autant dire vieille comme le monde. Et la tradition qu’elle met en scène, ancestrale. L’homme prend une femme pour épouse. Il ne s’agit pas de mariage, la femme n’épouse pas l’homme, elle n’est qu’épousée, étouffée. Elle est prise, pour femme peut-être, enlevée, capturée, arrachée à elle-même. Il la prend, il l’enlève, l’élève dans les airs, la secoue comme auparavant la poupée de chiffon. Elle a d’autant plus l’air d’un pantin désarticulé qu’elle n’est pas la seule, qu’elle se retrouve dans cinq couples. Les dix danseurs décuplent la force d’une histoire que leur nombre et leur semblance empêchent d’être personnelle. C’est une affaire de tradition, plus terrible d’être acceptée. Un « rapt consenti » : les filles sont enlevées, elles y consentent mais ne résistent pas moins ; et c’est cette tension qui fait toute la force de cette danse déchirante, sur une musique de chants qui tiennent autant du cri que de la plainte.


 

Petit à petit, on comprend pourquoi les jeux de séduction propres à chaque couple, autour d’un banc, n’ont rien d’attendrissant. On étouffe avec ces danseuses qui s’enferment dans un enchaînement de gestes secs sans cesse répété : le corps plié en deux, tête baissée, bras arrondis au-dessus de la tête comme un animal qui pourtant ne fonce sur rien, ne peut que se cabrer dans un saut qui le fait se replier sur lui-même ; pas arrêté, mains derrière la tête, sur la nuque, coudes ouverts qui se ferment brusquement contre le visage ; le bras qui lâche et s’oublie en un mouvement pendulaire, mécanique enrayée ; passage en première effacée, tête lâchée sur le côté, comme si elle venait de prendre une gifle (à ceci près que c’est le corps qui a pivoté).

 

 

Les couples sont rudes et lorsque les hommes saisissent les femmes et les font tomber à la renverse sur leur bras, elles ne se cambrent pas comme des danseuses de tango mais, refusant de jouer la sensualité contre la sexualité et d’être prises éprises, même si elles ne peuvent échapper à l’emprise des hommes, elles ne s’abandonnent pas et se soustraient à leur jouissance en montrant autant de vie que les poupées de chiffons. Du coup, lorsque ces dernières sont secouées en tous sens, ce sont bien les femmes qui sont violentées. Ces femmes, filles encore et toujours, et épouses bientôt, laissent aux poupées la robe blanche et le voile, s’obstinent dans leurs robes aux teintes chaudes mais sombres, robes en corolle sous lesquelles on aperçoit des culottes blanches. Les hommes défient les femmes, les défont sans qu’elles se défilent. Elles travaillent non pas à accepter, mais à avoir la force de se détruire (et bientôt leur seul travail sera l’accouchement). A cet égard, les sauts dans lesquels elles se jettent depuis les bancs sont autant d’assauts.

 

 

Chacun court, prend appel sur le banc et s’élance dans le vide, rattrapée au vol par l’homme qui assis dos à elle sur le banc, la tête désespérément face au public, s’est levé au moment exact de son appel sur le banc, et sitôt réceptionnée, ils s’effondrent et roulent sur le sol. Cela se répète, en chœur ou en canon, jusqu’à ce qu’une seule femme s’élance alors que toutes les autres sont laissées à terre pour mortes. Ce qui pourrait être un geste de confiance absolue (et il en faut dans son partenaire, qui n’a aucune marge pour réceptionner celle qu’il ne voit pas mais sent uniquement au dernier moment, lorsqu’elle est à sa hauteur) en est un de désespoir plus grand encore, destruction de soi lancée contre l’autre, contre l’homme qui bientôt la fera rouler sur le lit comme il la fait rouler par terre, finalement clouée sous lui. C’est affreux et magnifique – déchirant.

La fin serait davantage poignante, dans un apaisement tout relatif : en ligne et de dos, les cinq couples avancent vers le fond de la scène, remontent l’allée vers le château ; ce pourrait être une apothéose, mais c’est au contraire une marche funèbre qui s’enfonce lentement dans l’obscurité des projecteurs noyés : les femmes guidées et aveuglées par la main des hommes se sont résignées – à n’être jamais résignées.

 

Noces sacrées

 

Le sacre du printemps n’est peut-être pas celui de Preljocaj, mais il n’empêche pas que cela soit réussi et en parfait dialogue avec la pièce précédente. Rarement programme aura été plus cohérent. En effet, on retrouve une tension semblable entre ce qui est voulu et ce qui est souhaité, à ceci près que la contrainte qui est en le ressort n’est plus sociale, comme c’est le cas dans les Noces, mais intérieure, propre à l’individu comme être désirant, partagé entre le sexe et l’effroi.

