Lightfoot, heavy heart

La triple bill du Nederlands Dans Theater 1 étant mon dernier spectacle de la saison, je peux le dire sans faire de plan sur la comète : c’était le spectacle de l’année.

Safe as Houses de Sol León et Paul Lightfoot s’ouvre sur trois Parques en costumes noirs, trois danseurs dont-une-danseuse qui, au bout d’un certain temps, mettent en branle un pan de mur blanc. Il pivote depuis le centre de la scène, comme l’unique aiguille d’une horloge aveugle. Elle égrène les danseurs en blanc, qui surgissent un à un sans que l’on sache jamais d’où, trop absorbé par le mouvement de celui qui tient son heure pour chercher à se gâcher la surprise. Le pan de mur, qui cause la disparition, autorise aussi le surgissement, en saut, en glissade, le temps comme fuite et comme appui, ça tourne, la vitesse venant non pas de la rapidité mais de la régularité, le pan de mur blanc tourne et fait surgir l’urgence qui court au cœur de la musique de Bach. Non pas les vides, le silence, mais la précipitation du vide et du silence qui arrivent, leur vertige. Safe as houses that are built and will collapse after us.

In the Event : dans le cas où, et en plein cœur de. Les danseurs sont massés autour d’un qui répète à toute vitesse toute saccade des gestes au-dessus du corps de la personne devant laquelle il est agenouillé. Catastrophe sans catastrophisme. La danseuse allongée s’est relevée-intégrée à la masse des danseurs dispersés-projetés-rassemblés en diagonale dans un éboulis de roche en fusion. La paroi rocheuse du fond ondule, parcourue de fissures orange-dorées, éclairs d’une tempête qui ne dit pas son nom, qui ne s’orchestre ni ne se bruite (curieuse musique d’Owen Belton). Cela se déchaîne dans la lenteur des corps courbés par d’autres, accableurs-protecteurs, dans l’œil du cyclone. (Et les canons jamais ne se font dominos, toujours s’entrechoquent, comme les particules d’une solution instable*.) In the event of a Crystal Pite’s choreography, quicky book your ticket.

Stop-Motion. Je ne sais plus ce qui se passe avant que les danseurs descendent avec un long tissu blanc puis se mettent à courir en sens inverse en soulevant un voile de poussière blanche, blanche comme l’émotion, la voix, la nuit dans la justesse des confidences (l’absence lunaire de Shoot de moon : présence-absence, nostalgie du présent). Tout commence là, dans cette fosse bac à sable de farine, arène du mouvement**. Le mouvement se projette et se dessine dans l’espace, rémanence visuelle de ces corps qui résonnent au-delà du geste. Tomber dans la farine, tomber amoureuse. Parcourir ces corps qui vivent s’apparente à parcourir un corps bien-aimé et bien connu de caresses. Juste il y en a tant, tant de singularités qui ne s’épuisent ni ne se comparent, même si, inévitablement il y a des sensibilités qui résonnent davantage, des respirations dans lesquelles on se coule, des corps que l’on emprunte, que l’on habite un temps comme eux nous habitent***. C’est cette qualité de mouvement où les corps s’étirent davantage qu’ils sont plus ramassés, denses, denses, denses, à vous faire frémir d’un simple pied tendu, alors que l’autre reste flex, prêt à être reposé au sol par le partenaire qui ne porte pas tant qu’il étreint. Cela danse, beau, grand, mais c’est dans le tarissement du mouvement que tout renaît : plus c’est petit plus cela résonne profondément, infime-intime. Au creux de. Comme la poignée de farine qu’une danseuse porte avec application dans la coquille précaire de ses mains, pour aller la déposer près de son compagnon allongé en avant-scène, et repartir, et revenir, avec l’arbitraire et le sérieux d’un enfant qui construit un château de sable, avec la démarche aussi, un, deux, trois, quatre petits tas de sable blanc. Noir. Rideau. Stop-Motion. Please repeat.

 

(Je pose là comme aide-mémoire à mes démarches le nom des danseurs que je compte demander en mariage :

  • Prince Credell, dont je ne suis pas surprise d’apprendre qu’il est passé par Ailey (et chez Jacoby and Pronk, hey),
  • Roger van der Poel, définitivement mon favori sur scène (même si moins sur Instagram), vif, élastique, dense, magnifique couple avec Juliette Brunner,
  • Juliette Brunner, la danseuse aux tas de sable, d’une beauté ahurissante,
  • Jorge Nozal, le Georges Clooney de la danse, suave et intense,
  • Marne Van Opstal, qui danse encore plus grand qu’il est grand et confirme qu’il y a un truc avec les rouquins dans le monde de la danse.)

