La Promesse de l’aube

Un Patient anglais au rabais, c’est un peu comme ça que, n’ayant jamais lu le roman de Romain Gary, j’imaginais La Promesse de l’aube, à partir de son affiche.

Au  début du film, j’ai franchement du mal : je trouve ça surjoué, mal joué — Pierre Niney aussi bien que Charlotte Gainsbourg. Puis, je ne sais pas comment, sans m’en rendre compte, j’entends, j’adopte le ton si particulier de la narration, du héros, de l’auteur, et je finis par trouver ça magnifique, par trouver Charlotte Gainsbourg magnifique de rides et de vie, et Pierre Niney de dadais décevant par rapport aux incarnations antérieures du personnage, devient une espèce de dandy dégingandé drolatique — un drôle d’oiseau qui traduit à merveille l’humour cinglant et l’amour réel avec lequel il regarde sa mère, et leur relation.

La mère ne vit que pour son fils, sommé de ne vivre que pour sa mère, selon des codes d’honneurs fervents et farfelus.1 On rit souvent, estomaqué par les réactions fantasques et disproportionnées, dont on comprend facilement comment elles peuvent inspirer autant l’admiration que la terreur : la mère porte à son fils un amour forcené. Dans un même élan performatif, elle le voue, le veut et le fait grand écrivain, héros de guerre, diplomate, président, tous les honneurs pour son fils qui les mérite, qui se tuera à la tâche s’il le faut pour les mériter. Et il se tue à la tâche et il réussit. Et ne réussit pas, jamais, à vivre sans sa mère, sans son amour démesuré, qu’il ne retrouvera jamais qu’amoindri, parcellaire, dans les bras des autres femmes — notamment de sa femme, qui lit le manuscrit de cette émouvante déclaration d’amour et d’existence.

La faiblesse du fils qui se soumet à la volonté de sa mère s’inverse et se confond avec la force qu’il faut pour répondre à ses exigences, et l’on voit soudain autrement le fils à maman. À se demander d’ailleurs si le fils à maman ne serait pas une catégorie d’auteurs littéraires à part entière — il faudrait voir s’il y a d’autres candidats que Proust et Gary, mais rien que cela, déjà, pose son homme.

Son homme ou sa femme. J’ai vu La Promesse de l’aube peu de temps après Le Grand jeu, et j’ai été frappée de cette évidence, simpliste, essentielle : le destin forgé dans l’enfance par l’ambition-pression des parents et la carence de compréhension et de tendresse qui a pu en résulter (l’amour de la mère de Gary pour son fils est si violent qu’il en est presque exempt de tendresse – un amour flamboyant, mais sans pitié). Comme si n’avoir jamais fait / été assez pour leurs parents pourtant très présents entraînaient ces êtres dans une existence d’insatisfaction chronique,  une quête de puissance et de perfectionnement où la reconnaissance et l’amour seraient au bout de l’asymptote.

(Forcément, cela m’a émue lorsque Palpatine m’a confié s’être retrouvé, un peu, dans cette enfance sur laquelle pèsent tant d’espérances, dans cette hérédité de l’ambition où les parents, pour leur enfant, ne veulent pas tant le bonheur que le meilleur.)

(Cela m’a donné envie de lire Romain Gary, aussi, que j’avais toujours imaginé-rangé dans les auteurs un peu lisses de Gallimard, à la vie plus aventurière que l’écriture. J’ai commencé Clair de femme : pourquoi ne m’aviez-vous pas dit que c’était aussi bien ?)


Nothing but cognac, swear and tears

Darkest Hour, biopic sur Churchill réalisé par Joe Wright2, se situe quelque part entre J. Edgar (un vieil homme influent avec lequel on fait connaissance en assistant à son lever, entre pantoufles et oeuf à la coque) et Le Discours d’un roi (la solennité made in « facture classique », qu’on trouverait pompeuse si elle n’était si efficace — ni larme à l’oeil ni rictus aux lèvres, mais pas loin).

Filmer l’histoire telle qu’elle a été écrite par les vainqueurs est toujours un exercice périlleux, qui, lorsqu’il est concentré sur un personnage, tombe facilement dans l’hagiographie. Darkest Hour a le mérite de remettre un peu de brouillard dans le rétroviseur historique ; le doute est posé : Churchill est-il l’homme de la situation, i.e. un homme de pouvoir qui a la poigne nécessaire pour mobiliser le pays et résister au nazisme ? ou est-ce un vieux fou qui va continuer d’envoyer les jeunes générations se faire massacrer sur l’autel d’idéaux nobles, sans même avoir tenté la voie diplomtatique ?

L’issue de la guerre oriente nécessairement notre regard. Sans doute le recours diplomatique était une mascarade, mais le premier ministre avait probablement aussi une approche un tantinet chevaleresque de la Realpolitik (le mot de la fin, à la chambre des Communes : — What just happened ? — He mobilised the English language, and sent it to war.)  Sans pouvoir se départir de la connaissance qui est la nôtre, de l’issue de la guerre, le film réintroduit une part bienvenue de doute et de flottement – d’improvisation, aussi, avec le nom de l’opération Dynamo3 emprunté au ventilateur qui se trouvait là.

