Momix : 25 indices sur votre prédisposition à aimer

Ces fleurs-anémones se transforment en tutus froufroutant pour finir en robes de flamenco.

Difficile de définir Momix autrement que par la juxtaposition : c'est une troupe de danseurs-acrobates 1 et un spectacle de danse-cirque-illusionisme-transformisme-cabaret-son-et-lumière. Si vous êtes parisien, vous avez probablement vu leur intrigante affiche dans les couloirs du métro ; le début de chaque numéro est à cette image : on se demande ce qu'ils vous bien pouvoir nous inventer. Puis cela se met en mouvement et on cherche à comprendre comment cela fonctionne, comment est manipulé cet accessoire étrange, à qui appartient cette main ou cette jambe, pour mieux ensuite se laisser aller au plaisir de l'illusion - savoir ce qui est et voir ce qui paraît simultanément autre. Plutôt que d'énumérer les trouvailles visuelles et poétiques qui se succèdent, et qui risqueraient de gâcher le plaisir de la découverte, voici 25 prédispositions à aimer le spectacle (numérotées mais dans le désordre).

  1. Au cirque, vous préférez les acrobates aux clowns et aux animaux.
  2. Vous aimez les illusions d'optique et, petit, vous avez tanné vos parents pour avoir un kaléidoscope…
  3. … des échasses…
  4. … et un gros ballon sur lequel s'asseoir et sauter.
  5. Même si vous n'êtes pas très J.O., vous jetez toujours un œil aux épreuves de gymnastique et de GRS.
  6. Vous pensez que l'essentiel du Jeune Homme et de la Mort se joue autour de la table (bonus si vous avez un faible pour le physique des Chippendales).
  7. Vous avez déjà joué à être suspendu dans les airs en jouant de votre reflet sur une porte-miroir ou vous avez convoqué un corps de ballet en dansant entre deux miroirs.
  8. Vous aimez bof Balanchine, mais le kitsch des Western Symphony vous éclate. (Ok, j'avais dit pas de spoiler, mais les trois cowboys à échasse unijambiste sur le tango le plus cliché-kiffant qui soit était l'un de mes numéros préférés.)
  9. Vous aimez bof Cunningham, mais les costumes d'oiseau-pingouins de Bird vous amusent…
  10. … et vous rêviez d'avoir des étoiles phosphorescentes au plafond de votre chambre (les deux propositions sont liées : les pingouins sont devenus radioactifs et leurs ailes brillent dans la nuit, ouééé).
  11. Vous aimeriez être une souris pour avoir une roue à votre taille (la roue a été croisée avec une molécule d'ADN pour faire balançoire en même temps, mais vous avez l'idée).
  12. Vous avez déjà supporté Patrick Sébastien rien que pour voir un numéro d'acrobates dans Le plus grand cabaret du monde (passion poids-contrepoids).
  13. Les bêtes étranges de James Thierrée vous amusent (meet les antennes-ailes de papillon-bâtons de twirling-pâles d'hélicoptères).
  14. Les métamorphoses végétales et animales d'Amagatsu vous fascinent.
  15. Vous regrettez de n'être pas né au début du siècle dernier pour avoir assisté à une représentation de Loïe Füller (pas de grands drapés ici, mais des pièces de tissus maniées comme des massues de GRS).
  16. Regarder les soufis tournoyer finirait par vous ennuyer, mais leur esthétique hypnotique vous attire.
  17. Vous avez kiffé Two et, plus largement, le travail des lumières dans les pièces de Russel Malliphant.
  18. Vous aimez les lumières clignotantes de Noël, et les néons dont Robert Wilson raffole ne vous aveuglent pas. (À peine vu le numéro - littéralement inregardable pour ma part.)
  19. Le décor d'In the Night suffit à vous faire rêver.
  20. L'idée du mini-ballet de The Concert de Robbins dansé par les poupées de chiffons lancées dans Les Noces de Preljocaj ne vous choque pas (le numéro qui m'a le moins plus, mais qui a le mérite de réunir toute la troupe pour les saluts.)
  21. Vous appréciez l'inventivité visuelle de Philippe Decouflé, notamment son travail pour le Crazy Horse (oh des seins nus).
  22. Les grandes jupes et les torses nus sont l'image qui vous vient en priorité à l'esprit lorsqu'il est question de Bella Figura.
  23. Vous avez aimé la scénographie de Déesses et démones de Blanca Li.
  24. Vous vous dites pourquoi pas à un combo saut à la perche-Tarzan-Marsupilami-pole dance.
  25. Vous avez envie d'assister à un spectacle original pour les fêtes et de voir la Tour Eiffel frétiller en sortant : Momix est pour vous, au théâtre des Champs-Élysées et finit juste avant 22h, pile au moment où la géante de fer redouble le scintillement de l'avenue Montaigne. Joyeuses fêtes !

