Ce que le balletomane occidental ne voit pas de lui-même

À propos du Ballet national de Chine, il y a deux mois au théâtre du Châtelet.

 

À chaque fois qu’il est question de relation entre danse et politique surgit Le Détachement féminin rouge, qui dispute également à Épouses et concubines le titre de grand ballet classique chinois, au sens occidental du terme. Autant dire que j’étais très curieuse de voir et que je n’étais pas la seule. Pour autant, ce ballet ne saurait se résumer à une curiosité que l’on bazarderait dans un coin de son blog comme dans un de ces cabinets du xviiisiècle : si l’on veut bien s’y frotter un peu, on remarque que cet objet insolite a tout d’un miroir, qui reflète notre tradition occidentale du ballet, et d’un miroir sans tain, qui plus est, qui laisse apercevoir la manière dont la Chine s’approprie des traditions qui ne sont pas les siennes, adoptant les codes de l’Occident sans en adopter les valeurs.

Comme à peu près tout ballet du répertoire, l’intrigue du Détachement féminin rouge peut se résumer en une phrase : une servante se libère du joug des propriétaires terriens qui l’asservissent et rejoint la phalange féminine de l’Armée rouge, qui fera bien évidemment triompher le communisme, non sans quelque sacrifice héroïque. Sur cette trame somme toute maigre vient se greffer l’attirail du ballet classique, avec variations des solistes, ensembles tirés au cordeau et avancée narrative à coups de pantomime. On y trouve beaucoup de petits pas mesurés, à la manière des pas glissés que l’on peut voir dans l’opéra chinois, et de têtes inclinées, peu compatibles avec la technique classique qui utilise la projection du regard pour tenir le mouvement (mais quand on danse Le Lac des cygnes sur les épaules et la tête de son partenaire, on ne s’arrêtent pas à de tels détails) mais qui donnent à sentir la prégnance de l’humilité dans les cultures asiatiques. La stylisation n’est jamais loin de la simplification : on nous donne à voir une culture folklorisée, beaucoup plus simple à assimiler puisqu’elle assume déjà notre point de vue d’Occidentaux. Le Détachement féminin rouge est ainsi à la Chine ce que La Bayadère est à l’Inde : on a simplement remplacé les jarres par des sacs de riz.

Les tableaux créés sont redoutablement efficaces ; la salle entière éclate en applaudissement lors d’une traversée des danseuses en grands jetés, l’une après l’autre, comme les balles des fusils qu’elles mettent en joue (Diane et Actéon s’est bien modernisée). Ce passage m’est resté en mémoire comme emblématique du ballet : d’une part, le défilement ininterrompu des danseuses ressemble au déroulé d’un zootrope, rappelant ainsi que le ballet est l’adaptation d’un film ; d’autre part, le défilé militaire met en lumière l’un des fondements de la danse classique : la discipline. S’il est rare que le corps de ballet incarne sur scène un corps d’armée, il n’en partage pas moins un certain nombre de caractéristiques communes comme les alignements ou la synchronisation, raffinées à l’extrême (que l’on pense par exemple aux barèmes de taille et de poids pour rentrer à l’école de danse de l’Opéra de Paris) – un véritable bataillon de ballet. Armée de l’air ou de sylphides, l’envol est toujours strictement encadré, limité1 : la vitesse à laquelle les danseuses se succèdent les oblige à faire des grands jetés beaucoup plus longs que hauts. Sur ce plan-là, Opéra de Paris ou Ballet national de Chine, même combat.

La différence fondamentale par rapport au ballet occidental est que la transgression d’Icare ne constitue même plus une tentation : alors que, sous nos latitudes, le corps de ballet sert d’écrin à une soliste que son partenaire aide à défier la pesanteur en la portant, il est le sujet même du ballet. Le Détachement féminin rouge exalte la force du groupe ; l’individu ne s’en distingue pas, sinon comme figure exemplaire, qui tient plus du mythe que du héros. La suprématie du groupe sur l’individu se traduit par l’absence de pas de deux, pourtant un élément essentiel de tout ballet classique (occidental), au point que de nombreuses pièces néoclassiques ne sont plus constituées aujourd’hui que d’une succession de pas de deux. Ce n’est pas un hasard si le chorégraphe, qui maîtrise parfaitement les codes du ballet classique, les a remplacés par des pas de trois (entre l’héroïne et les deux soldats qui la trouvent ; entre l’héroïne, le chef et la cheftaine du bataillon… seule exception : un duo de deux femmes, deux camarades, donc). L’amour, auquel est majoritairement associé le pas de deux dans les ballets du répertoire, est potentiellement source de troubles pour l’ordre social : le prince Albrecht séduit une simple paysanne ; la fille mal gardée agit en cachette de sa mère ; ne parlons même pas de Roméo et Juliette… La tendance des amoureux à se soustraire à la société fait de l’amour une valeur délicate à reprendre au compte de l’idéologie communiste, où chaque relation devrait dans l’idéal inclure un tiers (l’État communiste). En même temps, l’abstraction se communique bien moins aux foules que le sentiment : les pas de trois laissent ainsi affleurer le pas de deux sous surveillance, et l’on prend bien soin de tuer la passion dans l’œuf, en sacrifiant le héros (le prince, dans le schéma des contes) sur l’autel de l’héroïsme (l’exemplum idéologique) – il n’était héros qu’au sens dramaturgique du terme : un personnage principal. Au bout de la formation en V, le drapeau communiste a remplacé le prince.

