Beauté de l’apaisement

En ouverture, Laurence Equilbey prend le micro pour expliquer que Dvořák a composé son Stabat Mater après avoir perdu trois enfants coup sur coup, et souhaiter aux personnes qui auraient connu des tragédies que cette musique puisse leur apporter consolation et réconfort. Dans le confort de ma vie sans problème, l’apaisement est simple quiétude. Résistant à une douce somnolence, je remarque que le rythme de tout un passage épouse la respiration d’une poitrine qui a cessé de hoqueter et laisse désormais les larmes couler paisiblement, deux soupirs répondant à une lente inspiration1.

Baignée dans ces pleurs qui ne sont pas les miens puis dans la lumière dorée du final, cuivres et soleil couchant, je me rappelle que je suis heureuse d’être vivante et, plus encore, de l’être parmi ceux qui le sont avec moi. J’ignore si la beauté peut apaiser le chagrin d’un deuil, mais elle console d’être soi-même mortel : du moins cette beauté-là l’aura-t-on vécue, ensemble.

 


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 À moins que ce ne soient deux brèves inspirations répondant à un profond soupir. Le début et la fin reprenant le même rythme, on peut imaginer par le passage de cette respiration-ci à celle-là l’apaisement progressif de la douleur. Dans le programme, cela devient « un mètre ternaire, un rien dansant, qui produit un balancement cyclique, doux et enivrant comme l’écoulement des larmes » (Marianne Frippiat).

2001 en 2015

Ciné-concert du samedi 30 mai

Du ciné-concert proposé de l’Orchestre de Paris, j’attendais plus du concert que du ciné, 2001 : a Space Odyssey faisant partie de ces films qui m’agacent prodigieusement. Sous couvert de mystère métaphysique et après nous avoir fait mariner pendant un prologue simiesque interminable puis nous avoir pris dans l’intrigue, Kubrik nous laisse purement et simplement en plan. La frustration est moindre au deuxième visionnage : on sait qu’il n’y a rien à en attendre. Autant donc profiter de la musique sans arrière-pensée. J’en étais à déplorer les cris des singes sur la musique lorsque l’os propulsé par la bestiole est devenu navette spatiale. Un Strauss a chassé l’autre. Le Danuble bleu. Devant la planète bleue. Comme pour le singe et l’outil, le déclic. D’un coup j’entends l’humour : Ainsi parlait Zarathoustra et son sur-homme pour qualifier la découverte de son ancêtre, la valse de Strauss pour une promenade en goguette dans l’espace1… La dérision désamorce la grandiloquence : le bout d’os n’est rien par rapport au vaisseau spatial et celui-ci n’est que l’aboutissement ultra-perfectionné de ce que l’outil a permis à l’homme de construire. Des siècles de progrès techniques balayés par un montage parfait.

Venue pour la musique2, voilà que je commence à entendre quelque chose au film. Et à l’apprécier, donc. J’abandonne le sens de la vie pour le présent l’histoire pour les détails, m’amuse de la longueur des instructions pour utiliser les toilettes en apesanteur (que l’on n’a évidemment pas le temps de lire, problème réglé), du sigle IBM sur le tableau de bord dans la cabine de pilotage (HAL, l’ordinateur de bord, est IBM-1 dans l’alphabet, souligne à la sortie Palpatine, fort de sa science geek), des messages de dysfonctionnement lorsque l’ordinateur décide de tuer tous les membres de l’équipage (l’informatique, fidèle à elle-même) et des parfaits raccords dans la scène finale de l’hideuse chambre verte où l’on voit Dave se voir plus âgé, avant que l’effacement de la silhouette-point de vue n’acte le vieillissement express du personnage.

Comme on ne se refait pas, je relève tout ce qui a trait à la nourriture : les plateaux repas sous forme de liquides à boire à la paille (en quelque sorte l’orgue à liqueur de Des Esseintes en version cheap-utilitaire), des sandwich au poulet ou au jambon – identiques – pas-terribles-mais-qui-s’améliorent (la SNCF, quoi), d’autres plateaux repas sous forme de solides non identifiables (on dirait les parallélépipèdes des légumes en sachet portionnables de Picard) et, enfin, un vrai repas avec des légumes en trois dimensions et de la viande qui vient manifestement d’un animal. Comme par hasard, le vrai repas intervient dans la chambre verte. Du coup, je pense qu’on peut entièrement fonder une interprétation du film sur sa représentation de la nourriture et arguer qu’il faut arrêter de chercher le sens de la vie (quête qui vous conduit, par souci d’efficacité, à bouffer des trucs lyophilisés) et profiter de ce qu’elle a à nous offrir (des bons petits plats, à déguster avec des couverts en argent, parce qu’on n’est pas des astronautes, bordel).

