Europa Danse à Éléphant Paname

Europa Danse, c’est la troupe de jeunes par laquelle est passée V. entre le CNSM de Lyon et le Capitole, et que j’ai découverte au théâtre des Champs-Élysées dans un programme très ballets russes, avec Parade, notamment.

Éléphant Paname, c’est le nouvel espace parisien dédié aux arts avec un focus particulier sur la danse – forcément, c’est une ancienne de l’Opéra de Paris qui l’a créé. Pas très loin du palais Garnier, il faut quand même chercher un peu et trouver une banderole discrète en guise d’enseigne et un gardien à l’entrée qui passerait pour un videur de boîte de nuit select – à quelques pas, une masse de gens attendent que Lady Gaga fasse un pas hors de son hôtel.

En résidence à Éléphant Paname, Europa Danse proposait samedi dernier une répétition publique aux futurs spectateurs. On aperçoit derrière les têtes des voisins des extraits d’extraits : duo sensuel issu des Petites pièces de Berlin de Dominique Bagouet, Petits riens de Malandain, pas de deux à la marguerite de Giselle, évocation de Martha Graham par une chorégraphe maison, reconstitution du Sacre du printemps de Nijinski, exercice baroque avec Atys de Béatrice Massin et Paradis explosif signé Montalvo, il y en a pour tous les goûts (de spectateur) et tous les styles (de danseurs).

L’enjeu est en effet de confronter les apprentis danseurs à des styles très variés, qu’ils puissent se les mettre dans les jambes et éventuellement choisir ceux qui leur correspondent le mieux. On repère aux corps et aux tempéraments la formation, à dominante classique ou bien contemporaine, dont les danseurs, polyvalents, sont issus. Ils passent d’un style à un autre sans difficulté, mais sans assurance non plus : les corps malléables se coulent dans des mouvements préétablis qu’ils n’ont pas complètement fait leurs, et qui demandent encore à être affirmés, acérés. Pour la première fois, je suis frappée par la jeunesse de cette troupe, comme devant des sculptures encore engoncées dans leur bloc de glaise, que l’on devine belles cependant. J’aurai plaisir à retrouver l’humour nonchalant de Colombe (Colombine ?), la vivacité de Christina et les garçons, dont j’ai oublié les prénoms, dans quelques années, lorsqu’ils se seront tout à fait modelés. En attendant, où diable la compagnie est-elle programmée ?    

En compagnie de Palpatine et Amélie.

J’étais là…

La souris se fait abeille pour butiner quelques souvenirs avant qu’ils ne soient fânés.

L’exposition Berenice Abbott au Jeu de Paume


 

En revenant de l’exposition, je soupçonnais très fortement que la photographie encadrée offerte par Melendili et les autres l’année dernière fût de Berenice Abbott : la grande avenue new-yorkaise où les voitures et le soleil semblent couler entre les buildings a tout des perspectives monumentales de cette Atget de la grosse pomme. Changing New-York a beau avoir été commandé par l’administration américaine dans une visée documentaire, le projet fait émerger des lignes graphiques puissantes ; ce sont les bâtiments plus encore que les habitants qui animent la ville – vide et vivante à la fois. On découvre aussi des photographies scientifiques qui confinent à l’art abstrait.

 

Celle-ci me fait penser au jeu du soltaire, lorsqu’on a terminé la partie et que les paquets de cartes rebondissent en cascade.

Mais dans l’ensemble, on reste un peu sur sa faim : les perspectives monumentales auraient mérité des tirages plus grands ; on reste en plan. J’ai presque été davantage fascinée par la sagesse qui émane du documentaire biographique diffusé à des spectateurs entassés et contorsionnés : loin d’être angoissée par le temps qu’elle pourrait chercher à rattrapper par la mémoire de la photographie, la vieille dame photographe sourit de son oeuvre ; elle semble avoir trouvé comment, elle sait vivre.

