Journal de lecture : Le désir est un sport de combat

En allant chercher Nos puissantes amitiés, je suis tombée en tête de rayon sur Le désir est un sport de combat, dont la lecture s’est révélée beaucoup plus intéressante et nuancée que le titre ne le laissait supposer. Rébecca Lévy-Guillain laisse volontairement de côté les mécanismes corporels et les histoires personnelles dont se chargent habituellement la biologie et la psychologie. Partant du principe que les disparités de désir sexuel au sein des couples sont trop récurrentes pour s’expliquer seulement par des histoires singulières, elle part en quête des constructions sociales du désir (hétéro)sexuel.

Petites précisions :

  • L’autrice parle des classes populaire, moyenne et supérieure, en les réarrangeant en classe populaire, fraction économique des classes moyennes et supérieures et fraction culturelle des classes moyennes et supérieures : j’écrirai classes populaires, classe moy-sup-éco et classe moy-sup-cult.
  • Quand on parle de comportements attribués aux femmes ou aux hommes, il n’est pas question d’essentialiser, c’est toujours une construction sociale à laquelle certains individus échappent (heureusement).
I. La genèse du désir

Notre capacité à éprouver du désir dépend en partie de notre éducation au plaisir sensoriel (via le sport, la gourmandise…). Or le développement d’un « corps plaisir » peut être entravé par la fabrication d’un « corps contrôle », qui intériorise les pressions sociales, morales ou religieuses (injonctions à contrôler son apparence par la minceur ou une étiquette vestimentaire, notamment). Les normes sociales font que les garçons tendent à se constituer un corps plaisir et les filles, plutôt un corps contrôle, surtout si elles font partie des classes supérieures où on est plus guindé dans les apparences. Le corps contrôle peut aller jusqu’à être remplacé par un « corps anesthésié » chez les victimes d’abus sexuels ou de harcèlement lié à l’apparence physique.

Dans ma famille, on est mince par métabolisme et la gourmandise est très encouragée… mais j’ai eu un moment de pwd en lisant le témoignage d’une catho racontant comment elle s’était construite dans le contrôle avec la danse classique. J’ai repensé à mon ex qui m’avait vexée en remarquant que je ne connaisse pas mon corps, alors que je le connaissais très bien, merci : je parlais du corps contrôle musculo-squelettique et lui du corps plaisir organique.

II. La construction de l’imaginaire sexuel

Pour développer son imaginaire sexuel, on a besoin de côtoyer et de s’approprier des scénarios. L’exposition aux contenus érotiques diffère en fonction des connotations positives ou négatives associées à la sexualité, variables en fonction du genre et de la catégorie sociale : globalement, la sexualité est valorisée pour les mecs, mais suspecte chez les meufs, surtout si elles font partie des classes populaires et moy-sup-éco. Les catégories moy-sup-cult. ont accès à davantage de scénarios érotiques, notamment via la littérature (Nabokov, Choderlos de Laclos, Diderot, Sade, Apollinaire, etc., versus les romances pour les classes inférieures — après, j’ai le souvenir d’un ou deux bouquins de séries à l’eau de rose pour ado, qui avaient le mérite d’inclure quelques scènes explicites d’une manière adaptée à leur lectorat).

Last but not least, les scénarios sexuels doivent être couplés à des sensations physique d’excitation pour que l’éveil au désir fonctionne. (Typiquement, les scènes de sexe dans les films des années 1990, quand t’as les parents derrière toi, ça te provoque strictement rien à part de la gêne.) C’est souvent là que le bât blesse. Si on croise la constitution du corps plaisir et l’exposition aux scénarios, l’apprentissage du désir est lacunaire chez les femmes : celles des classes populaires ont un corps plaisir éveillé au désir mais un sentiment d’illégitimité voire de culpabilité face à la sexualité ; celles des classes moy-sup-cult. ont accès aux représentations du désir mais un corps verrouillé par le contrôle ; et celles des classes moy-sup-éco sont les plus mal loties avec potentiellement des barrières physiques et psychiques.

III. « Je me suis forcée »

Le désir semble tellement devoir aller de soi que son absence peut générer des questions identitaires (je passe, parce que j’ai déjà chroniqué La Révolution du No-Sex). MeToo a pas mal changé la donne dans l’idée qu’il ne va pas de soi d’avoir envie d’une relation sexuelle dans le cadre d’un couple. Bonne nouvelle, donc, les meufs se forcent de moins en moins (évitons ainsi de nous alarmer de la baisse de l’activité sexuelle chez les jeunes générations, c’est peut-être pour une très bonne raison).

Mauvaise nouvelle, en revanche, à laquelle je n’avais pas du tout songé : dorénavenant, les nanas qui ont des relations sexuelles sans désir se flagellent parce qu’elles se perçoivent comme faibles d’avoir cédé aux pressions du conjoint — surtout si elles sont de la nouvelle génération ou appartiennent aux classes moy-sup-cult. rodées aux grilles de lecture féministes. C’est la double peine : non seulement il y a peu de chance qu’elles aient pris du plaisir pendant l’acte (l’appétit ne vient pas toujours en mangeant), mais elles sont entraînées dans une spirale d’auto-dévaluation (dont on peut imaginer qu’elle les rend moins sûres d’elles et plus enclines à céder aux avances pour se sentir désirables et validées).

Au passage, l’autrice rappelle que le consentement et le désir sexuel sont deux choses distinctes. On peut parfaitement consentir à une relation sexuelle sans éprouver de désir, notamment pour faire plaisir au conjoint. Après, bon… m’est avis que l’argument est plus à destination des nanas qui se flagellent, que des gars qui ne voudraient pas se pencher sur la définition du viol conjugal.

IV. « Je ne suis pas ton colocataire »

Non seulement les femmes partent souvent avec un temps de retard sur les hommes dans la construction du désir, mais celui-ci imprègne tellement la socialibiliation des hommes qu’ils ont du mal à faire sans (ou avec moins).

