À la croisée des mondes artistiques : danse et musique

Résumé (si, si, j’ai plus de notes que ça) de la conférence de Sonia Schoonejeans au théâtre des Abbesses

 

Les conférences de Sonia Schoonejeans sont toujours aussi conviviales et érudites. Celle-ci a peut-être été un peu plus dur à suivre – la faute à la rentrée (cela fait longtemps que je ne suis pas restée assise deux heures pour écouter quelqu’un parler) ou à la moindre fluidité de la conférencières, qui ne cesse d’ouvrir des parenthèses dans le sujet (c’est délicieux) et dans ses phrases (ça l’est moins à l’oral). Il faut dire que les idées se tiennent et s’emmêlent, en cohérence avec les relations qu’entretiennent danse et musique.

La conférence s’articule autour de la soumission ou au contraire de la prééminence, pouvant aller jusqu’à l’indépendance, d’un art par rapport à l’autre. Le tandem danseur-musique est donc écarté au profit de la collaboration entre compositeur et chorégraphe, dont quelques couples illustrent à chaque fois un mode d’association différent.

 

Maître à danser et maître de musique, 2 en 1

À l’époque baroque, danse et musique sont à égalité et le maître à danser est souvent, sinon compositeur, du moins musicien – souvent violoniste, pour accompagner les cours. Ainsi, si Lully compose la musique du Bourgeois gentilhomme, c’est Beauchamps, le maître à danser qui a codifié les positions de la danse classique, qui s’occupe de celle des Fâcheux. La tradition du maître de ballet musicien perdure jusqu’au XIXsiècle : Arthur Saint Léon, le créateur de Coppélia, est aussi violoniste. Cette paisible égalité entre danse et musique est mise à mal par l’essor de l’opéra, qui affirme la supériorité de la musique sur la danse, qui n’a plus voix au chapitre et sera au mieux admise comme divertissement (la présence d’une danseuse dans Capriccio n’est peut-être rien de moins qu’historique). Il n’existe en effet pas des soirées dédiées à la danse jusqu’à la fin du XIXsiècle en Russie et du début du XXen France. Même Giselle et ses consoeurs ailées étaient donnés dans un cadre plus large : de la musique avant toute chose !

 

Petipa et Tchaïkovsky, la contrainte sublimée

L’apparition de programmes axés uniquement sur la danse correspond en Russie aux ballets de Petipa et Tchaïkovsky. Avec ce compositeur rattaché au théâtre, qui compose aussi bien pour l’art lyrique que chorégraphique, la danse n’a plus à faire à un de ces compositeurs de second rang dont elle devait se contenter. Pourtant, même avec quelqu’un de ce calibre, le modus operandi ne change pas : le maître de ballet donne des indications très précises (découpage, présence d’adage… jusqu’au nombre exact de mesures) auquel le compositeur doit se conformer. Alors que cela peut apparaître comme une subordination (d’où les compositeurs de second ordre, je suppose – le musique pour la danse est considérée comme un genre mineur), cela ne dérange pas Tchaïkovsky, pour qui ces indications sont à la musique ce que les contraintes sont à la littérature de l’Oulipo.

 

Tchaïkovsky à Nikolayev, le 2 juin 1891

« The procedure for creating ballet music is the following. A subject is selected. The libretto is then worked out by the Administration of the Theatre, according to their financial means. The choreographer then works out a detailed project of scenes and dances, and indicates as well, not only the exact rhythm and character of the music but even the number of bars. Only then can composer begin writing the music… » 

D’autres extraits (parfois croustillants) ici

 

Balanchine et Stravinsky, la synesthésie

On connaît bien la formule de Balanchine selon laquelle il faut voir la musique et écouter la danse, mais en qualité d’estomac sur pattes, je préfère cette nouvelle-ci, plus prosaïque et rigolote : « La musique doit se mêler à la danse comme le lait dans le café. » Le chorégraphe, qui joue du piano et se serait bien vu violoniste soliste, partage avec Stravinsky plus qu’un passé d’émigré. Ils sont tous deux passés par les Ballets russes et leur collaboration telle que nous la montre une vidéo, avait l’air pleine d’esprit et d’humour – lorsqu’il est question de créer une danse pour des éléphants (sic), Stravinsky demande à Balanchine : « Et ils sont jeunes, ces éléphants ? » (Éléphant Paname aurait-il quelque chose à voir avec cet épisode ?)