Pré-pro, post-rien : la nostalgie du mouvement

Cela peut paraître prétentieux, mais la prépa a été un plan B. Le plan A, c’était la danse. De la quatrième, où je suis entrée au conservatoire, jusqu’à la Terminale, où il a fallu bifurquer, j’ai été dans l’optique de passer professionnelle.

Pour qui m’a vu danser récemment, cela prête à sourire ; je n’arrive pas à la cheville d’un trente-sixième cygne remplaçant. À l’époque, c’était moins évident. La différence n’était pas encore aussi flagrante entre les aspirants qui réussiraient et les autres, moi. Je savais que je ne jouerais jamais dans la cour des grands, mais j’avais bon espoir de trouver ma place quelque part sur scène, dans une compagnie de second rang. Ma courbe de progression me semblait exponentielle : à mon arrivée en dernière année de cycle élémentaire, je faisais un demi-tour sur demi-pointes et j’avais une idée très vague de ce que recouvrait l’en-dehors ; à la fin de l’année, je faisais deux tours sur pointes sur la scène la plus en pente de France et je validais mon passage en supérieur. L’année suivante, j’obtenais ma médaille d’argent. L’année d’après, l’or, puis mon prix de perfectionnement dans une variation du répertoire. Lorsque les autres travaillaient un pas, je l’apprenais et ce retard a eu l’avantage de me faire aborder la grande technique sans peur : je ne voyais pas de différence fondamentale entre un pas de valse et des fouettés à l’italienne. Dans un cas comme dans l’autre, je ne savais pas faire : on décomposait le pas pour moi, je copiais, j’essayais, je ratais beaucoup et puis ça venait, je ratais à nouveau puis ça revenait, je l’avais, je pouvais commencer à travailler. C’était grisant.

Mes professeurs au conservatoire étaient aussi d’une génération pré-Guillem : le standards techniques n’étaient pas les mêmes. On pouvait espérer (j’ai absorbé cet espoir) faire carrière sans être une très bonne technicienne du moment qu’on était artiste. Et justement, je passais bien en scène : ce truc qui ne s’explique pas, qui fait qu’on existe sur scène et qu’on attire ou non les regards, je l’avais, je le sentais. On me l’a confirmé ; mon professeur, l’un des mes professeurs, en a été surprise la première fois. J’ai vite découvert pourtant que cela ne valait pas grand-chose lors des auditions pour les écoles supérieures – et je ne parle même pas de moi. Vous entrez dans le studio d’échauffement et il y a cette danseuse magnifique, dont vous ne songez même pas à être jalouse : un seul cambré suffit à vous pâmer, elle sera prise, cela ne fait aucun doute, une telle artiste, si jeune, et solide techniquement avec ça. Pour un peu vous ôteriez votre dossard et vous iriez vous asseoir pour la regarder, transformant l’audition en spectacle. Et la gamine n’est pas prise. On lui préfère un robot inexpressif avec deux centimètres de plus dans la rotation de l’en-dehors ou les levers de jambe. Le cas s’est présenté à plusieurs reprises ; j’en ai été scandalisée, et cette tristesse s’ajoutait à celle de mon plus prévisible refus.

J’ai enchaîné les auditions : CNR de Paris, CNSM de Paris, CNSM de Lyon, école du ballet de Marseille, de Rosella Hightower à Cannes, et rebelotte, plusieurs fois, et Rudra Béjart, et le jeune ballet de Thierry Malandain. L’audition la plus intelligente – et la plus humaine – était celle du CNSM de Lyon. Je l’ai passée deux fois. Elle se déroulait après deux jours de cours et la prof de classique venait parler avec les candidats éliminés. On repartait en pleurant, mais avec des raisons, des corrections et le plaisir d’avoir dansé. Ah, ma grande saucisse ! a-t-elle prononcé, désolée, quand je me suis approchée ; j’aurais grandi trop vite, un corps pas assez maîtrisé. Le sobriquet affectueux dont je me trouvais affublée montrait qu’elle m’avait bien identifiée. J’y trouvais une sorte de consolation, un maigre espoir. C’était dur à entendre, mais honnête, et on entendait là-dedans la bienveillance. Elle avait le courage de dire les choses, comme à cette danseuse hyper douée mais dont la croissance s’était arrêtée très tôt, le courage de dire : tu as déjà le niveau auquel l’école pourrait te mener et tu es trop petite pour n’importe quel corps de ballet classique ; soit tu réussis à te faire engager directement comme soliste, soit tu fais une croix sur ta carrière. La danse, c’est ça quand on n’a pas un corps qui permet de faire des belles phrases sur la volonté, quand on veut, on peut. Parfois on veut et on peut pas. Pas assez. C’est apprendre qu’on a chacun un jeu de possibles limité – assez vaste pour s’inventer plusieurs vies, mais pas forcément celle dont on aurait rêvé.

