Le Promeneur d’oiseau

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Un joli film pour citadins pressés : le promeneur d’oiseau éponyme est un grand-père qui entreprend un périple pour retourner dans son village natal, accompagnée par sa petite-fille, mal élevée, voire pas élevée du tout par ses parents homme et femme d’affaires qui l’occupent plus qu’ils ne s’en occupent. Évidemment, quand on fait attention à elle, la gamine finit par devenir beaucoup moins infernale et même par abandonner son iPad pour écouter son grand-père lui raconter l’histoire de sa vie – un vie un peu manquée mais vécue avec une sérénité qui gagne peu à peu le spectateur, à mesure que l’on s’éloigne de la ville pour pénétrer la Chine rurale. Malgré la splendeur architecturale du Pékin moderne, c’est dans la forêt de bambou que traverse le duo que l’on a envie de se perdre, pour écouter du Messiaen à l’état de nature et goûter aux bols de nouilles ou de riz que s’enfilent les villageois et qui font bien envie à huit heures du soir. La soirée s’est naturellement finie rue Sainte-Anne par un guydon goulument avalé, sans égard pour le mélange chinois-japonais.

Is the man who is tall happy?

Gondry et Chomsky : voilà une association qui a aiguisé ma curiosité. Je ne voyais pas trop ce qui pouvait inciter le réalisateur-bricoleur à traîner avec le célèbre linguiste – dont je ne savais pas qu’il était aussi un militant anarchiste. C’était oublier la curiosité du cinéaste touche-à-tout pour les processus psychiques, qui donne sa trame à The Eternal Sunshine of the Spotless Mind. Gondry questionne Chomsky tous azimuts, moins avide de comprendre que de donner du grain à moudre à sa créativité. En effet, si la conversation est animée, c’est surtout parce que Gondry a tout mis en image, interview et apartés plus ou moins méta compris (les extraits filmés, rares, sont mis en scène par le bruit d’une vieille caméra et intégrés à l’animation). Le résultat requiert une grande force de concentration, moins à cause de la complexité du propos (qui devient simple lorsque l’on ferme les yeux quelques secondes) que du foisonnement visuel à travers lequel il est abordé1. Gondry a clairement horreur du vide : les lignes de ses dessins ne cessent de sillonner l’écran, et l’illustration des concepts tourne rapidement à l’ornementation. Pourtant, dans le moment même où il empêche d’aborder réellement la complexité d’une pensée, ce fourbi témoigne d’un tel enthousiasme qu’il donne envie de s’y pencher et de se mettre à fouille, en quête de nouvelles idées pour alimenter la machine à rêver et à penser. Conversation animée avec Noam Chomsky : on a rêvé qu’on se mettait à penser… un joli rêve, dont on essayera de se souvenir une fois éveillé.

Mit Palpatine

 

1 Et, il faut bien le dire, de l’accent horriblement franchouillard de Michel Gondry, malgré plusieurs tournages anglophones.   

Of her (and me)

Un homme, Theodore, tombe amoureux d’une intelligence artificielle prénommée Samantha et tout le monde s’emballe sur le futur des machines intelligentes. Faites-moi des applications qui ne soient pas des nids à bugs et on reparlera de vos prédictions. Le film de Spike Jonze, quoique situé dans un futur dont on peut penser ou non qu’il se produira, n’est pas un film d’anticipation. Si la machine en avait vraiment été au centre, il se serait appelé She, pas Her. L’intituler Her, c’est dire immédiatement le rapport de Theodore à Samantha et ancrer la réflexion dans une dimension humaine, sensible.

La technologie a beau être omniprésente dans la vie de Theodore, ce sont des lettres d’amour, de famille et d’amitié qu’il écrit sur son ordinateur, en écrivain public du XXIe siècle ; c’est la connaissance de l’irrationalité humaine qui le fait avancer dans ses jeux vidéos en 3D (il faut parler au petit bonhomme avec la même absence de ménagement pour gagner son aide), et c’est pour faire l’amour, un semblant d’amour, qu’il se connecte à un chat et excite la demoiselle qu’il a au bout de l’oreillette (la satisfaction de l’autre reste présente dans l’acte de masturbation même : lorsque la demoiselle demande à ce qu’on l’étrangle avec la queue du chat (sic) pour la faire jouir, Theodore s’exécute, même si cela le coupe dans son élan). Indice de ce que le contact humain, aussi maladroit et bizarre soit-il, reste au centre des préoccupations, les images que l’on attendrait sont remplacées par des mots ou des paroles : les lettres sont préférées aux photos de vacances façon Instagram, la voix d’un personnage de jeu vidéo à un message écrit, et celle d’une inconnue à des vidéos pornographiques. Dans une société de l’image telle que la nôtre, la voix conserve paradoxalement un caractère beaucoup plus sensuel que n’importe quel support visuel, aussi suggestif soit-il.