[La vidéo, quasi-incompréhensible car les deux compères parlent en anglais la bouche pleine, n’a eu l’air de poser au public… pas plus que les extraits en italiens non sous-titrés… Ce que Palpatine avait remarqué lors de 1980 se confirme, le public du théâtre de la Ville est vraiment à part.]

Apollon Musagète, d’abord créé par Stravinsky pour un festival, marque un tournant pour Balanchine, qui ose ne pas  »tout utiliser » (costumes, décors…). Suivront Orpheus, Agon ou encore Violon concerto. Pour Balanchine, la difficulté est de ne pas chorégraphier en contradiction avec la musique ; il est attentif au moindre accent et, contrairement à l’usage qui veut que les chefs adaptent le tempo pour donner un peu plus de confort aux étoiles et leur permettre de resplendir un peu plus, il fait danser au rythme voulu par compositeur – d’où des variations d’une rapidité phénoménale, totalement inhabituelle.

 

Merce Cunningham et John Cage, autonomie et coïncidence

Cunningham voulait se dégager de l’emprise musicale et rendre la danse indépendante de ce support, qui n’est pas d’abord le sien (le corps du danseur). La musique continue d’exister dans le temps de la danse mais y reste extérieure : les deux arts, totalement autonomes, sont juxtaposés sans lien autre que la durée de la pièce. Il ne s’agit pas de renoncer au sens que produit la rencontre de la danse et de la musique, mais à une forme de production intentionnelle.

Le recours de Cunningham au hasard vient peut-être de là, de la nécessité de trouver une autre structure. En l’absence du cadre fourni par la musique, il faut inventer de nouveaux repères et rapports (rapports entre les danseurs et rapport à l’espace). À la contrainte musicale se substitue la contrainte du corps lui-même ; elle n’est plus extérieure au mouvement, c’est le mouvement même, qui explore ses limites en passant d’une position à une autre. Même sans parler de l’influence de Duchamp ou du bouddhisme zen (pas de jugement de valeur, pas de hiérarchie, pas de chronologie…), la logique du chorégraphe semble plus claire tout d’un coup, non ?

Bon, en toute honnêteté, le résultat ne m’enthousiasme pas plus qu’avant pour autant. Chorégraphie sous l’eau avec un gong aux ondes waterproof, pièce déterminée uniquement par un processus aléatoire, cartes ou dés, performance où la musique est improvisée avec les moyens du bord, barreaux métalliques des sièges ou cartons, les expérimentations de Cunningham et de Cage m’apparaissent comme un passage obligé pour déboucher vers d’autres pratiques de la danse, un moment historique fécond du point du vue intellectuel, mais ne m’intéressent pas franchement en elles-mêmes. Et visiblement, à l’Opéra, on n’était pas plus emballés que ça à l’époque : il a fallu verser un deuxième salaire aux musiciens pour qu’ils acceptent de « jouer » sur des cartons, sous la direction simultanée de trois chefs d’orchestre, et un danseur affirme que « l’important est que l’on puisse travailler comme le souhaite le chorégraphe et que le public y trouve son… bonheur est un bien grand mot, mais… » (le début de la citation est approximative, mais pas la fin). Ah, ce franc-parler qu’autorise l’ignorance de l’histoire à venir, qu’il est bon à entendre !

 

Silence, on danse !