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Roméo et Juliette de Sasha Waltz

Interdiction de dire quoi que ce soit de cette séance de travail sur internet. Comme si l’on ne savait pas faire la différence entre une répétition et une représentation rodée, entre des petites failles qui nous rendent les artistes plus humains, et l’éventuelle faillite d’un spectacle. Comme si cela ne leur faisait pas de la pub que l’on en parle. Pour la peine, je n’ai rien dit du spectacle ; maintenant que le ballet/opéra a disparu de l’affiche depuis belle lurette, je veux bien m’en souvenir.

Depuis le premier balcon, sans jumelles, je ne reconnais pas Roméo : vu ses lignes et son ballon, cela ne peut guère être, par déduction, que Mathieu Ganio, mais il ne m’agace pas un seul instant, donc cela ne peut pas être lui. Et pour cause : il s’agit d’Hervé Moreau. Je n’aurais pas pu le reconnaître pour la simple et bonne raison que c’est la première fois que je le vois danser. Soudain, je comprends mieux pourquoi on en a tellement parlé. Classe, vraiment. Et Aurélie Dupont, forcément.


Hop, que ça saute.
Photo de Laurent Philippe, à retrouver dans le diaporama de l’Opéra.

Devant l’abstraction de ce ballet en noir et blanc, j’oublie Roméo, j’oublie Juliette. Jusqu’à la scène du bal : le tableau des mini-tutus dorés qui se lèvent au rythme des petits coups de cul mutins s’est inscrit dans ma mémoire comme un coup de triangle au milieu d’une symphonie. Le repas aussi : alors que tous les convives sont alignés et se baffrent de mets qu’ils sont seuls à voir, Juliette transgresse les conventions (théâtrales comme sociales) et s’avance dans l’espace de la table pour faire face à Roméo. Etonnant comme l’abolition de ce meuble imaginaire est plus onirique que le rêve même.

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Photo de Bernard Uhlig

Puis l’histoire s’efface à nouveau. Un coulée d’encre sur la panneau quasi vertical de la scène en reprend l’écriture. C’est l’encre de la lettre, du sang et de larmes qui en découleront. Les assauts répétés de Roméo avec l’obstination du ressac contre les rochers sont extrêmement poignants, et plus encore ses chutes infinies, bonheur qui lui glisse des mains, espoir qui crisse et dégringole, dans le silence du vide à venir.

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Photo de Laurent Philippe

Enfin, cette image du couple dans un cercueil lumineux (des galets pour un lit de rivière comme lit de mort), qui éclipse dans la mémoire les derniers choeurs des familles. C’est une image que ma mémoire a incorporé après-coup, car un petit souci technique a ressuscité notre Juliette, qui s’est allongée à côté de la fosse : où Shakespeare rejoint les stoïciens, et la faillibilité, l’humour ; il faut s’entraîner à bien mourir.



Photo de Bernard Uhlig

Alvin Ailé

Mercredi 27 juin

Alvin Ailey, c’est une compagnie qui me faisait rêver sans avoir rien vu d’elle – que des photos de danseurs noirs suspendus dans les airs. L’affiche des Etés de la danse n’y fait pas exception, et le cliché a du bon : il s’agit bien d’une danse puissante, athlétique, enracinée dans la culture noire. Il n’y a pas plus de diversité ethnique qu’à l’Opéra de Paris, souligne Palpatine (des métis plus clairs, comme nous avons des danseuses légèrement typées asiatiques, voilà tout), et pourtant le métissage de leur danse ne fait aucun doute : technique classique, énergie jazz, sens du rythme africain, les danseurs sont aussi à l’aise dans le contemporain qu’en hip-hop, et le mélange est détonant.

 

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Night Creature (1974) est la seule pièce d’Alvin Ailey de la soirée. Les costumes blancs très pailletés lui donnent un petit côté suranné – à moins que ce ne soit le roulement des épaules accordé aux hanches, coudes près du corps, exactement la façon de danser de ma grand-mère (qui a longtemps vécu aux Antilles : coïncidence de génération ou de latitude ?). Les demi-pointes et collants blancs me surprennent comme une convention plaquée sur ces corps noirs ; si l’on ajoute à cela les pieds pas toujours tendus des danseuses, on obtient une impression de maladresse, comme un enfant qui aurait cherché à reproduire ce qu’il voit sans l’adapter à sa personne. Seule la meneuse sort vraiment du lot parmi les femmes. Cela me surprend d’autant plus que les danseurs qui débarquent sont des bêtes de scène et de technique. Je ne me suis toujours pas remise de cette diagonale en remontant où le danseur s’assommerait avec son grand battement devant s’il ne plongeait aussitôt en un cambré arrière à faire pâlir la Bayadère, tête aux genoux.