Cette capacité à reprendre les structures du ballet classique sans en reprendre les valeurs (ou plus simplement, les histoires, l’imaginaire) est fort surprenante, car il ne s’agit pas seulement d’un vocabulaire chorégraphique (dans lequel néoclassiques et contemporains ont pioché à loisir) mais de la structure même du ballet, en actes, variations, ensembles et pantomime. Or cette structure, on ne l’a pour ainsi dire jamais vue à nue ; lorsque des chorégraphes classiques occidentaux la reprennent aujourd’hui, ils reprennent en même temps les thèmes qui lui sont habituellement associés (La Source, Le Petite Danseuse de Degas…). À la surprise de voir ainsi notre ballet décortiqué s’ajoute celle de voir avec quelle habileté la récupération est opérée : dans la structure vidée de ses valeurs, d’autres valeurs sont placées, comme interchangeables – exactement comme la Chine a repris la structure capitaliste de l’économie en remplaçant le libéralisme que nous lui avions associé par l’idéologie communiste. La facilité avec laquelle ce pays adopte les codes de notre société sans être affecté par les valeurs qu’ils véhiculent suggère que nous n’aurons aucun mal à nous laisser berner par leur occidentalisation très superficielle. Il n’y a qu’à voir la manière dont nous nous sommes rendus au spectacle, la manière dont nous avons capitulé devant l’énergie qui y était déployée, après avoir souligné que, quand même, c’est affreusement kitsch.

L’utilisation massive de ce terme par la critique et les blogueurs m’a fait tiquer : hors Europe de l’Est, le kitsch est habituellement perçu comme une notion esthétique ; or, il prend ici le sens que lui donne Kundera, « un paravent qui dissimule la mort2 » qu’on utilise pour exclure « de son champ de vision tout ce que l’existence humaine a d’essentiellement inacceptable3 ». Le kitsch politique du communisme4 réside dans la négation de toute résistance de la réalité à sa doctrine et le camouflage de l’inacceptable parole des dissidents derrière un paravent de propagande. Mais les spectateurs ont-ils seulement conscience de la pertinence du terme qu’ils emploient ? La qualification, souvent étayée par la mention des costumes ou du passage où le héros meurt sous le feu de petites flammèches ridicules, vise bien dans les esprits le sens premier du terme : l’esthétique. Les spectateurs condamnent tour à tour l’esthétique kitsch du ballet et la visée propagandiste du ballet sans s’apercevoir de la contradiction qu’il y a alors à apprécier le spectacle : si, dans le cadre d’une œuvre de propagande, dont on ne peut démocratiquement pas prétendre aimer le fond, on n’aime pas non plus la forme, que reste-t-il ? La découverte d’une curiosité, s’empresse-t-on de répondre. Mais alors, pourquoi s’amuse-t-on, au point d’applaudir au milieu de la traversée en grands jetés ?

À ce stade de la réflexion, soit on est obligé de réhabiliter l’esthétique et d’avouer que les tableaux dansés trouvent grâce à nos yeux, soit on doit envisager le kitsch dans son aspect politique – ce qui revient finalement au même : à reconnaître la force d’attraction du kitsch, qui lie esthétique (le beau) et morale (le bon) dans un semblant de platonisme. On a beau le condamner, il ne cesse de nous fasciner :

« À l’instant où le kitsch est reconnu comme mensonge, il se situe dans le contexte du non-kitsch. Ayant perdu son pouvoir autoritaire, il est émouvant comme n’importe quelle faiblesse humaine. Car nul d’entre nous n’est un surhomme et ne peut échapper entièrement au kitsch. Quel que soit le mépris qu’il nous inspire, le kitsch fait partie de la condition humaine5. »

On a beau jeu de s’amuser de la réception premier degré du parterre de dignitaires chinois, qui arborent tous un brassard comme signe d’appartenance au parti ; l’insistance avec laquelle on condamne le message politique de l’œuvre et l’on tourne en dérision la propagande qui, évidemment, n’a aucun effet sur nous, démocrates que nous sommes, indique que nous n’échappons pas plus au kitsch droits-de-l’hommiste :

« Le besoin du kitsch de l’homme-kitsch (Kitchmensch) : c’est le besoin de se regarder dans le miroir du mensonge embellissant et de s’y reconnaître avec une satisfaction émue6. »

Un bon spectacle et une bonne conscience pour le même prix, ce n’est pas beau, ça ? Le kitsch des autres est reposant, il nous empêche de voir le nôtre (ou alors, c’est juste parce que je n’ai pas encore de place pour La Belle au Bois dormant) et instaure un semblant d’entente en s’adressant à lui : « La fraternité de tous les hommes ne pourra être fondée que sur le kitsch7. » Sûr qu’on s’entendra plus facilement sur un ballet de propagande que sur la peine de mort !

