Requiem de bonne année

Premier concert de l’année et retour à la Philharmonie après deux mois off. Je ne suis pas vraiment sûre d’avoir entendu le Concerto pour piano n° 19 de Mozart ; j’ai surtout senti la musique se glisser dans mon corps et fluidifier ma pensée, passer à vive allure là où je m’attardais, entraînant des idées cent fois parcourues dans son flux, les faisant jaillir et disparaître sans qu’elles aient plus le temps de faire de nœuds. Reposant.

Cela tombe bien, c’est le sujet. Je ne sais pas si je m’étais jamais fait la réflexion que requiem vient de requies, requietis, le repos en latin. Je mets un temps infini à retrouver ma troisième déclinaison ; quel en est le modèle, déjà ? Grâce au livret récupéré à l’entracte, je fais une heure de petit latin. Six ans après la khâgne, je suis tellement rouillée que même avec du latin de cuisine de messe, je me trompe dans les structures grammaticales. Peu importe. Petite joie de rencontrer olim (autrefois) dans l’offertoire : j’adore ce mot, qui semble nicher tout un monde passé dans une olive. Petite moue adressées aux brebis, oves, qui m’auront coûté un point au bac : je les avais confondues avec des moutons, je crois, ou des chèvres, allez savoir. Petit dédain aussi pour la prononciation des c qui se fait à l’italienne (ss et non k), alors que les v sont bien prononcés comme le w de what (oui, je suis ignare en signes phonétiques) ; je croyais que cela allait de paire. Petite promenade en terrain passé, en somme. Si l’on ne se soucie pas trop d’avoir perdu en maîtrise, il y a un plaisir certain à retrouver ce que l’on a su. Ou dansé. J’avais oublié que le Lacrimosa s’inscrivait dans le Requiem, mais j’en connais chaque souffle, chaque arabesque (plongée), le bras qui balaye le sol au début, le pied qui s’écarte sur le mmm et les bras qui montent en même temps que la demi-pointe sur le en d’Amen. Danser ces pleurs en groupe avait quelque chose de galvanisant, et même de plus fort que le Dies irae. Repris en bis, celui-ci troque le repos promis contre l’intranquilité. Un peu dommage sachant qu’à la Philharmonie, les chœurs bercent davantage qu’ils ne font trembler. La beauté y est toujours exempte de ce grain de voix, de cette vibration, qui, s’insinuant en vous, vous colle des frissons. Et pourtant, c’était l’Orchestre de Paris… Soupir d’aise ou de résignation, tant pis, je ne trancherai pas.

 

Exposition sur les Tableaux d’une exposition

Première fois à Radio France : l’extérieur est moche, l’intérieur dans la plus pure tradition de l’impersonnalité administrative, et la salle, après cela, surprenamment chaleureuse, toute ronde, avec ses rondins boisés et ses lumières parsemées au plafond comme les points blancs d’une amanite tue-mouche – un champignon de conte de fées.

Première fois à un concert présenté par Jean-François Zygel : ce n’est pas pour les enfants. Ou alors les enfants de 27 ans avec un bonnet nounours. La chef d’orchestre, Marzena Diakun, ressemble à un farfadet parfaitement sérieux avec ses talons noirs et ses boutons de manchette, et ce n’est pas elle qui démentira ma théorie selon laquelle les femmes polonaises qu’il nous est donné de voir en France sont d’une classe infinie. Avec sa complicité –  et celle de tout l’orchestre -, Jean-François Zygel donne des clés historiques et surtout musicales aux Tableaux d’une exposition de Moussorgski : il demande au trompettiste de jouer le thème de la promenade* pour que l’on puisse le reconnaître d’entrée de jeu, explique sa transformation au piano, en la décalant d’une octave, puis en mineur/majeur, et demande à ce que les pupitres jouent séparément des partitions qu’il superpose peu à peu. Les graves d’abord, les vents ensuite, puis les graves et les vents, puis les graves et les vents avec tout l’orchestre… c’est l’équivalent musical des calques Photoshop, que l’on affiche et l’on masque en cliquant sur l’oeil pour comprendre comment l’image est composée.