 

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Quoiqu’il en soit, cet In the night jazzy plein d’humour, avec ses petits signes de main mondains, permet de faire la connaissance de la compagnie grâce au rôle donné au groupe, qu’il soit éparpillé en duos démultipliés ou rassemblé en grappe – avec les bras en seconde retournés vers le sol, on dirait une nuée de faucons.

 

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Changement de décor pour Urban Folk Dance (Ulysses Dove – 1990) : finie la soirée endiablée, on rentre à la maison. Deux lampes qui pourraient servir pour un interrogatoire, deux tables, quatres chaises et autant de danseurs font le portrait simultané de deux couples qu’on imagine vivre à côté. Sans jamais vraiment disparaître, la symétrie entre les couples est entamée par le caractère de chacun : la même situation s’exprime à travers leurs histoires particulières, banales dans leur redondance mais poignantes dans leur singularité. Rencontre de personnes entières, les relations sont aussi brutes que le mobilier est sommaire. La violence du désir et du ressentiment se confondent dans des duos abrupts où tout sentiment devient sensation. J’adore la force brute qui se dégage d’une maîtrise totale du corps – et des objets autour d’eux : le danseur qui, sans élan, bondit sur le rebord de la table et s’en repousse aussitôt fait paraître Le Jeune Homme et la Mort une promenade de santé…


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Episodes (1987) me le confirme : Ulysses Dove est un chorégraphe sur lequel je vais devoir me pencher. Les diagonales de lumière où apparaissent courses, sauts et chassés-croisés sont autant de traversées d’un espace que l’on n’embrasse jamais, tandis que des cercles de lumière percent ponctuellement ces mouvements obscurs. Que des bribes, brutes, jamais balbutiantes. Jamais d’histoires, beauté de l’épisodique.

Love Stories (J. Jamison/R. Harris/R.t Battle – 2004) : je n’ai pas trouvé où étaient les histoires d’amour, mais j’ai adoré cette pièce où après un doux réveil matinal (ouverture contemporaine, solo tranquille), la danse sort de sa torpeur et monte en puissance, jusqu’à déferler en jubilation hip-hop : des vagues de danseurs se succèdent, baskets aux pieds, dans des enchaînements plus incroyables les uns que les autres. Secousses sexy du corps entier, déplacements de folie où le groupe avale l’espace comme un rien, sauts de malades qui provoquent la chute et la transforment en passage au sol… n’importe qui d’autre aurait déjà fait une crise cardiaque au milieu du truc, mais ils continuent dans la surenchère. Du délire, face auquel il faut se retenir pour ne pas se tortiller sur son siège et déranger ainsi tous les spectateurs en enfilade. Délire qui s’achève par l’image apaisée d’une marche en tuniques amples. On s’attendrait presque à des negro spirituals, à ceci près que ce sont des lumières et non des voix qui s’élèvent : des lucioles électriques, à l’image de cette dernière pièce.

 

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Savion Glover, ça passe ou ça claque