Si on caricature, serrer des meufs est ce qui lie les hommes entre eux. Genre ils ne peuvent pas être potes tranquilles entre eux parce qu’ils s’apprécient, il faut qu’ils prouvent leur virilité pour être acceptés par leurs pairs. Du coup, s’ils ne font pas l’amour aussi souvent qu’ils imaginent devoir le faire, leur virilité et leur estime de soi s’effondre ; ils se sentent exclus. Vous trouvez que c’est exagéré ? À lire certains verbatims, c’est carrément en-dessous de la vérité (j’aurais recueilli un certain témoignage, j’aurais dû lutter pour conserver la neutralité de la posture sociologique et ne pas coller deux claques au gars).

Mais évidemment, il n’y a pas que ça. Les constructions sociales poussent les hommes à être fort, ne pas pleurer, ne pas montrer leurs émotions et autre bullshit qui imposent à leur compagne de se transformer en psy qui font que leur vie affective et émotionnelle est souvent plus pauvre que celle des femmes ; sauf éducation particulière ou travail personnel auprès d’un psy, ils n’ont souvent pas les outils pour articuler ce qu’ils ressentent. Du coup, le sexe est pour eux le lieu de création l’intimité — alors que pour les femmes, il en est un, souvent privilégié, mais pas le seul (dudes, vous n’imaginez pas la puissance d’une conversation-confidence ; vous devriez essayer). Pour beaucoup d’hommes, les relations sexuelles sont un moyen de lutter contre la solitude, et pour certains, c’est carrément un rempart contre la dépression.

Tout ceci permet de mieux comprendre le concept de misère sexuelle, je trouve, sans le balayer d’un revers de la main comme le font parfois certaines féministes lassées d’un prétendu dû sexuel (et on comprend la lassitude)  : ça recouvre souvent une misère affective, in fine. La souffrance peut être réelle, et pas seulement une blessure d’ego dans un univers masculin(iste ?).

V. Des femmes désirantes

Heureusement notre autrice n’a pas voulu laisser son lectorat hétérosexuel sur ces constats dépitant. Elle s’est penché sur les couples où les disparités de désir sont moindres et/ou moins mal voire bien vécues. Côté femmes, sont avantagées celles qui ont été éduquées pour jouir de la vie sans entrave. Quand ce n’est pas le cas et qu’il a fallu faire tout bien comme il faut en se contorsionnant dans les cases, tout n’est pas perdu pour autant… Cela passe alors par une prise de conscience de son droit à désirer (oui, tu t’es souvent fait passer en second, non, le plaisir n’est pas réservé aux hommes, ce n’est pas sale et ça ne fait pas de nous des salopes ou des pécheresses) et par un travail actif de réappopriation du champ sexuel : masturbation studieuse, apprentissage livresque ou vidéo, écoute de pOrno audio… tout est bon pour développer son imaginaire sexuel, la sensibilité de son corps, et ainsi passer d’objet à sujet sexuel. Comme cela demande pas mal de ressources sont favorisées les femmes des classes moyennes et supérieures, notamment de la fraction culturelle, plus enclines à aller chez le psy (« plus proches des savoirs thérapeutiques » on dit en langage élégant).

VI. Des hommes flexibles

Chez les hommes, les disparités de désir au sein du couple sont mieux vécues quand il y a eu un apprentissage émotionnel précoce et intime (big up aux familles qui apprennent aux petits garçons à exprimer leurs émotions & un grand merci aux parents du boyfriend) ou à défaut un gros travail de remise en question — par des copines, sœurs, amies qui ont la patience de la pédagogie ou, mieux, chez un psy (on ne dira jamais à quel point un mec qui a suivi une psychothérapie est un gros turn on). Plus on est capable d’exprimer ses émotions et de créer de l’intime par la parole ou le geste non sexuel, moins la frustration est prégnante. Encore une fois, sont plus avantagés les classes moy-sup-cult.

Évidemment, cela aide carrément d’évoluer dans un environnement où le prestige ne repose pas entièrement sur la sexualité mâle, que cela soit pour des raisons idéologique ou pratiques (quand on s’en sort bof sur le marché érotique). En somme, soit t’es woke, soit t’es CSP+ geek, soit — surprise ! — catho (le moindre désir de l’épouse peut être moins mal vécu que dans les autres milieux, car perçu comme naturel et faisant partie du package voulu par dieu — à défaut de se remettre en question, ils foutent la paix).

En conclusion, l’autrice rappelle que « la sexualité n’est pas une activité déconnectée des autres sphères de la vie » (l’intime est politique, bitches) et que « les scénarios culturels cristallisent les enjeux et conflits autour du désir » (ils reproduisent les normes et nous incitent à les perpétuer, quoi). Bref, le passage du désir est étroit, ménageons-le : mesdames, apprenons à jouir ; messieurs, apprenez à dire (vos émotions — et tant qu’à faire, dégagez ou éduquez vos potes virilistes). Et tous allons voter pour un peu moins d’inégalités sociales.

Journal de lecture : Nos puissantes amitiés

Dès l’introduction de Nos puissantes amitiés, j’ai pensé à Melendili. Évidemment, elle l’avait déjà lu… et ce n’était pas vraiment le livre qu’elle attendait. Je n’ai pas trop compris sur le moment, j’étais dans l’enthousiasme du premier chapitre — probablement celui qui m’a le plus appris. L’analyse sociologique des constructions genrées de l’amitié a confirmé une impression floue, à savoir que la plupart des amitiés masculines se construisent par opposition au groupe des filles… et ce, dès la maternelle ! Pas à l’adolescence, comme je l’aurais spontanément pensé, avec l’idée de se vanter de conquêtes parfois imaginaires. En maternelle ! Arrête de traîner avec les filles, sinon tu ne pourras pas rejoindre le « groupe des Méchants » (dénomination réelle d’un groupe étudié — c’est mi-adorable mi-terrifiant). Du coup, les amitiés masculines sont souvent davantage un moyen de ne pas être exclu socialement qu’un rapprochement intime ; et certains hommes finissent ainsi en « estropiés affectifs » (de mémoire, je ne retrouve pas l’expression exacte, qui était me semble-t-il empruntée à bell hooks).

