Janvier 2024, journal

Début janvier

Seconde semaine de vacances, chez le boyfriend. Il m’a fallu une semaine — une semaine pour me relâcher, et accepter de ne rien faire pour retrouver l’envie, l’énergie (et un peu moins l’urgence) de faire.

  • Faire (ne rien) : des nuits de neuf heures, des rots de bonhomme (celui-là, il était vraiment dégueulasse, s’émerveille le boyfriend, qui apprécie mes progrès en la matière).
  • Faire : bloguer et finir la relecture de mon manuscrit, dont le gros chapitre de 60 pages.

Je me savais fatiguée ; je sous-estimais l’épuisement. Le premier semestre a été hardcore, je le mesure rétrospectivement : la rentrée en septembre avec un lumbago, l’épisode de cruralgie aiguë en octobre qui me vaut un passage aux urgences, l’infiltration ratée qui me cloue de douleur au lieu de me soulager en novembre — quelques jours d’état grippal en bonus en octobre, courtesy du Covid, et la fatigue accumulée qui se traduit et se renforce par quasi trois semaines de crève hivernale en décembre. Les quelques jours d’arrêt pris à chaque mésaventure m’ont permis de tenir le coup, mais pas de récupérer pleinement : je le mesure aux nuits de neuf heures, dont j’émerge avec difficulté.

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Plus je récupère, moins m’exaspèrent les émissions YouTube que regarde le boyfriend — ou plutôt les visionnage d’émissions commentées par des Twitcheurs. Une fois habituée au ton de sa voix, j’apprécierais même Cassandre, ce jeune homme à l’analyse surdouée. J’ai beaucoup plus de mal avec deux de ses potes-admirateurs, qui hate-watchent avec beaucoup de mauvaise foi… Il me faut un moment pour comprendre que ce n’est pas tellement le principe qui me gêne (je ne fais pas autre chose quand je regarde Miss France ou l’Eurovision), que la position depuis laquelle ils parlent. Tout est revu par le prisme de la classe sociale, et forcément, être renvoyé à ses privilèges par le biais de l’ironie, qui plus est soutenue par un brin de mauvaise foi, c’est inconfortable.

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Régulièrement, dans la journée, on se demande où est le chat : souvent, à sa place derrière le rideau ou dans le bac à chaussettes ; parfois, de plus en plus souvent, sous la couette, et alors, à moins d’être démasqué couette levée, il fait le mort, qu’on jette une fringue sur le lit ou qu’on chatouille le boudin de couette à pleine main. Il fait tellement bien le mort qu’on aurait presque peur de l’écraser par inadvertance.

Chaque soir, le chat réclame sa pâtée, le dîner arrive magiquement sur la table (le magicien bosse parfois longtemps en cuisine) et on regarde quelques épisodes de Spy Family, jusqu’à ce que le boyfriend tombe de fatigue et que je relève la tête de sa cuisse (aka la place du chat, la meilleure, celle d’où l’on obtient toutes les papouilles).

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Jeudi 4 janvier

On refait nos mondes à la crêperie avec JoPrincesse ; nous sommes les avant-dernières à partir. Elle m’apprend ceci qui me paraît dingue : le delta de fatigue entre le premier et le second enfant serait plus élevé qu’entre l’absence d’enfant et le premier ; tu débloques un nouveau niveau de fatigue permanent, me dit-elle émerveillée par l’horreur de ce giga-boss.

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Vendredi 5 janvier

Dans le TGV, une phrase improbable émane du carré d’à côté : « Dans la famille des Francs, je voudrais Clovis. » On n’a pas joué au même jeu des sept familles. Qu’on se rassure néanmoins, ce n’est pas parce qu’il y a des Gaulois, Vercingétorix, la Régence ou la Saint-Barthélémy que les enfants n’ont pas fini par se disputer et s’accuser de tricher.

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Premier cinéma de l’année : Iris et les hommes. À voir si (et seulement si) vous aimez Laure Calamy. Je suis seule dans la salle avec un groupe de gamines qui n’arrêtent pas de sortir, rentrer, parler, glousser, commenter. « Mais attends, là il lui fait quoi ? » Un cunni, les filles, un cunni. Merci d’apprécier en silence.

Renversement de situation quand le chauffeur de taxi à l’écran passe une chanson que je ne connais pas plus qu’Iris : les gamines se mettent à chanter-hurler en cœur. Je me suis sentie boomer. (C’était Booba — et de la “socialisation inversée”, j’ai appris ça l’autre jour avec Cassandre.)

Heureusement, la mère d’une des filles est venue les chercher aux trois quarts du film, je ne sais pas comment on aurait toutes ensemble survécu à la scène où l’héroïne rencontre son match NoVanilla, avec cordages et baîllon. Perso, c’est pour l’épisode de comédie musicale au milieu des HLM que je n’étais pas prête.

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Apéro après le cours de posture. Mon cake roquefort-poire-noix semble plaire. Je me laisse fasciner par une nouvelle, qui, en plus d’être ergothérapeute, a tenu une école de pole dance et, depuis qu’elle l’a fermée, a repris des études de psychologie et suis des cours de danse classique et d’escalade deux fois par semaine. Elle a le verbe incisif et brille dans l’auto-dérision, genre de personnage stimulant à côtoyer. Et pourtant. En sortant, je me rends compte qu’elle n’a posé aucune question à personne, qu’elle a absorbé toute l’attention qu’on lui portait, éclipsant même l’amie qui l’introduisait, une discrète danseuse classique que je vois régulièrement et que j’aurais pu apprendre à connaître (le regret était peut-être mutuel, nous avons discuté après le cours suivant…). Quant à S., que je me réjouis à chaque fois de retrouver et avec qui je suis persuadée que je m’entendrais bien, je me suis une fois de plus trouvée dans l’incapacité d’engager avec elle une conversation suivie. Il est parfois bien difficile de se lier.

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Lundi 8 janvier

Cette professeure fait secouer les mains “pour de vrai, jusqu’à ce que ça fasse mal” avant de faire les petits sauts, pour les éprouver sans tension dans les bras. Mon dos m’interdit de sauter, mais depuis mes relevés au fond de la salle, j’aurais tendance à croire que ça fonctionne.

Elle explique que dans l’attitude à la seconde, chez les chorégraphes néo, la jambe en elle-même doit être en dehors, mais pas le pied, de sorte à ce que le cou-de-pied soit visible à son acmé — il doit prendre la lumière. C’est justement le degré de rotation naturel de mon en-dehors à son maximum ; voir la semelle du chausson dans un développé à la seconde est pour mon corps de la science-fiction.

Prêtez attention à ce que fait le pied de derrière, nous enjoint-elle. C’est ce qui fait qu’on regardera un danseur plutôt qu’un autre dans une « simple » marche — ce mot entre guillemets, elle ne l’emploie pas, elle sait, nous rappelle que marcher est l’une des choses les plus compliquées qui soit en danse. Imaginez que vous marchez sur de la mousse en forêt ; c’est comme si vous arrachiez un morceau avec le pied de derrière et le recolliez au pas suivant. 

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La pièce sur laquelle nous allons travailler retrace les dernières heures de filles et femmes fusillées pour résistance pendant la guerre d’Espagne. La maîtresse de ballet évoque leur enfermement, la torture puis leur regroupement dans une même salle en leur demandant d’écrire leur dernière lettre. C’est toujours gai, ce qu’on nous fait travailler, note N. à la pause, nous rappelant le fleuve des damnés et leurs mouvements torturés en septembre. Sans doute expie-t-on des siècles de fées et de princesses sur pointes.

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Chungkinq Express au cinéma. Le changement de protagonistes en cours de route me déroute, faisant du fast-food qui donne son nom au film un simple point relai entre deux histoires.

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Mardi 9 janvier

Rêve. Je retrouvais mon nounours de toujours taché, imbibé par le haut d’une encre orange, la pupille en plastique noir opaque cernée par un plastique translucide marron-orangé, il avait les yeux bleus pourtant ; c’est un autre nounours qui a ses yeux, je les récupère et procède à l’échange, ils partent et se remettent en place avec la facilité de boutons pression ; qui donc dans le bureau a joué cette mauvaise plaisanterie, collecter des ours en peluche et intervertir des parties d’eux, il récidive, je retrouve mon nounours de toujours dans son gris délavé du bleu, mais il n’a pas sa toute petite truffe en plastique depuis laquelle je le faisais tenir en équilibre sur le bout de mon nez, et sa face arrière est doublée d’un autre tissu bariolé ; je ne me rappelle plus si je pleure plus pour le carnage orange ou pour l’hybridation qui fait passer pour du raccommodage un acte barbare qui m’inspire l’horreur qu’on peut avoir pour Frankenstein ; je hocquète avec difficulté le chagrin de l’irréversible, de l’impossible jamais-plus.

Dans le même rêve, je rejoins une tablée avec mes nounours malmenés dans un sac plastique rectangulaire ; la fille plutôt blonde à côté de moi, une fille du passé qui ne m’intéressait guère, me prend les mains, on se prend les mains, sous la table on se caresse les doigts, ma belle-mère ironise en nous voyant, elle comprend mieux ; les rats qui grouillaient tranquillement à côté comme des chiots se mettent à attaquer, un convive puis plusieurs, je défends le sac avec mes nounours mais pas la fille, la fille je la laisse se débattre avec les rats, deux ou trois, qui lui grimpent dessus, tant pis, je dois virer celui qui s’agrippe à mon sac orange avec les nounours, je pars.

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La maîtresse de ballet est une de ces femmes sèches, sèches, sèches et belles, belles, belles. En vieillissant encore, elle deviendra noueuse comme un arbre. Pour l’instant, c’est une liane, dont le corps souple disparaît dans des vêtements noirs, larges même quand ils sont coupés de manière à être moulants. Ses grands yeux reflètent tout avec intensité et sa bouche, fine, fine, fine se tord régulièrement en une amorce de sourire qui désamorce la sévérité de son visage. Deux rouleaux transforment sa queue-de-cheval en une coiffure bien plus élégante, les cheveux non plus attachés mais noués par une unique mèche argentée comme un ruban. Il paraît qu’on blanchit par mèche quand on a traversé un épisode difficile. J’aime que ce signe de vulnérabilité, qui naît dans la nuque et pourrait être dissimulé sous l’épaisseur de la chevelure, soit au contraire ramené dessus, délicatement revendiqué.

Assise pour ménager mon dos en convalescence, je l’observe des heures durant montrer, parler, faire, refaire, montrer encore, inlassablement, sans jamais laisser penser que ça aurait dû être appris les premières fois qu’elle a montré ; c’est normal, ajoute-t-elle même pour rassurer, chacun apprend à sa vitesse, ça va venir. Elle observe, reprend, encourage quand une correction s’incorpore. C’est bien, les filles. L’appréciation ponctue le cours, sans que cela sonne jamais comme les good américains, qui accueillent tout essai, même et surtout médiocre (cette échelle nécessite un very good pour que ce soit pas mal et un excellent pour que ça commence à être vraiment bien). C’est bien, les filles. Commentaire heartfelt, on sent son cœur, sa générosité quand elle le dit ; c’est que c’est vrai, mérité. C’est le jour et la nuit avec le chorégraphe venu en septembre, prêt à nous coller du poisson à tous les repas pour en finir au plus vite, qu’on apprenne vite vite enfin pour qu’on puisse travailler, travailler encore, plus, par-delà l’épuisement, pour peut-être ne pas causer d’injustice à sa précieuse chorégraphie. La maîtresse de ballet a la même exigence, une attention tout aussi poussée au détail, mais elle règne par le partage, non par la peur. Je l’observe des heures durant montrer, parler, faire, refaire, montrer encore, inlassablement. Parfois je ne vois plus ce qu’elle montre, je ne vois que sa beauté, sa mèche de cheveux grise comme le trait argenté d’un calligraphe, son cou-de-pied incroyable, toujours là où il faut, soulignant le travail de la jambe sans préciosité mais avec précision, élégance. Je pourrais la boire à force de la regarder, d’être fascinée à chaque fois par le mouvement qui échappe au corps.

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Vendredi 12 janvier

Si vous avez vu une procession de bunheads portant des chaises rue de l’Épeule à Roubaix, c’était nous. 10 filles, 11 chaises. On aurait dit une performance contemporaine de déambulation urbaine.

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Samedi 13 janvier

Les filles sont déjà sur place depuis plusieurs heures lorsque je les rejoins au théâtre. Autorisée à prendre des photos, j’en profite pour m’entraîner à capter l’acmé du mouvement — qui n’est parfois qu’une vue de l’esprit, une impression de deux moments superposés, parfaitement distincts sur les photographies. En réalité, la jambe est déjà redescendue quand le buste amorce son déséquilibre spectaculaire.

Je me suis dit : ah, elle l’a eu. J., l’une des danseuses, me témoigne la satisfaction d’avoir entendu le déclenchement de l’obturateur aux bons moments. Ce n’est pas très difficile quand on a passé la semaine à assister à la répétition des six mêmes minutes de chorégraphie, et qu’on laisse son appareil en mode automatique (le photographe de l’école me confie s’en contenter lui aussi la plupart du temps). Cela me réjouit quand même, de capter quelques traces de beauté et de les montrer à celles de qui et à qui elle échappe.