Je regrette de ne pas avoir découvert ces concerts-clés au début de mon initiation orchestrale, mais c’est peut-être pour le mieux : l’analyse n’est pas forcément la solution qui s’impose lorsqu’on a des difficultés à synthétiser ce que l’on entend. Autant Peer Gynt est très bien passé dès le premier concert, autant Mahler ou Schönberg ont été éprouvants (et d’une manière générale, tout ce qu’il est difficile de chantonner). Il m’a fallu entraîner mon oreille pour qu’elle tienne ensemble ces sons si divers (et passer de l’orchestre au balcon, où j’ai découvert avec étonnement que le son était déjà pré-mélangé). Aujourd’hui, en revanche, alors que je peine encore à identifier les instruments à l’oreille, c’est exactement ce qu’il me faut, moins fatiguant et plus efficace que courrir des yeux dans l’orchestre pour trouver d’où vient tel ou tel son (au risque de revenir bredouille auprès du chef d’orchestre). C’est parfait pour éduquer son oreille, et je me prends à rêver d’un équivalent enregistré sur support numérique, avec des pistes parallèle correspondant aux différents instruments ou groupes d’instruments, que l’on pourrait isoler et superposer à loisir pour comprendre la composition. 

L’écoute, sur un des tableaux, de trois orchestrations parmi la vingtaine existante est également une belle idée : cela rappelle, déjà, que l’oeuvre a été écrite pour le piano (j’aimerais beaucoup l’entendre en récital, du coup), et permet de mesurer ce que ces tableaux doivent respectivement à Moussorgski et à Ravel. Rien à voir, en effet, entre l’orchestration de Ravel (la version dans laquelle je l’ai entendue par l’Orchestre de Paris), celle d’un élève de Rimski-Korsakov (un peu lourd mais efficace) ou celle de Leopold Stokowski, qui a orchestré un Bach pour Fantasia (les pupitres prennent le relai en cascade, pour un « effet Technicolor »). Cela me donne l’impression d’être plus contrasté encore qu’une traduction littéraire… Bref, plein de choses à explorer, avec à chaque fois l’envie de transposer ce genre d’approche à la danse…

* Promenade entre les différentes salles ou les différents tableaux d’un musée… Les Tableaux d’une exposition ont en effet été composés d’après une exposition bien réelle, organisée en hommage à l’artiste Viktor Hartmann, ami de Moussorgski.

Ciné-concert sine ciné

Alexandre Desplat ? Le nom ne me disait rien, et pourtant, le programme me révèle que j’ai vu nombre des films pour lesquels il a composé : sept sur les douze prévus pour la soirée (une bonne moyenne pour la médiocre cinéphile que je suis et, encore plus, que j’ai été). La Jeune Fille à la perle, The Queen, The Ghost Writer, Imitation game, The Grand Budapest Hotel, Harry Potter et les reliques de la mort, Le Discours d’un roi… que des bons films. Et pas un dont je puisse chantonner la musique (c’est John Williams qui me vient en tête quand je pense à Harry Potter). Pourtant La Jeune fille à la perle ou The Ghost Writer reposent essentiellement sur une ambiance, lumineuse et sensuelle pour celui-là, dense et tendue pour celui-ci. C’est même ce qui continue à me faire dire que The Ghost Writer est un bon film alors même que je ne me souviens plus du tout des tenants et aboutissants de l’intrigue. Or la musique joue pour beaucoup dans ce que l’on désigne sous le terme vague d’ambiance. Alexandra Desplat doit donc être un bon compositeur de musique de film. Très bon, même. Trop bon, en tous cas, pour être joué en concert : il s’adapte si bien à la spécificité de chaque film que, sans ce film, la musique tombe… oui, désolée… à plat. Pleine de harpe, de célesta et de flûte, elle est du genre à vous faire remarquer les lumières de secours sur les escaliers de la salle, que l’on imaginerait bien s’allumer aléatoirement comme dans l’effort de scruter un ciel étoilé pour y repérer des constellations.