J’ai beaucoup aimé aussi le renversement de la friendzone en fuckzone :

Fuckzoner quelqu’un (de fuck : baiser), c’est interagir avec une personne dans l’unique but de coucher avec elle. La fuckzone, c’est arrêter de parler avec quelqu’un quand on apprend qu’elle n’est pas célibataire. La fuckzone, c’est faire semblant de s’intéresser à l’autre, en ne poursuivant en réalité que sa fonction sexuelle. Ce que disent les féministes, c’est ceci : ce n’est pas nous qui friendzonons, ce sont les mecs qui nous fuckzonent à tout va. Et qui, ce faisant, empêchent toute véritable rencontre de pouvoir avoir lieu.

Dans la suite de l’essai, Alice Raybaud envisage l’amitié sous son aspect politique, en tant que levier permettant de repenser les normes sociales que sont notamment le couple, la famille nucléaire et la vieillesse en maison de retraite. À la fois, ça n’a l’air de rien, et c’est beaucoup, de partager ces histoires de colocation ou de parentalité amicales, avec un partage du care qui va bien au-delà d’une attention portée à l’autre lors des coups durs. Habiter ensemble passées les années étudiantes, élever un enfant en-dehors du couple, imaginer des solidarités pour échapper à la dépendance, c’est tout un monde à repenser, et j’ai eu plaisir à entrevoir d’autres manières de vivre ensemble (même si je me demande toujours s’il y a beaucoup d’introvertis parmi ces partisans de l’amitié comme mode de vie…). L’autrice s’attache également à souligner l’importance de la famille choisie pour les personnes queer, trop souvent rejetées par la leur, et plus largement le soutien des amitiés dans les luttes, notamment féministes.

Du coup, si pour vous habiter ensemble quand on est en couple ne va pas de soi, si vous avez déjà entendu parler de Thérèse Clerc, et si vous avez dans votre cercle de connaissance quelqu’un qui élève un bébé-pipette avec son meilleur ami homosexuel, vous n’aurez probablement pas l’impression d’apprendre grand-chose de nouveau. Mais peut-être n’est-ce pas le but. Peut-être faut-il seulement s’imprégner de ce que cela implique, prendre la mesure de la puissance des liens amicaux et se rappeler qu’ils méritent toujours davantage de soin qu’on a tendance à leur en accorder. Comme l’ouvrage d’un stoïcien dont la lecture vaut moins que la relecture, et la relecture moins que la tentative de vivre en accord avec ses principes.

Peut-être aussi m’attendais-je à une réflexion plus philosophique que politique — et en même temps, patate que je suis, c’était dans le sous-titre : Des liens politiques, des lieux de résistance. La dimension politique, sociologique, militante, je vois bien, maintenant. Mais l’intime, ses alchimies, ses efforts, ses joies et ses difficultés… on parle finalement peu de l’intimité qui peut exister entre deux personnes sans qu’il y ait pour autant du désir entre elles, du lien qui unit et nourrit davantage qu’un déj’ entre copines, comme si les amitiés étaient des fleurs coupées à la fin de la jeunesse, qui survivaient tant bien que mal dans un vase à l’âge adulte. L’autrice parle de cette sous-représentation au début de son ouvrage, et je crois que c’est à propos de cela, surtout , de cet intime, que j’aimerais lire, en piochant dans les références disséminées dans l’essai.

[citation d’Anne Pauly, article paru dans le numéro 4 de La Déferlante] Pour moi, la déflagration se produit toujours quand un·e ami·e devant moi déploie sa fantasie. Sa fantaisie, son imaginaire et sa boîte à connerie. Révéler à quelqu’un qu’on connaît à peine l’existence de son pays bizarre, c’est courageux, quel que soit l’âge. Le plus souvent, le simple fait d’y avoir été invité·e suffit à sceller le lien.

Les gens fantaisistes <3

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Selon elle [Claire Richard, dans le podcast On ne peut plus rien dire de Judith Duportail], il y a un « manque d’un savoir-faire, de scripts et d’imaginaires », pour penser une variété de modalités de contacts, qui est très dommageable. « On est saturé·e de représentations de la gradation des contacts érotiques. Mais concernant les contacts amicaux, de tendresse, on n’a pas du tout le langage et donc cela nous en prive beaucoup. C’est vraiment un territoire non cartographié », pointe-t-elle, toujours dans ce podcast.

Tellement impensé que ça nous fait parfois bizarre à Melendili et moi de nous faire la bise — la bise, quoi ! Avec JoPrincesse, ce sont les hugs : elle y recourt spontanément, mais ils doivent être brefs et ils prennent ainsi fin au moment où je commence à m’y faire.

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[citation de Camille Toffoli, S’engager en amitié] Dans les milieux queers, on accepte qu’il puisse y avoir du désir entre deux ami·es, que ce désir puisse être nommé sans nécessairement mener à des rapprochements.

Et d’inciter à sortir de la binarité entre amour et amitié.

Anne Pauly défend d’ailleurs que « l’amitié part aussi d’un rapport de désir avec l’autre », entendu que le désir n’est pas forcément sexuel. L’amitié nait également d’une attirance, même s’il ne s’agit pas d’une attirance sexuelle.

Si vous avez des coups de foudre amicaux à raconter en commentaire, on veut les lire !

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L’autrice parle des amitiés nées de groupes de paroles, où les participantes s’offrent une « écoute radicale » qui produit une qualité de lien humain rarement atteinte dans la vie quotidienne :

cela tient beaucoup au fait de pouvoir s’exprimer et de s’écouter pleinement sans avoir l’esprit parasité par l’urgence de préparer une réponse à fournir à l’autre.

