New York néerlandais

On the Waterfront est éminément cinématographique. Comme je ne savais pas que Bernstein avait effectivement composé cette suite pour un film, je me suis fait le mien.

The Mask meet King Kong : le gorille joue de la grosse caisse sur le toit des taxis jaunes arrêtés tout autour de lui.
Rythme, embouteillages, quadrillage opaque et brillant des buildings, jungle urbaine.

Clé des champs, morves de nuages en dépassant la statue de la liberté, travelling lyrique dans les plaines de l’Ouest. La nature américaine soudain zébrée de géométrie urbaine, des escaliers horizontaux se dessinent et s’effacent à toute allure dans les épis de gluten, zig zag zorro, les pas sur la carte du maraudeur.

Retour à New York. Ça grouille et ça groove. Jusqu’à ce que. Les traits se forcent, les contours s’épaississent, le film devient dessin devient vitrail, les buildings, les taxis, les trompettes brandies comme le poing de Superman freezé en plein vol et King Kong au premier rang pour compléter l’affiche, le vitrail Broadway de comics.

Voilà ce que c’est de réaliser la bande-annonce sans avoir vu le film.

 

Dans Rhpasody in blue aussi, le plaisir monte au nez, mieux que la moutarde ou le wasabi. Khatia (faut-il encore dire Buniatishvili ?) nous la joue comme ça, à étirer la musique jusqu’à ce qu’on soit tendus comme des cordes de piano, là, impatient d’attendre la note qui va venir on-le-sait on-la-connait on-l’attend, VAS-Y (BORDEL en option), VAS-Y on se retient de crier et elle, tranquille, je viens, je viens. À un moment, je le jure, j’ai nettement entendu son index se balancer comme les hanches d’une femme fatale qui ferait signe : viens. là. viens. là ; si nettement détachés qu’on a le temps de se prendre se perdre les pieds s’évanouir blanche soupir entre les deux. Rhalala, glissando. C’est affreusement excitant, les cuivres me montent au nez, le long des bras en vérité, ça pétille sous la peau, à faire semblant d’avoir froid pour le plaisir, pour frissonner dans la salle surchauffée. Plusieurs fois, je feins de boxer l’épaule de Palpatine, hiii, c’est génial, je suis excitée comme une souris, viens là que je te fight comme un hamster. Soudain la ménagerie reflue : fini, sans bouquet final… c’est ce qui arrive quand on a trop joué avec ses terminaisons nerveuses, à lâcher et à reprendre. Mais qu’importe l’orgasme, pourvu qu’on ait l’ivresse.

 

Je tombe en période réfractaire jusqu’à la fin du concert : il est de bon ton de le taire, mais Rachmaninov est un peine-à-(faire-)jouir, je vous le dis. C’est un peu l’architecte qui vous dessine de superbes lignes, classiques, audacieuses… et vous colle des feuilles d’acanthe partout. Non, non, mieux, voilà la métaphore que j’ai passé les Danses symphoniques à chercher (impossible de n’en filer qu’une avec lui, qui change de thème comme de chemise ; ça s’effiloche toujours en un rien de temps) : Rachmaninov, c’est le mec qui vous emmène sur les cimes et, arrivé devant un paysage à couper le souffle, sans un regard sort son carnet pour noter méticuleusement le relevé de l’altimètre.

Jeudi 23 mars 2007, 22h, au 15 avenue Montaigne, 75008 Paris :
victoire de l’Amérique sur le bloc soviétique.
Merci à l’armée philharmonique de Rotterdam et à son commandant Yannick Nézet-Séguin : la guerre froide n’aura pas lieu.

Quille jazzy

Pour le dernier concert de la saison, l’Orchestre de Paris a concocté une soirée qui ressemble aux derniers cours de l’année à l’école : on est encore là, mais on ne tient plus en place et on s’amuse déjà en se projetant ailleurs. Aux États-Unis, en l’occurrence, même si en partie rêvés à partir de l’Europe et de la Russie. C’est parti pour une thématique jazzy.

Sur les quais, suite symphonique rappelle d’emblée que Bernstein est le compositeur de West Side Story : on sent l’action, le mouvement, de la caméra, presque. Un précipité de percussion : nous voilà cavalant sur les conteneurs entreposés aux abords du port. Un cor : la brume visible de loin en loin sous les lampadaires solitaires. Une mélodie à la flûte : c’est le cœur qui s’emporte. Explosion de percussion : n’y aurait-il pas une rixe ? Coups de cymbales : le héros n’est-il pas héroïque ? On est comme au cinéma. Un peu trop même, puisque l’équipe de Mezzo (ai-je cru comprendre) a endossé le rôle du mangeur de pop-corn, avec des allées et venues à l’arrière du parterre où je m’étais replacée (au premier balcon de côté, tout est déformé) et des messes pas si basses. Dommage.