Après l’aventure rocambolesque de la revente de nos places à Garnier, Palpatine et moi arrivons au théâtre de la Ville pour une soirée de claquettes. Une première pour moi si l’on exclut mes propres balbutiements pédestres et le show(-off) Lord of the dance. En jetant un oeil au programme avant l’ouverture du rideau, j’ai un peu peur : « À quoi pensez-vous lorsque vous dansez ?  Je prie. » De fait, au début du spectacle, Savion Glover communie sûrement davantage avec Dieu qu’avec le public, qu’il ne regarde jamais. Cela me gêne un peu, comme si l’on me parlait en regardant dans la direction opposée. Heureusement, une belle chemise orange vient égayer la silhouette sans visage. Surtout, on est happé par le jeu de jambe. Du coup, je suis contente d’être proche de la scène, même si la baffle qui amplifie le bruit des claquettes me meurtrit parfois les oreilles. C’est assez violent quand il se déchaîne au bord de la mini-estrade, sous laquelle doit se trouver le micro. On dirait des détonations de feu d’artifice. Un bouquet, au moins, vu comme cela mitraille. Pourtant, pas de grandes gerbes, les fusées, plus bruyantes qu’éclatantes, sont décevantes. C’est qu’il ne s’agit pas d’un spectacle, mais d’une performance*. Pas de danse mais des percussions. Ou une danse réduite au rythme, musique produite par le corps.

Et là, aidée par mes cours d’initiation au flamenco, j’entrevois toute la virtuosité de la chose : des rythmes de toutes sortes, binaires, ternaires, à contretemps, syncopés, enchaînés, téléscopés… La répétition permet d’en attraper quelques-uns, les plus simples, et alors, le corps a envie de danser ; mais les autres, trop complexes, je ne les entends pas, et alors, je finis par avoir ma claque de ce martèlement continu, de cette transe extatique ou épileptique à laquelle je ne peux pas participer. Les pieds sont tellement rapides et les rythmes indistincts, insaisissables, que cela en devient lent, long. On compte alors sur des pas qui engagent le haut du corps (tour, déséquilibres sur pointes, dérapages contrôlés) pour interrompre la mitraille et nous permettre de reprendre le rythme.

Le duo avec Marshall Davis Jr est bienvenue : même si la chemise orange comme par nous tourner le dos, un lien se crée entre les interprètes, entre complémentarité, canon et unisson époustouflant. On découvre ansi un autre style : aux secousses des jambes ne répondent plus les mouvements de buste saccadés, icontrôlés, qui donnent parfois l’air à Savion Glover l’air d’un épileptique, mais le balancement souple d’une silhouette dégingandée, comme une marionnette qui ne serait pas articulée dans le dos. Aux côtés de celui-ci, celui-là se redresse : on voit enfin ses yeux et on entr’aperçoit son regard. Quelques minutes d’éclate, comme à la fin du spectacle, lors d’une impro où les applaudissements du public suppléent les pas que le claquettiste retient.

Le reste du temps, c’est plus intériorisé, plus concentré. Les quelques mètres sur lesquels le claquettiste évolue n’invitent de toutes façons pas à dévorer l’espace. A deux reprises, des guitaristes flamencos donnent une dimension plus artistique (cela n’empêche pas de chanter par moments – caractéristique du flamenco ?) à ce qui risquerait autrement de devenir un exercice de style technique pour seuls initiés (que je soupçonne nombreux dans la salle). Claquettes et flamenco n’ont pas grand mal à s’entendre : entre heels et tacones, le talon devient prépondérant ; moins de shuffles, ça frappe et ça claque. La fusion est assez fascinante à observer : les claquettes se colorent, deviennent plus sombres, plus ancrées dans le sol. Cela contribue sans aucun doute à l’austérité qui marque la soirée aussi sûrement que la virtuosité de la star. Un plaisir exigeant, dont on ressort un peu claqué.

* Témoins la chemise trempée et les cordes d’eau qui tombent de son front – increvable, il n’a même pas l’air claqué.

Impression semblable chez Amélie.

A la barre !

Pourquoi utiliser une barre en répétition et pas sur scène ?
Selon toute évidence, l’auteur de cette question, Pascal B., vient d’assister au gala d’Ouliana Lopatkina à Versailles, où il a vu ça : Anna Pavlova et Cecchetti de John Neumeier. 