Cela viendrait-il à l’idée de quelqu’un de présenter une variation de Casse-Noisette sans la musique de Tchaïkovsky ? La dépendance est de cet ordre-là. Les images projetées pour certains extraits soulignent cette dépendance plus qu’elles ne la prennent en compte : il ne s’agit pas, en effet, des passages accompagnés par la musique dans le film, mais de montages qui réussissent l’exploit, outre de comporter moult spoilers, de ne pas coller au rythme (plus d’une fois les images s’arrêtent avant que l’orchestre ait fini – c’est particulièrement dommage pour Godzilla, où l’explosion de cymbales arrive après le champignon nucléaire). Au cas où on aurait encore un doute, voici la preuve que la bande-annonce est tout un art.

C’est bon, mais bon comme un sandwich : les garnitures ont beau être différentes, après un sandwich jambon-beurre, un sandwich thon-crudités, un sandwich au fromage, un sandwich au saucisson et un sandwich poulet-crudités, tout ce qu’on retient, c’est qu’on a avalé beaucoup de sandwichs et, même si individuellement, ils sont fort bons, on mangerait bien autre chose. Ou rien. Parce qu’il faut bien l’avouer, on est un peu gavé. Mais la prochaine fois, sans faute, au ciné.

 

Point d’orgue

L’orgue, un instrument noble et leste qui invite à la componction ? Si c’est aussi l’image que vous vous en faites, je vous invite à écouter l’improvisation dans laquelle Thierry Escaich s’est lancé mercredi pour inaugurer l’orgue de la Philharmonie. C’est avant tout une affaire de tuyauterie et, quand on entend les boyaux de Dieu gargouiller, la majesté divine en prend un coup. Du coup, exit la colère divine, place à : un concert de bouilloires dans une navette spatiale, avec locomotive et corne de brume comme artistes invités ; un enterrement sous-marin de petite sirène retrouvée pendue à une branche de corail ; Batman sous les voûtes d’une église ; la silhouette distante des Ménines, démultipliée, dévalant et grimpant les escaliers non-euclidiens d’un jeu vidéo, et de gros ordinateurs IBM des années 1970 en pleine dispute philosophique (ou bien en train de parier au PMU, allez savoir)(à moins que ce ne soient des parties simultanées de tic-tac-toe, d’échec et de bataille navale).

L’orchestre entre et décide de plutôt jouer à Où est Tamestit ? Sans sans pull ni bonnet rayé rouge et blanc, c’est vachement plus dur qu’avec Charlie. Du coup, Paavo Järvi s’apprête à commencer le concerto pour alto de Jörg Widmann sans altiste solo, quand un choc sourd retentit, suivi d’un bruit de fermeture éclair. On va pouvoir commencer, oui ou non ? Le choc sourd se fait de nouveau entendre et, alors que je me dis que, quand même, c’est un peu fort de café, Antoine Tamestit surgit de derrière les deux harpes. C’était donc lui qui… (coup d’œil au programme)… oui, oui, c’est lui qui fait des percussions sur un Stradivarius ! J’ai à peine le temps de m’en remettre qu’il joue du banjo avec – pizzicati mon œil.  Il n’arrête pas de bouger, circule entre les différents pupitres, figurés et littéraux, ilots de musiciens et suppôts de partition. Les sons surgissent d’un peu partout – puis soudain de nulle part. Dans le doute, certains comment à applaudir – ceux qui, comme moi, ont perdu Charlie-Tamestit de vue et n’ont rien vu. A force de jouer à la guitare électrique, ce qui devait arriver arriva : une corde cassa. Le concerto, à peu près aussi concertant que concordant les temps de ce paragraphe, s’interrompt, le chef attend, les mains se portent au menton, le public gronde de murmures : où est Tamestit ? Au bout de quelques instants, il revient, échange quelques mots, de dos, avec le chef et va se placer, tout le monde prêt à reprendre comme si de rien n’était. Sur le signe du chef, la mesure de reprise se répand comme la bonne nouvelle, là, là, on y est… mais l’altiste fait signe de rembobiner : nouveau conciliabule de sourds-muets. Les pages des partitions se tournent de droite à gauche et enfin, au grand dépit soulagement de tous, le concerto reprend et se déroule sans encombre (sinon sans ennui) jusqu’à la fin. Aux saluts, le compositeur serre dans ses bras le soliste, le chef et le violon solo avec une vigueur que l’on réserverait à des compagnons d’arme. Mais à la guerre comme à la guerre ; si Antoine Tamestit ne lui a pas sauvé la vie, il lui a peut-être sauvé la mise, déclenchant des applaudissements qui n’auraient peut-être pas été aussi nourris si le concert s’était déroulé sans anicroche. Le moins que l’on puisse dire, c’est que cela fut laborieux.