La proclamation d’indépendance de la danse l’a parfois conduite au silence. Ce rejet radical de la musique se rencontre à des époques où on remet tout en question, et tout d’abord au XXsiècle autour de Laban. Les recherches se transforment en spectacle, par exemple un solo de Mary Wigman, qui partage avec Laban l’idée de l’autonomie rythmique corporelle : dans le silence, le déroulé du geste dépend uniquement des ressources organiques du corps, « murmure du sang » et respiration.

Le second temps fort (mais toujours silencieux) est celui de la Judson, accompagné d’une forte contestation politique (dans les années 1960, peut-il en être autrement ?). La suite ressemble à du name dropping car cela ne m’évoque rien, même si, grâce à ma lecture de Philippe Noisette dans l’après-midi, j’ai su les orthographier : Yvonne Rainer, qui veut un geste sans accent, sans relief, où le style disparaisse (cela me fait penser au Monologue shakespearien de Vincent Delerm : « Pas de décor pas de costume c’était une putain d’idée / Aucune intonation et aucun déplacement / On s’est dit pourquoi pas aucun public finalement » ) ; Serge Paxton et sa technique de contact-improvisation, ou encore Trisha Brown (là, non seulement je connais, mais j’adore) dans Glacial Decoy. Et le numéro complémentaire : Lucinda Childs, artiste minimaliste qui chorégraphie sur la musique répétitive de Philip Glass, autre façon de se heurter au temps.

 

En avant la musique !

Aujourd’hui, on trouve de tout : des bruitages réalisés par des corps qui servent de caisses de résonnance, selon la technique du patting, des chorégraphies sur des textes, dont le rythme est supposé assez fort pour se substituer à la musique (Preljocaj sur un texte de Mauvigner ou Genet), des partitions classiques revisitées avec distance (Bach dans Wolf d’Alain Platel) ou au contraire étudiées avec soin (Anne Teresa de Keersmaeker dans Cesena – ou Drei Abschied, l’histoire d’une musique qui résiste à la chorégraphie), des ambiances sonores (1980 de Pina Bausch)… des morceaux déjà existants, créés pour l’occasion ou récupérés, bricolés ou plaqués a posteriori sur la danse. Ainsi, c’est un pur hasard de timing si Le Jeune Homme et la mort est dansé sur du Bach, Cocteau pratiquant la « synchronisation accidentelle » : trouvant toujours une musique adéquate pour les images qu’il avait filmées, le cinéaste appliqua la même chose à la danse (comme Cunningham, sauf que c’est adéquat).

 

Kader Belarbi et Philippe Hersant, cerise sur le gâteau

Je ne rattachais à rien le compositeur venu là pour témoigner de son expérience, lorsque le sésame est prononcé : Wuthering Heights (en anglais dans le texte à la reprise, parce que le traducteur français commençait à réclamer son dû).

[Instant de pâmoison]

Pas de légèreté créatrice ni de tâtonnements en studio pour cette grosse machine de 40 danseurs, 70 musiciens, aux deux heures de musiques. L’Opéra de Paris est une grande maison et il s’agissait d’une commande dans les règles de l’art. Kader Belarbi est arrivé avec un livret bien ficelé et la musique a été écrite sans avoir vu la moindre répétition (la partition a été finie et enregistrée en amont – quelques modifications et coupures seulement), selon les indications et les gestes esquissés par le chorégraphe. La difficulté a été de se comprendre : un adage ne signifie pas la même chose pour un danseur ou pour un musicien, et traduire sa pensée dans le langage de l’autre demande un effort de compréhension réciproque. Au final, la collaboration a été enrichissante, même si cela n’a pas influé par la suite sur la manière de travailler du compositeur, qui découvrait l’univers de la danse : « j’avais l’impression d’écrire un opéra sans paroles ».  