Après la répétition, la maitresse de ballet discute un peu avec quelques danseuses restées sur les marches qui serviront de bancs au public. Elle regrette de ne pas avoir eu un temps d’échange privilégié avec chacune d’entre nous, pour savoir par exemple, elle se tourne vers J., pourquoi tu n’auditionnes pas. Désarçonnée par cette marque d’estime décochée avec la soudaineté d’une pique, J. balbutie qu’elle n’a jamais envisagé d’être danseuse, qu’elle pensait ne pas en avoir le niveau. La maîtresse de ballet la contredit : ce type de répertoire lui convient particulièrement bien, elle devrait auditionner ; certes, elle trouvera toujours des filles meilleures qu’elles dans le cours classique, mais quand ils passeront aux ateliers des chorégraphes, là… ils verront ce que nous voyons, mais qui n’est pas audible venant de nous, ses camarades, qui l’est en revanche d’une maîtresse de ballet : J. est une très belle interprète. Nous renchérissons, nous en sommes toutes persuadées, mais elle, tombe des nues. Plus tard en coulisses : ça l’a touchée, elle ne pensait pas, c’est — son cou s’avance et ses yeux s’écarquillent tandis que ses lèvres se resserrent ou se pincent, coites. C’était émouvant d’assister à cette marque d’encouragement sous couvert de comptes à rendre (pourquoi tu n’auditionnes pas ?) — beaucoup de tendresse passée par la pudeur d’une question abrupte. La maitresse de ballet n’a pas tirée J. à part, qui plus est, pour lui signifier une supériorité qui évacuerait le reste de ses camarades ; elle l’a fait devant nous qui pouvions l’encourager, en petit comité. C’était comme un bref moment d’intimité, qui ne nous concernait pas directement mais qui nous excluait pas pour autant, et je me suis sentie à juste distance de l’envie, l’admiration et la nostalgie, confortée dans mon rôle naissant de celle qui encourage, en même temps que meurt le regret de celle qui aurait aimé entendre ces mêmes mots s’adresser à elle — l’adolescente déçue à une distance infranchissable pour le futur professeur assis ici et maintenant à côté d’une jeune femme qui ne sait pas sa valeur.

Plus tard, le public s’installe partout autour de moi et des quelques autres élèves qui n’ont pas pu prendre part aux répétitions. Une professeure qui m’est sympathique me demande si elle peut s’assoir à mes côtés et nous échangeons quelques mots. Elle s’étonne de mes problèmes de dos si jeune, puis comme prise d’un doute me demande mon âge : ah non, plus si jeune. Ça m’a fait drôle, et c’était drôle, un peu, venant d’une femme de bien vingt ans mon aînée, mais c’est vrai, biologiquement vrai, mon corps a commencé à vieillir il y a une quinzaine d’années.

Pendant le filage ou le spectacle je ne sais plus, pendant le spectacle je dirais, de l’eau a coulé sous les ponts sous mes yeux. L’émotion d’être là, de les voir si belles, assise là en face d’elles, à leur place et à la mienne. Je me suis hâtée de faire disparaître les traces de cette émotion kitsch car auto-complaisante (fut-elle pour un soi passé avec lequel on coïncide le temps de s’apercevoir qu’on ne coïncide plus avec lui et d’en être ému).

Les filles : celles du groupe classique (les clacla, dixit les deuxième année) et celles de la promo. Dont Z., dont je découvre le solo lors du filage. Elle danse avec l’intensité qui est la sienne dès lors qu’on n’essaye pas de la déraciner de son vécu de danseuse et chorégraphe (malgache, la cinquantaine), projette une ombre plus grande qu’elle sur le mur du fond, une silhouette assez grande pour que les gants de boxe attachés tout en haut soient à la hauteur de ses poings — en réalité, il faut qu’on lui fasse la courte échelle pour qu’elle les décroche tout juste. À chaque fois que j’intercepte son regard, son sourire en fait naître un sur mon visage en miroir. Pour elle, c’est l’inverse, c’est-à-dire la même chose (elle sourit de me voir lui sourire), si bien qu’on ne saura pas qui d’elle ou de moi est l’œuf ou la poule ; on se sourit, dans le flou du pronom réfléchi. Lors de la représentation, les gants de boxe sont finalement tendus à une enfant qui ne veut ou n’ose pas s’en saisir — c’est qu’il faut soutenir le regard de Z., il s’en passe des choses là-dedans. L’offrande rouge est déposée aux pieds de l’enfant ou récupérée par sa grande sœur, et Z. s’enfuit, méfait accompli.

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Dimanche 14 janvier

Quelle idée de dégivrer son frigo alors qu’il neige dehors ? Les doigts gelés, je repense à l’ex-compagnon de Mum, qui, quand l’une ou l’autre de nous deux avait froid aux mains, demandait si on avait trié les glaçons (lui passait beaucoup de temps à trier des boulons).

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Seconde moitié de janvier

Tutorat de fin de formation, nous y sommes : me voilà de retour dans l’école de danse que j’ai fréquentée à la fin de l’adolescence, pour un stage si riche en émotions et apprentissages qu’il mérite un post dédié.

J’ai un peu l’impression de revivre mes années de fac, à rebondir d’un endroit à un autre, attraper des trains à la volée, une bise à Mum, je rentrerai ou pas pour dîner. J’ai juste remplacé Ivry par Montrouge, la gare des Chantiers s’est modernisée, et c’est l’emploi du temps du studio de danse qui est affiché sur le frigo, avec les cours de Pilates de Mum et ses journées de télétravail rajoutés au crayon. Je fatigue plus vite aussi, et me lie avec le bus 6240.

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Lundi 15 janvier

Sans avoir pris la peine de ne serait-ce regarder un plan, je descends du train et, dix ans plus tard, la ville et les souvenirs s’organisent autour de moi pour me guider naturellement jusqu’au studio de danse de mon adolescence. Dans le jardin qui jouxte la gare, je me demande simplement où est passée la ligne de désir que les habitués empruntaient. Passait-elle à travers l’aire de jeu grillagée ? La contournant, je découvre que le grillage enjambe les dalles d’un chemin pavé ; la confirmation me fait sourire.

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Vendredi 19 janvier

La neige cafte : des pattes de chat sont passées sur le muret.

Les brunchs avec M. sont toujours riches en calories et discussions. Cette fois-ci, j’en ressors avec l’envie de lire un jour le manuel de Clémentine Beauvais sur l’écriture de littérature jeunesse.

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Jeudi 25 janvier

Malgré le plan anti-déprime de janvier de Melendili, l’enthousiasme est en berne. Pour contrer la morosité du froid et des réformes scolaires, on mise sur les bimbimbaps versaillais, les mystères amicaux et celui des kiwis-rouges-au-petit-goût-de-framboise.

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Samedi 27 janvier

Un nuage de brume s’étend juste au-dessus de la pièce d’eau des Suisses comme une installation d’art contemporaine, et le givre blanchit la photo que je laisse filer floue. De Versailles à Saint-Cyr, la lune file entre les branches sans s’y accrocher ; dans le bus on fait la course avec elle. Personne ne gagne, la beauté me déconcentre en chemin. Je tente d’en photographier des traces et lorsque je m’arrête sur celles que les avions ont laissé sur le lavis matinal du ciel, un garçon derrière moi se penche pour voir à son tour ce qu’il y a à voir ; j’espère qu’il a vu.

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Dimanche 28 janvier

Avocat, feta, noix de cajou : dans une soupe maison, les toppings ont du bon.

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Lundi 29 janvier

Portée fermée ou mur reconstruit, béance comblée ?

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Mercredi 31 janvier

Le premier jour du tutorat, une maman d’élève fait signe à la porte-fenêtre. Je me mets spontanément en retrait pour que la professeure de danse puisse s’entretenir avec elle, mais elle me fait signe de la suivre : « C’est une maman d’élève un peu spéciale. » Et pour cause : ce n’est pas une maman d’élève, c’est M., ancienne copine de lycée-prépa-fac que je n’ai pas revue depuis plus de dix ans. C’est elle sans hésitation, et en même temps ce n’est pas elle, c’est une maman d’élève, de deux élèves, même : la petite M., d’accord, je veux bien, à la rigueur quoi, mais la grande L., ce n’est pas possible, comment la grande L. peut-elle être sa fille ? Passés les holala et les mais non, on s’échange nos numéros et on se donne rendez-vous pour déjeuner ensemble le mercredi suivant — seul créneau commun pour une apprentie-prof de danse et une institutrice. Une galette et une crêpe full marron pour se raconter une décennie de vie, par bribes : sa cartographie professionnelle et privée des environs de Versailles, son aînée prudente qui vit danse et musique, sa cadette drama queen qui a hâte d’avoir fini ses études pour vivre sa vie d’artiste (sic), son compagnon reconverti dans l’hypnose, ses récents cours de violoncelle (je veux !)… et toujours la même gouaille brune, opulence de boucles, bijoux et fantaisie.

Le mois a été crêpe…

Journal de novembre 2/2

Mercredi 15 novembre

Retour d’une quête récurrente de mes rêves : aller aux toilettes. Trouver un endroit où se soulager est une entreprise laborieuse pour mon inconscient. Cette fois-ci, je suis dans un théâtre ? des couloirs, en tous cas. Des images me reviennent de rideau en fer forgé à la place de la porte et de cuvette inatteignable à moins d’escalader les meubles autour, forçant à tenter un pipi à la turc, mais je ne sais pas si c’était ce rêve-ci (les rêves ressemblent souvent à des essais ratés d’IA, faciles de confondre).

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Je n’ose pas demander à l’interne, qui a l’air à peu près aussi rassurée que moi, si elle a souvent réalisé des infiltrations. Je ne prends pas le risque d’entendre que c’est sa première ; il n’y a que dans mes scénarii mentaux que j’ai l’aplomb de répondre “comme ça, nous sommes deux”. À la place, je demande à quoi sert son plastron, une question de politesse presque, pour nous distraire toutes les deux, et elle répond distraitement que c’est un tablier en plomb, pour protéger des rayons, anodins à petites doses, elle me rassure d’une inquiétude que je n’ai pas, mais quand on travaille là tous les jours… Ses lunettes épaisses en écaille, ses boucles d’oreille cœur et moi attendons que le médecin qui la supervise termine son appel téléphonique professionnel. Sa charlotte nous rejoint, et sa voix est très douce. Cela n’empêche pas un bref moment de panique en apercevant la taille de l’aiguille ; je tourne la tête, me concentre sur mon souffle. L’aiguille, je la verrai inclinée sur les écrans de contrôle, où alternent visions “du mou” (sic — mon corps est un caramel) et osseuse. Sa mise en place  est laborieuse, il manque quelques degrés, je fais des allers-retours dans le scanner. Le médecin guide l’interne : tu dois sentir le ligament, là ; tu ne sens pas ? Moi si. “Ça fait mal ou vous sentez qu’on travaille ?” s’étonne le médecin. En faisant effet quelques minutes plus tard, la resucée d’anesthésiant me confirme qu’il n’y avait pas de confusion, ça faisait mal.

À la fin de l’intervention, le médecin m’explique que ce n’est pas grave,  ça arrive, le sac dural a été percé, ce n’est pas grave, ne vous inquiétez pas, c’est une membrane qu’on perce pour les ponctions lombaires, ça fait un peu mal, vous avez dû le sentir ; il y a une petite brèche, à peine, mais puisqu’ils l’ont vu, ils ne peuvent pas faire semblant de ne pas l’avoir vue, ils vont me garder allongée une demie-heure en observation, pas d’inquiétude, dans d’autres endroits on me renverrait directement chez moi. Sur le moment, je ne suis pas inquiète, seulement embêtée pour les patients suivants dont je continue à occuper malgré moi la place et pour les infirmières qui ne trouvent pas de brancard, puis, quand elles en ont finalement trouvé un, doivent déménager la moitié de la pièce pour le faire passer — je dois rester à l’horizontale, apparemment. Pas de quoi entamer la jovialité même pas surjouée de ces infirmières ; à la limite, c’est une distraction comme de pousser les tables pour une activité inattendue à l’école.

On me gare dans la salle adjacente, à côté de tout un tas de machines dormantes, des Playstation médicales avec boutons Fishprice. Je m’étonne de ce que le rideau tiré autour de moi est en plastique, avant de me rendre compte que c’est rudement plus facile à entretenir que du tissu — un coup d’éponge et hop. Au bout de trente minutes, le médecin vient me retrouver, tandis que l’interne reste quelques mètres en retrait, manifestement gênée de sa bourde. N’ayant aucun symptôme et aucune idée de ce qui m’attend, je fais démonstration de bonne santé bonne humeur et rentre à pieds chez moi. La douleur se déclenche une heure plus tard.

Le compte-rendu envoyé par l’hôpital m’apprendra que le médecin qui supervisait l’interne était aussi un interne. Vous risquez d’avoir une migraine, m’a-t-il dit avant de me laisser repartir. J’ai déjà eu des migraines ophtalmiques et laissez-moi vous dire que ça n’a rien à voir. À part la forme de la douleur, peut-être, la sensation faisant écho aux pointes triangulaires de l’aura : ma colonne vertébrale s’est hérissée comme si la reine des neiges avait cristallisé le liquide céphalo-rachidien, des pics de glace iridescents transperçant le fameux sac dural.

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Jeudi 16 novembre

Des petits chromosomes noirs qui font de l’exercice : ce sont mes camarades en visio, attelées à analyser des exercices de pliés. Puis les maux de têtes reprennent — les céphalées, comme un beau nom de méduses. Rester allongée est la seule manière de créer un courant qui les éloigne.

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Au téléphone, le médecin me confirme que les pics qui me transpercent les cervicales n’ont rien d’alarmant même si l’infiltration a eu lieu au niveau lombaire. Je l’imagine me rassurer à deux pas de l’interne attendant qu’il la rejoigne pour rejouer la scène avec un autre patient, sans erreur cette fois-ci.

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Tout va bien, je passe plusieurs heures, avant, après dîner, à regarder les épisodes de ce bon gros mélo, aux placements de produits insistants et au rythme discutable. Mais Virginie Effira joue dedans et, comme le résume le boyfriend, Virginie Effira, elle sauve ou sublime tout ce dans quoi elle joue. Elle sauve donc Tout va bien. Peut-être même qu’elle le sublime, me dis-je à l’avant-dernier épisode, quand le mélo touche au paroxysme et qu’elle n’est plus la seule à m’arracher une petite larme. Mais non, elle le sauve, en mode in extremis des soins palliatifs : je me sens flouée par le dernier épisode, qui se ménage une porte de sortie vers une seconde saison, alors qu’il aurait fallu l’achever là.