À lire aussi, la critique de Rue89.

  

1 L’idée est développée dans La Fabrique de l’homme occidental, un documentaire réalisé à partir du livre éponyme de Pierre Legendre. Du coup, je ne devrais pas tarder à me mettre à la lecture de La Passion d’être un autre. Étude pour la danse, du même auteur – auquel j’ai également piqué l’idée du titre à partir de Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident

2 Kundera, L’Insoutenable Légèreté de l’être, édition Folio, p. 367.

3 Idem, p. 357.

4 « Ce qui lui répugnait, c’était beaucoup moins la laideur du monde communiste […] que le masque de beauté dont il se couvrait, autrement dit, le kitsch communiste. » Idem, p. 358.

5 Idem, p. 372.

6 Kundera, L’Art du roman, p. 160.

L’Insoutenable Légèreté de l’être, p. 363.

J’ai dé-testé pour vous : la vocation

Cheminement intérieur et discipline de vie

L’idée de vocation est une idée noble, qui représente une voie d’autant plus admirable qu’elle est difficile. Appelé par Dieu, il faut encore de tourner vers lui et vivre selon ses principes. La vocation implique un travail sur soi quotidien, qu’on l’envisage dans une perspective religieuse (se défaire de l’emprise des passions pour atteindre un amour chrétien) ou laïque (entraîner sa main à manier le scalpel et l’aiguille pour sauver des vies, sculpter son corps pour la danse, etc.). Dans les deux cas, il s’agit d’une discipline, qui donne une assise certaine dans la vie.

Le pragmatisme d’une camarade de khâgne qui se destinait à entrer dans les ordres m’avait surprise : pressée de questions (ce n’est pas tous les jours que l’on rencontre une future bonne sœur), elle nous expliquait que la religion donne assez de joie dans cette vie-ci en l’ordonnant pour que le pari en vaille la chandelle, qu’il y ait ou non un au-delà (cerise sur le gâteau). Si vous imaginez que cette sagesse pascalienne émanait d’une personne sévère et austère, détrompez-vous : c’était la description même de la jeune fille telle qu’on la trouve dans les romans, jolie, joyeuse, spirituelle, aux joues bien rouges. Et pas coincée pour un sou : les sous-entendus graveleux de certaines explications de texte étaient relevés avec une verve toute rabelaisienne. Elle avait en toutes choses le même aplomb qu’elle avait devant la religion et, à la voir, on en venait presque à regretter de ne pas avoir la foi.

Cet aplomb, je l’ai connu durant les années que j’ai passées à danser dix heures par semaine. La danse était devenue le centre de gravité de ma vie, autour duquel j’organisais le reste : les devoirs, dans les heures de creux et dans le car ; le choix du lycée, dans la même ville que le conservatoire ; les vacances, avec un stage pour ne pas se rouiller. Cela m’avait donné un tel goût de l’effort que je n’avais pas l’impression d’en faire (c’est une autre histoire à présent : sortie de la spirale vertueuse, j’ai l’impression d’être devenue fainéante). Un jour que j’étais allée chez un fabriquant de chausson sur mesure, qui rafistolait aussi les vieilles paires de pointes pour leur donner une seconde vie, il avait dit à ma mère qu’il avait toujours vu les mordus de danse réussir, que cela soit dans la danse ou non. C’est le genre de discours qui rassure les parents, inquiets d’une très probable déception, et offusque celui qui est plongé dans ce qu’il fait : lorsqu’on passe une audition ou les oraux de l’ENS, c’est pour intégrer ! Et c’est tant mieux : il faut vouloir réussir pour tirer pleinement parti de ce que la discipline a à nous offrir. Ce n’est qu’après l’échec que l’on se rend compte que le succès n’était pas le but en soi, que le plaisir d’apprendre était là depuis le début et qu’il nous a construit, presque à notre insu. Je ne cesse de découvrir à quel point la danse a influencé mon rapport au monde, mon rapport au corps, à la sexualité, au féminisme, à l’effort, à la douleur, aux idées de succès, de mérite, d’égalité et que sais-je encore. Que je ne sois plus foutue de passer en dehors un rond de jambe à grande hauteur n’y change rien. C’est moi, c’est là, comme ça.

 

Sans foi ni loi

Vous devez vous dire que, pour quelqu’un qui dit détester la vocation, j’en dresse un portrait plutôt élogieux. C’est la rencontre (et la confusion) entre foi et loi du marché qui fait surgir l’exaspération, au moment où l’appel à un cheminement intérieur est repris depuis l’extérieur et où, sous prétexte que vous êtes mu par votre passion, on refuse de considérer comme un métier à part entière celui auquel vos efforts vous ont fait parvenir. Le pire est que les passionnés eux-mêmes renchérissent par leur engagement.