Journal de lecture : La révolution du No Sex

Il y avait cette curiosité passive pour la question de l’asexualité, réactivée il y a quelques temps par un épisode de Heartstopper (série parfaite pour les cœurs en guimauve woke). Mais surtout, si je suis honnête, le désir de comprendre pourquoi le désir sexuel se fait aussi stable qu’un néon en fin de vie pour moi ces derniers temps. J’ai bien tenté de Googler le désir, mais je me suis pris une avalanche d’articles sur la perte de libido et ses origines maléfiques (stress, charge mentale, contraception…). Or, non. Petit a) je n’ai pas perdu ma libido, c’est elle qui perd le fil et se fait la malle sitôt après avoir amorcé un rapprochement. Surtout, petit b) pourquoi la fluctuation de la libido serait-elle nécessairement un mal à solutionner-médicamenter de suite ? Pourquoi serait-ce forcément au partenaire avec la libido moindre de remédier à une situation dont il ne souffre pas (lorsqu’il n’en souffre pas, puisque tel est mon cas ; je parle de moi à la troisième personne comme si j’étais Jules César si je veux) ? Bref, j’avais besoin d’un peu moins de norme et d’un peu plus de pistes. Et qui mieux que les asexuels et abstinents pour questionner la norme en matière de sexe, hein ?

Autant ruiner le suspens de suite : je n’ai pas eu de révélation à la lecture de La Révolution du No Sex, petit traité d’asexualité et d’abstinence. Mais j’ai ouvert un peu mes horizons, appris qu’être asexuel n’exclut pas nécessairement les relations sexuelle (on peut y consentir sans grand désir, en mode pourquoi pas — même si bon, hein…), mais surtout qu’être asexuel ne signifie pas forcément n’éprouver aucune pulsion sexuelle (même si pour certains oui) : cela signifie avant tout ne pas éprouver de pulsion sexuelle pour autrui (et n’exclut donc pas la masturbation). Bref, l’asexualité, c’est tout un spectre. Le didactisme de Magali Croset-Calisto m’a fait reconsidérer mon préjugé selon lequel se disent asexuelles des personnes qui n’ont pas encore ressenti d’attirance et/ou de plaisir (ou qui ont eu des expériences telles que toute sexualité s’est mise à leur répugner) — préjugé qui est d’ailleurs similaire à celui que j’ai pu rencontrer en revendiquant ne pas vouloir d’enfant : c’est parce que tu n’as pas rencontré le bon /  tu dis ça maintenant mais tu verraaaaas. Je vois que je suis à un âge où les enfants pullulent dans mon cercle amical et où mes amies nullipares commencent à entendre parler de congélation d’ovules par leur gynéco : et non, vraiment, toujours pas, je préfère donner cours de danse à des enfants que je peux rendre à leurs parents à la fin du cours, émoticone diablotin ravi, demerden Sie sich.

J’ai surtout trouvé très intéressante l’hypothèse de l’autrice selon laquelle la mouvance no sex fonctionnerait un peu comme l’inconscient de notre société, en mode ras le bol de la sexualisation à outrances et des VSS, on coupe les ponts et on privilégie un rapport apaisé à soi et aux autres (on sublime à donf, dégénitalisation des rapports, « érotisation d’autres territoires » comme le désir de savoir…). L’absence de pulsion sexuelle n’équivaut pas à l’absence de pulsion de vie : la pulsion d’auto-conservation prend simplement le pas sur la pulsion sexuelle.

L’autrice pousse jusqu’au paradoxe en comparant le no sex à l’amour courtois et aux troubadours « qui chantaient la sublimation du sexe au nom de la protection d’un désir durable qui ne se lasse ni ne s’épuise de lui-même ».

« Et si la sublimation du désir et des rapports sexuels permettant au final de maintenir le désir du désir ? »

La révolution du No Sex aurait tout d’une révolution astronomique, quoi. Je vous laisse sur un extrait de la conclusion, voir si vous seriez tentés de lire le (court) essai en entier :

Le sexe actuel, avec ses soutènements porno-commerciaux, a envahi l’ensemble des espaces publics et mentaux. […] Les personnes asexuelles, abstinentes ou en baisse de libido n’ont jamais été aussi visibles (et décriées) que dans notre modernité. Derrière cette nouvelle visibilité, le message du No Sex est que le sexe est à réinventer. Car les raisons de ne pas, ou ne plus, faire l’amour sont nombreuses : par orientation, par réaction, par déception, par choix, par protection, par guérison, etc. […] Face au burn-out des couples, face à la surconsommation et à l’appauvrissement des ressources naturelles, face à l’inflation constante, la sobriété est de mise. […] La pulsion de vie a changé de registre. Le monde des plaisirs fait place à celui de la modération. La pulsion sexuelle se met en retrait, au profit de la pulsion d’autoconservation. […] Désormais, avant de penser au sexe et à la jouissance, l’humain pense d’abord à sa sécurité. À sa pérennité. Car pour pouvoir jouir et éprouver du plaisir, encore faut-il être en vie. La révolution du No Sex vient nous le rappeler : il s’agit de se recentrer pour pouvoir durer.

C’est pourquoi les jeunes qui n’ont plus envie de faire l’amour (tel qu’il se fait), les personnes d’orientation asexuelle et les personnes abstinentes délivrent un message fort à la société : en isolant la pulsion sexuelle de leur mode de vie, ils la protègent du mortifère ou de l’asphyxie. Cette mise au repos donne au désir un nouveau souffle, via la sublimation et la création. […] Ils questionnent le monde des envies au profit de l’en-vie.

