C’est ça, la vie

Il est rare de trouver des portraits d’enfants aussi justes que ceux de Boyhood. Le mini-adulte héros des films destinés aux enfants n’est souvent pas beaucoup plus intéressant que le personnage secondaire que l’on trouve dans les films destinés aux adultes, où l’enfant l’est et le restera de toute éternité, contrepoint tout trouvé pour rappeler aux adultes qui l’entourent, au choix, leurs responsabilités, l’innocence à préserver (pauvre petit ange) ou la vérité (qui sort de la bouche des enfants). Je n’aime pas ces enfants, ces enfants que l’on devrait aimer juste parce que ce sont des enfants. Je n’aime pas les enfants, c’est cela que ça veut dire. Car chez les enfants comme chez les adultes, il y a des personnalités que l’on aime, d’autres que l’on n’apprécie pas et d’autres encore qui nous laissent indifférent – même si ces personnalités ne sont parfois qu’ébauchées.

Boyhood ne filme pas des enfants, il filme deux êtres en devenir, Mason et Samantha, au milieu de leur famille séparée, décomposée, recomposée. L’enfance n’y est pas séparée de l’âge adulte par cette barrière qui met d’un côté les parents qui savent et de l’autre côté, les enfants puérils. Pendant que les enfants se forment, les adultes continuent de tâtonner : ainsi la mère, davantage consciente de ses responsabilités que le père, pas très présent, fait pourtant autant de bourdes, affublant ses enfants de beaux-pères alcooliques. Trimballés de maison en maison, Mason et Samantha font leur bonhomme de chemin, un chemin que l’on se rappelle avec eux avoir déjà emprunté. Aux tournants de l’existence, Richard Linklater préfère en effet les parcelles qui les séparent et les relient, un quotidien que l’on avait oublié avoir vécu : par exemple, le trajet en voiture où une frontière, matérialisée par un oreiller, est nécessaire pour que le frère et la sœur arrêtent de se chamailler (je me souviens avoir tenu le rôle de l’oreiller entre ma cousine et son frère) ou bien les mots en l’air auxquels on a attaché une grande importance et que leur locuteur ne se souvient même pas avoir prononcés (déception de Mason, 16 ans passés, lorsqu’il découvre que son père a revendu la vieille voiture qu’il lui avait promise à 8 ans). Ce vécu similaire (universel ?) explique sans doute la grande proximité dans laquelle on se sent avec les deux protagonistes1, malgré un background made in United States avec serment d’allégeance au drapeau le matin en classe et des cadeaux d’anniversaire qui font s’exclamer mon voisin : « A gun and a Bible: THAT’s Texas! ».

Les premières fois, la naissance d’une passion et les efforts pour la transformer en métier, le départ de chez ses parents, déménagement, divorce, remariage… tout y est sans y être. Richard Linklater filme sans avoir recours à ces arrêts sur image : à l’instant où on les vit, ces étapes n’en sont pas, elles ne sont qu’une succession d’instants et d’instants parmi d’autres2, simplement plus commodes à utiliser comme repères par la suite. Lorsqu’on les voit réinscrites dans l’histoire d’un individu, on a envie de dire : oui, c’est ça, c’est exactement ça, comme ça que cela se passe,pas comme le résumé galvaudé qu’en font les téléfilms et les quatrièmes de couverture.

Filmé sur une durée de 12 ans, avec un scénario brossé à grandes lignes et affiné chaque année, Boyhood épouse le mouvement de la vie où, de l’aveu du père de Mason, on improvise. Pas de plan pour un destin tout tracé mais un idéal de vie que l’on ne cesse d’ajuster à mesure que l’on y avance et que l’on rencontre des imprévus, bonnes ou mauvaises surprises. Boyhood nous montre l’enfance comme l’amorce de ce mouvement, qui se poursuit bien au-delà. La seule chose qui prend fin avec l’enfance, c’est la conscience de ce que la construction de soi ne s’arrêtera pas, que les parents, les adultes, n’en savent pas plus, qu’ils continuent d’improviser eux aussi. Le film s’arrête une fois que ce continuum a été établi, lorsque Mason, que l’on suit depuis ses 7 ans, atteint l’âge qu’avaient ses parents lorsqu’ils l’ont eu. Le temps retrouvé met en évidence ce curieux mélange d’altérité et d’identité qui nous constitue, résultat de la sédimentation de toutes les personnes que nous avons été et que nous ne sommes plus vraiment.

Boyhood : génial comme un grand film, simple comme une madeleine.