Europa Danse à Éléphant Paname

Europa Danse, c’est la troupe de jeunes par laquelle est passée V. entre le CNSM de Lyon et le Capitole, et que j’ai découverte au théâtre des Champs-Élysées dans un programme très ballets russes, avec Parade, notamment.

Éléphant Paname, c’est le nouvel espace parisien dédié aux arts avec un focus particulier sur la danse – forcément, c’est une ancienne de l’Opéra de Paris qui l’a créé. Pas très loin du palais Garnier, il faut quand même chercher un peu et trouver une banderole discrète en guise d’enseigne et un gardien à l’entrée qui passerait pour un videur de boîte de nuit select – à quelques pas, une masse de gens attendent que Lady Gaga fasse un pas hors de son hôtel.

En résidence à Éléphant Paname, Europa Danse proposait samedi dernier une répétition publique aux futurs spectateurs. On aperçoit derrière les têtes des voisins des extraits d’extraits : duo sensuel issu des Petites pièces de Berlin de Dominique Bagouet, Petits riens de Malandain, pas de deux à la marguerite de Giselle, évocation de Martha Graham par une chorégraphe maison, reconstitution du Sacre du printemps de Nijinski, exercice baroque avec Atys de Béatrice Massin et Paradis explosif signé Montalvo, il y en a pour tous les goûts (de spectateur) et tous les styles (de danseurs).

L’enjeu est en effet de confronter les apprentis danseurs à des styles très variés, qu’ils puissent se les mettre dans les jambes et éventuellement choisir ceux qui leur correspondent le mieux. On repère aux corps et aux tempéraments la formation, à dominante classique ou bien contemporaine, dont les danseurs, polyvalents, sont issus. Ils passent d’un style à un autre sans difficulté, mais sans assurance non plus : les corps malléables se coulent dans des mouvements préétablis qu’ils n’ont pas complètement fait leurs, et qui demandent encore à être affirmés, acérés. Pour la première fois, je suis frappée par la jeunesse de cette troupe, comme devant des sculptures encore engoncées dans leur bloc de glaise, que l’on devine belles cependant. J’aurai plaisir à retrouver l’humour nonchalant de Colombe (Colombine ?), la vivacité de Christina et les garçons, dont j’ai oublié les prénoms, dans quelques années, lorsqu’ils se seront tout à fait modelés. En attendant, où diable la compagnie est-elle programmée ?    

En compagnie de Palpatine et Amélie.

J’étais là…

La souris se fait abeille pour butiner quelques souvenirs avant qu’ils ne soient fânés.

L’exposition Berenice Abbott au Jeu de Paume


 

En revenant de l’exposition, je soupçonnais très fortement que la photographie encadrée offerte par Melendili et les autres l’année dernière fût de Berenice Abbott : la grande avenue new-yorkaise où les voitures et le soleil semblent couler entre les buildings a tout des perspectives monumentales de cette Atget de la grosse pomme. Changing New-York a beau avoir été commandé par l’administration américaine dans une visée documentaire, le projet fait émerger des lignes graphiques puissantes ; ce sont les bâtiments plus encore que les habitants qui animent la ville – vide et vivante à la fois. On découvre aussi des photographies scientifiques qui confinent à l’art abstrait.

 

Celle-ci me fait penser au jeu du soltaire, lorsqu’on a terminé la partie et que les paquets de cartes rebondissent en cascade.

Mais dans l’ensemble, on reste un peu sur sa faim : les perspectives monumentales auraient mérité des tirages plus grands ; on reste en plan. J’ai presque été davantage fascinée par la sagesse qui émane du documentaire biographique diffusé à des spectateurs entassés et contorsionnés : loin d’être angoissée par le temps qu’elle pourrait chercher à rattrapper par la mémoire de la photographie, la vieille dame photographe sourit de son oeuvre ; elle semble avoir trouvé comment, elle sait vivre.