Point d’orgue de cette soirée : la Symphonie n° 3 de Camille Saint-Saëns que j’écoutais en concert pour la troisième fois, je crois. Petite pensée pour Joël, qui a dû pas mal se boucher les oreilles en étant à l’arrière-scène. Du second balcon de face, en revanche, le niveau sonore est parfait ; on sent même les vibrations (enfin !). Pourtant, je vibre à peine. Comme anesthésiée esthétiquement depuis le début de la saison, je commence à me demander sérieusement si la fatigue ne me rendrait pas un peu frigide de l’oreille…

 Mit Palpatine, placé à l’étage du dessous, avec qui on a échangé quelques regards synchronisés aux moments-clé (genre l’entrée de Lola, saluée par un cri muet, les mains en porte-voix). Je ne sais pas si je nous trouve adorables ou irrécupérables.

Oups, it’s Friday

Le problème des places prises en avance, c’est que l’on ne sait jamais si l’on ne sera pas en week-end, en vacances ou seulement trop fatigué pour en profiter. Après Arvo-Pärt-Biarritz, Bruckner-Ecosse et Petibon-Rome, c’était hier un match Mahler-fatigue. Mais on ne sèche pas un concert de Matthias Goerne, alors j’ai baillé, papoté, engouffré un sandwich et me suis replacée avec Palpatine au second balcon de face, bien au chaud. L’endroit parfait pour somnoler, en trois étapes :

1. Le sas de décompression. Un peu comme on sacrifie un oeuf dans une préparation, une courte pièce est presque toujours sacrifiée en début de concert : c’est l’occasion d’enlever son manteau, de chercher où ranger son programme et de sortir une paire de jumelles attachées à une chaîne sonnante et trébuchante et que je te fusille mamie des yeux. Pour rendre justice à une pièce de courte durée, il faudrait la placer après une oeuvre plus longue, pendant laquelle oreilles et fessiers auraient eu le temps de s’accoutumer à la position concertante. Las, La Pavane pour une infante défunte remplit son rôle de douche rapide pour se décrasser de la journée avant d’accéder au grand bain délassant.

2. Le duvet divin. Décrassé, délassé, bien au chaud, il est temps de se rouler dans cette formidable couette qu’est la voix de Matthias Goerne. Ayant déjà entendu les Kindertotenlieder en juin dernier, je ne cherche plus à suivre le texte dans le détail. Paix à l’âme de ces enfants morts ; la mienne se roule en chien de fusil, reconnaissante de se trouver à l’abri du malheur. 

3. La tempête titanesque. Le bruit m’empêche de dormir. Sauf lorsque les éléments sont déchaînés au point de masquer tous les petits sifflements, coups et craquements domestiques – toux, reniflements et gratouillis théâtreux. La première symphonie de Mahler se déchaîne et, bien au chaud, suave mari magno, je me renfonce en moi-même ; la plus familière des mains étrangères se pose sur mon genou et fait taire toute velléité de revoir le sens de ma professionnelle. Je relève la tête de l’épaule osseuse sur laquelle je l’avais lovée lorsque percussion et contrebasse inaugurent le magnifique troisième mouvement. Frère Jacques me réveille ; comme dirait mon père : je suis un contraire. J’applaudis pour m’excuser de mon manque d’attention et transporte mon cocon de chaleur jusqu’à mon lit – enfin celui de Palpatine. Thank God, it’s Friday.