…

À la suite de cette lecture, j’ai regardé sur Arte le documentaire No sex. Une jeune femme témoigne de son chemin pour se reconstruire après un viol. Un homme, qui m’a immédiatement été antipathique au possible, y parle d’abstinence subie ; il m’a fallu faire preuve de persévérance pour pousser outre l’aigreur et entendre la souffrance, réelle, poignante, qui l’a conduit jusqu’à la tentative de suicide. Un couple asexuel répond à des questions auxquels ils sont rompus sans jamais se lâcher la main, comme ne manque pas de le remarquer l’interviewer… qui ne souligne pas le seul moment où la jeune femme récupère son autonomie : lorsque son compagnon parle de masturbation. La chose semble lui répugner, et c’est cette répugnance qui m’a replongée dans le doute, dans le flou entre normal et pathologique.

Est-ce qu’on n’érigerait pas des théories pour justifier nos constructions de traviole ? Est-ce qu’on ne colmaterait pas de bonnes raisons nos angles morts ? Et en même temps, ces théories offrent une alternative bienvenue à la pathologisation de tout ce qui s’éloigne de la norme… Face au couple asexuel présent sur le plateau, ma première réaction a été de me dire que, quand même, ils en tenaient une couche. Est-ce que j’écoute cette réaction spontanée comme une forme d’intuition ou est-ce que je l’écarte comme production de préjugés hérités de la société (parce que bon, d’habitude la neuroatypie ne me paraît pas si bizarre que ça) ? Est-ce que je ne laisserais pas plutôt infuser la force de vie qui émane de la jeune femme, dont l’enthousiasme et la joie me rappellent la camarade de prépa qui se destinait à rentrer dans les ordres (et vous pliait une explication de textes de Laclos avec une élégance et une décontraction totales) ?

Vivre avec nos morts

Ce n’est pas tous les jours qu’on ouvre la porte d’un univers inconnu, et c’est l’effet que m’a fait l’essai de Delphine Horvilleur, Vivre avec nos morts — l’univers en question n’étant pas la mort, mais le judaïsme. J’y ai découvert des étymologies qui sont et ne sont pas de l’hébreu, des récits issus de textes sacrés, tout une tradition exégétique et humoristique de moi inconnue, accompagnée par le récit très personnel de l’autrice-rabbine.

Ses réflexions partent souvent des enterrements lors desquels elle a officié, et se ramifient, entrecroisent l’intime, le familial et l’historique. Éclairés par des récits de la tradition judaïque, on y trouve des souvenirs d’enfant, des expériences de jeune adulte, des secrets de famille qui sont ou ne sont pas la sienne, des effets de transmission et des lacunes… On y croise la psy de Charlie Hebdo ; Marceline et Simone (Veil), « les filles de Birkenau » ; des fantômes issus de linceuls décousus, attendant qu’on reprise leur histoire décousue ; un Dieu auquel on peut demander des comptes, de manière fort irrévérencieuse ; une femme obsédée par son propre enterrement et qu’une cérémonie factice a tiré de la dépression ; inévitablement aussi, l’histoire d’une génération pris entre la Shoah et le(s) sionisme(s)…

C’est un essai tout sauf morbide : sensible, lumineux ; tout sauf dogmatique : intime, psychologique, politique. La judéité constitue un point d’entrée pour aborder des questions qui dépassent toute confession, et Delphine Horvilleur prend garde à ce que son texte reste accessible quelques soient les croyance ou incroyances de ses lecteurs.

Merci à @krazykitty pour la recommandation de lecture !

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Ne jamais raconter la vie par la fin mais par tout ce qui, en elle, s’est cru « sans fin ».

En anecdote, une tirade de film, d’enfant qui déplore qu’on mette une plaque commémorative pour dire qu’ici des enfants ont été tués, alors qu’on pourrait les célébrer en disant : ici, des enfants ont mangé de la chantilly pour la première fois.

L’autrice évoque aussi le choix des photos sur les tombes, avec une réflexion que je m’étais déjà faite sur les portraits d’auteurs morts : une photo dans leurs dernières années, et on se dit qu’ils ne sont pas montrés à leur avantage ; une photo d’eux jeunes, et tout développement ultérieur, toute maturité est balayée. Moralité : au moins deux photos, deux points entre lesquels imaginer la trajectoire d’un être.

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Ainsi, les fantômes ne vous veulent pas forcément de mal. Parfois, ils vous racontent une histoire, la vôtre, et vous disent qu’elle est simplement une reprise de la leur.

En plein cœur des romans-fresques familiales sur plusieurs générations.

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Citation d’Elsa Cayat, la psy de Charlie Hebdo, qui répond à un homme racontant avoir été saisi par la panique à 10 ans, en prenant conscience de sa mortalité :

Un sentiment de panique c’est quoi ? C’est un sentiment d’abandon très puissant qui réactive quelque chose que l’on ne t’a pas dit sur TON histoire. Cette peur de mourir, c’est une envie de mourir, la peur d’être abandonné se traduisant par une envie de s’abandonner définitivement.

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Une prise de conscience à un enterrement où le fils n’a pas prévenu la rabbine qu’il viendrait seul :

Accompagner les endeuillés, non pas pour leur apprendre quelque chose qu’ils ne savaient déjà, mais pour leur traduire ce qu’ils vous ont dit, afin qu’ils puissent l’entendre à leur tour. Et s’assurer ainsi que le récit qui a quitté leur bouche reviennent à leurs oreilles par l’intermédiaire d’une vois qui n’est pas la louer, enfin pas tout à fait, une voix qui fait dialoguer leurs mots avec ces d’une tradition ancestrale, transmise de génération en génération, aux « bons » comme aux « mauvais » juifs, et surtout à ceux qui font comme ils peuvent.

Ce jour-là, j’ai dit à un homme ce qu’avait été sa mère, ne pouvant inventer autre chose que ce qu’il m’en avait livré. Et pourtant, je ne saurais l’expliquer, mais c’est comme si une autre histoire s’était devant nous énoncée.