Je n’ai jamais dépassé le premier cours de sélection, nulle part. Quand on a du potentiel mais qu’on ne cesse d’échouer, la limite entre persévérance et entêtement devient ténue. Ai-je été assez raisonnable pour reconnaître mes limites et m’engager dans une voie qui ne soit pas une impasse manifeste ? Ou ai-je lâché trop tôt* ? Et alors, comment sait-on qu’on a été jusqu’au bout ? À combien d’auditions ratées est-il situé ? À la fin de la Terminale, j’ai envisagé d’aller à la fac ou même pas, et de danser de manière intensive. Et la prépa. D’un côté l’incertitude (et la probabilité de la médiocrité), de l’autre un prestige assez certain. Je me suis dirigée en prépa en me disant que c’était une expérience que je ne pourrais pas retenter après un an de fac, tandis qu’il serait toujours tant après un an ou deux de danser comme une damnée. Mais je ne me le suis même pas vraiment dit, car énoncé aussi clairement, j’aurais su que je faisais une croix sur la danse en tant que carrière : 18 ans, déjà, c’est tard pour n’être nulle part.

Sans compter, de surcroît, sur le vieillissement du corps. À 20 ans, personne ne le remarque en principe ; on a l’impression d’être à peine sorti de la croissance. J’ai pris de plein fouet l’inversion de la courbe. L’effort qui me permettait de progresser est devenu tout juste suffisant pour maintenir mes acquis. La réduction des heures dansées n’a pas aidé ; j’ai rétrogradé de 10 à 2 ou 4 heures d’entraînement par semaine (selon qu’il y avait ou non devoir sur table le samedi matin) et, continuant à pousser mon corps comme si rien n’avait changé, je me suis blessée – une élongation à la limite de la déchirure musculaire, 6 mois d’arrêt après une tentative de continuer à prendre une barre au sol aménagée.

Le choix entre les études et la danse est un choix que j’ai fait sans en avoir pleinement conscience : je repoussais le moment de renoncer et ce non-choix m’a embarquée. Je savais et je ne savais pas. C’est un peu comme de savoir qu’on est lundi, savoir que Gibert est fermé le lundi, mais se frapper le front devant la devanture close après avoir traversé la moitié de la ville (cela m’est arrivé un certain nombre de fois, mais à chaque fois de plus en plus en amont dans le trajet). J’ai fini par comprendre que mon inconscient opère une semblable disjonction entre les propositions lorsque les conclusions sont trop douloureuses ou effrayantes. Quand Mum a été guérie de son cancer, Melendili m’a fait remarquer que mon comportement avait été étrange, comme si elle avait eu un simple rhume. Le cancer est mortel. Ma mère a un cancer. Mais ma mère n’est pas Socrate, elle ne peut pas être mortelle, pas si jeune. Ce que je ne veux pas admettre se déroule dans le brouillard – un mécanisme de protection assez efficace, il faut bien l’avouer, tant qu’il ne va pas jusqu’au déni.

Dans le cas des adieux à la carrière dans la danse, il était d’autant plus facile de s’abuser que je n’abandonnais pas une chose que j’aimais, j’en poursuivais une autre, et pour laquelle j’étais douée : les études. Quoiqu’autruche de compétition, j’ai fini un jour par relever la tête et voilà, c’était fait, je n’étais plus pré-pro, je ne serais pas danseuse professionnelle. Je vous rassure, je n’en ai pas été moins perplexe lorsque ma prof m’a demandé, post-blessure, si je souhaitais en profiter pour reprendre un travail en profondeur ou si j’avais surtout besoin de me défouler en balançant les jambes. Le travail, évidemment ! Je ne comprenais même pas qu’on me pose la question. Et j’ai continué à balancer mes jambes.

Le changement de cours occasionné par mon emménagement à Paris m’a été bénéfique : j’ai quitté les gamines pré-pro que je regardais avec un petit pincement au cœur, et j’ai rejoint une bande d’amateurs de bons niveau, étudiantes, mères de famille, chercheuse en neuroscience, policière, employées de bureau, professeurs de danse, toutes avec des corps différents, des défauts communs et des talents particuliers. Il faudra que je vous parle un jour de S. bien placée, de la Russe qui bondit comme un chat ou de « la sauteuse » qui renverse n’importe quel exercice de petite batterie comme on rembobinerait une cassette… C’est en leur compagnie, à présent, que je me prends un shoot de liberté, 1h30 par semaine, sous la verrière d’Éléphant Paname.