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Roméo et Juliette de Sasha Waltz

Interdiction de dire quoi que ce soit de cette séance de travail sur internet. Comme si l’on ne savait pas faire la différence entre une répétition et une représentation rodée, entre des petites failles qui nous rendent les artistes plus humains, et l’éventuelle faillite d’un spectacle. Comme si cela ne leur faisait pas de la pub que l’on en parle. Pour la peine, je n’ai rien dit du spectacle ; maintenant que le ballet/opéra a disparu de l’affiche depuis belle lurette, je veux bien m’en souvenir.

Depuis le premier balcon, sans jumelles, je ne reconnais pas Roméo : vu ses lignes et son ballon, cela ne peut guère être, par déduction, que Mathieu Ganio, mais il ne m’agace pas un seul instant, donc cela ne peut pas être lui. Et pour cause : il s’agit d’Hervé Moreau. Je n’aurais pas pu le reconnaître pour la simple et bonne raison que c’est la première fois que je le vois danser. Soudain, je comprends mieux pourquoi on en a tellement parlé. Classe, vraiment. Et Aurélie Dupont, forcément.


Hop, que ça saute.
Photo de Laurent Philippe, à retrouver dans le diaporama de l’Opéra.

Devant l’abstraction de ce ballet en noir et blanc, j’oublie Roméo, j’oublie Juliette. Jusqu’à la scène du bal : le tableau des mini-tutus dorés qui se lèvent au rythme des petits coups de cul mutins s’est inscrit dans ma mémoire comme un coup de triangle au milieu d’une symphonie. Le repas aussi : alors que tous les convives sont alignés et se baffrent de mets qu’ils sont seuls à voir, Juliette transgresse les conventions (théâtrales comme sociales) et s’avance dans l’espace de la table pour faire face à Roméo. Etonnant comme l’abolition de ce meuble imaginaire est plus onirique que le rêve même.

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Photo de Bernard Uhlig

Puis l’histoire s’efface à nouveau. Un coulée d’encre sur la panneau quasi vertical de la scène en reprend l’écriture. C’est l’encre de la lettre, du sang et de larmes qui en découleront. Les assauts répétés de Roméo avec l’obstination du ressac contre les rochers sont extrêmement poignants, et plus encore ses chutes infinies, bonheur qui lui glisse des mains, espoir qui crisse et dégringole, dans le silence du vide à venir.

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Photo de Laurent Philippe

Enfin, cette image du couple dans un cercueil lumineux (des galets pour un lit de rivière comme lit de mort), qui éclipse dans la mémoire les derniers choeurs des familles. C’est une image que ma mémoire a incorporé après-coup, car un petit souci technique a ressuscité notre Juliette, qui s’est allongée à côté de la fosse : où Shakespeare rejoint les stoïciens, et la faillibilité, l’humour ; il faut s’entraîner à bien mourir.



Photo de Bernard Uhlig

Alvin Ailé

Mercredi 27 juin

Alvin Ailey, c’est une compagnie qui me faisait rêver sans avoir rien vu d’elle – que des photos de danseurs noirs suspendus dans les airs. L’affiche des Etés de la danse n’y fait pas exception, et le cliché a du bon : il s’agit bien d’une danse puissante, athlétique, enracinée dans la culture noire. Il n’y a pas plus de diversité ethnique qu’à l’Opéra de Paris, souligne Palpatine (des métis plus clairs, comme nous avons des danseuses légèrement typées asiatiques, voilà tout), et pourtant le métissage de leur danse ne fait aucun doute : technique classique, énergie jazz, sens du rythme africain, les danseurs sont aussi à l’aise dans le contemporain qu’en hip-hop, et le mélange est détonant.