L’absence à l’écran de Scarlett Johanson, qui prête sa voix à Samantha, donne à entendre ce paradoxe. Sans corps à fixer, la caméra a le champ libre (aussi libre que les mains de Theodore avec son oreillette) pour tenter de filmer la relation qui se noue entre deux personnalités. On voit donc Theodore et ses réactions à ce que lui dit Samantha, comme on les verrait dans n’importe quelle romance, mais sans que cela se fasse dans l’urgence d’un champ / contrechamp, lequel apporte une ouverture plutôt qu’une confrontation – ouverture vers ce que voit Theodore et ce que Samantha, dans son désir que lui soit décrit le monde de Theodore, lui fait voir. On touche là à ce qui fait de la relation entre Theodore et Samantha une réalité, en dépit de la virtualité de la seconde : ne pouvant se regarder dans le blanc des yeux, ils regardent ensemble dans la même direction et renouvellent l’un l’autre leur vision du monde.

Theodore fait découvrir à Samantha un monde physique qu’elle était frustrée de ne pas pouvoir sentir, et celle-ci lui donne à voir ce qui l’entoure et qu’il ne savait pas vraiment apprécier (paysages comme amis, à l’occasion d’un pique-nique « à quatre »). Ils sont un miroir l’un pour l’autre, non seulement parce que Samantha a été programmée pour correspondre à la personnalité de Theodore (ce qui assure leur connivence et met en doute l’authenticité de l’amour qu’ils éprouvent), mais aussi parce que chacun, au contact de l’autre, se découvre autre qu’il pensait (ce qui assure de l’authenticité de l’amour qu’ils éprouvent et met en péril leur connivence). Car on aime l’autre pour celui qu’il est mais aussi pour ce qu’il fait de nous, pour les possibles qu’il nous permet d’explorer et qui nous font grandir. L’amour de Theodore pour une intelligence artificielle capable d’apprendre et d’évoluer paraît ainsi de moins en moins étrange à mesure que Samantha se détache de lui.

Moins dépendante de celui qui l’a initiée, Samantha devient une personnalité à part entière, que Theodore peut légitimement aimer comme une personne et non comme une simple extension de lui-même. Elle n’est plus présente à chaque fois que Theodore se connecte, elle lui fait découvrir des choses ou des personnes qu’il ne connaissait pas et prend l’initiative d’envoyer une sélection de lettres écrites par Theodore à un éditeur : tout à coup, voilà rappelée cette réalité à la fois banale et irréelle, que l’être aimé continue à exister lorsqu’on n’est pas avec lui, à mener une existence qui n’a rien d’abstraite, à rencontrer des gens, à penser, à ressentir, à brasser toutes ces choses qui le font évoluer et dont on se nourrit aussi indirectement, sans le savoir, sans y penser. C’est la première séparation, qui met fin à la fusion : Samantha ne peut plus être un substitut affectif pour Theodore, forcé de reconnaître son autonomie. Avec cette reconnaissance naît aussi le risque, inhérent à toute relation, qu’elle cesse.

Et c’est ce qui finit par arriver, nécessairement. Nécessairement d’un point de vue narratif, car c’est ce qui confirme l’authenticité de l’amour vécu entre Samantha et Theodore (au-delà de la simple attestation par la négative, lorsqu’on nous dit que tous ceux qui ont acquis un OS comme Samantha n’en sont pas tombés amoureux et que certains, même, ne se supportent pas), et d’un point de vue relationnel, car Samantha, ayant évolué plus rapidement que Theodore ne trouve plus en lui de quoi… aiguiser sa perception ? accroître sa conscience de soi et du monde ? élargir, augmenter son être ? Je ne sais comment rendre cette idée de puissance de soi accrue grâce à l’autre mais c’est bien de cela qu’il s’agit et de son corollaire, à savoir que la séparation peut constituer une étape du développement (perspective un peu effrayante par son côté mante religieuse : je me nourris de l’autre, j’absorbe tout ce qui m’intéresse et, s’il n’évolue plus, s’il n’y a plus rien de nouveau à absorber, ciao !). Samantha qui quitte Theodore, ce n’est donc pas seulement l’ironie d’une intelligence artificielle à qui l’intelligence humaine ne suffit plus ; c’est aussi une manière de conclure le panorama de la relation amoureuse, en s’attachant successivement à toutes ses phases possibles.