Une barre, à quoi cela sert-il donc ? Historiquement, c’était un appui pour les danseurs malades ou en rééducation. Mais on s’est aperçu que c’était un excellent moyen de construire son corps : en ne travaillant qu’un côté à la fois, on peut se concentrer davantage sur ce que l’on fait, et ne pas avoir pour unique préoccupation de garder l’équilibre permet de sentir ses muscles et de les renforcer. Pour être efficace, la barre doit constituer un appui, pas une béquille ; les doigts, y être posés et non agrippés. En théorie, la barre, même celle qui n’est pas fixée au mur (son environnement naturel), ne doit pas bouger lorsqu’on s’y appuie. En pratique, on veillera à placer sur une barre mobile autant de filles d’un côté que de l’autre, histoire d’équilibrer les déséquilibres (sauf quand c’est moi, auquel cas il faut deux gamines de 14 ans pour faire le poids, merci de vous abstenir de tout commentaire). Je ne vous raconte pas la panique intérieure en audition, lorsque la barre où je me trouvais avec une brochette de candidates s’est cassée la figure parce qu’elle n’avait pas bien été fixée sur son support.

Peu à peu, donc, la barre s’est généralisée pour l’échauffement au point d’en constituer la synecdoque : si je prends la barre, ce n’est pas que je me mets à diriger le cours devenu navire, mais que je vais faire les exercices à la barre. Ils commencent invariablement par les pliés et engagent peu à peu l’ensemble du corps, avant de le solliciter franchement, pour finir par l’étirer et l’assouplir. Parce que l’échauffement ne consiste pas à sentir les gouttes de sueur dégouliner dans le dos (ça, c’est un corollaire), mais à faire en sorte que toutes les fibres musculaires travaillent de manière synchronisée. On peut crever de chaud et avoir les muscles froids : c’est comme ça que je me suis fait une élongation. La barre était presque finie et alors que je m’étirais, j’ai soudain senti que j’avais gagné beaucoup de longueur, beaucoup trop. Mais on n’est pas sensé être échauffé à la fin de la barre ? m’objecteront ceux qui suivent. Si. Seulement, moins le corps est entraîné, plus il met de temps s’échauffer. Idem lorsque vous êtes fatigué ou qu’il fait froid dehors. Avoir chaud n’est pas le signe infailliable qu’on est échauffé (même si on est rarement échauffé sans avoir chaud), et c’est pour cela qu’on aura tendance à parler de muscles froids ou chauds – ceci constituant ma réponse à la question d’Aymeric C’est quoi cette histoire de muscles froids/chauds ?

Comme la barre est assimilée à l’échauffement, il ne faudra pas être supris d’entendre l’expression de barre au sol : il s’agit de reproduire les exercices que l’on fait habituellement debout… allongé. Affranchis de l’impératif d’équilibre, on peut convenablement placer son corps, mieux le sentir et comprendre ce vers quoi il faudra tendre lorsqu’on reprendra l’exercice à la verticale. C’est notamment comme cela qu’on peut faire la part entre souplesse et musculature : une danseuse qui ne monte pas les jambes n’est pas forcément raide ; elle peut simplement n’être pas assez musclée – auquel cas cela ira tout de suite beaucoup mieux avec la pesanteur qui travaille en son sens.

L’usage de mot barre devient presque ironique dans la techique de Wilfride Piollet. Cette danseuse  classique a découvert que son corps était mieux échauffé par un cours de Cunningham que par certaines barres classiques et a élaboré à partir de cette découverte tout une série d’exercices d’échauffement à faire au milieu (sous-entendu, milieu de la salle – le milieu est un raccourci qui désigne généralement les exercices et enchainements que l’on fait après la barre). Pour avoir en stage pris des cours avec l’un de ses disciples, je peux vous dire que c’est aussi efficace que perturbant. La symbolique attachée à la barre est telle qu’au CNSM, lorsque les élèves sortaient du cours de Wilfride Piollet, le professeur suivant leur re-donnait une barre traditionnelle, alors même qu’ils étaient parfaitement échauffés et prêts à travailler leurs variations.

Mais revenons-en à la barre en tant qu’objet : dans la mesure où elle est assimilée à un échauffement, un entraînement donc, on devine déjà pourquoi on ne l’utilise pas sur scène. La barre assimile la danse à des exercices de gymnastique. Or, pour être reconnue comme art et non comme sport, la danse a toujours gommé l’effort de sorte que le specateur remarque non pas la performance de l’athlète, mais l’interprétation de l’artiste au service d’une oeuvre (bon, à la base, c’était juste la comestibilité de la danseuse, certes).