 

* Il faut montrer ça à Thierry Malandain.
** Et origine de tant de photos !
*** En avant-scène dans Safe as Houses, un danseur allongé danse immobile, tant sa cage thoracique se soulève et s’abaisse, haletante.

Corsaire pirate

La venue du ballet du Capitole au théâtre des Champs-Elysées était pour moi l’occasion de voir sur scène mon amie V., que je n’avais pas vu danser depuis dix ans *hem*, depuis le début de sa carrière, en fait, alors qu’elle commençait à tourner avec Europa Danse. Autant vous dire que je n’étais pas hyper concentrée au début du Corsaire, scrutant chaque danseuse aux jumelles pour essayer de la retrouver. Je n’en avais pas besoin : je l’ai reconnue immédiatement à l’œil nu lorsqu’elle est entrée à la scène suivante avec le reste du corps de ballet. Quand vous avez danser plusieurs années aux côtés de quelqu’un, vous reconnaissez immédiatement sa façon de se mouvoir. Toujours ce côté pinch of salt, hop, comme si rien, jamais, n’était difficile ou envahissant. J’étais fière, quand même, un peu.

Ajoutez à cela que la place était le second volet de mon cadeau de Noël (bah quoi ? faut faire durer le plaisir) et vous comprendrez que, au premier rang de balcon avec Mum, je ne pouvais que passer une bonne soirée. J’ai été un peu surprise, du coup, en découvrant après que pas mal de balletomanes n’étaient pas emballés à l’exception notable des Balletonautes). Mais cela fait sens : à attendre LE Corsaire, tel que présenté l’année dernière par l’English National Ballet, on pouvait effectivement être déçu. Kader Belarbi propose un Corsaire dépouillé du kitsch, de la virtuosité tape-à-l’œil et du bazar narratif qui le caractérise d’ordinaire. Il a éliminé des personnages, sabré des divertissements et réagencé le tout, jusque dans la partition. Le résultat : plus vraiment de Corsaire mais une pièce de danse continue où pas une seconde on se demande qui est cette nana en tutu et si c’est bien la même que tout à l’heure, ni qui a comploté quoi avec qui pour quelle raison. Cela se suit comme une pièce de théâtre : la pantomime et la danse appartiennent à un même monde sans couture, la pantomime se dissolvant dans la danse et le divertissement s’effaçant de celle-ci.

Cette approche fondamentalement me séduit en ce qu’elle participe d’un désir de redonner du sens à la danse, de réinvestir sa technique classique en vecteur d’expression contemporaine. Quelque part, quoique dans un style différent, c’est aussi ce que cherchait à faire Jean-Guillaume Bart avec sa Belle au bois dormant. Ces relectures en sont à peine : l’angle de vue, qui chercherait à faire saillir une signification ou à en imposer une nouvelle par surimpression, compte moins que la continuité de la trame narrative : il faut renouer avec la cohérence pour qu’une multiplicité de sens reste offerte au spectateur, sans être figée dans une tradition qui l’évacue. Il s’agit moins, en somme, de relire que de rendre lisible. Et si cela peut décevoir le balletomane*, qui se fiche pas mal de lire ce qu’il connait par cœur, cela me semble en revanche une excellente formule pour les autres, pour tous ceux qui aimeraient aimer la danse et se trouvent rebutés par les divertissements sans queue ni tête, hermétiques à la virtuosité dont il voit le balletomane s’enivrer (on ne va pas se mentir, c’est aussi sympa un shoot de temps en temps).

L’approche, donc, me plaît bien. Je n’en reconnais pas moins que la réalisation comporte des maladresses, dont une particulièrement malaisante (peut-être parce qu’elle nous renvoie inconsciemment à la part nauséabonde de l’orientalisme, que Cléopold nomme pudiquement « violences fantasmées »**). La belle esclave n’est plus cette beauté espiègle qui fait tourner le sultan en bourrique, c’est une beauté tragique, emprisonnée et… violée, sur scène. C’est un parti pris qui peut se défendre. Mais à ce moment-là, il faut embrasser le drame. Or on enchaîne, avec un tempo proprement comique, sur une scène d’amour lyrique où le corsaire, introduit dans le harem par la favorite, reproduit certains portés à l’identique. Malaise. En s’attaquant à ce ballet bric-à-brac, Kader Berlarbi a songé à la cohérence de la narration, mais non à sa tonalité. Du coup, le formidable travail effectué sur le livret a tendance à souligner l’inconstance des registres, comme cet épisode où une articulation proprement comiques ressurgit en plein drame (pour une fin tragico-épique).