Ne nous leurrons pas, cependant. Le film ne vaut pas tant pour une quelconque dimension historique que pour son personnage ; car l’original même en était manifestement un, de personnage. Comme le remarque le roi, flatterie ou critique cinglante, on ne sait jamais ce qui va lui passer par la tête et qu’il va dire tout de go. Sacré orateur, mais zéro filtre, zéro tact en dehors des discours préparés à l’avance. C’est au final le caractère soupe au lait de Churchill et ses bons mots qui font tout le suspens d’une histoire rejouée d’avance.


Bloom, Molly Bloom

Jessica Chastain dans Le Grand Jeu (jolie transposition de Molly’s Game) d’Aaron Sorkin

Dès le début du Grand Jeu, la voix off nous prend de vitesse et fait naître une espèce de jubilation, qui ne s’arrêtera qu’avec elle. Elle : la voix off, Molly Bloom, skieuse de haut niveau, puis rien, suite à un accident, puis assistante et organisatrice de parties de poker illégales aux enjeux astronomiques, courues par les puissants du cinéma, de la finance et de la pègre.

Molly commence par hasard et poursuit par détermination. C’est la force de caractère du personnage qui tient tout le film : sa détermination. Une détermination sans objet : il n’y a plus de titre olympique à obtenir, et l’argent, preuve de son acharnement, ne devient pas une fin en soi (au temps pour un « Loup de Wall Street au féminin »). Tout ce passe comme si l’essentiel était d’assurer sa place, de tirer son épingle du jeu en se jouant de ses règles : ses clients jouent au poker, mais c’est elle qui bluffe.

Inconsciente ou farouche, tête de mule ou tête brûlée, tout ce qu’on sait, c’est que Molly Bloom n’a pas froid aux yeux. Je ne sais pas si, comme le suggère cet article, c’est de voir une femme endosser un aplomb habituellement perçu comme l’apanage des hommes, mais c’est jubilatoire. Et moi qui, d’ordinaire, ne retient jamais le nom des personnages, je me suis souvenue de celui-ci sans problème : Bloom, Molly Bloom. Indissociable de Jessica Chastain, qui y a elle aussi été au culot pour obtenir le rôle. Empowerment compte double.

* * *

Voilà pour l’objet cinématographique. Pour ce qui est de l’adaptation, il faudrait lire le récit de la véritable Molly Bloom, car les écarts relevés de seconde mains sont assez intéressants. Palpatine souligne la volonté de rendre l’héroïne plus clean qu’elle ne l’était probablement (le passage par la drogue est traité comme une prise d’anxiolytiques) : aucune arrière-pensée ne vient ainsi parasiter la jubilation du spectateur. On peut soupçonner la même chose regardant les joueurs : dans le film, Molly Bloom perd sa place d’assistante-organisatrice parce qu’elle tient tête à son patron, qui entend plafonner le montant de ses pourboires ; dans le récit de l’originale, c’est pour avoir refusé de se plier à la demande dégradante d’un joueur (monter sur la table de jeu et faire l’animal). Or, le réalisateur a hésité à réaliser le film et réécrit la partition des rôles secondaires, parce que figuraient dans le cercle de Molly Bloom certains de ses amis et certains acteurs avec lesquels il aimerait tourner un jour…

Purple mood motel

Les fringues et les jouets de Moonee, les cheveux de sa mère, les murs du motel où elles (vivent ? survivent ? vivotent ? glandent ? s’amusent ?), toute la photographie de The Florida Project a des couleurs de bonbecs. Difficile de voir la vie en rose quand on n’a pas d’éducation, pas de revenu et pas envie de trimer — mais en mauve, c’est possible, et c’est ce que fait le réalisateur Sean Baker en se plaçant à hauteur d’enfant. Sans jamais prendre de haut Moonee, ni sa mère, pourtant plus gamine que sa fille, il filme la manière dont elle habite ses journées de vacances, le motel et les alentours4, les glaces quémandées, les autres enfants avec qui elle s’ennuie et s’amuse, les inventions pas croyables et souvent pas très charitables, les ânerie qui s’en suivent (cette enfant est un nid à conneries) ; les suppliques de Moonee pour revoir son copain de la chambre d’à côté et l’œil au beurre noir de la mère de celui-ci ; les rodéos en caddy au supermarché, poussée par sa mère ; la revente de parfums de contrefaçon avec sa mère devant les hôtels des environ, et de retour au motel, les bains à savonner la crinière de petits poneys pendant que sa mère fait, heu, fructifier le résultat du concours de selfies en maillots de bain.

Mooney en robe à motifs les yeux levés vers la télé hors champ, et sa mère, cheveux turquoise et couverte de tatouages, étalée en petite culotte sur le lit.
Il ne viendrait pas à l’esprit de la mère d’élever sa fille ; l’aimer, c’est jouer avec elle de temps en temps.