Pour Busking, concerto pour trompette, accordéon, banjo et orchestre à cordes, Serendipity et moi sommes rejoints par le percussionniste et deux violonistes de l’orchestre : j’échange un grand sourire avec l’un et partage la perplexité de l’autre. Le concerto de Gruber a quelque chose d’informe, comme si la musique était perpétuellement dilatée dans le soufflet d’un accordéon. Ces étirements sans élasticité m’ont toujours rebutée dans le jazz, que je n’apprécie que sous forme d’influence, jazzy moins big band que cabaret.

Un replacement au balcon permet d’apprécier Rhapsody in blue. L’ami russe, à ma droite, dirige de la main gauche, tandis que Palpatine, à ma gauche, pianote de la main droite sur mon genou. En bas, Fazil Say nous agace de ses rythmes entrechoqués : il ralentit à l’extrême, retarde la suite que l’on connaît, que l’on veut, et lorsqu’on n’en peut plus, ses doigts passent en trombe ; pris de vitesse, on ne voit pas passer les notes désirées, elles nous ont devancés et culbutés en passant, on dégringole avec elles sur les fesses, en riant, jusqu’à la prochaine montée de plaisir. Jouer de notre attente, ça, c’est de la musicalité !

Je me demandais pourquoi l’on ne finissait pas la soirée par Gershwin et puis les Suites pour orchestre de jazz de Chostakovitch sont arrivées. Aux début de la première valse, l’ami russe tend une main flex : « Non, ce n’est pas la bonne. » Les premières mesures sont effectivement trompeuses et il faut attendre la deuxième valse pour que le gamin de la CNP se mette à traverser la vie avec son violon. Si l’on en croit cette entrée au répertoire de l’Orchestre de Paris, les Suites pour orchestre de jazz sont aussi connues que rarement jouées en concert. J’espère qu’elles seront souvent reprises, parce que c’est vraiment un énorme plaisir de sentir les cordes ronfler et nous transporter des États-Unis en Russie en deux voyages d’archet. Sans compter qu’il me faudra quelques écoutes supplémentaires pour emboîter le pas au musicien dans la marche, le foxtrot et la polka. Si j’avais été à la place des spectateurs assis par terre au parterre (la Philharmonie a voulu la jouer façon Albert Hall), je n’aurais pas résisté à la tentation de me lever pour danser.

Pas de bal mais une révérence pour la violoncelliste Jeanine Tétard, qui part à la retraite (pour l’occasion, le hérisson a échangé sa place avec elle, il me semble, et s’est retrouvé à côté d’une Delphine Biron plus enthousiaste que jamais). C’est avec un gros bouquet de fleurs à ses pieds que la violoncelliste a pour cette fois encore fait corps avec l’orchestre, pour un bis dont je n’ai plus le nom mais que j’ai mis un long moment à arrêter de fredonner.

Dandinera bien qui dandinera le dernier

Concert du mercredi 3 juin

Chaque mouvement des Escales d’Ibert nous débarque ailleurs. Mais le programme se trompe : après Rome et Palerme, ce n’est pas la Tunisie, c’est l’Inde. Les premières mesures nous plongent en plein Livre de la jungle. Mais où est Bagheera ? Je cherche la panthère dans l’orchestre, au travers des archets-feuilles de bananiers ; je l’entends ondoyer mais ne parvient pas à la repérer : le clarinettiste n’a pas l’instrument à sa bouche, la flûte est au repos, les cors sont trop graves… et d’un coup, j’aperçois le fourbe hautbois qui, avec son minuscule embout, paraissait éloigné des lèvres du musicien. Bagheera, c’est le hautbois ! Il me semble que Klari avait parlé de chaton qu’on égorge au fond des bois à son propos1, mais je n’imaginais pas que ce chaton pût devenir un fauve, dans une forêt tropicale. Le hautbois, Bagheera ! Après cela, je ne m’étonne même plus que le chef d’orchestre, débarqué à Valence dans le troisième mouvement, avance pieds et bassin comme un danseur de flamenco.

Le précipité transatlantique nous dépose à New York pour le Concerto pour piano en fa majeur. Je ne sais pas si c’est le soliste, Jorge Luis Prats, ou le rythme tenu par le chef d’orchestre, Yutaka Sado, mais je n’ai pas cette irrésistible envie de me dandiner sur mon siège que me déclenche normalement Gershwin. Trop lent ? Ou si rapide que disparaissent les moments de suspension qui vous font sentir des pics vertigineux et vous précipitent aussitôt, quatre à quatre, dans les escaliers de secours des façades new-yorkaises ? Trop rapide ou trop lent ? Je ne parviens même pas à me décider entre les deux extrêmes, qui se rejoignent d’une curieuse manière. Sur le moment, je soupçonne le chef d’avoir dirigé le Roméo et Juliette obèse de l’année dernière, à Pleyel ; en réalité, il y a essoré Le Lac des cygnes à grande vitesse !