Il ne manque pas grand-chose, pourtant, pour que cela fonctionne. Le personnage de la favorite, par exemple, est joliment travaillé (et interprété – par une danseuse dont je n’ai malheureusement pas le nom). Le peu de danse stricto sensu qui lui est dévolu montre la marge de manœuvre étroite qui lui reste, aidant la belle esclave à retrouver le corsaire pour mieux la discréditer auprès du sultan – stratège mais pas inhumaine. Le chapeau à corne rebiqué dont elle est affublée est absolument parfait : tout à la fois cocue, magicienne et bête à corne féroce dans sa charge. Les costumes, d’une manière générale, sont aussi sobres que bien pensés (V. m’apprendra à la sortie qu’Olivier Bériot est notamment le costumier de… Luc Besson !) et les décors de Sylvie Olivé sont raccords, tout dans l’épure et la suggestion. Le tout servi par une troupe qui danse d’une même énergie malgré (grâce à ?) des origines très diverses, Natalia de Froberville et Ramiro Gómez Samón en tête, aussi bons dans la danse narrative que dans le morceau de bravoure du pas de deux, conservé intact et justifiant probablement de ne pas renommer ce Corsaire piraté.

Espérons que la troupe revienne bientôt – et avec un orchestre : les épisodes épiques s’arrangent mal d’une bande enregistrée, franchement désagréable ici et là. Au prix des places vendues par le théâtre des Champs Élysées, c’est plus que limite.

À lire : l’interview de Kader Belarbi sur Danses avec la plume

* Kader Belarbi a pourtant réservé des gourmandises au balletomane, notamment une scène de rêve avec des odalisques-Willis.
** Pour le reste, l’exotisme est très bien dosé, avec une touche d’humour (petit déhanché sur pointes et sur plié) et quelques derviches comme caution spirituelle.

Soirée jeunes chorégraphes à Garnier

Sans les retours positifs que j’en ai eu (quoique, de manière fort amusante, jamais sur les mêmes pièces), j’aurais probablement manqué la soirée jeunes chorégraphes à l’Opéra de Paris. Autant le dire tout de suite, au risque d’attrister ceux qui n’ont pas attrapé une des quatre dates au vol : cela aurait été franchement dommage. Même si je n’ai pas tout également apprécié, c’était stimulant à voir. 

Renaissance est un Millepied signé Sébastien Bertaud : la musique et la danse évoluent côte-à-côte dans une indifférence polie. Pas déplaisant, pas inoubliable. Là où cela devient intéressant, c’est que le titre est symptomatique : la période de renouveau à laquelle on aspire (re-naissance) se confond avec le passé (la Renaissance avec une majuscule). La sarco-sainte tradition dont se revendique la maison est bien là, mais on sent davantage son poids que son inspiration. Le passé devient ce point lumineux, tout au fond, dans le foyer de la danse, qui brille davantage à mesure qu’il s’éloigne et qu’on le regarde avec davantage de nostalgie. Devant, sur la scène actuelle, les danseurs tentent d’en capter les derniers reflets, mais ni leurs costumes à paillettes ni le disgracieux sol blanc ne suffisent à en renvoyer l’éclat. Ce serait mentir que de nier le plaisir d’un petit moonwalk entre deux pas classiques, mais cela ne suffit pas à réinventer le passé, tout juste à le faire vivoter. L’impression qui domine, du coup, mais peut-être est-elle intentionnelle (et ce sera là quelque chose à creuser), c’est la nostalgie d’un passé que l’on ne parvient pas à rattraper, sans parvenir non plus à s’en détacher. Impression d’une grandeur passée, et d’être passé à côté. 