J’ai détesté ce devoir de vocation dans l’édition. Ne vous y méprenez pas : j’adore corriger les manuscrits, les mettre en forme, proposer au besoin des reformulations à l’auteur, veiller pour lui à ce que coquilles et ponctuation hasardeuse n’entravent pas la lecture tandis qu’il se consacre à l’essentiel de son travail. Imaginez des petites mains qui, dans l’ombre, travaillent à mettre en lumière une histoire, une vision, une pensée, aident leur auteur à la transmettre à ses lecteurs dans les meilleures conditions : il y a là quelque chose de très gratifiant – et ingrat en même temps (tous les auteurs ne citent pas dans les remerciements la stagiaire qui a reformulé ses tournures alambiquées), qui invite à l’humilité. Une humilité qui semble manquer à certains : ils oublient peu à peu que leurs corrections relèvent davantage de la retouche que de la notation d’examen. Ils deviennent ceux qui savent et défendent leurs vues (quand il faudrait défendre le savoir-faire), puis leur position et tout ce qui leur permet de la conserver. Il faut tenir à l’œil les avancées de l’édition numérique et défendre le papier, éditer des eBooks mais défendre le droit à la propriété intellectuelle et commerciale par des DRM, se méfier du diabolique Amazon et défendre les librairies, surtout de proximité (mais face à Amazon, il devient de bon ton de défendre la Fnac, gros méchant avant Internet, à présent colosse aux pieds d’argile), récupérer les auteurs montants de l’auto-édition et défendre la chaîne du livre dans sa configuration actuelle, essayer de faire des bénéfices et défendre une certaine idée de la littérature française.

On a l’impression d’être en croisade perpétuelle – une drôle de croisade où les chevaux ne cessent de se cabrer au lieu de galoper et d’aller de l’avant. Défendre, défendre, défendre… J’en deviendrais l’avocat du diable, à lui envoyer les libraires-qui-conseillent et que j’adore éviter dans les grandes surfaces culturelles où je peux consulter les quatrièmes de couv’ de tout un rayon si cela me chante, les éditeurs-qui-savent se fourrer le doigt dans l’œil jusqu’au coude, les pure-players valeureux qui ne peuvent toujours pas se payer et les lecteurs camés à l’encre, qu’ils sniffent en se faisant un rail de Blanche (alors que je demande parfois conseil pour faire un cadeau à une personne que je ne connais qu’à moitié et que j’ai sniffé les programmes de l’Opéra de Paris jusqu’à ce qu’ils changent de papier et que l’encre se mette à puer – bon côté de la chose : j’éviterai de m’empoisonner).

Le top du top, dans tout cela, c’est que vous pouvez ultra-geek ou réactionnaire, cela n’y change rien : vous êtes avant tout un passionné. Moi, ça me gave d’être passionnée, de devoir avoir un avis sur tout, de devoir démontrer des convictions. Je voudrais pouvoir travailler tranquillement, écouter ce que l’auteur a à me dire sans que sa voix soit couverte par le brouhaha des débats, faire des essais, des erreurs, tâtonner. Je voudrais pouvoir travailler et être payée en conséquence, sans qu’on s’imagine me faire une fleur en m’embauchant. On ne va tout de même pas tant vous payer pour quelque chose que vous aimez faire : la vocation ou la preuve a contrario que le travail ne peut être que fidèle à son étymologie, déplaisant à défaut d’être douloureux. Aimer son travail n’empêche pas que c’en soit un, qui exige efforts et compétences ; je ne vais pas passer mes journées à bouquiner derrière mon bureau. « Si vous avez des livres en trop, n’hésitez pas : je suis une grande lectrice », me confie la nana de Pôle Emploi – et les gus qui t’engagent, même combat. Fuck le romantisme. Si j’ai envie de faire ce job, c’est parce que je pense que je suis douée pour et que je peux être efficace (j’allais dire utile mais bon, je ne fais pas médecine non plus), pas parce que j’ai ruiné mes parents en livres quand j’étais gamine.

Vous ne pouvez pas imaginer le soulagement que cela a été d’intégrer ce second master professionnel d’initiation à la programmation. Sur le site de l’université, le master est dans la rubrique des sciences humaines – pas franchement l’endroit que vous allez explorer quand vous cherchez une formation en informatique : tout le monde s’est donc retrouvé là un peu par hasard, par le bouche-à-oreille, par curiosité, pour avoir un job autre que l’enseignement de la matière que l’on étudie, une double-compétence ou l’explication des blagues de xkcd. Je ne sais moi-même pas trop ce qui m’a poussée à faire ce troisième master : la curiosité éveillée par les discussions avec Palpatine, la frustration de ne pas capter ce qu’il racontait dans son bouquin, que j’ai relu tant bien que mal parce que son éditeur était bon publisher mais mauvais editor, l’envie de rire aux blagues geek, d’approcher un autre type de pensée (le langage informatique, comme les langues que l’on apprend à parler, étend notre capacité à concevoir le monde) ou tout simplement d’aller voir ailleurs, de m’en sortir ? Comme la plupart des décisions que l’on prend, celle-ci a été rationalisée a posteriori : une double-compétence édition-informatique me placerait en pole position pour l’édition numérique, n’est-ce pas ? La lettre de motivation est justement faite pour ça, rendre cohérent votre parcours, au point qu’il ne pouvait mener qu’au poste auquel vous postulez – quand bien même la décision initiale a été dictée par l’envie et le hasard.