 

Je n’ai pas de regret, j’ai ce luxe : ma mère m’a permis de tout tenter ; elle m’a accompagné tous les samedis au conservatoire et m’a chaque semaine attendue ; elle m’a emmenée aux auditions, coûteuses en temps et en argent ; elle m’a récupérée à le petite cuillère à chaque fois, et elle a continué de m’encourager alors que le reste de la famille n’était pas très chaud (sans s’y opposer, mon père a fait la grimace car je ne le voyais plus qu’un jour tous les quinze jours, après le cours du samedi après-midi ; et danseuse n’est pas un métier, je cite mes grands-parents). La danse n’est pas un rêve de petite fille de ma mère, je tiens à le préciser : elle raconte d’ailleurs en rigolant qu’elle a arrêté au second cours quand, allongée sur le dos, elle a été incapable de se redresser – une tortue en justaucorps. Son rêve à elle, c’étaient les Beaux-Arts, mais déjà à son époque, mes grands-parents, pourtant férus d’art (une grand-mère pianiste ; un grand-père amateur de peinture moderne) avaient décrété qu’artiste n’était pas un métier. Elle a fait du droit, et a veillé à ce que je n’ai pas de regret. Le seul que je pourrais avoir est de n’avoir pas poursuivi en contemporain, où mes chances auraient été un peu moins minces. Mais je n’avais pas alors la culture chorégraphique que j’ai maintenant et ne pouvais imaginer que les cours pour l’essentiel boring que je tentais parfois pouvaient déboucher sur quelque chose qui me plairait – et encore : il n’est pas non plus exclu que cela soit intrinsèquement un genre que j’aime regarder mais non pratiquer.

Je n’ai pas de regret, donc, mais j’ai de la nostalgie. Contrairement à ce que j’imaginais, je ne me suis pas détournée de la danse quand celle-ci n’a pas voulu de moi (cela aurait été geste enfantin, la preuve d’une amour bien superficielle). Je ne vis pas non plus dans le passé, la danse comme madeleine : chaque semaine, je sue hic et nunc, et c’est mon corps de vingt-neuf ans que je travaille à présent. La nostalgie ne vient pas du passé, mais du présent. Ces derniers temps, ces dernières années, elle s’est taillée une place, discrète, assurée, lançant ses assauts dans les moments de découragement et de lucidité, lorsque je reconnais que je ne suis pas épanouie professionnellement et qu’à cela, je me suis plus ou moins résignée. Sans avoir le courage de changer (pour quoi ?), je ne me résous pas tout à fait à cette résignation et les accès de nostalgie se multiplient, plus ou moins aigus, plus ou moins violents.

 

Jambes et bras de danseuses en motif abstrait

 

Il y a la nostalgie de la scène, qui fait vivre plus intensément, donne la sensation d’exister pleinement, dans le vide, dans l’absolu créé par les lumières et le trou noir où disparaît le public. Mais, peut-être encore davantage, il y a la nostalgie de ce dans quoi on s’investit, la nostalgie d’avoir une place, une discipline quotidienne : un sens qui ne soit ni seulement but ni seulement prétexte, dans lequel aller et dans lequel exister en chemin. La discipline, c’est le contraire de l’effort entendu comme le sursaut laborieux qu’on s’inflige : c’est l’effort qui n’en est pas un parce qu’on le goûte, parce qu’il ne nécessite plus le courage de commencer. Le goût de l’effort tient dans la poursuite. On aime et on s’y tient, et on s’en aperçoit à peine. Je voudrais à nouveau aimer faire et m’y tenir, mais force est de constater que j’ai perdu le goût de l’effort. De la discipline, je n’ai conservé que son aspect rituel rassurant, dégradé jusqu’aux prémices des TOC.

Je me rends compte rétrospectivement de la chance que j’ai eue, d’avoir une adolescence dansée : la danse m’a structurée ; elle m’a donné un équilibre, m’a tenue loin des vacillements qu’on associe à cet âge-là. C’est maintenant que je vacille, dans une conscience de plus en plus aiguë de cette double difficulté : vivre sans s’oublier dans un but (écueil eschatologique) ; se projeter tout en ayant conscience qu’on le fait pour rien, pour vivre (écueil nihiliste). La danse m’a permis d’avancer entre ces précipices sans regarder mes pieds, sans éprouver de vertige, et c’est de cet équilibre de vie dont j’ai la nostalgie, comme d’autres ont celle de leur enfance. Difficile de savoir sur quel pied danser, difficile de ne pas vouloir rester Peter Pan, et s’envoler. Je ne sais pas, plus, comment tenir les extrêmes, retrouver l’équilibre. Je sais que l’équilibre ne se conserve pas : on ne peut pas vivre dans le passé. Le retrouver, c’est forcément le réinventer. Et je suis jeune encore, mais déjà moins.