Extrait de Tout va bien

(Amusement à retrouver Suzy Bemba, l’actrice de la série Opéra, dans un second rôle qui reste artistique : elle n’est plus danseuse, mais chanteuse lyrique.)

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Je dîne à la romaine, allongée sur le ventre pour engloutir les raviolis au gorgonzola rescapés de la dernière semaine italienne de Picard.

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Vendredi 17 novembre

Les rêves se font plus calmes. Je ne me souviens que d’une dernière scène, où renonçant à une visite à 12,50€ devant une billetterie en boiseries, je me retrouve à composer quelque travail évalué, un chiffre 9 posé en chevalet pour noter ou distinguer mon travail de celui d’un binôme-concurrente à côté de moi.

Au réveil, j’essaye de remonter de cette salle aux antichambres du rêve, mais c’est comme si le travelling de la pièce, qui devrait passer à la pièce suivante après la cloison en coupe, ne donnait que sur un fondu au noir qui n’enchaîne avec aucun plan.

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Le boyfriend m’avait parlé du problème de pression des girafes : leur cou est si long que leur tête exploserait lorsqu’elles la redressent si elles n’étaient équipées d’un clapet pour réguler la pression du sang. Je suis devenue une girafe, et doute de l’efficacité de mon clapet.

Me déplaçant courbée en deux pour éviter que les maux de tête donnent leur pleine mesure, je fais soudain resurgir les bêtes de ce cauchemar étrange, marchant pliées au niveau du bassin, un pied en guise de tête-bec. J’ai un instant d’effroi à faire advenir ce cauchemar-là, à incarner un passage entre les dimensions.

On va s’en tenir à la girafe.

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La recette des pâtes à l’eau post-ponction lombaire

La buste à l’horizontale, incliner la tête pour repérer où exactement se trouve le paquet de pâtes sur l’étagère. Se redresser de manière éclair pour attraper ledit paquet.
Attendre mains sur les genoux de retrouver une pression intracrânienne supportable.
Mettre de l’eau à chauffer.
Aller se rallonger pour récupérer de l’effort.
Se relever pour mettre les pâtes dans l’eau désormais bouillante.
Aller se rallonger.
Se relever pour égoutter les pâtes.
Revenir avec les pâtes au lit et prendre quelques minutes pour retrouver une pression intracrânienne supportable.
Déguster les pâtes tiédies en gardant la tête le plus à l’horizontale possible.

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La littérature sur le web laisse à penser que les symptômes post-ponctions lombaires sont le plus intenses quand :

  • on est une femme,
  • on a entre 25 et 40 ans,
  • on est de faible corpulence.

C’est un bingo.

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Je lis au lit, blogue au lit, mange au lit, morfle au lit. Si la position allongée diminue toujours les céphalées, elle ne suffit plus à les contenir. La douleur est moins intense que la fois où j’ai appelé les urgences dans la phase aiguë de la cruralgie, mais elle dure davantage. Dans un moment de détresse, alors que le Tramadol pris une heure plus tôt n’a toujours pas fait effet, j’appelle le boyfriend. Il ne sait pas, il n’est pas médecin, et je sais, qu’il n’est pas médecin, mais je sais aussi qu’entendre sa voix me fait du bien. Il est là, toujours. L’entendre m’apaise, et la première bouffée de Tramadol surgit alors que nous discutons : apparemment, la drogue fait d’autant plus effet qu’on lâche prise et ne lui résiste pas. Je bénis cette trêve.

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Samedi 18 novembre

Les douleurs n’en finissent pas, et les effets secondaires du Tramadol s’y ajoutent : passion vomir au saut du lit. Je ne peux pas me redresser, mais je ne peux pas non plus rester ainsi : je me résous à une expédition à la pharmacie. La pharmacie est au bout de la rue, mais c’est une expédition. La rue ne m’a jamais parue aussi longue. Ne pouvant me redresser sans rendre la pression intracrânienne insoutenable, j’avance mains sur les genoux, dos à l’horizontale — la marche des éléphants proposée quelques jours auparavant par une camarade cours d’éveil-initiation. Je fais de fréquentes poses pour soulager la hernie ainsi malmenée. J’espère que personne ne me voit dans cette posture ridicule ; j’espère que quelqu’un me voit et m’aide.

Enfin arrivée à la pharmacie, j’inquiète entre une boîte d’antivomitif et deux de Doliprane, soulagée de confier quelques instants ma douleur à un autre que moi. J’aurais dû appeler, on m’aurait livré les médicaments : je tombe des nues, mais comme je suis couchée sur le banc en bois au milieu de la pièce, la chute est invisible. La pharmacienne, adorable, me ramène en voiture, allongée sur la banquette arrière. Je pourrais l’embrasser.

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Trois (3) :
la saison de Sex Education que je binge-watche dans mon lit, la tablette sur le ventre,
mais aussi le nombre d’heures passées à discuter avec L., le téléphone posé à côté.

Sex Education Season 4 Emma Mackey as Maeve Wiley in Sex Education Season 4.
Je n’avais pas remarqué le stocker sur l’ordi ^^

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Dimanche 19 novembre

En rêve, je voyage avec le boyfriend et ma famille maternelle. Il y a des
valises à faire avant de reprendre l’avion, le chat à mettre dans sa bulle.

La douleur reflue, je tiens debout ! Vive la Lamaline. Vive l’euphorie.

Le miroir me renvoie un look capillaire à la Beatrix Lestrange. Je n’ai en revanche jamais eu une si belle peau — quatre jours sans dermatillomanie.

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Lundi 20 novembre

Je marche debout dans la rue pour aller en cours, c’est irréel de bonheur après ces derniers jours.

Le cours de technique masculine est doublé d’une sensibilisation au harcèlement dont sont encore souvent victimes les garçons pratiquant la danse classique. Dans le studio, ils sont privilégiés, mais à l’extérieur, notamment à l’école, si on les distingue c’est pour mieux les stigmatiser sur fond d’homophobie. Paradoxalement, les plus à risque (de dépression voire de suicide) ne sont pas les adolescents homosexuels, mais ceux qui, hétérosexuels, sont également victimes d’homophobie — discriminés non pour ce qu’ils sont, mais pour ce que les autres pensent qu’ils sont et qu’ils ne peuvent même pas revendiquer comme identité.

La harcèlement peut aller loin. L’enseignant nous raconte qu’enfant, il ne voulait plus prendre le bus de ramassage scolaire, parce que la quasi-totalité du groupe lui avait craché dessus. Littéralement : il écarte les bras pour mimer dégouliner de crachats. Je ne sais pas si je suis plus choquée de l’anecdote ou de l’expression concernée mais toujours joviale avec laquelle il la raconte, comme si, malgré sa gravité, c’était un traitement commun et qu’il en avait vécu d’autres.

Conclusion du professeur : quand on a un garçon en cours de danse classique, il est vraiment là pour danser ; chez eux, pas de pratique de sociabilisation comme chez les filles qui se retrouvent volontiers au cours de danse entre copines.

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Mardi 21 novembre

Sans me souvenir de plus, j’ai noté : journée de la démotivation. La redescente de l’euphorie et le contrecoup de la fatigue, j’imagine.

Un titre m’attrape à la médiathèque : L’Allègement des vernis. Le prologue lu debout m’évoque les romans de Sophie Chaveau, et j’embarque le livre sur ce quiproquo de bon aloi.

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Mercredi 22 novembre

Je demande une coda au pianiste, dans sa première année en tant qu’accompagnateur. Il me regarde avec perplexité. Je chantonne la première qui me vient, du Lac ou de Don Quichotte. Ses doigts se repositionnent sur le clavier, mais son regard reste perplexe. On lève le quiproquo après le cours : pour les musiciens, une coda est une courte phrase conclusive ; pour les danseurs, c’est le dernier morceau du pas de deux, au rythme enlevé…

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Après leur cours de danse classique, les enfants ont un cours de culture chorégraphique. Cette séance-ci comme la précédente, ils travaillent sur la pantomime et, au bout d’un moment en autonomie, chaque groupe présente son histoire mimée. La narration emprunte à la pantomime scénique comme au jeu de rôles enfantin dont ils ont probablement déjà commencé à s’éloigner, on dirait que c’est toi le voleur et moi je m’occupe de la potion. C’est plus ou moins lisible selon les cas, mais tous jouent le jeu avec un plaisir évident, et je les découvre autrement, à la fois plus jeunes, plus dégourdis ou plus timides qu’ils ne le sont l’heure précédente.

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Jeudi 23 novembre

Je donne le cours en interne, aux contemporains. La concentration leur fait souvent garder les yeux au sol, si bien que mon objectif numéro 1 devient de les en faire décoller, si possible en accompagnant les gestes du regard, tant qu’à faire, histoire de remotiver le mouvement et d’éviter le bras planté à la seconde comme un portemanteau. Dans des piqués planés avec un bras en l’air, je leur demande d’y aller en drama queen et ça les fait marrer, comme si le classique n’était pas profondément un truc de drama queen qui pouvait s’apprécier comme tel. J’ai ri aussi, heureuse que l’incongruité de l’expression rouvre un espace d’appréciation.

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L’enseignante d’analyse du mouvement pourrait donner cours non-stop sans s’arrêter pour manger, mais nous pas. Aux alentours de 13h45, résignée à l’infini, je passe en mode économie d’énergie, le regard perdu au-dessus du groupe (je suis la seule assise sur une chaise, à cause du cours de la veille). Il faut encore un quart d’heure avant qu’on puisse se sustenter, soit 6h30 après le petit-déjeuner de 7h30.

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Le pianiste qui accompagne nos cours avec les enfants accompagne aussi la prof qui nous fait cours : l’occasion de constater que ce n’est pas uniquement de mon fait si ça flotte musicalement.

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Vendredi 24 novembre

Dans sa voiture É. a eu l’idée d’une comptine pour l’échauffement des enfants en éveil. Et quand je dis a eu l’idée, ce n’est pas qu’une comptine connue lui est venue à l’esprit ou qu’elle s’est noté mentalement de piocher dans ce type de répertoire ; elle a inventé une comptine, air et paroles, qu’elle chante devant L. et moi. La baguette du xylophone dans les mains, L. s’amuse à chercher les notes sur les lamelles colorées ; elle y est presque, mais pas tout à fait. É. passe au piano, trouve les notes qui restaient bancales et les souffle à L. qui, après deux ou trois essais, est en mesure de l’accompagner au xylophone. C’est de la science-fiction pour moi qui ne suis pas pour un sou musicienne.

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Elle m’a cernée, mais je commence aussi à la connaître, mon ostéo-psy : je savais que ma nouvelle coupe de cheveux lui plairait, moins adolescente, plus affirmée ; ça ne loupe pas. En une heure, elle me remet le genou en place, remarque sur la radio une dysplasie à la hanche gauche que personne n’avait notée, et me fait activer des muscles que je n’avais pas mappés pour le développé à la seconde (qu’il est logique que je ressente de manière asymétrique à droite et à gauche avec la dysplasie).

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Samedi 25 novembre

Faire, cocher, ranger pour fermer des onglets mentaux et ne plus être rappelée de quelque chose à faire où que je pose mon regard (la feuille de soin à envoyer, les boîtes à nettoyer, la brosse à dents à changer, les papiers à trier, le linge à ranger, etc.). Faire place plus nette m’aide à reprendre peu à peu le contrôle. Et repousse les préparations de cours au lendemain en toute bonne conscience.

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Dimanche 26 novembre

Une fois de plus cette semaine, mon corps me réveille avant de s’être entièrement reposé. Sitôt la conscience à flot, les impératifs m’assaillent comme une volée de mouettes. Je replonge dans la lecture de L’Allègement des vernis pour leur échapper, et ça fonctionne, le sommeil revient. Quand j’émerge enfin, mon corps est lourd d’un relâchement complet, fossile enfoncé dans le matelas, doucement caressé par la couette. Mon téléphone me confirme que je reviens de loin : il est 11h47. Ça fait du bien.

Je procrastine et peine sur la préparation des cours pour la semaine à venir, cuisine un chili sine carne, publie le journal d’octobre, et la journée déjà touche à sa fin.

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Lundi 27 novembre

Aujourd’hui, on donne un bout du cours aux garçons, et c’est le maître ignorant dans toute sa splendeur : il faut enseigner quelque chose qu’on n’a jamais vraiment appris à faire. Je panique alors que tous sont adorables et archi-motivés de se retrouver ensemble, tous âges confondus, du jeune gamin à l’étudiant. Rien à faire, je suis infoutue de transmettre des exos qu’on a modifiés pour moi, même si le bénéfice de la modification est évident. Dans ma tête comme dans les corps qui m’entourent, les corrections peinent à être incorporées ; les pieds et les visages gardent la banane — sauf un, un élève en grande difficulté émotionnelle ce soir-là. Je ne peux pas m’empêcher de penser aux mises en garde sur le harcèlement dont sont souvent victimes à l’extérieur les garçons qui font de la danse classique.

Also, Teddy ne s’appelle pas du tout Teddy ; il porte un prénom de tragédie grecque. Aucun Amigo ou Migo-Miguel à l’appel non plus. Tous deux avaient leur prénom écorché par le professeur, qui ne parvient pas à prononcer les R à la française avec son accent australien.

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Mardi 28 novembre

Ce que nos formateurs nomment “classe d’application” correspond à un cours d’éveil donné à un public scolaire, soit des 5 ans qui ne connaissent pas les règles implicites d’un cours de danse, parmi lesquels se trouvent quelques profils TSA ou TDAH. La formatrice est assise à coté de moi, tandis qu’A. se charge de la première séance. Ses commentaires joyeux, à haute voix, dédramatisent “Là, l’étudiante a un moment de désespoir, c’est normal.”