Heureusement, comme chacun sait, le hasard fait parfois bien les choses : je me suis sentie plus à ma place dans ce master dont je ne connaissais pourtant rien que dans celui d’édition, pour lequel j’avais et j’ai toujours des compétences autrement plus développées. Plus de vocation : plus d’obligation autre que faire son travail et le faire bien. Dé-tester la vocation, c’est reposant. Valorisant aussi : on mesure vos efforts, vos progrès, reconnus et appréciés. On n’a plus pour vous l’admiration irrationnelle que l’on a pour les gens passionnés mais on prend en compte ce que vous faites (et l’on vous paye pour ça).

 

Méprise et mépris

Il y a du mépris dans la vocation, du mépris pour le travail fourni dont on considère qu’il va de soi puisque passion il y a. Ce mépris entraîne parfois celui, involontaire, du passionné envers celui qui l’admire : il a été choisi, lui ! Non seulement il en est intimement persuadé, comme le religieux, mais contrairement à celui-ci, il en a également eu la confirmation extérieure. Alors qu’il est impossible au religieux de tirer gloire de sa foi (qui lui donne éventuellement des doutes mais en aucun cas l’approbation de Dieu, qui n’enverra pas un Jésus-Christ bis pour lui dire s’il correspond ou non au profil recherché), le passionné qui a réussi en vient à croire qu’il ne pouvait en être autrement.

Beaucoup d’appelés mais peu d’élus. L’élu perd de vue cet adage que l’on ne permet pas aux perdants d’oublier, leur assénant sous couvert de consolation. Il en vient à penser : J’avais la vocation, je n’aurais pas pu faire autre chose. D’entendre Isabelle Ciaravola dire quelque chose dans ce goût-là m’a agacée. Je trouve cette remarque de diva quelque peu méprisante pour les gens qui l’entourent à ce moment-là sur le plateau télé, qui font leur job aussi, et d’une manière plus générale pour les spectateurs, qui exercent tout un tas de métiers différents, dont aucun, donc, n’aurait été jugé assez digne d’intérêt pour trouver grâce à ses yeux. Ce n’est certainement pas voulu et pour être certain qu’aucune frustration inconsciente ne parle, il faudrait laisser la parole à quelqu’un qui n’a jamais passé aucune audition.

Il n’en demeure pas moins que j’observe une corrélation entre ce refus d’envisager une autre vie (je n’aurais pas pu faire autre chose, je ne l’aurai pas voulu) et le peu d’effet que produit sur moi l’artiste (je n’aurais pas pu faire autre chose, peut-être n’en aurais-je pas eu les capacités ?). Isabelle Ciaravola est une très belle danseuse (très beau corps, très belle technique, grand lyrisme) mais ne m’émeut absolument pas. À l’inverse, il s’avère bien souvent que les artistes que j’apprécie vraiment ont, sinon hésité sur le choix de leur carrière, du moins une curiosité qu’ils imagineraient pouvoir développer dans d’autres domaines. Sans même parler de Clairemarie Osta qui a envisagé de rentrer dans les ordres (la vocation, la vraie, étymologique), on remarque qu’un certain nombre s’intéresse à d’autres artistes, d’autres arts – la photo, notamment, peut-être parce qu’elle peut partir de la danse en la prenant pour sujet1. La vocation ne les a pas détournés du reste, elle les a conduits à préférer ce chemin-là, qui n’était pourtant pas facile. Et ce faisant, ils n’oublient pas que d’autres, restés en chemin, ont bifurqué et, qu’appelés ou non, ils ont répondu présent aux défis et opportunités qui se sont présentés à eux.

Qu’on nous lâche les baskets avec la vocation, qui nie les efforts de ceux qui ont réussi (il ne pouvait en être autrement) comme de ceux qui ont échoué (ils n’ont pas essayé assez fort), et empêche de voir que, non, les efforts ne payent pas toujours, oui, il y a toujours une part de (mal)chance, et que non, ce n’est pas forcément un mal : je suis bien heureuse de voir sur scène des artistes autrement plus doués que l’amatrice que je suis ! Fuck la vocation, les bons sentiments, make the most of what you have et vivent le plaisir, le goût de l’effort et de l’art !

 

 

1 Si ce n’est pas encore fait, allez donc jeter un œil aux travaux de Sébastien Galtier, Andrej Uspenski ou Kylli Sparre.

Concours du corps de ballet de l’Opéra, acte I

Les places sont chères

Une fois n’est pas coutume, ce n’est pas au sens propre. Si les places sont chères, pour les spectateurs comme pour les danseurs, qui entrent en compétition alors que peu de postes sont à pourvoir, c’est qu’on n’y entre que sur invitation. La chasse à l’invitation se prépare bien en amont ou, comme cela a été mon cas, totalement à l’arrache : @corpsetgraphies m’a proposé sa place la veille au soir pour la journée des garçons. Pour celle des filles, cela s’est fait encore davantage à la dernière minute : le matin même, dans la ligne 14, j’ai griffonné cherche une place sur mon carnet, en épaississant les lettres pour qu’on ne puisse pas louper la supplique de la balletomane anonyme, et je l’ai brandi sur les marches du Palais Garnier (du côté ensoleillé, faut quand même pas déconner) jusqu’à ce qu’une dame se fasse Père Noël, en distribuant quatre ou cinq places d’un coup.