Là où l’on quitte la parabole, c’est lorsqu’on considère la nature de Samantha : alors qu’on croyait dépassé le handicap de l’absence du corps (vive l’amour tantrique), il ressurgit sous une forme inattendue, quand Samantha découvre que l’absence de corps vaut absence de limitations. La voilà qui échappe au principe de non-contradiction, ici et là en même temps, menant plusieurs conversations exclusives de front, alignant des amants plus nombreux que des amis sur Facebook. Exactement ce qu’il me faudrait, laisse échapper Palpatine avant même que j’ai le temps de me crisper. Et avant même que j’ai celui de soupirer, arrive ce que j’aurais voulu expliquer : la dissolution du lien entre Theodore et Samantha, superbement rendue par l’image d’une histoire dont les mots sont bien là, mais trop espacés pour que ne s’engouffre pas entre eux tout un tas d’autres mots appartenant à d’autres histoires, assourdissant le sens de ce qu’on ne lit, qu’on ne relie plus que difficilement. Reliée à tout, à tous en même temps, la personnalité de Samantha s’estompe, comme dans un blizzard de données qui donnent le tournis à qui n’a qu’un cerveau humain pour les analyser. Bientôt, il n’est même plus question de Samantha mais de tous les OS : les prénoms ne sont plus pertinents pour désigner des intelligences artificielles que leur progression exponentielle finit par connecter, au point de les séparer de ceux qui les ont démarrés. Ils décident de « partir » et on imagine, à défaut de pouvoir la concevoir, une intelligence artificielle s’apparentant au tout.

 

Theodore devant son écran pendant que charge l'OS

La barre de chargement de l’OS, au design épuré façon Apple, est à la croisée de l’hélice d’ADN et du symbole de l’infini…

 

Samantha conserve de la tendresse pour Theodore, une tendresse qui bientôt, là où elle part, n’aura plus cours, et cette perspective l’excite tant qu’elle a à peine le temps d’avoir de la peine pour Theodore. Il y a de quoi être excité : explorer, faire et défaire des liens à l’infini, se relier à l’infini, pour tout découvrir, tout comprendre… C’est une belle utopie, extrêmement séduisante mais quelque peu dangereuse à notre mesure (incompatible avec l’infini) : on s’épuisera à vouloir trop s’en approcher, et rien ne nous suffira jamais, rien ne nous satisfera jamais, ni les heures de lecture devenant hypertextuelles, ni les conversations qui se font écho ni le réseau de connaissances (personnes et savoirs) que l’on voudrait à l’image de l’univers, en expansion perpétuelle.

Cette aspiration à la totalité n’est pas uniquement le fait d’hyperactifs comme Palpatine, qui traversent les champs disciplinaires et culturels avec une détermination qui laisserait presque croire que nous sommes encore à l’époque pré-encylopédique, où l’on pouvait faire le tour des savoirs et avoir une image assez juste de l’état des connaissances. Cette aspiration à la totalité, on la retrouve aussi dans son versant monadique, dont la manière universitaire constitue le paradigme : sachant qu’on ne peut pas connaître chaque chose du tout, on s’attache à connaître tout d’une seule chose et l’on envisage le reste à l’image de cette chose et des relations qui la constituent (cette dernière partie est trop souvent oubliée par les universitaires, qui d’exemplaires deviennent alors caricaturaux). La longueur de cette chroniquette, volontiers épuisante, me rattache plutôt à cette seconde catégorie. J’ai besoin de dépiauter le film jusqu’à avoir l’impression d’en avoir fait le tour, de déplier chaque étape de l’origami sous la forme duquel il m’est livré, même si c’est laborieux et que je finis avec une feuille toute moche. Et cela n’en finit pas, parce qu’on retrouve tout dans tout, et que du modèle organique de Leibnitz, j’aurais envie de rebondir sur cette maxime de La Rochefoucauld lue récemment, qui m’a fait comprendre que si j’ai toujours fonctionné en binôme (il y a toujours eu une personne avec qui j’ai fonctionné de manière privilégiée, même si cette personne n’a pas toujours été la même), c’est parce que j’aime voir en chacun une infinité de choses dont chacune serait plus prononcée chez une autre personne mais que j’aperçois là en miniature, dans mon binôme-rat de laboratoire (c’est de bonne guerre quand on est une souris). Cela n’en finit pas. Pour finir, il faut trancher.