Pourquoi utiliser une barre en répétition et pas sur scène ? Pourquoi les grands musiciens ne font-ils pas leur gamme en concert ? Dis comme cela, on comprend sûrement mieux, et un tweet aurait suffi. Seulement voilà, il y a parfois des barres sur scène, et pas seulement parce qu’en tournée, la scène est souvent le seul espace disponible pour faire le cours (je dois vous dire à quel point j’aime m’échauffer sur scène, sous la chaleur des projecteurs, face au vide de la salle qui se peuplera plus tard – en attendant, le théâtre n’appartient qu’à nous). 

Observons donc quelques exemples de barres intégrées à des ballets. Si les balletomanes qui traînent en ont d’autres, qu’elles n’hésitent pas à nous les faire partager !

Commençons par le pas de deux qui a inauguré ce billet : Anna Pavlova et Cecchetti de John Neumeier.

 

 

On remarquera que, de manière symbolique, le premier mouvement que la danseuse fait à la barre est un plié. Très vite, cela n’a plus rien d’un échauffement. La dimension du spectacle se distingue notamment par les épaulements : au lieu de danser perpendiculairement à la salle comme y invite la disposition de la barre, la danseuse est toujours un peu en diagonale. Le profil strict est en effet peu flatteur : même si les pros risquent moins de révéler des secondes (position de la jambe sur le côté) approximatives que des amateurs, les lignes du corps paraissent rétrécies – or, les moignons de jambes ne sont hyper esthétiques.

La barre n’a d’intérêt que si l’on s’en sert pour ensuite s’en passer ; ainsi, notre danseuse s’en éloigne peu à peu, l’appui du partenaire se subtituant à celui de la barre.

Finalement, la barre est surtout là pour signifier que la danseuse interprète ici son propre rôle. Sinon, comment montrer que l’on est Pavlova, lorsque Pavolva en tutu est un cygne, une Wilis ou autre personnage ?

Cette dimension référentielle de la barre se retrouve presque à chaque fois que l’objet est inséré dans un ballet. Manière de dire : la danseuse que vous voyez est bien une danseuse. Presque un truc méta (pour les littéraires parmi vous).

La Petite Danseuse de Degas en constitue l’exemple parfait (la qualité de l’extrait l’est moins), avec son premier acte situé dans un studio de danse (à moins que ce ne soit censé être le foyer ?). A côté de ce que je nommerais la légende rose de la danse, avec des danseuses mignonnes à croquer qui rêvent toutes de devenir étoile, il y a la légende noire, avec des danseuses qui connaissent la douleur et sont prêtes à tout pour devenir calife à la place du calife. C’est cette seconde que Béjart a exploitée avec beaucoup d’humour dans Le Concours. Je n’ai pas réussi à trouver un extrait vidéo où les danseurs soient à la barre, mais ceci vous donnera une idée de ce ballet policier à l’intérieur de l’opéra. Dans celui-ci, on aperçoit les barres tout autour de la scène, comme délimitant un ring de boxe :

 

 

Pour qui a envie de poursuivre la réflexion sur l’articulation de ces deux légendes, roses et noires, je vous invite à lire le billet que j’avais écris là-dessus.

C’est également par des barres que Jérôme Robbins indique avoir transposé le faune de Nijinski dans une salle de danse. Dans ce premier extrait, la barre qui s’interpose entre la caméra et les danseurs est là pour faire du 4e mur invisible un miroir (auquel elle est souvent accrochée), introduisant au passage le thème du narcissisme. Pour goûter à l’érotisme d’Afternoon of a Faun, je vous suggère quand même un autre extrait.

Enfin, un extrait d’Etudes, d’Harald Lander. Si ce ballet est d’abord un hommage au monde chorégraphique, qui progresse depuis les exercices à la barre jusqu’aux variations des étoiles en passant par le corps de ballet, et où la barre est donc un élément de référence, c’est peut-être celui qui en a le mieux exploité l’aspect esthétique.