 

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Night Creature (1974) est la seule pièce d’Alvin Ailey de la soirée. Les costumes blancs très pailletés lui donnent un petit côté suranné – à moins que ce ne soit le roulement des épaules accordé aux hanches, coudes près du corps, exactement la façon de danser de ma grand-mère (qui a longtemps vécu aux Antilles : coïncidence de génération ou de latitude ?). Les demi-pointes et collants blancs me surprennent comme une convention plaquée sur ces corps noirs ; si l’on ajoute à cela les pieds pas toujours tendus des danseuses, on obtient une impression de maladresse, comme un enfant qui aurait cherché à reproduire ce qu’il voit sans l’adapter à sa personne. Seule la meneuse sort vraiment du lot parmi les femmes. Cela me surprend d’autant plus que les danseurs qui débarquent sont des bêtes de scène et de technique. Je ne me suis toujours pas remise de cette diagonale en remontant où le danseur s’assommerait avec son grand battement devant s’il ne plongeait aussitôt en un cambré arrière à faire pâlir la Bayadère, tête aux genoux.

 

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Quoiqu’il en soit, cet In the night jazzy plein d’humour, avec ses petits signes de main mondains, permet de faire la connaissance de la compagnie grâce au rôle donné au groupe, qu’il soit éparpillé en duos démultipliés ou rassemblé en grappe – avec les bras en seconde retournés vers le sol, on dirait une nuée de faucons.

 

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Changement de décor pour Urban Folk Dance (Ulysses Dove – 1990) : finie la soirée endiablée, on rentre à la maison. Deux lampes qui pourraient servir pour un interrogatoire, deux tables, quatres chaises et autant de danseurs font le portrait simultané de deux couples qu’on imagine vivre à côté. Sans jamais vraiment disparaître, la symétrie entre les couples est entamée par le caractère de chacun : la même situation s’exprime à travers leurs histoires particulières, banales dans leur redondance mais poignantes dans leur singularité. Rencontre de personnes entières, les relations sont aussi brutes que le mobilier est sommaire. La violence du désir et du ressentiment se confondent dans des duos abrupts où tout sentiment devient sensation. J’adore la force brute qui se dégage d’une maîtrise totale du corps – et des objets autour d’eux : le danseur qui, sans élan, bondit sur le rebord de la table et s’en repousse aussitôt fait paraître Le Jeune Homme et la Mort une promenade de santé…


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Episodes (1987) me le confirme : Ulysses Dove est un chorégraphe sur lequel je vais devoir me pencher. Les diagonales de lumière où apparaissent courses, sauts et chassés-croisés sont autant de traversées d’un espace que l’on n’embrasse jamais, tandis que des cercles de lumière percent ponctuellement ces mouvements obscurs. Que des bribes, brutes, jamais balbutiantes. Jamais d’histoires, beauté de l’épisodique.

Love Stories (J. Jamison/R. Harris/R.t Battle – 2004) : je n’ai pas trouvé où étaient les histoires d’amour, mais j’ai adoré cette pièce où après un doux réveil matinal (ouverture contemporaine, solo tranquille), la danse sort de sa torpeur et monte en puissance, jusqu’à déferler en jubilation hip-hop : des vagues de danseurs se succèdent, baskets aux pieds, dans des enchaînements plus incroyables les uns que les autres. Secousses sexy du corps entier, déplacements de folie où le groupe avale l’espace comme un rien, sauts de malades qui provoquent la chute et la transforment en passage au sol… n’importe qui d’autre aurait déjà fait une crise cardiaque au milieu du truc, mais ils continuent dans la surenchère. Du délire, face auquel il faut se retenir pour ne pas se tortiller sur son siège et déranger ainsi tous les spectateurs en enfilade. Délire qui s’achève par l’image apaisée d’une marche en tuniques amples. On s’attendrait presque à des negro spirituals, à ceci près que ce sont des lumières et non des voix qui s’élèvent : des lucioles électriques, à l’image de cette dernière pièce.