Egayée par ces élucubrations toute murines, j’accepte beaucoup mieux le final-foetus straussien. Sans compter que la nature de ce putain de monolithe noir est enfin révélée : c’est une radio diffusant uniquement du Ligeti (il faut avouer qu’Atmosphères, Lux Aeterna et le Requiem sont parfaitement trouvés pour donner une réalité sonore à tous les champs magnétiques ou ondulatoires qu’on pourra imaginer). Autre mystère de taille à avoir été levé : la finalité de la Philharmonie, qui a été créée – mais c’est bien sûr ! – pour les séances de ciné-concert (certes, les sièges sont loin d’être aussi confortables que ceux des MK2 ; mes genoux n’auraient pas été contre un partenariat Jean Nouvel – Martin Szekely). En bonus, les loupiotes indiquant la présence des marches traîtresses donnent à la salle, plongée dans l’obscurité, un air d’aéroport de nuit, aux multiples pistes de décollage.


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 Pour éviter que l’humour ne tourne à la farce, Kubrick « a souhaité diffuser l’enregistrement du Beau Danube bleu réalisé par Herbert von Karajan et l’Orchestre Philharmonique de Berlin. Une interprétation ample, plus solennelle que légère, à l’opposé de certaines versions sucrées. » Antoine Pecqueur, extrait du programme. Mais quoiqu’on fasse, le Beau Danube bleu restera pour moi associé à Tom & Jerry.
2 Casé entre Ligeti et les deux Strauss, il ne faudrait pas oublier Khatchatourian (à jamais confondu avec associé à Khatchatryan).

Dandinera bien qui dandinera le dernier

Concert du mercredi 3 juin

Chaque mouvement des Escales d’Ibert nous débarque ailleurs. Mais le programme se trompe : après Rome et Palerme, ce n’est pas la Tunisie, c’est l’Inde. Les premières mesures nous plongent en plein Livre de la jungle. Mais où est Bagheera ? Je cherche la panthère dans l’orchestre, au travers des archets-feuilles de bananiers ; je l’entends ondoyer mais ne parvient pas à la repérer : le clarinettiste n’a pas l’instrument à sa bouche, la flûte est au repos, les cors sont trop graves… et d’un coup, j’aperçois le fourbe hautbois qui, avec son minuscule embout, paraissait éloigné des lèvres du musicien. Bagheera, c’est le hautbois ! Il me semble que Klari avait parlé de chaton qu’on égorge au fond des bois à son propos1, mais je n’imaginais pas que ce chaton pût devenir un fauve, dans une forêt tropicale. Le hautbois, Bagheera ! Après cela, je ne m’étonne même plus que le chef d’orchestre, débarqué à Valence dans le troisième mouvement, avance pieds et bassin comme un danseur de flamenco.

Le précipité transatlantique nous dépose à New York pour le Concerto pour piano en fa majeur. Je ne sais pas si c’est le soliste, Jorge Luis Prats, ou le rythme tenu par le chef d’orchestre, Yutaka Sado, mais je n’ai pas cette irrésistible envie de me dandiner sur mon siège que me déclenche normalement Gershwin. Trop lent ? Ou si rapide que disparaissent les moments de suspension qui vous font sentir des pics vertigineux et vous précipitent aussitôt, quatre à quatre, dans les escaliers de secours des façades new-yorkaises ? Trop rapide ou trop lent ? Je ne parviens même pas à me décider entre les deux extrêmes, qui se rejoignent d’une curieuse manière. Sur le moment, je soupçonne le chef d’avoir dirigé le Roméo et Juliette obèse de l’année dernière, à Pleyel ; en réalité, il y a essoré Le Lac des cygnes à grande vitesse !

Les bis que le pianiste nous ressert (juste un fond, indique-t-il du pouce et de l’index) ne m’enivrent pas plus que ça, mais ils rendent le sexy bassoniste fort gai et c’est un plaisir d’observer ses fossettes se creuser, ses doigts2 tambouriner sur ses bras croisés, et sa tête partir de droite et de gauche, aspirée vers les sommets.

Est-ce la bassonophilie ? le morceau de gâteau au chocolat préparé par @ArianeVillette, à l’entracte ? la partition bien connue ? Stravinski n’a eu qu’à tirer les ficelles de Petrouchka pour que je me mette à me dandiner, telle la ballerine mécanique, sur mon nouveau siège (replacée du 10e au 8e rang de parterre, j’ai eu confirmation de ce que l’accoustique-extraaaaooooordinaire-de-la-Philharmonie vaut jusqu’audit 8e rang, au-delà duquel il ne faut plus espérer vibrer – du moins pas au sens propre). Les musiciens, disposés comme dans un amphithéâtre, bien étagés, sont tous visibles, même les vents, et c’est un véritable plaisir de suivre la partition, d’entendre les instruments se répondre sous nos yeux, animant le pantin. J’ai beau connaître le ballet, je me suis laissée surprendre par la fin : comment ça, déjà fini ?


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 Alors en fait, non, j’ai juste tout mélangé.
2 Ses mains, non mais ses mains ! A la fois puissantes et fines, elles me rendent folles.