Cette formatrice sait exactement ce qui pose problème quand il y en a un, et expose la solution avec le problème. Cette fois-ci, je note de ne pas distribuer les objets en avance (forcément, si tu as un cerceau à côté de toi, tu as envie de jouer avec, surtout à un âge où le matériel est utilisé comme objet transitionnel) et de ne pas doubler une difficulté technique d’un trajet spatial défini. Ma tentative de zigzag est un grand moment, avec les adultes accompagnateurs qui soufflent fort : la gommette jaune, la jaune ! la rouge maintenant, et la bleu, la bleu ! tandis qu’agenouillée à leur hauteur près de la première gommette, je donne à chacun le top départ. À cet âge, tout est difficulté, mais tout est aussi source de progrès. Je comprends qu’on puisse devenir accro à ça, ce progrès beaucoup plus visible, beaucoup plus rapide que dans un cours technique.

La formatrice explique ce qui pose problème, mais encourage aussi, et félicite. Et on en avait besoin. Si j’avais un enfant, je l’inscrirais en classique avec toi, me dit-elle à la fin. (C’est que vous ne m’avez pas vue en cours classique, répond en moi une petite voix que je censure, pour recevoir la marque de confiance qui m’est donnée.)

Les maîtresses aussi nous font des retours. La première conseille de parler de “file indienne” plutôt que de “colonne”, trop abstraite pour les enfants ; la seconde, de “petit train” plutôt que de “file indienne”, qu’ils ne connaissent pas. On optera donc pour les synonymes en apposition.

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Reprise du cours de posture pour me remuscler le dos. Petit coup de pfff après cette journée où ça commençait à venir (la pédagogie) et où je constate que ça s’est fait la malle (les muscles, l’envie de l’effort).

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Mercredi 29 novembre

Cours de progression technique. Les formatrices sont deux, deux chipies qu’on menacerait de séparer si elles étaient des élèves. De manière inattendue, pourtant, les bavardages court-circuitent leurs habituels monologues digressifs et s’avèrent fort efficaces. Les exercices sont inventés au débottés, enfin carrés, musicaux. Cela m’apaise et cette confiance se ressent ensuite dans la manière dont je vis le cours donné aux enfants.

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On nous conseille de vocaliser le mouvement avec des comptes, mais aussi avec des onomatopées, en roulant des R par exemple, pour donner à entendre la durée du mouvement entre les comptes.  N. qui a pourtant fait de l’espagnol peine encore plus que moi, germaniste LV2 : elle a vécu en Angleterre et pris l’habitude des R aspirés.

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Certes, je tire sur ma voix. Certes, j’ai du mal à conserver l’attention des enfants jusqu’au bout. Mais pour la première fois, je n’ai pas la sensation d’être en permanence en stress en leur donnant cours. Je suis en mesure de percevoir leur envie — de danser, de comprendre (les doigts en l’air surgissent dans tout le studio comme des champignons après la pluie) et parfois aussi de papoter quand ils commencent à fatiguer.  À la fin du cours, N. m’accorde que c’est un peu mieux que la dernière fois, alors que pour moi, c’est le jour et la nuit. Je dois encore tout ralentir ; je vais trop vite, les enfants ne peuvent pas (se) construire.

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Jeudi 30 novembre

Ses dents le lancent, son ordinateur est en panne : le boyfriend est d’une humeur massacrante, mais tient à m’accompagner pour ma seconde infiltration. J’aurais bien hâté le pas seule, me dis-je en accusant le froid sur le trajet. Je suis pourtant bien contente en sortant de glâner un câlin, un peu nauséeuse de honte et du boudin dur qui s’est enfoncé de tout mon poids dans mon ventre pour délordoser et piquer plus facilement. J’ignore si c’est l’appréhension ou l’anesthésiant qui n’a pas fait effet de suite, mais je me suis redressée vivement sous la douleur de la piqûre. Il faut vous détendre, m’intime le médecin. Mes muscles refusent de se relâcher dans une posture en soi douloureuse, alors je me contracte davantage pour tenir l’immobilité, tâchant de retenir mon souffle prompt à la panique. Vu ma réaction, le médecin prévient avant de passer à l’injection proprement dite et s’étonne presque : ça ne fait pas mal ? Pas plus que l’instant d’avant, moins que la piqûre. Quand c’est fini — assez vite, le radiologue a le geste sûr —, le papier protecteur est mouillé et déchiré à hauteur du visage.

4 chaises dans la salle d'attente, surmonté par un tableau noir luisant, avec des traits lumineux bleu-violet
Commentaire d’œuvre par le boyfriend : un écran plat rayé avec des clés de bagnole par un ex. On sent qu’il a fait les Beaux-Arts, non ?

J’ai été tout sauf courageuse, mais m’offre tout de même une pâtisserie sur le retour : un chou au grué de cacao, beaucoup plus fin et savoureux que la religieuse grossière et décadente que je fantasmais, qui ne requérait pas de savourer et m’aurait fait davantage plaisir sur l’instant.

Journal de novembre 1/2

Jeudi 2 novembre

On vérifie que je n’ai pas les cheveux coincés dans l’écharpe, non, je tourne sur moi-même, on s’étonne : mais t’as tout coupé ! Ça me va bien, il paraît. C’est ce qu’on dit, en tous cas, comme un opposé joyeux de condoléances toutes faites. T’as trouvé ta personnalité, me dit une fille. J’espère que j’en avais déjà une avant, mais je remercie.

Qu’est-ce qui t’a poussée à sauter le pas ? Pourquoi maintenant ? Cela décantait depuis un moment déjà. J’invoque la hernie discale comme catalyseur : se laver les cheveux tête en bas était devenu douloureux. Je ne raconte pas mon rêve d’une tresse coupée qui se dépigmentait inexorablement, une vague argentée du blaireau à l’élastique. Je ne dis pas   le délestage, la longueur concomitante à la décennie passée avec mon ex. Qui soudain s’est mise à m’encombrer, morte. C’est venu tout seul, comme une brindille séchée. Dans les mois qui ont précédé la rupture que je ne parvenais pas à acter, la dérision me faisait dire à JoPrincesse qu’il fallait que je rompe et que je me coupe les cheveux, et que je ne savais pas laquelle de ces décisions difficiles je prendrais en premier. La logique aurait voulu que je commence par les cheveux : c’est moins engageant, les cheveux, ça repousse, contrairement à un couple. J’ai finalement rompu avant de me couper les cheveux. C’était plus important. Et logique, rétrospectivement : se couper de l’autre avant de couper ce qui, en soi, reste du temps passé avec lui.

Il ne reste pas plus rien : il reste les bons souvenirs, qui se sentent autorisés à circuler plus librement, comme des pointes vivifiées d’être débarrassées de leurs fourches.

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Premier jour du stage éveil-initiation. Beaucoup de stress, je patauge un peu avec la musique, mais ça se passe plutôt bien. J’ai apparemment proposé un exercice dalcrozien (un maître en éveil-initiation, qu’on n’étudie cependant pas). Si toi aussi tu n’en savais rien, tape dans tes mains.

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Vendredi 3 novembre

Ma proposition d’exercice en face à face et en alternance cafouille tant et si bien que j’en ris. Mon stress descend d’un cran : le pire qu’il puisse arriver, c’est qu’il ne se passe rien. Mon erreur d’appréciation est même appréciée des formateurs, qui la transforment en démonstration d’adaptabilité — un tour de passe-passe que je n’ai pas vu venir et qui donnerait presque envie, comme l’a suggéré une camarade, de rater volontairement pour montrer qu’on maîtrise le rattrapage.

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Samedi 4 novembre

Sous la douche, je me dis : des poids. Il faudrait des poids pour aider les enfants à sentir le swing des bras et plier davantage les genoux dans les rebonds du premier exercice. Il n’y a pas de poids dans la réserve d’accessoires de l’école, mais après avoir demandé à la directrice si jamais, elle en dégote deux qui appartiennent à une professeure. Si les enfants ne sont pas nombreuses, je les ferai passer. Elles ne sont pas nombreuses, et testent le mouvement avec chacune leur tour. C’est vraiment lourd, s’exclame l’une d’elles avec surprise. La formatrice m’interrompt une première fois, quelque chose ne va pas, je ne comprends pas exactement quoi et poursuis comme je peux. Elle m’interrompt une seconde fois un peu plus tard pour s’excuser : il est excellent, ton exercice, c’est moi qui n’étais pas réveillée. Ouf.

Avancer le bras opposé à la jambe dans un grand pas a posé problème à la séance précédente, et j’utilise cette fois-ci des foulards pour donner un repère coloré aux enfants : on avance le pied opposé au foulard, c’est plus facile à dire et concevoir que d’avancer le pied du côté du mur blanc et la main du côté du miroir (les enfants ne sont vraiment latéralisés que vers 7 ans ; ce n’est pas de la mauvaise volonté, c’est neurologique). Au bout de quelques essais, ça fonctionne, mais les enfants n’en peuvent plus de concentration, j’ajoute en urgence une course pour faire voler les foulards et se défouler. Il était temps, fait de la tête l’autre formatrice. Oups.

Aujourd’hui, je montre les exos en chantonnant — le Cakewalk de Debussy, la  marche des hippopotames de Fantasia… C’est faux, mais ça fonctionne, je ne perds pas le tempo. Comme je le craignais, les premières mesures de la Sicilienne de Fauré que j’avais encore en tête en arrivant aux studios m’échappent sur l’instant ; je persiste encore quelques secondes avant de capituler : tant pis, ce sera Harry Potter. Et j’ai chanté la sicilienne d’Harry Potter avec mon foulard orange à la main, tandis que je sentais les filles se marrer près des miroirs.

C’est dingue comme 20 minutes peuvent prendre de la place dans une journée. Du reste, il ne me reste pas grand-chose. Ah si : la petite fille avec les chaussettes zèbre assorties au sweat zèbre a toujours les mêmes chaussettes. On dira que c’étaient les chaussettes pour la danse.

Dans les retours individuels, la formatrice souligne comme point positif une bonne relation pédagogique aux enfants, évolutive, très empathique ; on sent beaucoup de sensibilité, c’est précieux. Et dans le négatif : ma séance manque d’élan, de poésie. Autant dire de danse. Gloups. J’ai vraiment du mal à faire simple sans que ce soit simpliste — quand L. m’étonne toujours avec sa gestuelle très claire et très poétique.

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Est-ce ce soir-là qu’on regarde la première partie de The Revenant avec le boyfriend ? C’est vraiment un film de sadique. Rapidement, on comprend que le héros ne mourra pas (je veux dire, il ne meurt pas après avoir été lacéré par un ours, ni en tombant d’une falaise dans des sapins, le mec est littéralement increvable) et tout le suspens consiste à se demander quelles autres formes de torture lui réserve le réalisateur. Tout du long, la nature est belle et l’homme est laid. En commun, ils n’ont que l’hostilité, blanche indifférence pour l’une, cruauté vengeresse pour l’autre. C’est assez vain et magnifique.

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Dimanche 5 novembre

Je passe une partie de la matinée à déplacer des trucs. C’est ce qui me vient à l’esprit lors d’un énième parcours entre la cuisine, le salon et la chambre. Pas : je range, trie, jette, époussette ; mais : je déplace des trucs. Quelque part entre la table, le sol, la poubelle, le lave-vaisselle, la table basse, le sac à linge sale, le tiroir de la salle de bain, l’armoire à pharmacie dans les toilettes, le plan de travail dans la cuisine, le placard de la vaisselle, le frigo, le rebord de la fenêtre et le manteau de la cheminée, je déplace des trucs.

Le reste de la journée est englouti par le compte-rendu du stage d’initiation et des exercices à préparer pour le lendemain. Feu le week-end.

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Lundi 6 novembre

La hernie discale n’aime pas trop les sauts. Je marque donc les exercices de tours en l’air que j’ai bricolés pour le cours de technique masculine : je montre avec les pieds les positions de départ et d’arrivée sans décoller, et pivote sur demi-pointes pour matérialiser le temps en l’air. Ça ne va pas, ton tour en l’air est en-dedans. La remarque me laisse perplexe. Je suis bien partie vers la droite depuis une cinquième pied droit devant. Comment le tour peut-il être en-dedans sachant que les deux jambes restent collées en l’air ?  Je finis par comprendre que le choix de la jambe sur laquelle je pivote trahit une mauvaise conception du tour en l’air : il ne faut pas penser à enrouler avec le bras qui ferme, mais à ouvrir avec l’épaule opposée. Pour une fois, être blessée m’aura été utile.

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Full fat au restaurant : après des beignets de saumon (soit des beignets d’un poisson déjà gras, étrange crossover entre le fish and chips et les tempura de crevettes), je prends un beignet de banane qui me fait plaisir bien au-delà de son goût — un morceau d’enfance gustativement oublié : les repas au restaurant chinois avec ma mère ou mon père, où je prenais invariablement du canard ou du poulet sauce aigre-douce à l’ananas. Le boyfriend a moins de chance ; sa bière ne lui apporte qu’une migraine. Il va s’étendre en attendant que ça passe, et au bout d’un quart d’heure, il faut se rendre à l’évidence : sa nuit a déjà commencé.

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Mardi 7 novembre

Cours en autonomie avec un pianiste accompagnateur adorable : c’est l’occasion de passer en revue tous mes exercices pour le cours du lendemain, pour ajuster carrures, tempi et comptes — sachant qu’ajuster est un euphémisme. Je suis soulagée d’avoir pu faire ce travail en amont ; ça aurait été quelque peu catastrophique in situ.

Les attendus de la commande musicale n’ont vraiment rien à voir en danse classique et contemporaine. En classique, il faut que ce soit carré ; si on demande à l’examen trois phrases de huit comptes plutôt que quatre, on a intérêt à avoir une sacrée bonne raison pour l’argumenter lors de l’entretien avec le jury. En contemporain, c’est l’inverse : on attend des étudiants qu’ils ne se reposent pas toujours sur des comptes de huit, et aient l’audace de compter en cinq, sept ou dix, voire mélangent les comptes à l’intérieur d’un même exercice (bon courage). Je suis bien contente d’être en classique sur ce coup-là ; devoir rester en deux, quatre ou six comptes de huit n’est pas cher payé.