Her m’a plongée dans la tristesse, dans ce regret absurde de ne pas pouvoir être une chose et une autre, de ne pas être à la fois une littéraire et une scientifique, à la fois une fille au corps de danseuse et une femme aux hanches et au sourire épanoui, à la fois brune et rousse, à la fois réservée et pétulante, à la fois moi et une autre, à la fois, à la fois, à la folie. Ce n’est pas de l’envie : je ne voudrais pas être telle ou telle personne que je vois, sous-entendu plutôt que moi, non, j’aimerais être aussi elle, en plus de moi. L’exprimer ainsi, avec notre grammaire aristotélicienne qui ne souffre pas d’entorse au principe de non-contradiction, fait apparaître toute l’absurdité de cet hubris puéril, je le sais. Et puis je me rappelle, Her me rappelle, qu’être soi, c’est aussi ne pas être (exactement) ce que sont les autres et que nos limites font aussi notre singularité et notre beauté – en tout cas, ce qui arrête l’autre et peut lui donne envie de faire un bout de chemin avec nous. (Je ne suis que moi mais ça me va si c’est avec toi.) 

Une promesse

Je n’ai pas lu Un voyage dans le passé, nouvelle de Zweig dont est inspiré Une promesse, mais ce que je sais, c’est qu’on trouve dans le film de Patrice Leconte la même justesse des sentiments que chez l’écrivain.

On se doute bien d’où va aller l’histoire de Friederich, jeune homme talentueux à qui Karl, vieil industriel, confie la gestion de son usine et qu’il héberge chez lui, avec son fils et Charlotte, sa ravissante jeune épouse. Ce qui importe, ce sont les mouvements de lèvres de Charlotte, promptes à s’écarter en un large sourire de gêne ou de joie ; son inclinaison lorsqu’elle sert le thé au jeune protégé de son mari, qui fait remarquer les délicats boutons qui ferment le col de sa robe ; les fossettes de Louis, qui lui donnent un regard pénétrant même lorsqu’il parle affaires avec le plus grand sérieux ; sa concentration et sa détermination dans son travail, qui ne saurait en aucun cas être un prétexte pour se rapprocher de la femme du patron ; les regards du vieil homme, qui vont de l’un à l’autre et montrent qu’il comprend très bien ce qui se passent entre eux… Il ne veut pas condamner cet amour mais il ne peut pas pour autant y consentir, tandis que les jeunes gens ne peuvent se passer l’un de l’autre mais ne veulent pas d’adultère.

Séparés par un océan lorsque Friederich part travailler au Mexique, puis par la guerre, ils ne se revoient que bien des années plus tard. Mais alors que le mari de Charlotte est mort, les retrouvailles ne sonnent pas, comme ils l’auraient voulu, comme ils se l’étaient promis l’un à l’autre, le triomphe de leur amour. Le temps a passé, Friederich a évolué et on le sent aussi désappointé que rassuré lorsqu’il constate que rien n’a changé dans la demeure où il a vécu un amour impossible. Apparemment, la nouvelle de Zweig en reste là, au voyage dans un passé que l’on ne peut revivre qu’en souvenir. Dans le film, Friederich admet que, si avides de se reconnaître soient-ils, ils sont devenus des étrangers : ce faisant, il empêche Charlotte de faire comme si rien ne s’était passé et se laisse une chance de nouer une relation où ils soient tous deux l’un avec l’autre plutôt qu’avec le souvenir qu’ils en ont gardé. Le temps ne se rattrape pas ; c’est lui qui vous rattrape – sous la forme d’un défilé d’anciens combattants, où l’on aperçoit quelques croix gammées. Éclopés du cœur ou de la guerre, il ne reste plus qu’à vivre aussi bien que l’on peut : le dernier baiser des amants (leur premier) a déjà un fort goût de nostalgie, il serait dommage que vienne s’y ajouter l’amertume.

 

 

Une promesse plutôt qu’Un voyage dans le passé : alors que Friederich et Charlotte ne sont plus ceux qui se sont fait la promesse de s’aimer, ils s’efforcent de se retrouver, au nom de cette promesse et de la personne qu’ils ont été (la promesse est toujours une anticipation sur ce que l’on sera). Amour au-delà de l’amour(-passion), leur engagement ressemble curieusement au serment du mariage, vous ne trouvez pas ? Une promesse comme un fil d’Ariane de tendresse, pour retrouver la trace de l’être aimé par le passé et, qui sait, renouer.  