Où il est question de yaourt, de baseball, de grenouille et, ah oui, de musique

La voix dans la musique, c’est un peu comme les fruits dans le yaourt : il faut des années pour parvenir à apprécier. J’ai beau trouver ça bon, il y a certains moments où cela me paraît incongru, comme de trop. La musique de Wagner est telle qu’on se passerait presque de cette voix par-dessus. Toute la difficulté à appréhender l’opéra, pour moi, réside là, dans cette voix qui se superpose à la mélodie sans toujours l’épouser, cette voix qui possède sa propre ligne, comme un instrument au timbre très différent des autres, auquel on aurait donné la prééminence. La dynamique dramatique du livret me fait oublier cette bizarrerie ; elle réapparaît dans tout son éclat en récital. On peut y faire son marché : vous me mettrez trois extraits de Parsifal, trois extraits de Lohengrin, ah, et pendant que vous y êtes, un prélude aussi. Le City of Birmingham Symphony Orchestra est bon commerçant et nous offre un extrait de la Walkyrie en plus. On applaudit. Rien qu’à sa coupe de cheveux, qu’il faut un certain talent pour faire oublier, je soupçonnais Klaus Florian Vogt d’être un bon chanteur ; effectivement, le ténor envoie – mais c’est en « sous-régime » qu’il m’impressionne le plus, au début d’ « In fernem Land », où la voix se lève comme une aube.

Avant de découvrir Wagner, j’imaginais sa musique monumentale, lourde, colossale. Après deux opéras et quelques concerts (c’est encore peu, je sais), il me semble que c’est surtout une question de densité : tout se tient d’un bloc qui, pour massif qu’il soit, peut être sculpté avec une incroyable finesse. Question de densité, donc, plus que de niveau sonore. À la limite, la Symphonie n° 7 de Dvorák dépote plus. Je suis totalement partiale en raison de mon tropisme tchèque, mais : encore une victoire du Czech power ! On y voit passer une armée, peut-être, un peuple en tous cas qui, dans sa multitude, se confond avec les champs de blé qu’il cultive sûrement le reste du temps, quand il n’est pas entraîné dans cette symphonie, fier de ses frontières et du peuple qu’elles abritent.

 

On ne dirait peut-être pas, comme ça, mais la direction d’orchestre, c’est sportif. Lorsque le chef lance un signal au percussionniste, on croirait le voir lancer une balle de base-ball et le coup de cymbale devient l’illustration sonore d’une vitre cassée. On dirait même qu’un point vient d’être marqué lorsqu’il sert les poings, secoué par l’intensité de la musique : autant dire que c’est gagné, je me suis bien amusée.

Il faut dire qu’Andris Nelsons n’arrête pas. Les genoux perpétuellement en flexion, pire qu’un moniteur de ski pour les flocons, il plie, plie, plie, baisse la tête, encore et encore : on pense à Obélix, craignant que le ciel lui tombe dessus, ou à un prof de film comique, caché derrière son bureau pour éviter une attaque de boulettes de papiers. Pour un peu, il dirigerait accroupi et les cuivres ne verraient dépasser du pupitre qu’un bras au bout d’une baguette. Et puis d’un coup, il saute, pas haut du tout, au ras du sol, mais le simple fait de s’être redressé – les genoux toujours pliés, même en l’air – le fait ressembler à un diable en boîte. Palpatine propose de lui décerner un prix ballerina. Façon Francis Ponge alors, parce que cette maladresse vaguement batracienne, pleine d’humour, est touchante : vu comme il se donne, il n’est pas étonnant que le chef trouve la salle warm… au sens propre comme au figuré. Danse slave en bis. Salve d’applaudissements.

Beauté du lied funeste

Je ne me souviens plus trop de cette Mer-là, déjà lointaine, sinon que mon voisin de derrière la trouvait un peu inférieure à d’autres écoutes. Si je laisse ma mémoire et mes trous de mémoire seuls juges, peut-être n’était-je pas totalement en désaccord1. Je me souviens aussi avoir été moins exaltée qu’Hugo par les Tableaux d’une exposition de Moussorgski : peut-être étais-je seulement un peu fatiguée2.

Entre les deux, il y a des lieder de Mahler chantés par Matthias Goerne, que je suis sur le livret emprunté à ma voisine sans chercher à savoir si elle est bilingue, si elle s’en fout ou si elle partage la fascination de Palpatine, qui pourrait écouter le baryton lui chanter le bottin et en être tout aussi ravi. Demeure tout de même une légère différence entre un truc pas gai et des yeux qui disent « Regarde-nous bien, car nous serons bientôt loin3 ! » (évidemment que les yeux parlent ; vous n’avez jamais entendu parler de l’éloquence du regard ?) ou un enfant qui meure de faim pendant que sa mère prépare le pain4. Heureusement qu’il y a dans le lot un soldat pour affronter cette thématique funeste à coups de trallali, trallaley, trallalera5. Trallalera et le public applaudira.


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 Mais nous sommes d’accord : voguer sur du Debussy en compagnie de l’Orchestre de Paris reste un plaisir.
2 Jet-laguée depuis San Francisco.
3 « Sieh uns nur an, denn bald sind wir dir ferne ! », en allemand dans le texte, extrait de « Nun seh ich wohl, warum so dunkle Flammen », Die Kindertotenlieder.
4 « Das irdische Leben », Des Knaben Wunderhorn.
5 « Revelge », Des Knaben Wunderhorn.