Les problèmes d’adultes ne sont pas évacués, mais ils sont filmés comme des problèmes d’adultes, comme les voit un enfant : trop bien, mais de loin, sans s’appesantir sur les causes ni en attendre de conséquences. Suspension du jugement : le spectateur porte sur le duo mère-fille le même regard que le manager (et non le propriétaire) du motel. Bobby, génialement joué par Willem Dafoe, ne veut pas jouer le rôle d’un flic ou d’un père, mais veille au grain : il accepte que les gamines viennent se cacher sous son ordinateur lors d’une partie de cache-cache, mais vend la mèche au troisième larron pour qu’elles dégagent rapidement ; fout les mômes dehors à la seconde où ils font tomber de la glace par terre, mais rapplique dare-dare lorsqu’un vieux monsieur vient chercher un soda près de l’aire de jeux ; exige le paiement d’avance du loyer après plusieurs retards, mais est prêt à avancer la différence lorsque le motel d’à côté augmente ses prix et empêche les résidents longue durée d’alterner le temps d’une nuit pour être réinscrits dans leur motel d’origine comme nouveaux clients (le règlement interdit les installations pérennes).

Le réalisateur explique avoir adopté une approche quasi-journalistique pour préparer le film. En lisant l’interview qu’il a donnée à Vice, j’ai mieux compris le titre, The Florida project, que je ne voyais que comme un énième avatar d’une mode managériale étendue à tous les domaines5 — moins un résumé emblématique du film qu’un commentaire sur la démarche du réalisateur : tout milieu a le droit à sa représentation dans la fiction.

C’est pourtant sous l’angle humain et non social qu’est filmé The Florida project6, et c’est pour cette raison que j’ai aimé le film et que je vous invite à aller le voir, malgré une fin bâclée (… sur le plan formel ; sur le plan narratif, la boucle était bouclée). Ce n’est pas tous les jours qu’on voit des enfants incarner autre chose que des personnages d’enfants : ils ne sont pas ici des appendices parentaux, mais des êtres avec leur personnalité, leur langage et leur gestuelle propres (ventre en avant, poignet démonstratif, sourire crâne). Et Brooklyn Prince, qui joue Moonee, est manifestement un sacré numéro.

Moonee et son pote lèche à tour de rôle une glace en narguant du regard le gérant (hors champ)
Pestouille power. Je crois que c’est cette scène (suivie de la réaction de Bobby – Dafoe, que les enfants narguent du coin de l’oeil) qui m’a donné envie d’aller voir le film.

Coco

Miguel, le héros que l’on suit en focalisation interne, et son arrière-grand-mère Coco, l’héroïne éponyme.

Le héros du dernier Disney-Pixar est un gamin, c’est entendu, mais celle qui donne son titre au film d’animation est une grand-mère toute ridée ratatinée – et ça, je trouve ça chouette. Coco est à elle seule un travelling dans le temps, gâteuse au point de retomber en enfance, vers la toute petite fille que l’on découvre en flash-back. Elle fait le lien entre l’histoire hic et nunc de son arrière-petit-fils (Miguel, le héros, qui veut devenir chanteur alors que l’héritage familial condamne fermement la musique) et celle, refoulée, de sa famille (que Miguel va élucider par un involontaire voyage au pays des morts).

Autre culture, mais cette image me fait penser au Pont aux dix-sept arches, de Chen Wenji

Et c’est le deuxième truc chouette de ce film d’animation : le monde des morts, un anti-Tim Burton, plein de vie et de couleurs (so much orange power !). Je me suis demandée si ce n’était pas une manière de nier la mort, mais l’annihilation, quoique repoussée aux confins de ce monde des morts, finit par arriver. Lorsque plus aucun vivant ne se souvient d’eux, les morts disparaissent ; leur squelette se volatilise, poussière orangée qui retourne à la poussière. Dans le film, cela arrive à un personnage secondaire sans lien avec les autres – un instant de tristesse dont on ne se formalise pas plus que cela. C’est la vie. Et c’est apaisant. Il n’y a pas de mort (aucune grande faucheuse personnifiée), seulement des morts, qui importent pour leur lien avec les vivants, pour la mémoire, la transmission. Il me semble d’ailleurs que ce n’est pas tout à fait un hasard si le monde des morts se présente comme une myriade d’habitations qui s’enroulent à la manière d’hélices d’ADN.

Vous ne trouvez pas, pour les hélices d’ADN ?

Je sur-interpète peut-être ; ce peut aussi être un simple effet de mode de notre époque connectée. La ville des morts n’est après tout qu’une ville de science-fiction mentale, que l’on construit d’après notre monde à nous. Ainsi, dans le monde des morts, l’administration continue à contrôler les gens et la technologie sait tout d’eux : lors de la fête des morts, ceux-ci se voient refuser la visite annuelle de leur famille si l’ordinateur, après identification biométrique, ne trouve pas dans sa base de données magique la preuve que leur famille a bien placé leur photo sur l’offerta.

Quoi qu’il en soit, l’arbre généalogique que dessine cet autel fait un bien joli sapin de Noël pour les fêtes de fin d’année et rappelle à point nommé que les traditions sont  moins une question de croyance (en l’au-delà) qu’une occasion de chérir (ici-bas) des liens qu’on pourrait trop rapidement considérer comme des entraves, en oubliant la chaleur et le réconfort qu’il peuvent apporter.