Cesser de patiner, vite, vite, et rentrer dans la danse, avant que cela commence à sentir rance, avant que l’amertume** arrive et s’installe. Je la sens poindre, parfois, devant les photos de jeunes prodiges russes sur Instagram, alors que j’ai enfin admis, enfin compris, que ce sont des enfants, ce ne sont que des enfants, je n’étais qu’une enfant, on grandit, et on regarde soudain avec bienveillance, avec émotion, presque, ces corps qui se transforment sous nos yeux, qui clignotent d’enfant à femme et de femme à enfant d’une photo à l’autre. Je ne veux pas être amère, je veux être amatrice, amateur, à la barre et vogue matelot.

Vouloir devenir danseuse professionnelle, après tout, n’était pas un but en soi : c’était une manière de continuer à danser, l’assurance de continuer à vivre intensément. Peut-être n’ai-je pas tant la nostalgie de la danse que de celle que j’étais, et peut-être moins de celle que j’étais que de celle que je n’étais pas et que je devenais, celle qui arrivait à se transformer – nostalgique du mouvement.


J’ai eu envie de raconter-affronter-contempler la tristesse et la beauté de la nostalgie qui m’a prise à la lecture de Leçons de danse, leçons de vie, de Wayne Byars. Malgré un enrobage « développement personnel » et un ton parfois grandiloquent (je sais, je sais, l’hôpital, la charité…), c’est souvent juste et cela a remué pas mal de choses. En écrivant ce post, les souvenirs se sont pressés au portillon, des souvenirs heureux que j’ai pour beaucoup écartés car je voulais explorer autre chose, un hier qui n’existe qu’aujourd’hui, dans la continuité de ce qu’il a échoué à être et de ce qu’il est devenu. Je ferai probablement d’autres chroniquettes plus légères pour le plaisir de rouvrir la malle au trésor (c’est ainsi que m’apparaît mon vécu ces derniers temps, dans une profondeur insoupçonnée : comme un personnage de roman bien travaillé, je commence à prendre de l’épaisseur ).


* Je n’ai pas assez persévéré. C’est parfois ce que je me dis quand je vois des profils comme celui-ci : Hilda (belle découverte bloguesque du jour). Mais la contingence, la vie, les choix. Il n’y en a pas toujours des bons ou des mauvais.

** L’amertume. J’ai appris à la reconnaître dans la durée sur le blog de Thierry Crouzet, auteur numérique qui souffre de ne pas être assez reconnu, tout en ayant conscience de la vanité à vouloir l’être. D’un post à l’autre, il ne s’en dépêtre pas, on le sent qui lutte. Tantôt le plaisir gagne, tantôt la vanité de celui-ci. C’est poignant, et c’est probablement pour cela que je continue à le lire – ou comme miroir-repoussoir, pour me rappeler que je ne veux cesser d’aspirer à la joie.

Le ballet d’Astana, entre Wonder Woman, chinoiseries et néoclassique

Une demie-affiche dans le métro ; rien sur le site de la salle Pleyel ; une fin de répétition aperçue dans les studios d’Éléphant Paname : la venue du ballet d’Astana était pour le moins confidentielle.

Entre les invitations officielles et celles de la salle (privatisée ?), dont nous avons bénéficié via la balletomane connection, il semblerait que personne n’ait payé sa place. Loin de l’entre-soi attendu dans ces circonstances, le public est hétérogène et manifestement peu habitué à ces lieux : ça parle un peu partout ; on froisse un paquet de mouchoirs ou de gâteaux qui refuse de s’ouvrir ; un photographe arpente l’allée avec son trépied en plein pas de deux. La palme revient à notre voisin de devant, qui ne cesse de glousser comme un gamin de douze ans devant une scène de nudité qui le mettrait mal à l’aise. Le début du spectacle n’a pourtant rien de surprenant – le début, certes.

* * *

La première pièce de la soirée et celle qui suit l’entracte sont de facture néoclassique. Love Fear Loss, pièce de Ricardo Amarante sur les thèmes des chansons d’Edith Piaf, ressemble à une idée de Maurice Béjart chorégraphiée par Helgi Tomassen. Trois pas de deux, corps athlétiques, costumes fluides (je veux bien la jupe orange fendue)… ne serait le type caucasien des visages, on pourrait se croire au San Francisco Ballet.


A fuego lento, du même chorégraphe, fleure le pastiche : c’est du Forsythe sur du tango. Les tours se terminent à la cheville, désaxés, le buste qui part en arrière, les pointes se font incisives, tchac tchac, on croirait voir le ballet de l’Opéra de Lyon dans Limb’s Theorem. De fait, cela fonctionne, le rythme est là, les danseuses assurent, et j’aurais bien pris un supplément du gringalet à la danse élastique (quatre danseurs pour une flopée de danseuses, on est bien loin de la parité).