Ces réserves ne m’empêchent pas d’adresser un grand merci au chorégraphe : grâce à Sébastien Bertaud, je suis moi aussi devenue de la team Pablo Legasa. Merci pour ce solo, donc, qui m’a fait voir ce que je n’avais pu vu jusque là, et je me demande maintenant comment : le danseur a une souplesse que seules les danseuses, certaines danseuses, semblent avoir, des bras et des doigts en voile de soie, comme les fait oublier Myriam Ould-Braham, un bassin, un torse qui s’installent dans la musique comme dans un espace où il y aurait tout le temps du monde, à sculpter, à habiter tranquillement. Je me suis demandée en le voyant si ce n’était pas ça, l’effet d’engouement que pouvait procurer un Polunin (je ne l’ai jamais vu sur scène). J’attends de le revoir avec plus d’impatience que certaines récentes étoiles…

 

Les trois pièces suivantes rompent complètement avec le néoclassique brillant de la première : il est frappant de constater, en dépit de styles très divers, la noirceur qui les habite. On aurait tort de traduire trop hâtivement The Little Match Girl Passion par La Petite Fille aux allumettes : c’est une passion, comme il existe des passions du Christ (qui fera d’ailleurs une apparition, électrocuté sans chaise par une guirlande électrique). Simon Valastro n’a pas occulté cette dimension lorsqu’il a choisi la musique de David Lang ; il l’investit, et fait monter les chanteurs sur scène pour la faire entendre un peu plus. Leurs litanies extrêmement sobres, a cappella, m’accrochent immédiatement : c’est ça, c’est l’émotion blanche que j’aime tant dans le chant, les phrases sujet verbe complément qui prennent aux tripes dans leur dénuement. Je pense immédiatement à Solaris, à Einstein on the beach, à Borrowed Light, surtout, peut-être aussi à cause des longs costumes noirs. Les costumes, les décors… le manteau dont sort, sans qu’on comprenne comment, de la fumée ; la table qui sort et s’enfonce cercueil ; la neige qui tombe partout, jamais là où on l’attend ; les lampes-lucioles… Simon Valastro ne chorégraphie pas seulement, il scénographie avec une maîtrise ahurissante pour offrir un spectacle total comme peuvent en proposer, dans un tout autre style, Akhram Khan ou Russell Mallipant. Il n’y a plus à se demander ce qui relève de la danse, de la musique ou de la mise en scène : tout est là, et instantanément, nous sommes ailleurs.

On se serait fort bien passé du solo de Marie-Agnès Gillot qui n’apporte rien de plus qu’un nom sur la distribution, mais Eleonora Abbagnato est le cast parfait pour incarner la petite fille, éternelle enfant et vieille déjà d’emprunter le même chemin que sa grand-mère (je le dis depuis des mois qu’on dirait une petite fille, à mesure qu’elle vieillit ; elle trouve là un rôle qui lui va parfaitement et ne souffre pas la nostalgie des belles jeunes filles qu’elle a incarnées chez Roland Petit).

Le rideau tombe sur des couples en noir qui s’enlacent et dont deux, toujours les mêmes (l’acharnement du sort ne tolère pas la distraction), tombent à chaque fois sous les bras qui n’arrivent pas à temps. Je vois Palpatine très droit, le buste incliné vers l’avant et les avant-bras bien hauts, prêts à applaudir, et ça me fait plaisir de le voir encore plus à fond que moi, après une saison qui confinait au désabusement. (Pour être totalement émerveillée, il m’aurait fallu être au parterre, le nez au l’air, dans la posture de l’enfant qui regarde l’étoile en haut du sapin de Noël – de loin, en hauteur, place qui favorise le recul favorable à la critique, il y a toujours une nuance de look down upon…)

Curieusement, The Little Match Girl Passion, qui me semble la pièce la plus aboutie de la soirée, n’est pas celle qui emporte le plus d’adhésion… En lisant sur ResMusica la chronique de C. (camarade de conservatoire et de prépa), j’en ai compris la raison à cet énoncé surprenamment candide quand on connaît celle qui l’émet : la lecture des surtitres nuit à l’immersion dans la pièce. Cette soirée de jeunes chorégraphes, assez confidentielle, a attiré un public pour l’essentiel strictement balletomane, qui trouve globalement la pièce trop lyrique et théâtrale : pas assez de danse. Je parie qu’avec un public plus éclectique (à Chaillot, par exemple, ou en l’insérant dans une soirée mixte lyrique et chorégraphique à Garnier), la pièce aurait meilleur accueil encore.