La parole psy fonctionne-t-elle autrement ?

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Moïse a reçu la Thora au mont Sinaï mais, bien après lui, surgirent des hommes capables d’interpréter ce que lui ignorait. Ces érudits en savaient davantage mais continuaient à dire que ce qu’ils détenaient, ils le lui devaient.

L’avenir n’est pas devant nous mais derrière, dans les traces de nos pas sur le sol d’une montagne que l’on vient de gravir, des traces dans lesquelles ceux qui nous suivent et nous survivent liront ce qu’il ne nous est pas encore donné d’y voir.

Je trouve ce renversement très beau, fructueux.

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Pour décrire ce que j’ai ressenti dans ce cimetière, un mot me vient à l’esprit : celui de « solastalgie ». Ce concept, inventé au début des années 2000 par un philosophe australien, décrit une nostalgie d’un type particulier, celle d’un lieu où l’on se trouve mais dont on sait pourtant qu’il n’existe plus.

Une Ostalgie sans contexte, pour tous.

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Tout ce que nous construisons solidement finit par s’user ou par disparaître, tandis que ce qui est fragile, éphémère et faillible, laisse paradoxalement des traces indélébiles dans le monde.

Et un passage que je ne retrouve plus, où est dit en substance que l’on est marqué aussi bien par ce qui nous est dit que par ce qui nous est tu.

Lectures 2021

Cette année de lecture (hors bande-dessinées) ?

  • Moins de lecture, déjà. En causes possibles : le remue-ménage de la vie, l’écriture qui s’est effacée au profit du dessin avec effet miroir de la production sur la consommation, et, plus récemment, le retour des lectures imposées pour les études (cela a beau être passionnant, cela affecte le rapport à la lecture plaisir).
  • Une révélation : Francesca Melandri. J’ai vraiment l’impression d’avoir vécu avec elle simultanément ce printemps et une grande tranche de vie.
  • Une possible influence klariscopienne, avec Sándor Márai et des romans mettant la musique au centre de leur intrigue.

…

Les Mouettes, de Sándor Márai

Lu en janvier-février, depuis mon canapé

Cette impression qu’on a de percée de l’âme humaine, comme si l’auteur avait vécu des siècles et des siècles :

Voilà comment un être peut en anéantir un autre : il ne le laisse pas partir mais ne s’abandonne pas lui-même, il se l’attache en le détachant du monde, mais en même temps il ne lui permet pas de s’approcher trop près et surtout il ne noue aucun engagement. La personne que l’on choisit et que l’on isole ainsi du monde succombe. Car elle reste seule sans l’être tout à fait, parce malgré tout elle vit dans une sorte de lien, alors que le maître de se soucie pas d’elle, l’esclave… vous comprenez ? Et comment courir voir la police avec ça ?

– Une raison ? …  » Sa bouche esquisse une moue et elle étire son corps souple dans le fauteuil. « Une raison, dis-tu… quel terme bien masculin. On dit ou on fait parfois des choses sans raison, uniquement parce qu’on peut, parce qu’on a le moyen de le dire ou de le faire. Tu ne connais pas cette nécessité ?
– Non. J’ai appris qu’il est plus convenable de ne parler ou agir que si l’on a une raison. Mais les livres disent tout cela. »

« Ce vieux monsieur dans la forêt française s’est transformé cette nuit-là et je peux t’affirmer qu’il était séduisant et très intéressant… oui, car il possédait un secret et, comme il le préservait encore, cela lui donnait de a force. Parce qu’un secret que nous préservons représente une force. »

La sensibilité de ses descriptions aussi :

Ils gravissent les marches sur la pointe des pieds ; quand l’ouvreuse pousse la porte de leur loge, le flot de musique passionné et dense monte vers eux du fond de la caverne sombre.

le conducteur a allumé les grands phares qui ont fouillé parmi les arbres pour trouver la route et, pendant un instant, le corps blanc des arbres s’est agité dans la lumière spectrale comme si cette lumière, en les effleurant, avait alarmé des êtres vivants et leur avait imprimé un léger mouvement.

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L’Amour sous algorithme, de Judith Duportail

Trouvé à la FNAC pas loin des caisses et lu à la hâte en février, sur la fin de mon expérience Tinder

Cet essai léger est vendu comme une enquête journalistique, mais les « révélations » sur Tinder sont davantage du genre à faire hausser les épaules que les sourcils (est-ce parce qu’on s’en doutait ou parce que les infos ont été relayées par la presse ?). Le livre de Judith Duportail vaut surtout pour son aspect sociologique, et la mise en mot de cette observation participante ; car oui, même quand on lutte contre, l’appli induit des comportements – pas toujours glorieux.

Mieux, mieux, mieux, mieux, qu’avez-vous tous, putain, à vouloir optimiser vos vies sentimentales, à craindre de manquer une opportunité ? Putain de génération de gros coincés, à force de ne pas vouloir se fermer de portes, on va passer notre vie dans un putain de couloir. Mieux, mieux, mieux, mieux, mieux, mais qu’est-ce que ça veut dire « mieux » ?

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Tous, sauf moi, de Francesca Melandri

Lu en mars-avril, chez moi et surtout au parc de Choisy, durant mes pauses déjeuner ensoleillées de télétravail

Si on m’avait dit que ce roman était une fresque familiale et historique faisant des allers-retours entre l’immigration d’aujourd’hui et la colonisation italienne, je ne l’aurais pas lu et j’aurais eu bougrement tort. Parce que  Francesca Melandri écrit comme personne, avec autant d’ironie que de tendresse. Le mieux est encore de la lire, aussi voilà quelques extraits :

La réalité c’était que Piero et elle, à part se montrer le sens de la vie au lit, n’avaient rien, mais vraiment rien en commun.
« Et pourtant, nous sommes faits pour vivre ensemble, dit Piero la première fois qu’ils prirent acte de cette chose de façon explicite. Tu vois ? Ça s’appelle le mystère.
– Ça s’appelle le sexe, répondit-elle. Nous sommes la preuve que la Weltanschauung compte pour des prunes si deux personnes ont envie de baiser. »
Piero n’était jamais choqué par les manifestations de cynisme d’Ilaria ; il ne les prenait pas au sérieux. Pour toute réponse il lui embrassa un sein.