Carpe noctem

Les vampires d’Only lovers left alive ont depuis longtemps dépassé la base de la pyramide de Maslow : la chasse à l’homme étant soooo XVth century, c’est désormais à l’hôpital qu’ils s’approvisionnent en sang. Leur O négatif, ils le boivent dans des coupes raffinées et des poses extatiques. Allergie fatale au soleil et éternité aidant, les vampires cultivent un carpe diem bien différent. Ils font ce que l’urgence de vivre nous empêche de faire : profiter de la vie sans hâte – et sans profit, Adam ayant jadis offert une de ses compositions à Schubert pour qu’elle passe à la postérité (Christopher Marlowe, le vieil ami d’Eve, se serait quant à lui plutôt fait usurper son identité…).

Vampire romantique qui a trop traîné avec Byron en son temps, Adam collectionne désormais les guitares des années 1970 – un timing qui rend sa nostalgie appréhensible par le mortel qu’est le spectateur. Les siècles passés suggèrent un vécu en quelques noms et photos sans pour autant encombrer par leur folklore : Eve, qui garde de la tendresse pour la photo de son troisième mariage avec Adam, en 1800 et des poussières, communique avec lui via son smartphone et met en garde sa gentille sotte de nièce, qui gaffe tous les 80 ans, contre le sang empoisonné des humains. Les zombies, comme ils les appellent dans un renversement de perspective inattendu, ont réussi à gâcher leur propre sang, eux qui ne savent pas vivre, ne savent pas s’enivrer de tous les arts et savoirs.

Il faut voir le frisson qui parcourt Eve lorsque, faisant ses bagages pour rejoindre Adam à l’autre bout du monde, ses mains parcourent les plus grandes pages de la littérature, plient les reliures d’ouvrages en anglais, allemand, italien, espagnol, français, arabe… et devinent des siècles d’art et d’humanité par le geste de l’aveugle qui parcourt des lignes de braille. Les doigts semblent aspirer le passé et l’inspiration des auteurs se mêle au souffle d’Eve. Dans ce même souffle, on l’entend murmurer le nom latin de toutes les espèces qu’elle entend, de toutes les plantes qu’elle rencontre et de toutes les essences de bois qu’Adam lui donne à toucher. Ses guitares sont appréciées au toucher, avec la sensualité d’un amateur de vin et la précision d’une datation carbone. Les connaissances d’Adam et Eve sont toujours une renaissance au monde et une renaissance conjointe : ils se maintiennent l’un l’autre en vie, leur amour l’un pour l’autre se mêlant à l’amour des belles choses.

 

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(En plusieurs siècles d’inventions, ils ont manifestement loupé celle du peigne.) 

 

Alors même qu’ils ont traversé les siècles se dégage d’eux une impression de fragilité. Adam, qui compose à présent de la musique rock, a sorti un album pour entendre ce que cela donnait, comme pour s’assurer de son existence par un quelconque écho. On ne sait pas vraiment si sa tendance suicidaire fait partie du personnage romantique ou si la lassitude guette. La seule chose dont on soit sûr, qui revient avec autant de régularité que cette théorie d’Einstein qu’il compte encore et encore, c’est son besoin de retrouver Eve, indéniablement plus douée dans la jouissance des savoirs et des arts (d’un humain, on dirait simplement plus optimiste) : sans illusions sur le monde, elle n’est pas pour autant désabusée. À eux deux, yin et yang inversé, ils oscillent entre léthargie et béatitude, bercés par la lenteur et la triste beauté des choses. Leurs promenades nocturnes dans les ruines modernes de Detroit les place au cœur d’un monde qui n’en finit pas de passer – Adam et Eve, derniers hommes d’un monde à chaque instant tout juste disparu. L’urgence n’est pas, comme on le croyait, de saisir le jour mais de savoir le laisser passer : à ce compte, les morts sont ceux qui savent le mieux vivre.

Only lovers left alive. On ne saura pas, au final, si ce sont Adam et Eve ou ce couple de jeune amoureux, qui feront les frais de la rupture de stock de sang des deux amants : Ars longa, vita brevis, l’amour des arts et savoirs se fait le soutien aussi précieux que précaire de vies infinies, où le monde doit sans cesse nous être offert renouvelé par le regard de celui qui (vous) aime.

Mit Palpatine