 

Problème partiel d’adéquation au public, encore, avec Undoing World, de Bruno Bouché, qui aurait en défrisé certains. Franchement, il ne leur faut pas grand-chose : un petit stage au théâtre de la Ville leur ferait le plus grand bien. La pièce évoque le sort des migrants dans un bric-à-brac de trouvailles dont le seul tort est de ne pas vraiment avoir été travaillées de manière convergente. On a l’impression de voir les idées jaillir l’une après l’autre, puis être à leur tour abandonnées par un chorégraphe dilettante par enthousiasme, chaque nouvel engouement balayant le précédent. Ce sont au final des images assez disparates que je garde en mémoire :

des poursuites lumineuses qui balayent une foule affolée comme dans une cour de prison, avec des filets de pêche à la place des barbelés ;
des petits sauts accroupis à ras de terre comme dans un sacre (Pina, Béjart ?) ;
une descente des ombres avec des couvertures de survie dorées hyper lumineuses et bruyantes ;
une gigantesque ronde de part et d’autre d’une structure mi-transparente mi-réfléchissante, qui laisse voir le demi-cercle arrière des danseurs tout en surimprimant le reflet du demi-cercle avant qui semble aller en sens inverse (Agathe Poupeney dévoile une nouvelle corde de son arc en passant de la photographie à la scénographie).

Et puis le pas de deux d’Aurélien Houette et Marion Barbeau, partenariat auquel je n’aurais pas spontanément pensé, mais qui est évident sur scène, chacun de ces deux danseurs superlatifs réfléchissant la puissance de l’autre.

 

Nicolas Paul clôturait la soirée avec Sept mètres et demi au-dessus des montagnes, où des danseurs, inlassablement, remontent la scène (<3 Lucie Fenwick). Ils émergeant de la fosse pour disparaître dans les ténèbres de l’arrière-scène, sous un gigantesque panneau vidéo où ces mêmes danseurs se dissolvent peu à peu dans leur reflet, pied dans l’eau puis bustes de carte à jouer tandis que monte le niveau d’une eau complètement noire (comme dans Under the skin). Bill Viola n’a qu’à bien se tenir ! L’ensemble est très intelligent, presque trop : difficile pour le spectateur de s’abandonner. Tout reste non pas scolaire, comme je l’avais cru avec Répliques, mais intellectuel. L’émotion, si émotion il y a, c’est la tristesse de voir arriver la noyade des corps filmés sans réussir à s’immerger. Mais peut-être en irait-il tout autrement si la musique n’était pas enregistrée : la nostalgie qui émane des motets de Josquin Desprez prendrait certainement aux tripes avec un orchestre et des chanteurs live

L’absence d’orchestre constitue le principal et pour tout dire l’unique regret de cette soirée. Les jeunes chorégraphes, malgré leur talent, sont manifestement priés de se s’estimer heureux : l’académie chorégraphique, qui les a accompagné dans leur cheminement créatif, est supprimée par la nouvelle direction. Quand on voit un tel résultat en si peu de temps, c’est bien dommage. C’était là une fort bonne idée de Benjamin Millepied – on devine d’ailleurs sa patte dans les scénographies élaborées de ses poulains : l’ex-directeur sait indéniablement bien s’entourer pour ses créations, et il n’est pas certain que, sans son exemple, les jeunes chorégraphes se soient autorisé de si belles collaborations et utilisations de la technique.

Let there dance light

Conceal | Reveal, Russell Maliphant au théâtre de Sceaux, les 12, 13 et 14 mai. J’avais noté les dates dans mon agenda, mais pas pris de place. En réservant un voyage pour Rome ce week-end, là, j’avais mentalement fait une croix sur la seule date qui restait.

Vendredi à 18h, j’ai eu envie de me retrouver dans le noir, dans l’avant d’une salle de spectacle. J’ai passé un coup de fil à Mum, partante, et j’ai pris deux places, au deuxième rang qui s’est révélé être le premier, le premier n’étant pas attribué.

Debout dans la salle. Tiens, je le connais lui. Danseur. Opéra. Adieux. Étoile. Nicolas. Nicolas Le Riche. Le temps que mon cerveau opère la reconnaissance, je l’ai regardé une demi-seconde de trop – je l’ai fixé. Quelques minutes plus tard, il se faufile devant nous. Je n’échangerai pas une parole avec lui, fixé sur son téléphone comme un substitut de Palpatine, mais un sympathique regard d’enthousiasme avec Clairemarie Osta : le programme est une vraie gourmandise.