Le jeune homme la regarde, l’air interrogateur. « Belle âme ? »
« Une qui vient, s’indigne et puis s’en va. En se fichant bien des conséquences de cette indignation. »

Et si c’était de ça que venait le besoin d’Attilio Profeti – depuis qu’il est jeune, d’après ce qu’elle vient de découvrir -, de diviser les autres en catégories : blancs, noirs, gris, nobles, roturiers ? Et si ce désir de cataloguer n’était qu’une façon de se protéger de l’angoisse d’être entouré par des vies impénétrables ? Une manière primitive, sans doute, mais efficace – à en juger du moins par sa propagation parmi les êtres humains. Une phrase qu’elle a lue dans un roman lui vient à l’esprit : les définitions définissent celui qui définit, non pas celui qui est défini.
Le paradoxe, c’est que son père est aussi une des rares personnes […] qui ne lui ont jamais demandé pourquoi elle ne s’est pas mariée, ni pourquoi elle n’a pas eu d’enfants. Aux yeux d’Ilaria, c’est la preuve manifeste que son père Attilio Profeti l’a vraiment aimée.

Comme cela lui arrive souvent quand elle assiste à des bouts d’existences inconnues, elle se demande : « Que peut vouloir dire être cette jeune fille ? » Et comme à son réveil, elle éprouve de nouveau un sentiment d’évidence : même si toutes deux étaient des amies intimes, même si elles se confiaient toutes leurs pensées, elle ne pourrait pas le savoir.

Un besoin impuissant d’attention formait autour d’elle une enveloppe si épaisse qu’elle l’empêchait de comprendre l’autre. Elle avait beau être amoureuse d’Attilio, il lui était impénétrable. Tout cela, auquel s’ajoutait le bienveillant non-amour de ce dernier, créait entre eux le sentiment réciproque mais partagé d’être des étrangers l’un pour l’autre, qui les réconfortait tous les deux.

La beauté me semble surtout une exigence des autres, pour simplifier leurs rapports avec les gens qu’ils rencontrent. On peut la faire sienne ou pas et là-dessus on a une marge de manœuvre ; même si sur le reste non.

Depuis qu’il était petit, Attilio trouvait normal de recevoir du reste du monde une bienveillante admiration ; c’était donc ce qu’il obtenait presque toujours, en vertu de cet injuste privilège universel qui fait que la vie offre encore plus à qui a déjà beaucoup.

Avant son départ pour Addis-Abeba, sa grand-mère l’avait rassurée. « Depuis l’époque de la reine de Saba et du roi Salomon, lui avait-elle dit, il se produit deux choses quand les étrangers se rencontrent : la guerre ou l’amour. Plus souvent, les deux à la fois. »

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The Game, Alessandra Barrico

Lu en avril, un peu avant, en pointillés, entre autres dans le jardin près de chez le boyfriend

Je l’ai lu, j’ai eu envie de le transposer en dessins/infographies, je ne l’ai pas fait et j’ai perdu toutes les subtilités qui en faisaient l’intérêt. À relire, peut-être.  Cette plongée dans les débuts d’Internet était à la fois évidente et étrange.

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Plus haut que la mer, Francesca Melandri

En mai, lis ce qu’il te plaît

Francesca Melandri à nouveau, dans un roman plus intime, avec l’univers carcéral en toile de fond (ça m’a fait gloupser à une ou deux reprises, j’ai le chic pour déclencher des échos…). Elle écrit une de ces rencontres où l’amour se retire pour faire affleurer, en-deça de l’histoire qui n’aura pas lieu, un puissant lien d’intimité.

L’intimité inattendue donnée par le rire les avait laissés encore plus étrangers et embarrassés.

Paolo se sentit soudain fondre de tendresse et de tristesse pour elle : il mesura brusquement à quel point elle était peu habituée à recevoir des attentions.

Elle garda le silence. Ne fit aucun commentaire. Paolo eut l’impression qu’elle absorbait ce qu’il lui disait comme la terre le fait avec la pluie : l’eau disparaît mais continue à exister, même si personne ne sait dans quelle nappe, de quelle source, elle remontera à la surface.

Et entourée des bras de Paolo, Luisa pleura, pleura comme elle ne l’avait jamais fait de toute sa vie. Elle pleura ses douleurs menstruelles assise sur le tracteur. Elle pleura les raviolis que sa plus jeune fille avait enviés et qui avaient fini à la poubelle. Elle pleura les chaussures d’homme que, depuis des années, en novembre et en avril, elle sortait de l’armoire pour les cirer. Elle pleura la petite fille qui avait trois ans avant et qui en avait six maintenant, et elle pleura son très beau prénom. Elle pleura ses enfants qui s’entendaient dire dans la cour de l’école : « Ton père est un assassin. » Elle pleura cet homme que, la veille encore, elle ne connaissait pas et par la bouche de qui sortaient des sons de souffrance. Elle pleura.

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Un cœur en silence, de Blanca Busquets
Opus 77, Alexis Ragougneau

Lus en mai-juin, en vacances à Sanary

Musique et traumas familiaux : en (relativement) feel-good pour Un cœur en silence, dont la fin baignerait dans une lumière dorée, tandis qu’elle serait plutôt blafarde dans Opus 77, option insondable-insoluble.