 

À lire : une interview d’Ellar Coltrane (Mason), et une du réalisateur à propos du processus artistique, du tournage ou encore de la manière de montrer Mason et Samatha grandir sans qu’on s’en aperçoive d’une scène à l’autre.

Mit Palpatine

 

1 De même, quand ma collègue me raconte des anecdotes sur ses enfants, je me sens toujours plus proche des enfants que d’elle, bien qu’elle ait dix ans de plus que moi et ses enfants, vingt de moins (merci de ne pas en tirer de conclusion hâtive).
2 Pour vous dire à quel point les transitions peuvent être douces et les étapes, pas forcément ressenties comme telles : en voyant la mère de Mason pleurer alors qu’il fait ses cartons pour la fac, je me suis demandée comment réagirait la mienne avant de me rappeler que j’avais déjà (ou enfin pour les non-Tanguy) emménagé chez moi.   

Hibernation estivale

Un gamin lance une pierre dans une vitre et c’est le début de la fin, qui mettra trois heures à arriver. La famille du gamin et celle d’Aydin, le propriétaire de la vitre, se trouvent pris dans une série de visites et contre-visites de plus en plus embarrassantes, qui ne sont pas sans rappeler les mécanismes à l’oeuvre dans Carnage. Mais à la différence du film de Polanski, il n’y a dans celui de Nuri Bilge Ceylan aucun rythme ni mordant. L’enfer, c’est les autres, certes, mais à l’image de Necla, la soeur d’Aydin, et de Nihal, sa très jeune femme, qui ne savent à quoi s’abattre, un enfer bien ennuyeux. La haine, qui aurait au moins le mérite d’être dramatique, est étouffée sous la neige et, dans ce coin paumé d’Anatolie, l’attraction-répulsion sartrienne tourne à la compatibilité mesquine des torts et des travers de chacun : Necla reproche à son frère d’être un intellectuel de pacotille donneur de leçons ; Nihal reproche à son égoïste de mari de se mêler de tout et de ne s’intéresser à rien, utilisant son érudition pour étouffer les autres ; Necla reproche à Nihal son mépris pour qui ne cherche pas, comme elle, à se donner bonne conscience par des actes de charité, tandis qu’Aydin reproche aux deux femmes leur oisiveté, qui engendre irritabilité chez l’une et comportement enfantin chez l’autre. Chacun de ces reproches prenant la forme d’une dispute mi-éthique mi-égotique d’une vingtaine de minutes, Winter sleep ne donne qu’une envie : hiberner, pour échapper aux rancoeurs et aux arrangements de conscience ressassés par ce triangle où l’amour a été remplacé par l’amertume. Un film pénible et pointless qui remporte la palme d’or de l’ennui.

La fascination du visible

Sur le moment, la fin d’Under the Skin m’a frustrée : moins à cause de l’absence d’explications (D’où vient cette créature de rêve et de cauchemar qui sillonne l’Écosse à camionnette pour appâter les hommes ? Pourquoi les fait-elle disparaître ?) que du manque de cohérence dans le suivi de l’intrigue (Que diable devient le motard qui récupère les corps ? Sans parler desdits corps.). Mi-curieux, mi-fasciné, on a suivi l’intrigante et voilà qu’elle disparaît sans crier gare, faisant disparaître avec elle tout espoir de résolution. Alors qu’on était si près de d’atteindre un parfait objet non identifié !

Cela fait pourtant une semaine que les images du film continuent de me hanter. L’affaire eût-elle été expliquée qu’elle aurait été classée. Irrésolue, elle persiste. Plus encore que l’incipit, où une forme noire, spatiale ou phallique, pénètre un œillet blanc pour s’ouvrir brusquement sur une pupille dilatée, c’est l’inquiétante étrangeté dans laquelle baigne le plus banal des quotidiens. À ce titre, le passage le plus marquant est certainement les lumières qui se reflètent sur ce qu’on met un certain temps à identifier comme un casque, le casque d’un motard qui roule sous un tunnel. La forme surgit en creux, dans le mouvement même de son effacement. Et c’est encore par l’effacement de tout environnement que Jonathan Glazer créé ses plus belles images : effacement par la blancheur, aussi chirurgicale qu’onirique, lorsque la créature semble dépecer le corps d’une femme à mesure qu’elle revêt ses vêtements (comme dans Proust ou les intermittences du cœur, le contrejour préserve la pudeur) ; effacement par un noir si profond qu’il en devient brillant, puis liquide lorsque les victimes masculines, suivant la créature de rêve, viennent y sombrer, comme dans des sables mouvants (ou le bassin d’or de la publicité pour le parfum de Dior, J’adôre). Aucune aridité cependant dans l’abstraction : plus le décor est abstrait, plus les corps sont présents. C’est nus et en érection que les hommes entrent en eau trouble et c’est de moins en moins habillée que la créature les y attire.