* * *

L’Héritage de la grande steppe, peut-être moins intéressant chorégraphiquement, l’est davantage sur le plan culturel. Ce pot-pourri constitué d’extraits de ballets qui nous sont inconnus et de pièces dédiées forme un fascinant creuset où le ballet classique (russe ?) s’aliène et s’enrichit de l’influence des danses traditionnelles kazakhes (chinoises ?). L’alliage est improbable mais il tient. Il a même un nom : l’ethno-ballet. Ce que je pensais une invention marketing de la danseuse-apprentie-chorégraphe croisée à mon cours de danse est en réalité un héritage bien vivant. Cela se sent : il ne s’agit pas de revêtir de riches costumes pour faire exotique, mais bien d’incorporer un état d’esprit et une gestuelle dans un art étranger pour le faire sien.

Cela donne par exemple un solo où la danseuse, au sol, reprend des ports de bras de la mot du cygne (une remontée sur le genou, la jambe en quatrième derrière rappelle aussi brièvement la bayadère), mais avec les coudes un peu trop pliés pour les battements d’ailes qu’ils sont censés suggérer. Peu à peu, cependant, le spectre du poulet s’éloigne ; on comprend que ces coudes pliés sont hérités de la danse traditionnelle, pour donner toute latitude au poignet. De même, les menés du cygne se fondent dans l’esthétique sinoïsante des pas très petits et très rapides, que l’on retrouve dans un tableau de groupe, qui aurait fait une affiche parfaite pour le palais des Congrès.

Les sept séquences permettent d’appréhender la diversité des influences, dont se dégagent deux tendances fortes : d’un côté, les chinoiseries, où de riches étoffes sont agitées par des poignets extrêmement souples et d’invisibles petites pieds qui transforment leurs belles en poupées à roulettes ; de l’autre, l’esprit guerrier, entre danses à la Akram Khan et démonstration mythologique qui transforme le corps de ballet en armée de Wonder Woman trottinant à travers les steppes. Féminité un peu précieuse d’un côté, girl power et empowerment de l’autre – celui-ci d’autant plus fort qu’il vient de celle-là ?

Découverte d’un style musical, aussi : d’habitude, les musiques folkloriques me tapent rapidement sur le système, mais la musique kazakhe a un côté planant qui rappelle par moments la composition de René Aubry pour Signes.

* * *

L’ethno-ballet est certes déroutant, mais il se tient à distance du kitsch. On ne peut pas en dire autant du dernier ballet de la soirée, qui n’emprunte ni à la Chine ni à la Russie, mais… à l’Égypte. Palpatine a d’ailleurs rapporté avoir constaté moult pyramides dans l’architecture d’Astana. Nikolaï Markelov a chorégraphié Le Triomphe de Cléopâtre sur le Boléro de Ravel (c’est donc cela que j’avais aperçu à Éléphant Paname) : la future reine et sa sœur se défient et rivalisent de paillettes avec leur suite (l’une chasse l’autre en faisant flotter une grande bannière de soie, à la Rothbart) mais toutes sont assez rapidement écrasées par la musique. Un quart d’heures assez hallucinant, mais pas plus après tout que La Fille du pharaon remontée pour les Russes.

Au final, une soirée improbable, mais une bonne soirée.

 

Nijinksy, Neumeier & National Ballet of Canada

John Neumeier : le nom est gage d’intelligence, mais parfois aussi d’aridité. Les tarifs prohibitifs du théâtre des Champs-Élysées n’aidant pas, je n’avais pas pris de place pour son Nijinksy, interprété par le ballet national du Canada. Heureusement, les Balletomanes Anonymes ont négocié une réduction et je me suis résolue à faire ma rentrée balletomane pour la première du ballet, le 3 octobre (il était temps). Après moult hésitations, j’ai mis en application mon nouveau credo + de 28 ans « Voir moins mais mieux » et je me suis offert un premier rang de premier balcon – à peu près la seule manière de s’assurer n’avoir aucune tête devant soi dans ces maudits théâtres à l’italienne. Heureusement qu’il y avait réduction, donc, parce que je me suis sentie un peu mécène avec ma place de première catégorie dans un théâtre au tiers vide (si ce n’est plus). Un jour, le prince viendra et l’idée que, pour remplir (sans brader, qui plus est), on pourrait envisager de baisser le prix des billets ; en attendant, on justifie la cause par la conséquence et les tarifs par le remplissage qu’ils induisent.

* * *

J’étais donc bien installée pour profiter. Plus de deux heures de spectacle. Je ne me suis pas ennuyée, mais mon attention a parfois décroché. La forme invite le spectateur au vagabondage : le ballet est une évocation poétique de la vie de Nijinsky, et ses divers rôles autant de réminiscences interprétées par des danseurs à chaque fois différents (offrant aux solistes masculins de belles occasions de briller). Le tout est structuré en deux parties, chronologiques de fait et thématiques d’esprit : le génie, d’abord, dans le cadre mondain d’une représentation en abyme, qui s’éparpille comme un kaléidoscope brisé ; puis la folie, sombre, intestine, massive, rythmée par une armée de torses nus en veste militaire.