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Mercredi 8 novembre

N. aide une enfant à faire son chignon — avec les pinces du chignon de mariée de sa mère. C’est quelque chose. Il y en a cinquante. (Combien de temps faudra-t-il pour dilapider cet héritage familial dans les doublures de vêtements, les coussins du canapé et les rainures du parquet ?)

C’est mon premier cours de danse classique donné à des enfants, et je donne un cours que je n’aimerais pas prendre : ça flotte dans les transitions (ma capacité à compter le ternaire est telle que je peux terminer la même phrase chorégraphique en quatre ou huit temps sans sourciller) et surtout ça ne danse pas. Les élèves sont maintenus dans un espace rigide, et je me sens corsetée par le thème que l’on m’a donné : le pivot, c’est parfait pour les tours, mais à l’échelle du cours, cela fait beaucoup de changements de direction qui plongent dans une concentration très cérébrale, bien peu goûteuse en termes sensibles. Dans des niveaux plus avancés, je rajouterais des pas de valse et de bourrée à tout va pour prendre davantage l’espace, mais pour des enfants qui en sont à leur troisième année de danse classique, ces pas de liaison constituent des difficultés supplémentaires davantage que des respirations. (La formatrice me soufflera : des courses. Il faut les faire courir dans l’espace au début de l’exercice pour pour changer de côté.)

Le cours ne se passe pas mal pour autant ; les enfants sont de bonne composition et essayent tout ce que je leur propose. Mais c’est presque pire : je vois dans leurs yeux qu’eux pas plus que moi n’y prennent vraiment plaisir, et c’est pour moi un cours raté, même s’ils ont appris des choses. Est-ce donc cela qu’entendait la formatrice du stage d’initiation en qualifiant ma relation pédagogique de « très empathique » à l’égard des élèves ?

À la fin du cours, j’échange quelques mots avec le pianiste qui a essuyé tous mes flottements musicaux. « Arrête de t’excuser, » m’enjoint-il au troisième ou quatrième désolée de ma part. « On est tous là pour apprendre ».

La formatrice m’explique que je ne dois pas chercher à copier N. Elle, a reçu un enseignement académique (elle ne dit pas professionnel ou de haut niveau, juste : académique), elle sait, elle peut faire ça, carré, ça lui convient. Pas à moi. Je ne dois pas chercher à la copier — à faire du mauvais Opéra de Paris, avait dit Wayne Byars à la cantonade un jour férié que des petits rats avaient fleuri au milieu des amateurs, instantanément rigidifiés sous l’effet du mimétisme et de l’admiration. Je dois rester davantage dans les dynamiques, que je perds à décomposer le mouvement (et les visages). Aussi pertinent cela me semble, j’ai du mal à voir comment je vais pouvoir m’y prendre. J’ai énormément appris avec ma binôme classique, mais pour le coup, je regretterais presque de ne pas être dans la promotion suivante où les étudiantes, plus nombreuses, ont des profils plus variés (et des niveaux moins impressionnants).

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Rendez-vous avec le rhumatologue. Je suis un peu surprise qu’il ne regarde pas les images de l’IRM, seulement le compte-rendu — mais après tout, c’était le travail de la radiologue. Une opération lui semble tout à fait injustifiée, et une infiltration tout indiquée. Comme souvent avec les médecins, je dois lui extorquer les informations à coups de questions en rafale (est-ce que l’infiltration fait mal ? où est-ce que ça se fait ? est-ce que je peux re-danser après ? combien de temps après ? y a-t-il des mouvements contre-indiqués ou au contraire à privilégier ? si jamais l’infiltration ne donne pas les effets escomptés, quelle est la marche à suivre ? est-ce que je reviens le voir ?). Le soir, quand ma mère me demande ce qu’il a dit pour les disques abîmés et l’arthrose, je me rends compte que j’ai complètement oublié d’aborder le sujet et qu’il ne l’a pas soulevé en regardant les radios. Pour le topo complet et la dimension préventive, on repassera.

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Je suis à la barre à la cheminée avant après dîner pour préparer puis noter au Bic bleu illisible les exercices du lendemain matin. Ce qu’il reste de soirée, je la passe avec le boyfriend devant la première heure de Brazil.

— How are the twins?
— Triplets.
— My, how time flies!

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Jeudi 9 novembre

Je donne un cours (de danse classique aux contemporains). 1h15.
Je suis des cours (d’analyse du mouvement). 4h30.
Je prends un cours (de danse classique). 1h45.
À la fin, je suis : à court d’énergie. Gloire aux électrodes du kiné.

Le cours de la fin de journée est donné par H., une ancienne étudiante diplômée au printemps dernier. Les pliés sont traversés par les bras du Lac des cygnes, l’adage est plein de torsions où donner du dos : j’adore — et danse probablement un peu plus que je ne devrais.

À la barre, pour indiquer le tempo et la dynamique au pianiste, H. chantonne un air de Disney. Amusée, je n’arrive plus me concentrer pleinement sur la mémorisation l’exercice ; je cherche à retrouver les paroles : prince Ali, oui c’est bien lui, Ali Ababa… à genoux, prosternez-vous ? profèrent les fous ? pour ?… pas de panique, on se calme, criez prince Ali… Autour de moi, personne n’a reconnu la musique ou personne ne s’en amuse. La première option est probable si on considère l’âge des élèves et la date de sortie d’Aladdin (Wikipédia suggère que j’avais 4 ans). Mais je n’étais pas née non plus lorsque Bizet a composé l’Arlésienne, que chantonne H. pour un autre exercice. La plus sûre conclusion serait de s’en tenir à des goûts musicaux partagés.

Dans la catégorie « cela fait 25 ans que je fais un pas de base de traviole », je pioche aujourd’hui le dégagé derrière. Je brossais avec tout le pied, jusqu’à ce que le talon s’élève et laisse le gros orteil seul au sol, au lieu de pivoter en premier les orteils avec une flexion dans la cheville. À part ça, je me dirige vers l’enseignement de la danse classique.

Avec le double de danseurs, le studio est saturé : de sueur étouffante, de membres qui obstruent l’espace, de bavardages qui ne laissent pas de place au silence quand la musique s’arrête. Le brouhaha visuel me rappelle les cours open du Marais. Je retrouve aussi un horaire auquel mon corps est habitué : contrairement à N., qui a suivi un cursus professionnel où l’on est à la barre dès le matin, j’ai toujours dansé le soir après les cours ou le travail. Depuis le début de la formation, mon corps est à la peine lors de nos entraînements matinaux — tandis qu’il est plus délié lorsque je commence à fatiguer en fin de journée. La volonté et l’attention vacillent, mais l’effort a alors cette vertu paradoxale de me dé-fatiguer.

Je me capte de loin dans le miroir, short large qui s’évase comme une minijupe trapèze, cheveux courts ébouriffés par un bandeau à picots comme les danseurs qui ont les cheveux trop longs (dixit N.) : je ne ressemble plus à grand-chose, j’aime bien. La décontraction des classiques-turned-contempo est encore loin, mais j’ai tombé le chignon. Souvenir de cette femme à Paris qui prenait le cours en grandes chaussettes et faisait prendre l’air à ses cheveux courts dans des déplacements plus grands qu’elle. Il n’y avait pas de maladresse dans sa danse approximative — plutôt d’autres maîtrises ou ambitions. Seule solution pour ne pas être moins bien que : être ailleurs. Je suis quelque part, à la barre, entre notre ancienne camarade qui donne cours et ces lycéennes fringantes qui me renvoient l’image d’une ancienne moi, à l’époque du conservatoire, en collants blancs, chignon laqué et appétit pour la grande technique. C’est loin, c’est tendre. Je me suis déplacée depuis.

Avec Melendili, plus tard, on parle de ça, d’être entre et à la fois. Ni nouvel arrivant dans le monde du travail ni parent, à cheval de ces deux mondes. À une pendaison de crémaillère qui se dédouble pour cause de place, elle est invitée deux fois : à la soirée des célibataires les plus jeunes et au goûter dominical des darons (qui pour certains regrettent la soirée — prévenus en avance, ils auraient pu s’arranger). On ne sait pas où la mettre — un bel objet sans place définie, dont on se demande s’il sera davantage en valeur sur le manteau de la cheminée ou le devant de la bibliothèque. Je ne sais pour ma part pas toujours sur quel pied danser : j’oublie assez souvent les dix ou quinze ans de décalage qui me séparent de mes camarades pour qu’ils ressurgissent à l’improviste sous forme de fossé creusé de nulle part, tandis que je reste à distance constante des trois quatre personnes de mon âge qui, non seulement n’ont pas démissionné de leur emploi pour suivre cette formation, mais ont pour deux d’entre elles des enfants en bas âge.

Melendili est moi serions des ni ni et des à la fois. Ni étudiante ni adulte-qui-coche-les-cases. Ni les soirées en semaine ni les goûters où un nouveau-né prend le sien au sein. Mais un peu de tout ça à la fois, à notre corps défendant parfois. Melendili échappe peut-être encore davantage aux cases que moi, qui suis casée (même si, en couple, j’habite seule — est-ce que je souligne cette défausse pour me sentir plus proche d’elle ?) : pas tant parce qu’elle est célibataire, que parce qu’elle ne cherche pas à faire couple. Une autre amie, un cran au-dessus, a pris la décision de ne jamais se mettre en couple. On parle d’enfants aussi, de ceux qu’on ne veut pas, qu’on ne sait pas si on veut, qu’on se fait à l’idée de ne pas avoir, ou qu’on fait avoir à d’autres (cette histoire de parentalité homosexuelle me semble bizarrement plus attendrissante que toutes les annonces de naissance qui arrivent de moins en moins comme des surprises). On parle, on parle, en haut-parleur, deux heures durant, le téléphone posé sur la bibliothèque basse à côté du canapé, un plaid sur les genoux, c’est doux.

Le boyfriend est reparti. Je m’endors plus difficilement sans avoir sur moi la trace de sa chaleur et de son odeur, l’apaisement de sa présence.

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Vendredi 10 novembre

Il est question de spirale à un moment du cours de danse — « comme un pot de confiture » précise le professeur en mimant l’ouverture du couvercle. C’est le même professeur qui demandait d’avancer la tête comme si on essayait de croquer un cookie devant soi. My kind of teacher. 

Il persiste cependant à appeler Célestine une danseuse qui ne s’appelle pas du tout Célestine. Elle le corrige avec le sourire, il se corrige de même, puis en pleine diagonale : « Bien, Célestine ! » Les trois danseuses sont gagnées par un fou rire peu compatible avec l’exercice de saut demandé ; les visages se fendent au-dessus des corps qui tentent de conserver le gainage requis, que leur dispute le hoquet du rire.

Les première année se sont réfugiés dans un vestiaire pour déjeuner : pour un peu, l’absence de chauffage et d’isolation de la salle dédiée rendraient superflu le frigo. La force d’inertie prend le relai de la force d’attraction des micro-ondes, et je m’attarde dans le froid avec quelques autres. On se montre des photos de nos chats comme d’autres se montrent des photos de leurs enfants (j’ai annexé le chat du boyfriend). My kind of gagaterie.

Le CHU de Roubaix m’a rappelée pour me donner un rendez-vous dans cinq jours. J’ai l’impression d’avoir gagné un billet coupe-file à la loterie.

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Samedi 11 novembre

Il fait un temps à aller se promener en forêt, même si, en forêt, je regrette de ne pas être si bien équipée que cette famille en bottes bleues et roses. Je suis partie baskets au fusil, oubliant tout des précipitations record des derniers temps. Tu n’as pas entendu parler des inondations ? s’étonne le boyfriend en visio quand je lui raconte le soir venu ma promenade boueuse. Si, si, il faisait si beau que je n’y ai plus pensé.

D’un bond de tram, je troque le bourbier forestier contre les chemins secs du parc Barbieux. Couleurs et lumière d’automne y sont splendides.

(Je profite du soleil pour un shooting souvenir de mon scalp capillaire,  avant de glisser la mèche de cheveux dans une enveloppe pour Solid’hair.)

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Dimanche 12 novembre

Improvisation de poivrons sautés, sauce épicée et cacahuètes.

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Lundi 13 novembre

En danse classique, les garçons ont des techniques giratoires et saltatoires qui leur sont propres, en pendant des pointes pour les filles. Apprendre à l’enseigner est une très bonne idée. Seulement, enseigner ce qu’on n’a pas soi-même appris n’est pas commode. Ça l’est encore moins quand on n’a pas le corps en état pour l’expérimenter. Et quand je m’emmêle les pinceaux avec la musique, c’est le pompon : blocage en travers de la gorge. Je chevrote.

N. donne un cours particulier à une camarade contemporaine qui souhaite se préparer aux auditions. Il faut voir l’air incrédule de celle-ci quand, épiphanie, elle découvre des sensations qu’elle n’a jamais perçu dans des mouvements aussi simples (et complexes) qu’un port de bras en première ou seconde position (eh oui, la structure vient de rotations inverses !).

La journée est longue et me laisse abrutie. Le cours des garçons que l’on observe jusqu’à 20h30 est pourtant très chouette. Le plus jeune a de belles capacités encore inexploitées ; pour l’heure, il se contente d’être adorable et se pince les lèvres  de concentration. Par un encouragement ou une correction, on apprend son nom, Teddy, et c’en est trop pour le petit cœur attendri de N. : « Et en plus, il s’appelle nounours ! » (En réalité, pas du tout, c’est pour cela que je m’autorise à l’écrire.)

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Mardi 14 novembre

C’est le retour de l’eau qui monte dans les rêves, les émotions qui débordent, des valises à faire avec trop de vêtements à rouler dedans.

Cours en visio d’un prof boomer, ça coince. Quand je raconte l’épisode au boyfriend dans notre visio du soir, il a comme toujours une lecture sensible et sensée de la situation : ce professeur en sciences de l’éducation n’est pas pédagogue, voilà tout, voilà l’ironie.

Journal d’octobre 1/2

Dimanche 1er octobre

Cacio, miel et marmelade de cédrat, comme en Calabre.