Le piège semble bien rôdé, jusqu’à ce que la créature attrape dans sa camionnette un jeune homme au visage difforme : les moqueries l’ayant rendu revêche à tout contact humain, la perspective du coït ne suffit pas, la créature doit en passer par une phase de préliminaires où – c’est une première – sa peau entre en contact avec celle de l’homme. Qu’elle laisse filer. Ébranlée, elle se défile, semblant désapprendre tout le savoir humain dont elle usait, s’arrêtant de conduire sa camionnette, qu’elle abandonne dans le brouillard, au milieu de la route. Elle qui ne sourit que pour obéir au mécanisme de la séduction, qui capture des hommes tranquillement, qui assiste à une noyade sans faire un geste, sans comprendre presque, voilà que l’humanité lui colle à la peau, transformant peu à peu la sensation en sentiment. Pour ressentir, il fallait d’abord sentir !

À mesure que s’estompe son indifférence, on comprend que c’est en réalité ce qui nous captive. Ne sachant pas ce qui sera significatif ou non, ne sachant donc pas quoi regarder, on regarde tout, avec attention : les passants, même laids, même médiocres (de futurs victimes ?), les rares paroles échangées, pourtant banales (s’y cacherait-il un indice ?), la route et de signalisation (dès fois que l’on devinerait où l’on va)… L’étrange n’est pas la créature mais nous, à travers le regard qu’elle pose sur nous. Et l’on est d’autant plus fasciné par son regard qu’on ne comprend pas tout de suite ce qu’il y a qui mérite d’être observé. Ce regard qui suspend le jugement et qui renouvelle le monde à nos yeux, sous nos yeux, n’est-ce pas là la définition même de la poésie ?

Il n’est pas sûr cependant que, pour renaître, ce monde ne doive être englouti. Il faut voir que la poésie n’intervient pas ici dans l’enchantement mais dans l’effroi de la fascination – fascination qui trouverait son origine dans le fascinus, le sexe dressé des hommes. Le désir de savoir (ce qu’il est advenu des hommes, disparus en pleine érection) mène à l’effroi : on voit l’homme pris dans le liquide noir comme dans du formol quand soudain, il ne reste de l’homme que la peau, qui se met à flotter, sans plus de consistance qu’un sac plastique.

Excité, le spectateur s’est enfoncé dans les eaux troubles du film, qu’il était venu voir attiré, appâté, par Scarlett Johansson (quitte à débander déchanter). Tout le monde ne parle que du corps de l’actrice (que l’on voit dans sa beauté et dans son imperfection, désacralisé) mais il faut une sacrée trempe pour se laisser filmer ainsi, s’abandonner à la caméra pour ensuite, à l’écran, devenir cette prédatrice qui nous happe du regard. Il faut une présence incroyable pour ne pas avoir l’air inexpressive, une présence que peu d’actrices possèdent (Mia W. est l’une de ces rares actrices, preuve que la sensualité dont il est question n’a que peu à voir avec les canons d’un corps désirable). Quelque chose qui a à voir avec la peau et que l’on ne voit pas. Quelque chose.

The true mystery of the world is the visible, not the invisible. Under the skin est en la manifestation si parfaite que le film prend fin lorsque l’on a la peau de la créature, de ce qu’il y avait en-dessous et que cela ne nous avance en rien. Autant une invisible rationalité aurait été compréhensible, autant le visible se refuse dans le mouvement même par lequel il se donne. Le mystère sait se faire désirer et c’est ce qui le rend si excitant.