* * *

Tombés dans mon escarcelle mémorielle, je chérirai…

… l’immobilité de cette femme en robe rouge, Romola Nijinsky, qui retient le souffle de la salle (des deux salles, même) en se tenant un temps court, infini, contre les battants de la porte qu’elle vient de refermer sur une volée de cris (plus beaux trois coups qui soient)…

… la félinité ondoyante, incroyablement séduisante, de Francesco Gabriele Frola, glissé dans les pampilles de l’esclave d’or de Shéhérazade (j’aurais aimé le voir dans le rôle titre, cela a dû être quelque chose)…

… les mains d’Evan McKie, en Diaghilev, haut-de-forme, magnétique, de dos, un bras replié derrière, l’autre sur le côté, loin de lui, la main tendue comme un ordre, comme une offrande posée là et oubliée. Vaslav y répond, Vaslav la prend ; il vient se mettre sous sa caresse et son joug, la joue sous cette main dédaigneuse, quémandeuse et autoritaire…

… le pas de deux homo-érotique qui s’en suit…

… le vent qui surgit de l’éventail habilement manié lors de la traversée en bateau (je ne suis pas sûre que j’aurais compris que la barre était un bastingage si je n’avais pas encore en mémoire le film d’Herbert Ross – idem pour de nombreux éléments autobiographiques)…

… la luge d’enfant sur laquelle Romola traine son mari, un Nijinsky recroquevillé, retranché de la rationalité…

… les moufles noires de Petrouckha qui tambourinent-émincent l’air et les corps inertes…

… le corps en avant, la mâchoire hurlante et le cou éructant d’un Nijinsky debout sur sa chaise, à hurler sur son bataillon de damnés comme un général invectivant ses troupes (elles se déchaînent et culminent un instant dans un unisson terrifiant, avant de reprendre leurs litanies béjartiennes)…

… la sauvagerie dans les membres et le regard de Dylan Tedaldi, dans la variation qui a révélé le lauréat du prix de Lausanne (cela prenait déjà aux tripes ; avec un interprète d’une plus grande maturité, cela en devient haletant).

Le reste se perdra probablement dans une hésitation prolongée entre la licence poétique et les exigences du storytelling. La réaction des spectateurs présents lors du dernier spectacle de Nijinky, Diaghilev qui délaisse Nijinsky pour Massine, Romola qui trompe son mari avec le médecin de celui-ci… ces épisodes, superflus du point de vue poétiques, sont trop éloignés les uns des autres pour former une quelconque trame narrative – des morceaux d’histoire qui flottent et se perdent au milieu de motifs plus patiemment, plus ardemment brodés. Le long pas de deux entre Nijinsky devenu fou et son épouse, par exemple, semble moins nécessaire au ballet qu’à l’égalité des sexes, établissant par là le seul vrai rôle féminin d’un ballet essentiellement masculin – était-ce bien grave, pour une fois ? Qui plus est, le balletomane parisien étant majoritairement une balletomane, cela ne pouvait que servir le ballet national du Canada. J’en redemande, personnellement, même si je suis plus ou moins passée à côté de leur star, Guillaume Côté, dans le rôle titre – et pourtant, il n’a pas ménagé sa peine, en ont témoigné à plusieurs reprises les interjections de douleur de mes voisines alors qu’il se projetait dans des sauts désespérés et chutait tout son long.

Don Quijote de Cuba

La curiosité de revoir la salle Pleyel a joué au moins pour moitié lorsque j’ai racheté à Pink lady sa place pour Don Quichotte par le ballet de Cuba. J’entre : le grand hall d’accueil est inchangé. Je retrouve immédiatement mes aises  et, selon le parcours habituel, passe rapidement aux  toilettes du bas : les gens attendent toujours que la première rangée se libère sans soupçonner que la plupart des portes sont libres sur celle de derrière. Cela me réjouit intérieurement : rien n’a changé – sauf les sèche-mains, mais je peux tolérer ce changement. Pour fêter mes retrouvailles avec la salle, je dédaigne l’ascenseur et emprunte, toute guillerette, les escaliers blancs, volée de marches, foyer, vo-lée de marche, premier balcon, vo-lée-ée de marches, j’avais le souvenir d’être essoufflée, c’est bien ça, second balcon, enfin, j’entre et…

Trou noir.
La si lumineuse salle Pleyel a été entièrement repeinte en noir. Les sièges rouges moelleux ont été remplacés par des gris d’une épaisseur fonctionnelle, et le bois qui a été ajouté ça et là aux balcons n’a pas la teinte chaleureuse de l’ancienne scène. Adieu mes souvenirs éblouis et les projecteurs-chauve-souris au plafond quand je m’ennuyais : la salle Pleyel a désormais tout de l’auditorium rêvé dans les années soixante-dix par un maire de province farouchement égalitariste.  C’est moche et plus que moche : tristoune, et vieillot avant même d’avoir vieilli. Comble de ces travaux d’enlaidissement : ils ne nous ont même pas débarrassé des rambardes qui barrent la vue. Dépitée, je me coule dans mon fauteuil et cherche à caler la scène entre les deux barreaux.