Les femmes passent le plus clair de leur temps à courir, comme traquées par un meurtrier, pour échapper aux mains qui les soumettront à leurs désirs : question de vie, vraiment, et de sexe. Le premier tableau, pourtant, n’est pas de chasse : une jeune femme traverse la scène, s’immobilise ; la main se crispe sur le tissu de la jupe courte, on voit que le geste est malaisé par le transfert du poids du corps d’une jambe à l’autre, il l’engage plus qu’elle ne le voudrait ; la main froisse le tissu, et les doigts en rassemblent peu à peu les plis vers le haut, jusqu’à ce que les doigts puissent se glisser dessus, en haut de la cuisse, et en retirer la même culotte blanche que les filles de noces tout à l’heure ; elle ne l’enlève pas, néanmoins, et la petite culotte lui reste sur les chevilles. La scène se répète avec chaque fille, en canon et bientôt toutes les petites culottes sont à leurs pieds, résistent à leurs ronds de jambes en l’air, entravent leur volonté de mouvement. Ce sont bien les femmes qui ont ouvert le bal, qui se sont ouvertes et comme offertes aux hommes qui viennent de quitter leurs poses plus ou moins faunesques en arrière-scène, sur des blocs de gazon, et reniflent les petites culottes qu’on leur a remises, plus prosaïques qu’un voile.

Cette initiative des femmes ne fait que rendre ensuite leur capture plus violente. Chacune sur leur piédestal de gazon (les blocs sont mobiles, s’emboîtent, se reconfigurent ou s’écartent pour créer un paysage vallonné ou ravagé), leurs poses sont lascives, mais prises en poursuite par les hommes, elles ne veulent pas, si bien que lorsque les hommes leur arrachent leur haut, et qu’elles sont clouées sur leur bloc de gazon (à la fois à terre et en l’air, s’il est vrai que les blogs surélevés pourraient à ce moment faire songer à des lits); les scènes d’accouplement sont d’une violence incroyable. Et d’une telle force érotique, en même temps, qu’on ne peut pas s’empêcher de trouver magnifiques toutes ces évocations de coït éparpillées côte à côte sur la scène.


 

Je crois que c’est pour moi le paroxysme de la pièce, la tension retombe quand les corps des femmes en soutien-gorge se traînent dans une lumière affaiblie, je décroche un peu. Je ne comprends pas vraiment la fin (et ne suis pas la seule), ou alors comme passage obligé de la relecture : le sacrifice d’une jeune femme fait basculer la tension de l’individu et du couple au groupe. L’Élue (qui rappelle un peu les « volontaires désignés » d’explications de texte pour lesquelles personne ne se dévouait) est jetée dans le puits des six blocs ré-assemblés par tout le groupe en furie, l’opposition féminin-masculin se perdant dans l’élection d’un bouc émissaire. Le groupe enragé lui arrache ses vêtements, jusqu’à ce qu’elle se retrouve entièrement nue, et qu’elle retourne contre eux son agressive beauté. D’une certaine manière, on ne peut plus rien contre elle, la nudité annule la vulnérabilité de la dénudation (why Newton’s nudes are that big, do you think ?). Peut-être est-ce là une forme de libération dont l’exultation (par l’artiste) n’est cependant pas débarrassée de colère (pour le personnage), mais c’est en tout cas la fin du désir, auquel à été substituée une autre tension, celle de l’individu et du groupe. Le solo de gesticulations n’apporte plus grand-chose et je ne peux trouver de justification à sa durée qu’en y voyant le moyen de désamorcer tout voyeurisme. Curieux aussi, d’une certaine façon, les applaudissements nourris pour cette éphémère soliste ; je suppose qu’on salue son audace, mais soupçonne nombre de spectateurs de croire que la nudité est garante de la vérité, qui se trouve pourtant bien en amont du sacrifice final.

 

 

Bien qu’ayant préféré les Noces, qu’aucune petite mort chorégraphique ne vient entamer, les deux ballets s’accordaient parfaitement pour une soirée tout en intensité. Il y a en effet ceci de formidable dans les ballets de Preljocaj (dans ses productions grand public, à tout le moins, que je préfère aux interrogations tortueuses du Funambule, par exemple), c’est que danseurs et danseuses redeviennent sur scène hommes et femmes. Le mouvement y est toujours un geste ; et c’était particulièrement vrai avec la danseuse asiatique dont la danse était toujours plus lisible que celle, pourtant identique dans les pas, des autres.