Kaguyahime sans Kylián

Kaguya, Kaguya… mais c’est Kaguyahime ! Devant la bande-annonce de l’animé d’Isao Takahata, la suffixation japonaise reprend son sens : hime, c’est la princesse, et Kaguyahime, celle qu’un vieux coupeur de bambou découvre, miniature, au cœur d’une pousse de bambou. Devenue un nouveau-né, la princesse grandit à vue d’œil et se voit ainsi nommée Takenoko (pousse de bambou) par les autres enfants. Elle ne prendra le nom de Kaguya que bien plus tard, qui sera en quelque sorte son nom de baptême. Car princesse, Takenoko l’est surtout dans le cœur de ses parents adoptifs et cela serait resté un nom affectueux si le père, persuadé de la destinée de la princesse, n’avait tout fait pour lui en donner le statut : le destin est une prophétie auto-réalisatrice qui n’advient que si l’on y croit. Le père adoptif utilise l’argent trouvé dans la bambouseraie pour satisfaire ce qu’il pense une volonté divine : emmener Takenoko en ville, et lui donner l’éducation de la parfaite princesse. Manières, kimono, koto, maquillage traditionnel, Takenoko n’échappe à rien, si ce n’est à l’ennui d’une vie qu’elle ne souhaite pas – une vie à laquelle elle ne se résigne qu’après un mouvement de révolte qui, se retirant, laisse place à une mélancolie sans remède. Si la jeune fille mène la vie dure à des prétendants qui ne l’ont jamais vue mais convoitent sa beauté (si renommée que l’Empereur lui-même fait le déplacement, pour se faire à son tour éconduire), ce n’est pas seulement parce qu’elle refuse de devenir une femme, la femme d’un homme ; elle pressent ce dont elle a tardivement la révélation : elle vient de la Lune et devra bientôt y retourner. Le moment venu, le peuple de la Lune a beau arriver tout chant dehors sur son petit nuage, le rapatriement de la princesse (enlèvement d’un point de vue terrestre) ressemble à s’y méprendre à une mort symbolique (une méprise, selon Palpatine). Le paradis qu’on lui propose sous la forme d’un manteau de plume, qui efface tous les souvenirs sitôt porté, ne fait que transformer sa mélancolie en nostalgie – nostalgie de la vie qu’elle a passée à la campagne et nostalgie de celle qu’elle n’a pas vécue, avec son ami d’enfance.

Le Conte de la princesse Kaguya ressemble moins à un dessin qu’à une aquarelle animée. Les couleurs délicates et le trait d’esquisse animent (d’une âme) les êtres et les choses ; jamais fermés, les contours se reforment sans cesse, épousant la métamorphose incessante des fragiles créatures auxquelles ils donnent vie. L’animé invite ainsi à la contemplation de la nature, aussi bien humaine que végétale ; il est à l’image de son héroïne : une beauté lunaire.

Adieu au langage

On a pu remplacer l’œuvre par sa genèse ou par sa destruction méticuleuse. Mais là où le nouveau roman a pris soin de conserver un matériau minimal (un sujet à défaut de personnages, des apparitions intrigantes à défaut d’intrigue) et de l’articuler (il n’y a pas plus construit qu’un roman d’Alain Robbe-Grillet ou de Claude Simon), Jean-Luc Godard y va la caméra au fusil, shootant tout ce qui bouge et n’avance pas. Adieu au langage ressemble à un pot-pourri de rushs random, mêlant bouts de conversations sans enjeu, arbres au vent, relation adultère sans drame ni perspective et surtout, le chien du réalisateur, qu’il aime manifestement plus que ses spectateurs.

Pour sa patience face à des bribes qui n’entrent jamais en résonance, le spectateur en prend plein les yeux plein la tête : 3D, couleurs (dé)saturées, flous qui n’ont rien d’artistique, ruptures sans style, bande son désynchronisée… Qu’il expérimente, fort bien (le procédé selon lequel on voit deux actions différentes selon que l’on ferme l’œil droit ou gauche est une chouette trouvaille), mais qu’il ne nous présente pas ses brouillons barbouillés de deux ou trois jeux de mots comme une œuvre ! Ah, dieux ! Oh, langage ! Encore faut-il pouvoir articuler pour faire ses adieux au langage. Malgré tout ce que peut en dire Jean Douchet, venu présenter le film de son ami, il n’y a pas de pensée possible sans grammaire. Mais cela plaît grandement aux onanistes intellectuels, qui peuvent élaborer à propos du film les théories les plus délirantes, sans que rien ne vienne jamais les contredire.

Je suis pour ma part incapable de prendre du plaisir sur un objet aussi vide de sens, ni logique ni poétique, où même la nature est laide et la chair ne donne pas envie. Je ne suis pourtant pas contre un peu de masturbation intellectuelle, lorsqu’elle donne l’occasion de jouir. Mais, à l’image de ce bateau, filmé encore et encore, qui n’en finit pas d’arriver, Adieu au langage est un film de peine à jouir, qui transforme toute excitation en irritation. Non. Juste non.

Mit Palpatine