Russell Maliphant chorégraphie sans esbroufe. Il n’a pas l’écho médiatique d’un Preljocaj, mais ses spectacles me marquent davantage, je crois. Ils infusent, plus secrètement.

Peu importe le style et la technique de ses interprètes, il poursuit le même geste, celui qui surgit dans l’ombre et disparaît dans la lumière. Aspirés dans une même spirale contemporaine, le hip-hop hypnotique d’Afterlight, le ballet athlétique de Spiral Twist. Les danseurs invités le sont réellement, tout à la fois mis en valeur et intégrés à la compagnie, quoique celle-ci danse toujours seule.

Dana Fouras, dont l’ombre démultipliée-démesurée peuple la scène tout juste éclairée, a quelque chose d’amateur dans le corps. Et pourtant, et partant, elle accroche étonnamment l’empathie. L’équivalent artistique d’une femme plus séduisante qu’une autre plus belle. << both, and >> La comparaison avec Déesses et démones reflue sitôt qu’elle affleure. Il n’est pas question ici de surface mais de peau.

Mum le confirmera après Two x Three : elle a quelque chose que ses compagnes n’ont pas. Une espèce de sérénité dans le mouvement – toujours dans l’œil du cyclone, peu importe la force de celui-ci. Les deux danseuses qui l’accompagnent ont une énergie différente, plus immédiate, qui se remarque moins, sauf à se faire guerrière (j’embraye immédiatement, c’est la mienne).

Lucia Lacarra est assise en boots dans les coulisses. Son regard sur la scène est aussi beau que ce qui s’y passe, quand elle regarde et quand elle danse. Je ne sais pas quel âge elle peut avoir. Son corps n’est plus qu’un long ligament et ce frêle condensé de force et de fragilité la rend incroyablement belle. Marlon Dino, dans la force de l’âge et de la virilité, la soulève et la manipule comme quelque chose de prosaïque et précieux. Spiral Twist. Leurs corps surentraînés disparaissent dans le mouvement, y renaissent en tant que corps sensibles, vacillants. Je suis si près que je vois la laque, l’épaisseur du maquillage, les tendons muscles articulations, le duvet sur les bras, la chair de poule, presque, tout à fait pour moi (cannibale de toute cette vie en suspens, de toute (cette) beauté).

En suspens reste Afterlight. Cela tourne au ralenti comme le souvenir d’une boule de neige dans son éternel tournoiement. Je découvre avoir déjà vu cette pièce, à Chaillot. Mais la proximité change tout, me dérobe les rosaces de lumière au sol et me donne leur lumière lunaire. À la fin de la pièce, Nicolas Le Riche lance les bravo que je n’ose pas crier. Douce satisfaction précédant celle du basilic qui emplit la bouche dans la fin du sandwich tomates-mozzarella.

Two x Three me rappelle, probablement à dessein, la pièce via laquelle j’ai découvert le chorégraphe : Two, un solo de Sylvie Guillem. Même jeux avec les frontières de l’ombre, mêmes bras qui écrivent (dessinent, tracent, gravent) le mouvement dans la lumière, bras katana, calligraphie de la persistance rétinienne.

Russell Maliphant danse la dernière pièce (Piece No. 43) avec ses danseurs, dans des rectangles de lumière qui les font apparaître et disparaître comme les agents spéciaux se téléportent dans les films de science-fiction. Transportant au loin, ramenant de loin, une lumière qui est toujours ailleurs. Sur scène, ce soir-là. Soirée courte, trop courte, mais dont la durée s’étend, s’éternise encore un peu plus dans le souvenir.

Domino Day dans l’arche de Noé

Les critiques de Noé étaient bonnes ; je me suis ennuyée ferme les deux tiers du spectacle. Comme obligé par son sujet, Thierry Malandain se départit de son humour, sans pour autant atteindre la force expressive d’un Preljocaj ou d’un Mats Ek. Restent des effets de vague que l’on voit arriver de loin et qui s’annulent d’eux-mêmes, jolis mais vains, pas beaucoup moins convenus que ce que l’on pouvait faire avec mes amies du conservatoire. Il faut attendre que débarque un couple en académique de nudité pour que la fatalité se lève et que les sourires s’étirent – enfin cela danse avec la jovialité-générosité qui sied si bien au chorégraphe. Quand on a une telle carrière, c’est un peu tard.