C’est une après-midi à ne pas sortir ailleurs que sur la terrasse, à prendre le soleil encore plus qu’à bouquiner (Le Coût de la vie pour moi, un gros Katherine Pancol pour Mum, ravie de son achat à 2€). Il fait 25 degrés, je marque un adage pied nu sur les dalles. Les abeilles et les papillons orange butinent les fleurs du lierre ou de la vigne vierge, on ne sait pas trop et on ne cherche pas la réponse. De retour à l’intérieur, sur le canapé, on discute, on apprend le trajet du nerf crural et on élabore un plan d’attaque médical.

Photo du risotto vert avec une boule de ricotta dessus

Risotto de sarrasin et départ de Mum. Je m’attelle à l’administratif pour éloigner le vague et n’en être pas submergée, fais ce qui est à faire pour ne plus avoir à y penser, pour ne pas penser à autre chose en rond non plus.

Passion bloguer la fin août alors que septembre est fini.

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Lundi 2 octobre

Le chemin me paraît long jusqu’aux studios de danse. Je monte les escaliers en crabe.

La formatrice s’est manifestement délectée de l’écriture de ma synthèse, indépendamment même de son contenu.
« Tu aimes écrire, non ? »
« On voit qu’on est en France ! » (Elle vient de Belgique.)
Et de me demander ce que j’ai fait avant cette formation. Je raconte à rebours mon travail, puis mes masters, mais ce sont mes premières études littéraires qu’elle voulait entendre. « Ah ! voilà. » s’exclame-t-elle satisfaite quand j’arrive aux classes prépa.

Assister à certains cours sans pouvoir danser ne sert pas à grand-chose, si ce n’est à m’éviter de négocier mes absences. J’admets l’absurdité de la chose en descendant les grands escaliers en métal, à rejouer la bonne élève que j’étais à 20 ans. À 12 ans plutôt, me corrige N. Touché coulé. Je n’ai juste pas l’énergie mentale pour ça, contre ça.

Dessiner les cases devant les items de sa to do list, c’est déjà anticiper le plaisir de les cocher. Plutôt efficace.

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Mardi 3 octobre

En première année, on avait assisté un peu tétanisées aux éclats d’une formatrice qui semblait extra avec les tout-petits, un peu moins avec les troisième année qu’elle encadrait. Des soucis de santé font qu’elle n’est pas revenue pour notre deuxième année : tant pis, tant mieux, une expérience en moins, le soulagement en plus. Cette année, elle est revenue, retraitée, mais surtout métamorphosée, à faire vœu devant nous de changement, d’audace, à parler d’elle comme d’une élève à la troisième personne, à nous encourager à avoir un cœur tranquille, même si la temporalité minutée des cours et les échéances d’évaluation ne s’y prêtent pas. Je comprends mieux, au prisme de ses mots et de son hypersensibilité déclarée, ses éclats passés. Aujourd’hui, elle n’est plus si ci ou ça, juste entière.

Avec elle, je comprends mieux ce qui est attendu de nous avec des enfants si petits que la danse se confond avec des exercices de motricité — juste plus ludiques et artistiques, on espère. On cesse de chercher tous azimuts mille activités à proposer ; on part plutôt de ce que chacune propose et on raffine : on élague ce qui pourrait être en trop, ou peu sûr, on épure, on concentre, on précise — les comptes, les intentions, les transitions, comment ça commence et ça finit, comment ça pourrait s’ouvrir, dans l’espace avec des trajets libres comme des gribouillis, dans la consigne et par quels mots, quelles démonstrations, comment ça peut vriller ou rebondir. Je vois les propositions initiales non pas être remplacées par d’autres exercices plus ou moins similaires, mais améliorées petit à petit, d’une manière que l’on peut suivre.

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En autonomie dans un studio, on marque pour chorégraphier, mais je me laisse emporter par le mouvement. Tout à la joie de danser, j’esquisse quelques pas de claquettes lombairement osés. Ça fait un tel bien ! Les filles me rappellent à la raison : A. ! Tu es bles-sée. C’est d’autant plus tendre et indigné qu’elles ne s’appliqueraient pas à elles-mêmes le même soin, nous le savons toutes. Une histoire d’hôpital, de charité et de cordonniers qui se vérifie avec M., épuisée, que j’encourage à se reposer. Moi qui ai l’embrassade maladroite, j’ouvre spontanément les bras pour récupérer son désarroi. Elle pleure un peu contre moi, et c’est tout ce que je peux faire, avec mon hoodie en cachemire prêté comme oreiller et un morceau de gingembre pour tenter de la requinquer après la sieste. Le verdict tombera les jours suivants : dépression, burn-out.

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Mon ostéo-psy m’a adressée au médecin qui lui fait de la mésothérapie en tant que danseuse hypercourageuse qui fait des lumbagos hyperalgiques +++. Elle voudrait voir l’intérieur avec une IRM. Je tends la carte au vieux monsieur ; nous sommes d’accord même s’il ne le formule pas ainsi, c’est du pur Jocelyne, dans l’hyperbole. Il est dur d’oreille et brouillon dans ses gestes, écrase la radio avec son coude. Dans les temps morts où il tape mes coordonnées, son cabinet m’apparaît de bric médical et de broc brocante. Il ne dit rien concernant une éventuelle IRM, me vante ses piqûres de mésothérapie. Je ne le sens pas, mais me persuade que je n’ai pas fait le (long) déplacement pour rien, accepte et le regrette presque aussitôt. La seringue a beau être très fine et courte, c’est comme si on m’attaquait. Je crise de larme au même endroit où avait appuyé le généraliste ostéo. Au temps pour la danseuse hypercourageuse ; bête blessée ou enfant apeurée, je veux juste fuir au plus vite, empoche la feuille de soins et sa dépense inutile.

Le soir venu, depuis sa fenêtre de visio, le boyfriend prend le temps de m’apaiser. Le dos, c’est particulier ; on ne peut pas suivre les gestes du médecin et ça implique de faire confiance. Je repense aux prises de sang, à mon besoin de surveiller le corps qui est rentré dans le mien, le sang qui en sort. Le fiasco du jour n’a peut-être pas grand-chose à voir avec la peur des aiguilles ; je n’aime pas ça, mais ça ne m’a jamais fait paniquer. Non, ce médecin ne m’inspirait pas confiance et ne me suis pas fait assez confiance pour le reconnaître.

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Mercredi 4 octobre

Dans le hall du conservatoire, le vigile me demande si j’attends mon enfant : ça y est, je fais mon âge.

Les enfants que nous sommes venues observer sont hyper concentrés. Leur enseignante est douce, et ça change tout, quand bien même on ne serait pas d’accord avec tout — comme mettre les pointes pendant 40 minutes à la barre avec très peu d’exercices dédiés pour habituer à la sensation nouvelles des chaussons, sans leur avoir au préalable appris à les casser (c’est-à-dire les assouplir à la main ou par toute autre méthode impliquant une torture du chausson plutôt que de soi).

Dans le métro, une jeune fille porte ce T-shirt formidable : You read my T-shirt, that’s enough social interaction for one day. Cette proclamation d’introversion est si réussie, si relatable, que je dois presque me retenir d’engager la conversation.

Lorsque je mentionne au kiné l’arthrose qui arrondit mes vertèbres en becs de perroquet, il me répond en faire un élevage. Il a arrêté de faire des radios, à chaque fois on lui trouve quelque chose de nouveau. Les électrodes qu’il me pose dans le dos sous une immense bouillotte doivent stimuler la production d’endorphines et détendre les muscles. Vingt minutes plus tard, j’ai l’impression de m’être enfilé une tablette de chocolat et deux orgasmes. D’ailleurs, je m’enfile deux orgasmes le soir venu, quand l’effet s’estompe et le manque commence à se faire sentir.

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Jeudi 5 octobre

N. donne le cours à nos camardes de première et deuxième année, et prend tout avec tant d’enthousiasme et d’auto-dérision (« on doit vous évaluer, mais ne vous inquiétez pas, on vous écrira des lettres d’amour ») que l’ambiance est folle. C’est ça que je veux.

(Légère envie d’étriper l’intervenante qui, après avoir parlé et chanté près de nous pendant tout le cours, reconnaît qu’elle se sent malade depuis un moment déjà, sans savoir ce qu’elle a.)

Et encore un cours à regarder sans danser.

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Vendredi 6 octobre

Jeans comme un pantalon cigarette, écharpe et surtout lunettes aux épaisses montures noires : le professeur de danse classique que nous avons en ce début d’octobre a des airs de Woody Allen — en infiniment plus sympathique, même si je suis biaisée quand j’entends des cours en anglais (fussent-ils avec l’accent américain). L’accent anglophone qui englobe et déforme les termes français suffit à me faire sentir bien ; je retrouve le plaisir de mes débuts avec une adorable professeur anglaise, qui prononçait les fondus « faaeeoondu » de sorte que pendant des années je n’ai jamais été bien sûre que les fondus ne soient pas des fendus. Woody Allen, lui, appelle pas de basque les pas de valse, parce que pourquoi pas, et il a une manière bien à lui de compter les pas, en deux plutôt qu’en huit : and one, and two, and one, and two, and one, and one, and one, and one ; si bien qu’il faut compter les and one sur ses doigts pour savoir qu’il y a quatre dégagés ou six ronds de jambe.

Réunion pour rencontrer le nouveau directeur de l’école : si seulement on pouvait passer en avance rapide le blabla corporate. Les traits d’humour  constituent le seul intérêt de cette rencontre, le seul indice d’une personnalité, qui de toute façon se défile sous la conformité.

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Samedi 7 octobre

Prochain rendez-vous chez le rhumatologue qu’on m’a conseillé : 4 janvier. Fin de la blague. Chez les autres praticiens de la région, c’est plutôt février, mars, voire juin. Je dégote un rendez-vous à Paris pendant les vacances de la Toussaint — un créneau isolé qui sent le désistement.

Je tente de préparer le premier cours que je dois donner jeudi. J’y passe un temps infini pour un nombre d’exercices ridicule. Rien ne tombe juste en musique pour les exercices que j’ai réfléchi en amont ; rien de satisfaisant ne vient à partir de musiques existantes. Je m’obstine, mais dois me rendre à l’évidence : il n’y aura pas de dégagés sur Sweet dreams are made of this, ni d’adage sur La Sicilienne de Fauré. La (non)-avancée me dépite, mais sentir à nouveau mon corps me réjouit ; je sue même entre les seins, voilà qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps.

Nous sommes le 7 octobre et je peux bouquiner dehors en T-shirt, finir Le Coût de la vie de Deborah Levy, prendre au camion à glaces une glace à l’italienne soi-disant au chocolat mais surtout à l’eau, faire trente minutes de promenade pour aller chercher un pain au seigle et au miel de châtaignier, moins riche en miel que par le passé. Brièvement allongée sur la pelouse du parc Barbieux sur le retour, je remarque la trace nuageuse d’une moto dans le ciel.

La recette des gnocchis rôtis à la OwiOwi est ici.

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Dimanche 8 octobre

Il y a du thé réchauffé de la veille et de la marmelade de gingembre sur de la tradition grillée. Puis une synthèse pas synthétique — analytique, plutôt, mais quoiqu’il en soit terminée.

J’attaque la création du tout premier cours que je vais devoir donner jeudi.  Je refais des dizaines de fois les mêmes pas en essayant des découpages différents, des musiques différentes, des tempi différents. Me tient lieu de barre tantôt la rambarde du balcon (en esquivant la crotte de pigeon ramier), tantôt le manteau de la cheminée. Je cinquième sur dalle et parquet, bientôt trempée.

Il fait beau. Je ne regarderai pas Le Lac des cygnes de Preljocaj à la TV comme je l’avais prévu par temps nuageux annoncé. Je ne fais pas non plus réchauffer ma part de tarte épinards-roquefort. C’est très bon froid, jouissif à manger rapidement pour rappeler C. À un moment ça coupe : nous avons dépassé les deux heures de conversation téléphonique. Elle sur un banc à l’ombre vers Nation, moi à faire les cents pas dansés sur ma terrasse ensoleillée à Roubaix.

Sur WhatsApp, un bébé est né, un autre annoncé. Je laisse des petits cœurs traîner à défaut de savoir féliciter.

Je me saoule de vitamine D, d’amitié. Je lis Remèdes à la mélancolie, pas du tout mélancolique, au soleil. Même quand arrive la golden hour, c’est un suave mari magno un peu jouissif.

Quand les derniers rayons ont tourné le coin de la terrasse, quand j’en ai recueilli les derniers éblouissements en me collant au mur, je rentre m’épiler les pattes à la cire. Mon dos me le permet désormais. Je craignais déranger le nerf coincé ce faisant, mais la paresthésie s’avère utile, anesthésiant toujours ma cuisse gauche. Je ne sais pas si je serai à l’aise pour donner mon premier cours jeudi, mais au moins je serai à l’aise en short et collants.

J’en ai profité pour écouter un podcast envoyé par mon amie M. : il y a des gens qui écoutent des podcasts quand ils cuisinent ; moi, c’est quand je m’épile les jambes. J’en écoute moins souvent, du coup. Je trouve toujours ça trop long ; même en n’y prêtant qu’une oreille, impossible d’écou(r)ter en diagonale.

J’ai l’embarras du choix sur quel plat réchauffer pour le dîner.

Je suis heureuse. Mieux que ça : je suis gaie.

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Lundi 9 octobre

Assise pour regarder le cours que je ne peux pas prendre, je suis rejointe par une étudiante qui s’est blessée à l’orteil vendredi soir — elle était prête à danser, mais sa camarade kiné craint l’entorse et lui intime le repos (c’est pratique d’avoir une kiné dans sa promo). Un peu plus tard dans le cours, une autre étudiante ne se sent pas bien et nous rejoint sur le ban de touche contre le miroir. Il n’en restera plus qu’une, murmure à notre attention une fille encore à la barre. On rit, c’est exactement ça. Octobre.