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Honoré et moi, de Titiou Lecoq

Lu en juin, essentiellement au parc de Choisy

Peu importe que vous soyez ou non familier de La Comédie humaine, Titou Lecoq parle plus d’Honoré que de Balzac, et moins de littérature que de rapport à l’argent, à la réussite et aux femmes – le tout avec le franc-parler-écrire qui la caractérise : si vous aimez sa newsletter, vous aimerez son essai.

Mais Balzac était-il pour autant Olympe de Gouges ? Franchement pas. Il ne faut pas en faire un féministe, une sorte de Virginie Despentes de la monarchie de Juillet. Il affirmait le besoin d’une autorité qui ne pouvait et ne devait être que masculine, depuis la cellule familiale jusqu’à la tête de l’État. (…) Toutefois, ce qui est merveilleux chez Balzac c’est que ses idées ne transparaissent jamais correctement dans ses romans, même quand il tente d’y introduire sa morale personnelle. (…)

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En août, j’ai commencé et je n’ai pas fini : quelques pages de Coup de grâce de Yourcenar, une Pléiade improbable dans le gîte où nous étions hébergés avec le boyfriend le week-end de mon anniversaire ; et Je ne suis pas née ce matin, le roman d’Amélie Charcosset que j’attendais avec impatience, mais que je n’ai pas su lire comme il le méritait : lecture reportée.

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Deux cigarettes dans le noir, de Julien Dufresne Lamy

Lu en septembre, sur ma terrasse et dans le métro entre Roubaix et Lille

Plaisir du papier épais, larges marges : un grand format emprunté à cause de sa couverture arborant une danseuse. Et pour une fois, ce n’est pas volé : la fascination de la protagoniste pour l’univers de Pina Bausch (c’est elle en couverture, je ne l’avais pas reconnue) n’est pas du chiqué. Pas de risque de snobinardise chez cette jeune mère qui a renversé la chorégraphe sur le chemin de la maternité ; sa vie, c’est l’usine et son môme Barnabé ; Pina, c’est son secret de meurtrière et son plaisir viscéral de spectatrice. Je ne sais pas comment Julien Dufresne a fait pour donner vie et parole à cette femme sans qu’elle paraisse une caricature d’ouvrière écrite par qui maîtrise les mots, mais c’est exactement ce qu’il fallait.

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Surveiller et punir, de Foucault

(Non) lu entre octobre et décembre, souligné, fiché

J’avais oublié les livres difficiles, qu’il faut relire pour avoir lus. Lire Foucault, c’est avancer dans le brouillard, le doigt en l’air de qui a une illumination avant de s’interrompre et de douter, est-ce vraiment ça ? et si on persévère et qu’on tourne suffisamment dans le brouillard, il finit par s’enrouler autour de ce doigt interrogateur comme une grosse barbe-à-papa, qu’on pourra avaler même si elle nous laissera les mains poisseuses. Bref, Foucault n’est pas Boileau, et je trouve ça un poil osé de donner ce livre comme lecture autonome à des L2 même pas en philo.

Il n’empêche, cette lecture a éclairé une expérience de vie de 2021 que j’aurais volontiers évitée, et qui m’a laissée perplexe, à savoir un témoignage auprès de la police : alors que celle-ci avait toutes les preuves qu’il lui fallait pour le chef d’accusation retenu, que l’expert psychiatre avait établi que l’accusé n’avait pas un profil à passer le cran supérieur, et que je n’avais rien de concret à leur apporter, mon témoignage était quand même recueilli pour apprendre à mieux connaître l’accusé. Le fameux savoir-pouvoir. On ne punit pas seulement un fait répréhensible, dommageable pour la société, selon une logique binaire du permis et de l’interdit ; on essaye de savoir si on va pouvoir normaliser le comportement de l’accusé, l’écart avec la norme étant investi par le pathologique.

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Vu du geste. Interpréter le mouvement dansé, de Christin Roquet

Lu/fiché en novembre

C’était une lecture imposée au choix, et je suis contente d’avoir choisi cet ouvrage, car il foisonne d’observations sensibles sur la danse : l’esprit pétillant de l’autrice affleure malgré les normes universitaires dont elle s’encombre (quel dommage)(mais quelle bonne surprise aussi que le pétillant ait survécu).

Cette lecture m’a notamment permis de mieux faire le lien entre les différents enseignements que je reçois (l’anatomie, l’analyse fonctionnelle du mouvement, les techniques somatiques…), et a stimulé la réflexion que j’avais engagée dans mon brouillon d’ouvrage de vulgarisation sur le ballet : la question du sens du geste ne s’y pose pas en regard de la chorégraphie d’où le mouvement est prélevé (comme je l’avais envisagé), mais de l’interprète qui l’incarne (en gros : en quoi un geste a l’air différent d’un corps à l’autre). Approche du novice, qui veut apprendre à reconnaître pour  comprendre ce qu’il voit, versus du balletomane, qui savoure ce qui affleure de singulier et partant d’inattendu dans la répétition de ce qu’il connait ?

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Le Voyage de Pénélope, de Marie Robert

Lu sur le canapé du boyfriend pendant les vacances de décembre

Je me suis abonnée au compte Instagram @philosophyissexy, mais je pourrais aussi bien me désabonner, car je ne lis la plupart du temps que les entrées reprises en story par @melendili, celles où Marie Robert vise juste et émouvant. Les autres sont souvent plus flottantes, moins poétiques ; la généralité ne parvient pas à se hausser jusqu’à l’universel.

On retrouve les mêmes forces et les mêmes faiblesses dans Le Voyage de Pénélope : la traversée de l’histoire de la philosophie est brodée de fil blanc, mais on a quand même envie de savoir ce qui meut le personnages principal et où sa mise en mouvement va la mener. Le roman est artificiel comme un bonbon Kréma : un poil rébarbatif quand on doit s’enfiler le paragraphe à la cerise (le résumé didactique qu’on voudrait sous forme d’encadré pour pouvoir mieux le sauter), mais plaisamment régressif quand on tombe sur un passage au citron-qui-pique-pas.