 

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Savion Glover, ça passe ou ça claque

Après l’aventure rocambolesque de la revente de nos places à Garnier, Palpatine et moi arrivons au théâtre de la Ville pour une soirée de claquettes. Une première pour moi si l’on exclut mes propres balbutiements pédestres et le show(-off) Lord of the dance. En jetant un oeil au programme avant l’ouverture du rideau, j’ai un peu peur : « À quoi pensez-vous lorsque vous dansez ?  Je prie. » De fait, au début du spectacle, Savion Glover communie sûrement davantage avec Dieu qu’avec le public, qu’il ne regarde jamais. Cela me gêne un peu, comme si l’on me parlait en regardant dans la direction opposée. Heureusement, une belle chemise orange vient égayer la silhouette sans visage. Surtout, on est happé par le jeu de jambe. Du coup, je suis contente d’être proche de la scène, même si la baffle qui amplifie le bruit des claquettes me meurtrit parfois les oreilles. C’est assez violent quand il se déchaîne au bord de la mini-estrade, sous laquelle doit se trouver le micro. On dirait des détonations de feu d’artifice. Un bouquet, au moins, vu comme cela mitraille. Pourtant, pas de grandes gerbes, les fusées, plus bruyantes qu’éclatantes, sont décevantes. C’est qu’il ne s’agit pas d’un spectacle, mais d’une performance*. Pas de danse mais des percussions. Ou une danse réduite au rythme, musique produite par le corps.

Et là, aidée par mes cours d’initiation au flamenco, j’entrevois toute la virtuosité de la chose : des rythmes de toutes sortes, binaires, ternaires, à contretemps, syncopés, enchaînés, téléscopés… La répétition permet d’en attraper quelques-uns, les plus simples, et alors, le corps a envie de danser ; mais les autres, trop complexes, je ne les entends pas, et alors, je finis par avoir ma claque de ce martèlement continu, de cette transe extatique ou épileptique à laquelle je ne peux pas participer. Les pieds sont tellement rapides et les rythmes indistincts, insaisissables, que cela en devient lent, long. On compte alors sur des pas qui engagent le haut du corps (tour, déséquilibres sur pointes, dérapages contrôlés) pour interrompre la mitraille et nous permettre de reprendre le rythme.

Le duo avec Marshall Davis Jr est bienvenue : même si la chemise orange comme par nous tourner le dos, un lien se crée entre les interprètes, entre complémentarité, canon et unisson époustouflant. On découvre ansi un autre style : aux secousses des jambes ne répondent plus les mouvements de buste saccadés, icontrôlés, qui donnent parfois l’air à Savion Glover l’air d’un épileptique, mais le balancement souple d’une silhouette dégingandée, comme une marionnette qui ne serait pas articulée dans le dos. Aux côtés de celui-ci, celui-là se redresse : on voit enfin ses yeux et on entr’aperçoit son regard. Quelques minutes d’éclate, comme à la fin du spectacle, lors d’une impro où les applaudissements du public suppléent les pas que le claquettiste retient.

Le reste du temps, c’est plus intériorisé, plus concentré. Les quelques mètres sur lesquels le claquettiste évolue n’invitent de toutes façons pas à dévorer l’espace. A deux reprises, des guitaristes flamencos donnent une dimension plus artistique (cela n’empêche pas de chanter par moments – caractéristique du flamenco ?) à ce qui risquerait autrement de devenir un exercice de style technique pour seuls initiés (que je soupçonne nombreux dans la salle). Claquettes et flamenco n’ont pas grand mal à s’entendre : entre heels et tacones, le talon devient prépondérant ; moins de shuffles, ça frappe et ça claque. La fusion est assez fascinante à observer : les claquettes se colorent, deviennent plus sombres, plus ancrées dans le sol. Cela contribue sans aucun doute à l’austérité qui marque la soirée aussi sûrement que la virtuosité de la star. Un plaisir exigeant, dont on ressort un peu claqué.

* Témoins la chemise trempée et les cordes d’eau qui tombent de son front – increvable, il n’a même pas l’air claqué.

Impression semblable chez Amélie.