La réaction du professeur Woody Allenesque est adorable. Au lieu de déplorer notre inaptitude, il apprécie notre présence : nous sommes courageuses d’être là. En réalité un peu plus obligées que courageuses, mais on ne le lui dit pas. Frigorifiées d’être là, aussi, assises sans bouger. Je dansote sur ma chaise, regrettant la courte jupe en soie choisie dans un accès de j’en ai assez de m’habiller comme un sac. Résultat, je ressemble encore plus à rien, avec un pantacourt glissé sous la jupe. Les dégaines qu’on se paye chez les danseuses…

Chez le kiné : des électrodes à nouveau, sur des vertèbres un peu plus hautes, et une manip’ pour tenter de débloquer le nerf crural. Ça détend sur le moment, mais ne change rien.

Rédaction d’une synthèse bien peu synthétique : j’ai d’autant moins de scrupules que l’enseignante goûtait manifestement mon écrit — c’est mal, je m’écoute un peu écrire, il faudra faire des coupes à la relecture.

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Mardi 10 octobre

Le cours de pédagogie éveil-initiation qui m’a accompagnée au coucher et assaillie au réveil lundi matin se passe surprenamment bien. La proposition m’échappe et ne pars pas là où je comptais l’emmener, poursuivie par la formatrice dans une autre direction. Je ne sers plus à rien tandis qu’elle déroule en thème principal ce qui n’était que transition anecdotique pour moi, mais quelque part ça m’arrange bien.

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Nous découvrons que la conférence en sciences de l’éducation à laquelle nous devons assister se passe en visio. La connexion est moyenne, le monsieur est lent, dans son élocution ou ses idées je ne sais, déjà exaspérée par les trois heures qui s’annoncent très longues. En voyant notre tablée exclusivement féminine, il commence par quelques remarques sur le genre dans les métiers de l’enseignement, et c’est tellement convenu que je fonce dans le tas en allant directement au bout du raisonnement : oui, les postes haut placés de l’enseignement supérieur sont brigués par les hommes pour le prestige et le pouvoir quand les petites classes sont laissées aux femmes, au care qui serait de leur ressort, la féminisation de ces professions allant de paire avec des salaires peu élevés. On le sait, merci bien (ça, je ne le dis pas). J’ignore si ça lui coupe l’herbe sous le pied ou si mon ton me trahit, mais on passe à la suite, au cours en lui-même, plein d’un blabla universitaire pour lequel je n’ai plus aucune patience.

Au lieu de plonger dans un état végétatif-méditatif par lequel m’absenter en présentant les dehors d’une élève polie, j’extériorise dans la contradiction et la provoc’ intellectuelle. Je me sens agressive. Fatiguée de prétendre. La théorie, je ne suis pas contre, j’en ai beaucoup fait, j’étais en spé philo en prépa, après tout, mais je ne vois pas à quoi ça nous avance en l’occurence. La théorie et la pratique ne sont pas en opposition  binaire, théorise-t-il encore : la théorie, c’est la pratique mise en mots. J’entends. Sauf que là, nous ne sommes pas en train de mettre en mots une pratique pédagogique propre à la danse (ce que nous faisons en studio avec nos formateurs), nous sommes dans une salle de réunion où nous mettons en mot le fait de mettre en mot, et il y a un moment où la métacognition, comme il dit, attend un degré de méta qui me passe au-dessus du chignon.

Dans le métro pour aller prendre mon premier cours de posture depuis la cruralgie, la pièce tombe. L’agressivité. Les prémices de mes règles hier soir. J’ai cru à l’absence de SPM parce que j’ai été d’humeur particulièrement joyeuse ces derniers jours — je m’en réjouissais. C’était sans compter que ce mois-ci la déprime la cède à la colère. C’est moins désagréable, à tout prendre. Mais rien à faire, depuis quelque chose comme un an que je ne prends plus la pilule, je suis encore surprise par ce que produisent les variations hormonales.

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Mercredi 11 octobre

Conférence sur les statuts juridiques dans le monde de la danse. Me voilà initiée au fonctionnement général de l’intermittence, qui n’est pas un statut comme je le pensais, mais un régime d’assurance-chômage auquel les artistes et techniciens peuvent prétendre s’ils effectuent un nombre d’heures suffisant (en CDD). On arrive un peu tard sur les statuts qui concernent plus particulièrement l’enseignement. Stupeur de découvrir qu’on n’est pas censé être à la fois en auto-entrepreneur et en CDD, sachant que les écoles de danse imposent leurs modalités et qu’il faut souvent jongler entre plusieurs pour avoir un nombre d’heures qui permette de payer son loyer. Une camarade est déjà dans cette situation. Heureusement, c’est la structure qui encourt le plus de risque, pas l’employée.

L’intervenante nous demande en début de séance de choisir une carte pour se présenter et dire l’avenir que l’on souhaite dans la danse. Plein de belles illustrations sont étalées sur la table, mais je suis attirée plus spécifiquement par celle-ci :

Un oiseau est posé au premier plan d'une fenêtre gothique aux découpes ouvragées. Derrière, on voit les buildings d'une ville moderne voire futuriste… mais la tête en bas, les gratte-ciels qui grattent vers le bas.

Elle me rappelle les albums poétiques et muets de Shaun Tan. J’aime qu’on ne se rende pas tout de suite compte de ce subtil renversement entre gratte-ciel et terre (j’en oublie même l’évidence de la métaphore reliée à la danse classique, la fenêtre ouvragée dans une esthétique ancienne qui ouvre sur un monde moderne reconfiguré).

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Observation d’enfants de 10 ans en troisième année de danse classique. Comment vais-je retenir tous les prénoms ? Ils débutent les tours, et pour un premier essai, c’est plutôt impressionnant. Je suis sciée aussi par un grand plié au milieu : une seule élève met les mains à terre, et semble s’en excuser, alors que je me serais plutôt attendue à la proportion inverse (une seule élève qui ne met pas les mains au sol). Au milieu des gestes qui restent majoritairement brouillons émergent quelques musculatures dessinées — et des ventres d’enfant, je vous rassure. C’est un chouette groupe : tous ne sont pas doués, loin de là, mais ils sont volontaires et aiguisés.

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Je passe la fin de l’après-midi sur la préparation de mon cours du lendemain. Il manque des exercices, et des comptes identifiables pour ceux que j’ai déjà réglés. La chorégraphie de l’adage me prend du temps, mais je suis contente, je finis par avoir un adage chorégraphié — une danse plus qu’un exercice.

Je ne sais pas combien d’heures j’aurai mis pour créer cette unique heure de cours (six ou sept, à la louche), mais le tâtonnement ne me déplaît pas. C’est du travail, sans pour autant être laborieux. Les mollets réclament quand même un massage au baume du Tigre devant la série du soir (En thérapie, toujours).

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Jeudi 12 octobre

Premier cours de danse classique donné ! Je n’ai pas trop su quoi faire de moi, où me placer dans l’espace, comment prendre la place du professeur (s’il revenait et me voyait faire ? ah mince, c’est moi). J’ai distribué les corrections au petit bonheur la chance, en essayant de voir, d’aider. Il y a quelque chose d’étonnant à découvrir des exercices élaborés à grand renfort de courbatures aux mollets prendre corps dans d’autres corps que le mien, presque au débotté, sans passer par la répétition lente des chorégraphies.

Parfois je ne vois rien, parfois trop et parfois un mouvement surgit : wow, de magnifiques battements flex en cinquième hyper croisés (pour travailler les adducteurs) ou des grands jetés avec un ballon de folie. Je découvre que j’adore ça, m’émerveiller de ce qui se fait et renvoyer la conscience de l’émerveillement qu’ils peuvent susciter (probablement ce que j’ai appris de plus important dans les cours de F. Lazzarelli au centre de danse du Marais).

Quelques danseurs jouent le jeu et font l’effort de prendre le cours, mais ne peuvent masquer qu’il leur en coûte, vraiment le classique, ils n’aiment pas du tout — et c’est ok, certains cours de contemporains me font le même effet. Je me raccroche à ceux qui ont l’air d’y prendre un peu de plaisir, et notamment à cette fille qui a toujours l’air d’avoir la patate. Quand on s’est demandé avec N. comment se répartir les deux promos, j’ai fait en sorte d’avoir le groupe où elle se trouverait, elle, pour trouver du courage en croisant son visage enthousiaste. Joie complète quand, à la pause déjeuner, elle me fait comprendre qu’elle a apprécié le cours, on sent que c’est mature, qu’il y a matière à danser.

C’est encore brouillon, évidemment. J’ai du mal à verbaliser ce que je cherche, laisse souvent tomber mes phrases avant la fin, et retourne au corps pour échapper à la parole — ou comment ne pas échapper à la ceinture lombaire. En refroidissant, je me suis mise à bouger avec de plus en plus de précaution. Heureusement, j’avais kiné en fin de journée. Dix minutes de plus et je m’endormais sur sa table, sous le massage des électrodes et de la bouillotte géante.

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Vendredi 13 octobre

À la sortie des cours, je file chez le nouveau médecin que j’ai choisi un peu au hasard, jeune et disponible — des rendez-vous tous les quarts d’heure sur Doctolib. Il a l’œil vif au-dessus du masque, les muscles tranquilles sous la blouse, me laisse parler trop vite pour exposer l’affaire, et répond calmement. Demande le nom de mon ancien généraliste. Confirme qu’il faut des examens complémentaires. Me rassure sur le fait que ça se traite souvent par infiltrations, que les opérations ne sont pas systématiques et même rares. Quand je lui rapporte les paroles de l’interne, il objecte que je suis musclée ; il ne voit pas comment je pourrais me muscler davantage le dos. Il suffisait donc que je sois examinée pour que mes muscles réapparaissent.

Je repars de là avec une prescription pour une IRM et un nouveau médecin traitant — sur rendez-vous, ponctuel, qui s’occupe des télétransmissions à la mutuelle, le pied. Comme j’ai filé chez le médecin à la sortie des cours, je file à la gare à la sortie du médecin. Trois heures plus tard, je suis à Montrouge, un peu hagarde.

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Samedi 14 octobre

Rattrapage d’anniversaire du boyfriend, qui rêvait de langoustines. Elles arrivent présentées en danseuse d’après l’intéressé : en meneuses de revue cambrées les pinces plantées dans la queue. Sur la photo que j’ai prise, c’est lui que je regarde invariablement regarder la langoustine-témoin.

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Dimanche 15 octobre

Il commence à faire un peu frais pour rester dehors avec nos mises optimistes, L. et moi nous installons au soleil derrière la vitre du Prêt à manger avec nos gobelets de thé. Le réchauffement climatique est inquiétant, mais ne sera pas moindre si on se met à l’ombre ; autant profiter du soleil quand il n’est pas écrasant. L. a toujours ce pragmatisme réconfortant, même quand le ciel vient de lui tomber sur la tête. Les sujets sont durs, mais la conversation est douce. Douce comme ce soleil d’octobre. Le dernier scone au cheddar, victorieusement trouvé au M&S de la gare Montparnasse, sue un peu dans son sachet. Ces deux petites heures passent trop vite ; nous sommes habituées, L. et moi, aux conversations au long cours, sans butée.

J’enchaîne sur un goûter familial prévu pour rattraper tous les anniversaires passés dans les vacances des uns et des autres. Il y a tout le monde, du thé, du champagne je crois, du soleil, du cheesecake sur lit de Thé brun, des cadeaux qui s’échangent, des paroles en tous sens, le boyfriend qui nous rejoint. Lui sur le fauteuil crapaud, moi juste à côté en dessous, parfait pour gratter un discret massage dans le dos. En repartant, il remarque amusé que personne ne s’écoute vraiment dans ma famille ; les discussions se croisent, se coupent, renchérissent. Ah ? Je suis tellement habituée… De son côté, les dîners étaient des joutes oratoires bien cadrées, de ce que j’en ai compris ; c’est sûr que ça doit contraster. Et c’est vrai que quand le champagne commence à faire effet par chez nous… Ils n’ont pas besoin de boire pour ne pas s’écouter, remarque-t-il en souriant. Ça doit être notre héritage italien, la parole enjouée en pagaille…

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Lundi 16 octobre

Je peux à nouveau prendre la (première partie de la) barre (en dansant n’importe comment), youhou !

Répétition au théâtre de la fac pour un projet sur les musiques de La La Land. Je suis larguée, dans les chorégraphies comme dans le déroulé du spectacle. Heureusement, c’est l’occasion de retrouver M. Comme dimanche avec L., on s’assoit à l’intérieur mais au soleil avec une boisson chaude. Le chocolat chaud du distributeur a remplacé le thé, et les banquettes sont bleues plutôt que rouges, assorties aux cheveux de M., mais c’est doux, encore, l’amitié face aux baies vitrées.

Percée de lumière orangée sur les briques d'une maison de ville roubaisienne
Dernière percée de soleil sur le chemin du retour

Journal de mai 3/4

Lundi 15 mai

Nous sommes censées nous donner mutuellement cours pendant 1h30, à deux dans un studio vide. Nous passons une bonne heure à parler de choix et chemins de vie. N. rayonne quand elle parle de la place du scoutisme dans sa vie. J’aime pour cela l’entendre parler de flots, jaune, rouge, vert, de parole de feu, de père spi(rituel), tout une mythologie qui m’est étrangère. Je n’y comprends pas grand-chose, seulement qu’il s’agit d’étapes, d’introspection, d’accompagnement, de cheminement, et que ça la transporte et l’interroge. Au-delà des événements, du décorum, on sent qu’elle a trouvé une communauté qui l’aide à avancer. Elle rayonne quand elle en parle, et s’ouvre, se livre, de métaphore en anecdote, un diamant dans chaque caillou, et chaque caillou unique dans le gravier.