En prendre bonne note

Tu ne crois pas que c’est une quadrille ? demandé-je en indiquant une fille du menton dans la loge d’à côté. Elle a une tête de danseuse… Réflexion idiote : 90 % de la salle fait de la danse (les 10 % restants étant les papas des danseurs). La seule manière de reconnaître une balletomane anonyme dans le lot, c’est de voir si elle annote son programme ou gribouille frénétiquement dans un petit carnet à chaque variation.

C’est très drôle de jouer au jury, ma fibre de correctrice jubile. Mais au bout de quelques temps, on commence à ne pas trouver ça très sympa de noter que untel ne tend pas ses pointes ou que tel autre a achoppé à la fin de sa variation, très bien dansée par ailleurs. Du coup, le petit carnet se trouve bientôt couvert d’annotations du genre « Oui mon général ! » (Germain Louvet), « Chemise flottante, du panache ! » (Hugo Marchand), « Roméo fatigue vite mais je veux bien faire Juliette » (Antonio Conforti), « Si la Linea était un beau gosse » (Grégory Dominiak) ou « Prestance et sexytude » (Axel Ibot). Cela dégénère avec une multitude de oui, avec capitales et/ou points d’exclamations : « OUI ! », « Oui ! Encore ! » ; et ça finit avec des petits cœurs partout.

Du coup, il y a quelques occasions qui peuvent vous empêcher de prendre des notes (outre le stylo bic qui n’a pas écrit pour une coryphée, ce dont je ne me suis pas aperçue dans le noir). Malgré une notation enthousiaste à base de ++, +++, Fabienne n’a pas eu le cœur de rouvrir son carnet alors que Letizia Galloni s’est installée dans la loge pour voir la suite du concours, toute triste d’avoir fini sa variation en coulisses. Et quand, à peine assise pour les sujets hommes, la femme magnifique qui s’avère être la maman d’Axel Ibot vous prend à partie devant son fils : « Elle était bien sa variation, hein ? », vous bredouillez un truc en pensant à ce que vous avez noté et décidez de faire travailler votre mémoire pour le reste de la journée. 

Concours du corps de ballet de l’Opéra, acte II

Bis repetita placent, jusqu’à un certain point

Chaque danseur présente la variation imposée définie pour sa classe et la variation libre de son choix. Traditionnellement, on attend avant tout des quadrilles un travail propre, ce qui conduit à leur choisir des variations paradoxalement plus complexes que la classe supérieure. La difficulté technique fait ainsi office de filtre, pendant le concours lui-même mais également en amont (un peu comme si un candidat à l’agrég’ décidait de passer le concours l’année suivante parce qu’il porte sur l’auteur qu’il déteste par excellence et qui le lui rend bien). Ces tentatives d’intimidation et de découragement ont mieux fonctionné chez les hommes que chez les femmes : non seulement ils ne peuvent pas être touchés par l’épidémie de grossesse qui court à l’Opéra, mais on leur a choisi une variation pour ainsi dire in-dansable.

Noureev s’est surpassé pour la variation du pas de cinq des Pierres précieuses de La Belle au bois dormant. Un pas par note, c’est beaucoup trop simple. Non, ce qu’il faut, c’est qu’à chacune de ces notes, chacun de ces pas aille exactement dans la direction contraire de celle où le corps irait naturellement au sortir du pas précédent. Là, on voit bien les pieds pas tendus (ou le peu de cou-de-pied), les équilibres pas très assurés et les réceptions de justesse. Là, on peut être splendidement sadique – et promouvoir sans se prendre la tête Germain Louvet, qui s’en sort étonnamment bien.

Mais le sadisme n’est rien sans le masochisme : le jury s’est donc infligé 18 fois la même variation de Pierre Lacotte, Célébration, aussi technique qu’insipide et a clôt le concours par la variation de Raymonda la plus ennuyeuse qui soit, alors que ce ballet contient un bijou de style et de sensualité dans la variation de la claque. Que Christelle Granier et plus encore Julianne Mathis (ce regard et ce ralenti dans les mains juste après le claque… brrr !) soient remerciées pour avoir rétabli l’équilibre de l’univers en la choisissant comme variation libre.

Heureusement, entre les deux, on aura du classique un peu plus dansant avec, du côté des hommes, Paquita pour les coryphées et Giselle pour les sujets et, du côté des femmes, Suite en blanc, de Lifar, pour les coryphées. La variation de la Flûte est l’une des rares variations imposées à offrir tout une palette d’interprétations : très calme, classe (Letizia Galloni), plus mutin (Fanny Gorse), un peu désinvolte (Émilie Hasboun), aristocrate (Juliette Hilaire), élégante (Sae Eun Park), poigne de fer dans un gant de velours (Lydie Vareiles), charmeuse (Marion Barbeau)… Chez les hommes, c’est la variation d’Albrecht qui distingue les artistes et notamment Pierre-Arthur Raveau. Je ne l’avais pas plus remarqué que ça jusqu’ici mais cette couronne romantique façon j’enlève mon pull sensuellement (c’est la pose du spectre de la rose, quand on y pense), c’était tout à fait Albrecht. 