Les bis que le pianiste nous ressert (juste un fond, indique-t-il du pouce et de l’index) ne m’enivrent pas plus que ça, mais ils rendent le sexy bassoniste fort gai et c’est un plaisir d’observer ses fossettes se creuser, ses doigts2 tambouriner sur ses bras croisés, et sa tête partir de droite et de gauche, aspirée vers les sommets.

Est-ce la bassonophilie ? le morceau de gâteau au chocolat préparé par @ArianeVillette, à l’entracte ? la partition bien connue ? Stravinski n’a eu qu’à tirer les ficelles de Petrouchka pour que je me mette à me dandiner, telle la ballerine mécanique, sur mon nouveau siège (replacée du 10e au 8e rang de parterre, j’ai eu confirmation de ce que l’accoustique-extraaaaooooordinaire-de-la-Philharmonie vaut jusqu’audit 8e rang, au-delà duquel il ne faut plus espérer vibrer – du moins pas au sens propre). Les musiciens, disposés comme dans un amphithéâtre, bien étagés, sont tous visibles, même les vents, et c’est un véritable plaisir de suivre la partition, d’entendre les instruments se répondre sous nos yeux, animant le pantin. J’ai beau connaître le ballet, je me suis laissée surprendre par la fin : comment ça, déjà fini ?


1
 Alors en fait, non, j’ai juste tout mélangé.
2 Ses mains, non mais ses mains ! A la fois puissantes et fines, elles me rendent folles.

Paris – Dordogne – New-York

Sur la carte postale de l’Orchestre national de Lyon glissée dans le programme, on voit l’auditorium en enfilade avec deux collines (l’Auvergne et la Bourgogne), une rivière (l’Océan Atlantique) et, tout de suite, sur l’autre rive, une skyline légendée L.A., San Francisco, Detroit et N.Y.C. Voilà le programme en raccourci, sous l’égide d’Un Américain à Paris.

Mais d’abord, Samuel Barber, dont on nous présente la preuve qu’il n’a pas uniquement composé l’Adagio pour cordes. La Toccata festiva pour orgue et orchestre explose comme un vitrail dégoupillé, projetant ses pampilles de pupitres colorés et ses schrapnel d’orgue à l’éclat noir. Je m’attendrais presque à voir surgir de l’orchestre la main tambourinante du Frollo de Roland Petit, si la distance de l’île de la Cité à Boston n’était si audible.

Concerto en sol : les maillots rayés de Jérôme Robbins dansent quelques instants devant mes yeux, mais se dissipent vite sous les assauts de Stefano Bollani au piano, qu’on imaginerait plutôt au bar, une bière à la main, twistant du bassin et des genoux pour faire rire sa blonde. Catogan ébouriffé, jeans et chaussures de bowling : de dos, la ressemblance est frappante, on dirait… mon père ! Seule la chemise rose à motifs vient me rappeler que, non, mon paternel ne m’a pas caché une carrière de pianiste. Au milieu de l’orchestre en noir et blanc, tiré à quatre épingle, ça dépote ; ça swingue, même, et la similitude n’est bientôt plus qu’une part de l’amusement. Une part de l’émotion, cependant, lors du mouvement lent : la manière qu’a le pianiste de pencher sa tête en avant fait surgir le souvenir de cette virée en voiture où mon père, vingt-cinq ans après ma naissance, a découvert que je pouvais avoir de l’humour (à six ans, dès qu’on essayait de me taquiner, je répondais sèchement : je n’ai pas d’humour ; il fallait se le tenir pour dit). On allait chercher Palpatine chez un client, quelque part en Dordogne ; il y avait du monde sur l’itinéraire préconisé par le GPS ; mon père a voulu reprendre l’autoroute, malgré mon scepticisme : je ne me souvenais d’aucune sortie proche. Effectivement, une fois emmanché sur l’autoroute, plus moyen d’en sortir ; au lieu de nous énerver, comme nous aurions dû, nous nous sommes mis à plaisanter en boucle, dans une parodie de nous-même. Sans rien de drôle, on n’en finissait plus de rire, se fichant bien du détour que l’on était en train de faire, le détour devenant même la condition à la poursuite de notre hilarité. Je n’arrivais même pas à avoir mauvaise conscience vis-à-vis de Palpatine qui, peut-être, attendait dans le froid. « Je ne savais pas que tu avais de l’humour. » Et de m’imiter, petite, pincée, j’ai-pas-d’humour. Vexée et flattée tout à la fois, j’en rajoutais ; à chaque spasme de fou rire, la tête de mon père se penchait vers le volant, exactement comme le pianiste sur son instrument. Le souvenir s’est déroulé comme ces séquences de film où, remplacées par la musique, les paroles deviennent des articulations muettes ; peu importe ce qu’elles disent, elles ont été dites et c’est tout ce qui compte, savoir qu’elles ont été prononcées, derrière les vitres d’une voiture, avec le sourire, la vitesse et le souvenir de cet instant-là. Concerto en sol, road-movie périgourdin.