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Mardi 16 mai

La formatrice nous fait expérimenter un atelier de découverte de la danse classique. Pas de barre, pas de terme techniques de pas, mais une simple marche pieds parallèles dans l’espace, à laquelle s’ajoutent peu à peu des indications qui structurent le corps dans l’espace :

  • une posture érigée,
  • des bras tenus de sorte à ne jamais clore l’aisselle,
  • les surfaces internes des cuisses à tourner devant soi — l’en-dehors comme l’intime qui s’offre,
  • un déplacement qui se fait en croix, latéralement et d’avant en arrière — la première position au centre de cette croix,
  • des ports de bras qui s’articulent autour de leur propre croix, dont le centre est également en première position (double axe couronne-bras bas & première-seconde),
  • le tout à placer face à un public qu’on ne perd jamais longtemps du regard — cette contrainte superposée aux déplacements en croix fait naître les épaulements.

L’approche est intelligente. Elle éclaire Z., en tous cas, qui a pris ses premiers cours de danse classique l’année dernière, la cinquantaine déjà entamée. Faire ressortir des principes structurels avant d’entamer un apprentissage forcément un peu morcelé me semble une bonne piste pour faire débuter des adultes — les grands absents de cette formation, où la pédagogie est pensée uniquement pour les enfants.

La nuit courte n’aidant pas, j’ai du mal à maintenir mon attention lors de la conférence sur les missions des conservatoires. Le changement de politique explique certains décalages que j’avais perçus entre “mon époque” et aujourd’hui : à leur création, les conservatoires ont été pensés comme des succursales des écoles supérieures, des pépinières délocalisées pour repérer ceux qu’on formerait comme danseurs professionnels ; aujourd’hui, ils doivent remplir un service publique d’ouverture à l’art, indépendamment de ce que pourront devenir les élèves, pré-pro, amateurs éclairés ou spectateurs avertis. Je découvre avec surprise que les textes officiels préconisent des cours pour adultes débutants et des cours de composition chorégraphique pour les adultes aguerris ; je n’en ai jamais entendu parler en conservatoire.

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Mercredi 17 mai

Observation d’un cours de première année de danse classique. Au bout d’un moment, il faut se rendre à l’évidence : la prof est méchante. Elle est jeune, formée à l’idée que nous sommes au service des élèves et pas les élèves au service de la danse ou du nôtre, mais ses loulous s’en prennent plein la tronche. Pas d’invective directe ou de remarque sur le physique, c’est plus insidieux : jamais rien de positif qui soit souligné, des rappels constants de ce que cela fait des mois qu’ils travaillent tel ou tel exercice, des massacres, des ohlala, des prénoms qui fusent, suivis de temps de pause théâtraux où les élèves ont tout le temps de se raidir et de se demander ce qu’ils ont bien pu faire de si terrible ; tout semble fait pour leur faire sentir à quel point ils sont nuls.

Mon seul espoir est que cette attitude soit une réaction de stress, générée par notre présence, trois apprenties profs. Que par peur d’être jugée, l’enseignante adopte une posture autoritaire, dépréciant le travail de ses élèves pourtant hyper attentives et volontaires. Je fais semblant d’y croire, souris d’excuse et d’encouragement aux élèves dès qu’il y a eye-contact.

Cela finit de balayer mes scrupules à devenir professeur de danse. Ce n’est plus une question de niveau et de compétences, mais d’attitude : je veux prendre la place des gens comme ça pour les empêcher de nuire. Je voudrais montrer que l’on peut être exigeant sans être méchant ; prendre du plaisir dans la rigueur, dans une bonne ambiance ; se réjouir de ses progrès, si minces soient-ils. Et si je ne parviens pas à faire mieux qu’elle avec les élèves (ce qui est probable : on voit toujours moins de choses quand on doit mener le cours que lorsqu’on l’observe tranquillement), du moins ne les aurai-je pas dégoûtés de la danse classique.

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Dans le métro parisien, j’observe, je me laisse surprendre par ce que j’ignorais quand je l’empruntais quotidiennement, et que je ne remarque pas tant dans le métro lillois : l’extrême diversité des gens qui s’y croisent. J’ai l’impression de voir dans une rame l’échantillon des avatars les plus divers possibles qu’il serait possible de créer avec x formes de sourcils, nez, coupes, couleurs de cheveux et accessoirisation.

Toutes les combinaisons semblent permises, au-delà même de panoplies archétypales qui feraient tomber directement dans une case (la Parisienne du XVIe, le jeune cadre dynamique, l’ado gothique… ; en métropole lilloise : les bourgeois catho de Croix, les ados en jogging de Roubaix, les mères de famille voilées ou non, les jeunes femmes archi pimpées, cheveux gras ou laqués…).

En face-diagonale de moi, une jeune femme très belle, aux traits fins, métis je crois, joue les contrastes avec des baskets de sport blanches et un ensemble pantalon-chemisier noir, fluide, soyeux — élégant et synthétique, pourtant ; elle pianote sur son téléphone, une bague dorée à chaque pouce — sans vulgarité ostentatoire pourtant, tous bijoux assortis. J’aime qu’on ne puisse pas la classer, qu’elle ait du goût, le sien.

Dans la travée, debout, se tient une jeune femme autrement incaractérisable. Rien ne coïncide avec rien : son manteau en tissu, coupe et matière qu’on verrait bien portées par une jeune altermondialiste, a un motif bleu-noir trop discret pour cela ; il jure un peu sous son sac à main plus habillé, qui relève de la maroquinerie pour dame en caban et talons. On ne lui donne aucun âge : elle a la voix flûtée d’une enfant, mais des obligations à gérer au téléphone ; un front haut et large, que viennent distordre d’épais verres de lunettes, rendant le bas de son visage plus fluet (de faux airs de Cortex). Elle pourrait être une toute jeune femme qui fait plus que son âge, ou une femme dont l’âge aurait oublié de s’inscrire sur son visage et dans sa penderie. Je la voudrais musicienne, sans savoir pourquoi. Le sac noir, peut-être, un peu usé mais de coupe moderne : plus volumineux, il aurait pu devenir un étui à instrument.

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Jeudi 18 mai

Cette fois-ci, je parviens à me brancher sur l’énergie de la ville, sans qu’elle me décharge entièrement de la mienne et me fasse sentir en terrain de jeu rabâché. Je retrouve le Paris que j’aime, le Paris où je m’oriente facilement, où l’on se retrouve de même. Où il y a toujours quelque chose à observer, dont s’amuser. Une statue antique qui fait de l’exhibitionnisme sur le balcon d’un appartement privé. Des tag amoureux sur une fontaine. Un passant avec un tote bag Bonne gueule et qui la tire. Une pancarte sur les grilles du jardin du Luxembourg rappelant aux influenceurs, influenceuses, Français, Françaises des Instagram, que toutes les photos à visée commerciale sous soumises à approbation préalable du Sénat.

Une glace de la Fabrique givrée avec JoPrincesse, après-avant promener notre discussion dans tout le Luco, les chemins détournés, réumpruntés pour prolonger le plaisir de se retrouver. Elle s’arrête un instant pour prendre en photo des arbres majestueux ; je ne les avais pour ainsi dire par vus, parce que je ne fais que dire, justement. Le reste, les arbres, le monde dans les allées, devant les kiosques de boisson, sur les quelques bandes de pelouses autorisées (une densité telle que les gens ont l’air d’attendre le début d’un concert en plein air), tout ça, je le vois sans le voir, un brouhaha estival comme dans une brume de chaleur. Je parle trop, trop vite, l’enthousiasme, l’amitié me soulèvent, le soleil revenu, j’oublie souvent de me taire, de me caler sur le calme de mon amie — qui ne m’en tient pas rigueur. Sur un banc, côté ombre ou côté soleil, je ne sais plus où on en était entre les couleurs à prendre sur les joues et le coup à éviter sur le nez, elle me dit que ce calme date de son quatrième mois de grossesse, elle l’a senti, elle aussi, ça l’a inquiétait, qui elle devenait ? Les hormones sont passées, le calme est resté, ça fait du bien, en fait. Elle a mis à distance qui elle devait, a constaté son attache à qui elle voulait, et ne s’oublie plus dans sa nouvelle vie, sa nouvelle vie qui n’a pas changé et qui n’est plus la même de n’être plus la sienne seule. Il y a une autre vie arrimée à la sienne. Elle est, ils sont deux, trois, une : famille ; elle est aussi seule à me rejoindre, à conserver notre amitié rapprochée. Elle est belle, ses yeux clairs, brillants, de tout son calme dispensé.

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Vendredi 19 mai

Un banh mi mi-ombre mi-soleil, sur une table où l’on devine un échiquier, dans un renfoncement qu’on ne nommerait pas même square. Il fait beau en ville. Ça chauffe à l’arrière des lèvres.

Le boyfriend se dit qu’il pourrait venir se manger un banh mi plus souvent, il ne le fait pas s’il est seul. Ça a probablement moins à voir avec la solitude qu’avec la difficulté à marcher, qui vide la flânerie de sa substance. On ne flâne pas d’un point A à un point B. Pour moi, manger un sandwich seule en ville, aller seule au cinéma, faire seule n’importe quoi qui n’a pas à être fait, se vit comme un plaisir transgressif, une fugue qui n’inquiète personne, où je me conduis selon mon bon plaisir du moment, jolie lumière à droite, glace à bâbord, sans avoir à m’adapter à aucune autre personne ni convention horaire. C’est moi enfant, qui me dérobe à l’adulte que je suis devenue, tout en jouissant de ses prérogatives. Incartades insues.

Le boyfriend me fait découvrir le “vrai” Tang Frères, que je m’obstine à appeler Frères Tang, et que je confondais avec le Paris Store qui lui est quasiment accolé. Ça grouille de monde, c’est bruyant, désagréable, on ne trouve pas tout ce que l’on cherche… Les items manquants seront dégotés chez “mon” Frères Tang, celui plus petit tout près de la place d’Italie, auquel je venais me ravitailler quand j’habitais le quartier — fierté de propriété mal placée.

Je relève les nouvelles échoppes de Bubble Tea qui ont ouvert. La file d’attente qui se trouvait perpétuellement devant Chatime s’est déportée juste à côté : on fait maintenant la queue pour des pancakes soufflés.

Dans la rue, soudain, le boyfriend se retourne et vivement : « Oui, je te vois » — à une femme à la dérive que je n’avais pas vue, pas entendue, qui le remercie, ça fait du bien, merci, d’être vue, de voir son existence reconnue et non ignorée comme un dérangement. Elle nous avait interpellés d’un « Hey, double chignon ! » Tant que le boyfriend aura son man bun haut et moi mon chignon bas enroulé à la hâte pour prendre ma douche, je ne veux pas d’autre nom de couple, de gang : call us double chignon.

 

Le pèlerinage du XIIIe ne serait pas complet sans une glace à La Tropicale. Le boyfriend opte pour un sorbet esquimau, et je ris je ris en voyant sa tête s’allonger quand il engloutit le dernier bloc de glaçon citronné qui ne tient plus au bâtonnet.

Le soir, twist dans la série que nous regardons ensemble, dont je ne comprenais pas qu’elle s’appelle Mr. Robot, un personnage plutôt secondaire. Puis la joie brute, distincte du plaisir, de sa peau contre la mienne, de ses paroles tout contre moi.

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Samedi 20 mai

Présentation Melendili <—> boyfriend sur fond d’éclair à la cacahuète, quiche et brownie au praliné. On a parlé d’intolérance pour des cheveux teints en rose, de Blanquer et de catcheurs habillés en dorés, de classe sociale réelle et perçue, d’encourager ses proches à aller chez le psy en repoussant d’y aller soi-même, du rapport à l’échec et de la perception d’avoir plus ou moins échoué, de campagne amsterdamoise et de Cornouailles, de mariage superflu, des chats qui grattent la terre dans le potager, du piège et de l’agrément du confort, de reconversion réelle ou fantasmée (mais souvent supportée financièrement par les proches, fin de la blague). Plus difficile encore pour Melendili : aimer son métier, mais pas les conditions dans lesquelles l’exercer.

On parle longuement, j’ai le temps d’aller reprendre une pâtisserie et de me laisser hypnotiser par les boucles d’oreilles dorées de Melendili, ondulées comme un bord de moule à tarte. Pull rayé, tonalités douces assorties, elle est classe, posée.

La parole circule et va là où elle ne serait pas allée si nous n’avions été que toutes les deux : non seulement parce que, par ignorance, désintérêt ou dépit, je fuis la politique hors période électorale, mais aussi parce que la triangulation fait surgir des remarques à la troisième personne, en passant, tiens… On parle des envies et des réticences à partir de région parisienne, des brocantes en Normandie (elle) et des marchés de petits producteurs en Touraine (lui). Melendili n’aurait pas parié que je me serais autant plu dans le Nord. Sur le mode : on ne sait jamais, tu pourrais te plaire encore ailleurs. J’objecte que la voiture tous les jours, c’est encore autre chose. Melendili par ses préférences personnelles argumente tantôt en faveur de l’un tantôt en faveur de l’autre, team du boyfriend puis la mienne. C’est un signe que la rencontre prend, quand on se ligue gentiment contre vous. Ce serait aussi un signe qu’il y ait un Paris Store à Tours, en plus du chèvre frais et de la difficulté à faire des choix, certaines plus que d’autres, ne suivez pas son regard derrière ses lunettes de soleil.

Plus tard dans la nuit, la peau presque translucide, un peu rougie autour des yeux élargis, la question de savoir ce que j’en pense, au fait, moi, du mariage. Que c’est superflu aussi, quand il n’y a pas d’enfant. Mais pas qu’il ait posé la question, tard dans la nuit.

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Dimanche 21 mai

Le boyfriend se rendort sur le canapé en me tenant le mollet, tandis que je continue à bloguer. J’aime le sentir abandonné contre moi. (Je n’avais juste pas prévu qu’il serre si fort que je doive finir par dégager mon mollet sous peine de ne plus le sentir.)

Curry de quattre heures, et sommeil qui me rattrape dans le train. L’air de vacances se dissipe quand j’arrive à Lille et ressors dans Roubaix tout gris. Les fleurs roses que j’avais laissées ouvertes m’ont laissé leur souvenir en pétales sur la terrasse ; de nouvelles, rouges, ont éclos en mon absence.