 

Enfin libres

Les variations libres : c’est là que commence le spectacle, surtout à partir des coryphées, quand on cesse d’avoir peur pour eux. Les quadrilles sont encore un peu jeunes, dans leur interprétations comme dans leurs choix : quand on n’a jamais dansé telle ou telle variation du répertoire qui fait rêver depuis qu’on est petit, on peut avoir envie de s’y essayer, sans passer tout de suite aux pièces plus rares ou contemporaines.

Dans chaque classe, il y a des danseurs qui savent pertinemment que leurs chances d’être promu sont minimes : parmi eux, les quadrilles saisissent l’opportunité du concours pour se faire repérer, montrer qu’ils existent en dehors du corps du ballet, quand d’autres, plus avancés, se font plaisir, à l’image de Julien Meyzindi qui, sur Twitter, remerciait Mats Ek de l’avoir autorisé à danser un extrait de La Maison de Bernarda. Le concours est l’occasion ou jamais d’affirmer une facette méconnue de sa personnalité et d’envoyer un message à la direction : Regardez, vous ne le saviez pas mais je suis virtuose ; OK, je suis une bonne technicienne mais j’ai de sacrées qualités d’interprétation ; Vous me pensiez très classique ? Admirez avec ma variation contemporaine comme je suis polyvalent.

Pour le spectateur, les variations libres sont comme un immense gala – pas hyper équilibré, il est vrai, puisque les grands classiques font l’objet d’un certain nombre de rediffusions (les filles, 3 bayadères, 3 Kitri, 3 Raymonda, 3 Esméralda et 4 Ombres, ça fait un peu beaucoup). On ne boude évidemment pas notre plaisir quand le choix du candidat est conforme à nos goûts. Très bon choix ! Très bon goût ! La variation finale de l’Arlésienne ? Alexandre Gasse n’est pas Manuel Legris mais oui, j’approuve ! (Dommage cependant que l’absence de décor ne lui permette pas de sortie spectaculaire.) Mes voisins râlent devant l’extrait d’Appartement, de Mats Ek, choisi par Grégory Dominiak mais la variation de la télévision est très réussie, même sans lumière clignotante depuis les coulisses. Qu’Yvon Demol et Daniel Stokes s’y mettent à deux pour mater la folie de Frollo n’est pas non plus pour me déplaire. En revanche, la variation d’Esméralda, qui m’a longtemps fait rêver parce que dansée par « une grande » au conservatoire pour son prix de perfectionnement, a perdu un peu de son aura. Je commence à comprendre Karen Kain qui, dans son autobiographie, qualifie Roland Petit de magicien de la mise en scène mais de chorégraphe moyen.

Gagnent également un bonus sympathie immédiat les filles qui choisissent Forsythe, particulièrement Lucie Fenwick (cette fille est magnétique), qui s’est par ailleurs plutôt bien tirée de la variation imposée si l’on considère qu’elle est taillée pour de petits modèles et non pour d’immenses pattes comme les siennes (solidarité grandes perches), et Léonore Baulac qui m’a déclenché une envie irrépressible de me tortiller sur mon siège et dont j’ai appris avec étonnement qu’elle n’était que quadrille, alors qu’elle bouffe littéralement l’espace. 

Les variations libres fonctionnent parfois comme une multitude de bandes-annonces qui donnent envie de découvrir les ballets dont elles sont extraites. Hugo Vigliotti, drôle à souhait dans Le Rire de la Lyre m’a ainsi donné envie de lui sauter au cou pour m’avoir fait découvrir cette pièce de José Montalvo. Un grand merci aussi à Adrien Couvez pour cet avant-goût très engageant de Push comes to shove : je veux voir ce ballet de Twyla Tharp ! Je suggère qu’on le programme avec Grand pas, dansé avec entrain par Lydie Vareilhes, dont je ne comprends même pas que je puisse ne pas la connaître. Dans un registre plus contemporain, Charlotte Ranson rappelle avec force que le Sacre du printemps n’est pas une exclusivité de Pina Bausch, en dansant la variation de l’Élue de Maurice Béjart. Quant à Aubane Philbert, elle me rappelle qu’il est temps de se procurer le DVD de Clavigo

Concours du corps de ballet de l’Opéra, acte III

Concours de circonstances

Les variations libres, c’est la cour de récréation du blogueur, qui peut s’amuser à faire quelques statistiques, analyser les tactiques des danseurs et dégager les tendances de la saison. L’origine de la vague Lifar reste incertaine mais celle de Robbins peut être rapprochée de l’arrivée de Benjamin Millepied. Entre lèche et provoc’, Axel Ibot et Florimond Lorieux reprennent ainsi la variation du danseur en brun, qu’avait dansée Millepied lors de la venue du New York City Ballet il y a quelques années. Gonflé… mais payant pour le premier qui a rendu la chose un peu piquante, quand le romantique Benji m’avait laissée plus ou moins indifférente. Ninon Raux n’a pas eu froid aux yeux non plus en choisissant une chorégraphie de John Neumeier, présent dans le jury. Pas mal du tout, même si je préfère quand cette variation unisexe est dansée par un homme.