Gaspard de la nuit me ramène un peu plus loin, dans un village pittoresque de Dordogne, un soir de feu d’artifice : un lampadaire à l’ancienne, cage à lumière hexaédrique, diffusait exactement la lumière des poèmes d’Aloysius Bertrand – le genre de lumière à vous faire renommer phalènes les bestioles qui volent autour, pourtant prêtes à vous piquer comme une nuée de moustiques. La musique de Ravel est pleine de ces phalènes, elle aussi (à la harpe, au xylophone…) ; la qualification a beau précieuse, on n’en apprécie pas moins ces effets étranges, familièrement orchestrés.

Retour à Paris en compagnie d’un Américain qui n’a rien avoir avec le touriste en short que l’on se représente un peu trop facilement. Surprise de découvrir que j’ai dansé sur cette musique – une parodie de shopping-addict dans les grands magasins parisiens –, l’Américain à Paris devient une Américaine à la Samaritaine, au Bon marché, au Printemps, une silhouette de croquis de mode prête à danser le charleston. Mon imagination insiste pour faire porter le chapeau à Emma Stone. Tunique, sautoir en perles et chapeau cloche, c’est magic in the daylight dans les années 1920, talons-fesses et dos cambrés au tournant des grands escaliers en colimaçon.

I like to be in America

L’Ouverture cubaine de George Gershwin superpose la fente d’une queue-de-pie à l’échancrure d’une chemise hawaïenne. Les maracas se fondent si bien aux avant-bras du percussionniste que chaque coup me fait penser au salut d’un de ces chats en plastique dans la vitrine des restaurants asiatiques (malgré l’anachronisme géographique).

 

Dans la biographie fantaisiste que j’étais prête à lui faire, Marguerite Duras s’est inspirée de la Symphonie n° 4 de Charles Ives pour écrire l’Amante anglaise, un nouveau roman policier où l’on connaît la coupable mais pas le mobile. Car c’est un mobile de sons que j’entends, composé d’éclats de miroirs noircis qui s’entrechoquent doucement et dont on découvre que certains, magnifiquement rouges, ont trempé dans le sang – un mobile de meurtre là où le compositeur entendait « la question que l’esprit humain se pose sur le sens de la vie » (rien que ça).

Et puis, plus prosaïque, j’entends les voisins d’à-côté quand les cuivres se barrent en coulisses et ceux de l’immeuble d’en face lorsque la harpe et les deux trois autres instruments installés en bergerie jouent les quelques mesures qui leur sont dédiées dans ce que le programme qualifie de « forêt de sons » mais que je verrais davantage comme une jungle urbaine. Un bassoniste y joue du coupe-coupe pour se frayer une place jusqu’à l’arrière du piano, d’où il se met à diriger une partie de ses collègues. Puis, autre sécession, un altiste excentré se lance dans un solo, faisant la fierté de son pupitre qui tape vigoureusement des pieds lors des applaudissements. Belle cohésion entre les musiciens ; il n’y a manifestement pas qu’au public que cette soirée atypique fait du bien.

 

A Jazz Symphony de George Antheil, « un cocktail hyper-vitaminé à consommer sans modération », tient plus du jus ACE (carotte, orange, citron) que le serveur, en tenue blanche et noire mais pas pressé, vous sert sous la forme d’une petite bouteille Pago. C’est bon, c’est rafraîchissant mais on se serait attendu à quelque chose d’un peu plus explosif pour la sortie de cette symphonie compactée de huit minutes. Quelque chose comme le bis qui suit, sur une espèce de xylophone-grattoir qui exige des mains d’argent (j’ai cru voir un gros Félix le chat).

 

Premières mesures des Danses symphoniques de Leonard Bernstein : les trois percussionnistes claquent des doigts, au fond et autour de l’orchestre, comme la bande des Jets qui encerclerait les Sharks. Reprise : ils sont rejoints par tous les musiciens qui ont les mains libres, le tubiste en tête, poing en l’air. On est pris d’une irrésistible envie de danser et on s’attendrait presque à voir débarquer The Mask pour un duo endiablé, lorsque l’orchestre se met à crier Mambo ! sous la direction plus qu’enthousiaste d’Ingo Metzmacher, véritable petit pois sauteur.

 

OK by me in America.

Mit Palpatine