Lorsque la salle défigurée disparaît avec les lumières, révélant une scène d’une taille heureusement décente (ayant phagocyté l’arrière-scène), l’ouïe prend le relai sur la vue et c’est pire que tout : non seulement le système de ventilation fait un bruit affreux (en soi un comble pour une ancienne salle de concert classique), mais les projecteurs installés de part et d’autre du second balcon émettent des sifflements insupportables, qui m’ont rappelé l’expérience malheureuse du concert en larsen majeur. (Au parterre, où je me suis replacée à l’entracte, on n’entendait *plus que* la ventilation.)

Rénovation de la salle : échec sur toute la ligne.
Quid du spectacle ?
Ma première réaction est malheureusement de penser que la nouvelle salle est tout à fait adaptée à la troupe qu’elle accueille, tout aussi vieillotte. Et je ne parle pas seulement de la production. On m’avait prévenu pour les costumes ; leurs dentelles de rideaux de cuisine m’ont finalement moins dérangée que les couleurs criardes de certaines productions russes de seconde zone (je suis injuste avec les Russes : toute américaine et de premier plan qu’elle soit, la Belle au bois dormant de l’ABT aurait très bien pu servir d’exemple repoussoir). Le kitsch de la production était dans le deal, aucun problème avec ça. En revanche, dans le deal, il y avait aussi la renommée de l’école cubaine : pendant tout le premier acte, je cherche en vain la fougue promise. Nous sommes dans Don Quichotte et pas le moindre accent bravache à l’horizon. Ça mouline à vide : les danseurs dansent parce que ça s’est dansé avant et ça se dansera après, sans se demander pourquoi. Moi si, je me demande ce que je fais là, pourquoi je viens voir ces ballets et si je n’entamerais pas ma sortie de la balletomanie.

À l’entracte, la poignée de balletomanes que je retrouve est enthousiaste. Serais-je devenue puriste, moi que l’arrache n’a jamais dérangée ? Je passe le deuxième acte, replacée au premier rang, à essayer de comprendre. Mon nouveau voisin balance des bravo à tout va, quand j’hallucine de découvrir IRL l’esthétique de la cheville boudinée et du pied vaguement tendu, jusque là uniquement rencontrée sur les photos du début du XXe siècle. Le corps de ballet féminin a le niveau de bonnes élèves de conservatoire régional en classe supérieure. Je repasse mon examen de fin d’étude avec la reine des Dryades et doute fortement que pouvoir m’y projeter soit une bonne chose pour le ballet. Peut-être m’empêchè-je d’apprécier ; il me faut y voir la preuve par l’absurde de ce que je me répète depuis longtemps : que je suis bien contente que les danseurs que je paye pour aller voir soient infiniment meilleurs que mon moi passé. Mais alors, plaindrai-je a posteriori les pauvres spectateurs venus voir le Don Quichotte amateur auquel j’avais participé dans le corps de ballet, à la fin d’un stage qui reste l’un des meilleurs étés de ma vie ? Nous nous étions tellement amusés… et je veux croire qu’au moins une partie des spectateurs aussi. Puis je n’ai pas envie de renoncer si vite à cette aubaine : être décomplexée à vie de mes arabesques décroisées et de mon en-dedans, ce n’est pas rien, quand même !

Les réflexes ont la dent dure et je dois me retenir très fort de ne pas persifler, mais clairement, l’envie se mêle au dédain. Dans toute l’ambiguïté du terme : jalousie primaire refusée-refoulée et désir pur de danser, qui prend finalement le dessus au dernier acte, lors de pas de deux du mariage. Les arabesques sont toujours décroisées, mais on s’en fout parce que ça danse enfin : les visages s’éclairent, les sauts s’épanouissent et les jambes se plantent dans les pointes destroy pour des équilibres improbables. Contagion-compassion de l’éclate : je ne vois plus des pieds patauds mais des chaussons sommaires usés par-delà leurs bords brodés ; ni plus les limites du corps, mais l’indifférence à leur égard (les limites) et la joie d’en avoir un (de corps). Oyez, olé, c’est apprécié de justesse.