D’autres ne s’attaquent pas au jury mais à la classe supérieure. Présenter en variation libre la variation imposée du niveau du dessus et la réussir mieux que pas mal d’entre eux, c’est le passeport assuré pour la promotion – et la voie choisie par Germain Louvet. Forcément, en sens inverse, ça fait mal, surtout quand il s’agit de deux variations librement choisies : dur pour Sabrina Mallem, dont l’Esméralda est moins incisive que celle de Fanny Gorse.

Les lois du concours sont multiples, comme vous pouvez le constater, mais il y en a une qui prévaut plus que les autres : toutes seront transgressées à un moment ou un autre, pour le pire (classements aberrants) ou pour le meilleur. En l’occurrence, le meilleur prend la forme de deux outsiders, peu attendus mais très remarqués : dans Donzetti – pas de deux, Fabien Révillion nous offre un feu d’artifice du genre wow et le Twyla Tharp endiablé de Lydie Vareilhes est une belle surprise. La balletomane anonyme a des idées arrêtées sur chaque danseur ou presque mais elle aime bien se faire surprendre, parfois, surtout quand la surprise est virtuose.

Nulle balletomane anonyme n’est parfaite cependant et, pour se distraire un peu de la litanie des variations imposées, elle compte les accessoires (2 éventails, une paire de castagnettes et 3 paniers, au cas où vous vous demanderiez) et invente des micro-lois type : plus tu es grande (avec un long buste), plus tu as de chance de choisir du Forsythe, et plus tu es petite, plus tu as de chance de faire la princesse. J’ai aussi noté dans un coin de ma tête qu’il fallait signaler à Palpatine le costume de Pierre-Arthur Raveau dans Marco Spada, vieillot mais très sexy (l’effet uniforme + col haut, certainement). Heureusement qu’il a été nommé, cela me facilite la tâche.

 

Délibérations

Le balletomaniaquerie bat son plein lorsque les résultats ont été proclamés et que la balletomane anonyme peut faire le différentiel de son classement personnel (aussi appelé pronostics) et du classement officiel. Habitués que nous somme depuis quelques années à ce que les deux n’aient rien à voir, la surprise de ce concours a été le consensus sur les nominations des hommes. Sébastien Bertaud a enfin été nommé et Alu, désormais étoilable, est accueilli par des applaudissements à la sortie des artistes (le futur directeur, déjà maître des lieux, s’est penché à la fenêtre pour voir d’où provenait le désordre). Seul regret concernant les hommes : l’oubli systématique par les balletomanes d’Allister Madin, toujours là pour assurer le show, avec beaucoup de bonne humeur et d’humour.

Pour ce qui est des femmes, c’est une autre paire de manche. Chez les quadrilles, on s’en sort encore : Léonore Baulac et Hannah O’Neill étaient dans le top 5 de tout le monde, même sans connaître au préalable l’existence de la seconde. Elle a été une Gamzatti royale et l’une des seules à ne pas développer ses tours en-dedans à la fin (redoutable) de la variation imposée. J’ai beaucoup aimé Emma d’Humières, encore un peu jeune, mais ultra-choupie en Kitri qui se défonce au point d’en oublier ses castagnettes, et j’ai été agréablement surprise par L.D., très à l’aise dans l’imposée comme dans sa Manon, où l’on sent qu’elle a de la bouteille. Mais sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur, ni donc de référencement élogieux – oui, j’ai cinq ans, je m’entraîne pour assister aux spectacles jeune public de l’Orchestre de Paris.

Les coryphées nous rapprochent du scandale : par manque de consensus dans le jury, un seul poste a été pourvu sur les deux de libres – très intelligent d’augmenter l’embouteillage quand on voit le nombre de talents qui sont stockés dans cette classe. La nomination de Sae Eun Park me laisse perplexe : sa variation imposée, très délicate et musicale (au point que j’ai eu l’impression d’assister à une autre variation), l’affirme sans conteste comme une très belle danseuse classique, qui prend admirablement la lumière (parce qu’elle sait la capter) mais j’ai des doutes sur ses qualités d’interprète lorsqu’elle danse du Robbins comme elle danserait du Petipa. Les quatre tours qu’elle fait les doigts dans le nez dans sa variation des Four seasons ne masquent pas sa totale absence de style, que possède en revanche Letizia Galloni, à qui l’on a fait payer bien cher une malheureuse sortie en coulisses.

Le scandale éclate chez les sujets, non pas à propos de la nomination d’Amandine Albisson, qui fera sûrement une belle soliste, mais du non-classement de Sarah Kora Dayanova. Son Ombre était dramatique à souhait, planant comme le danger, menaçante (quand celle de Laura Hecquet semblait presque perdue, furtive, et celle de Caroline Robert plus sournoise) – l’interprétation d’une véritable artiste, en somme.

Le chocolat chaud n’aura pas été de trop pour débriefer tout ça !