Les mêmes quartiers de Paris à vélo – sans ceux de New York et Berlin, mais avec Périgueux (sursaut de surprise en voyant la gare où je retrouve mon père, comme à chaque fois que je retrouve à l’écran un lieu que je connais par la répétition). Et le parc de Vincennes, où je ne vais jamais et où je suis allée quelques jours auparavant. Le réalisateur s’y fait dérouler un attentat fictif, bien trop crédible. Un bol de salade ensanglanté, une mère, une soeur qui ne reviendra jamais.
La même thématique impossible : le deuil.
La même manière d’être au plus près de la vie, dans les sourires qui savent ou ne savent pas ce qui leur en coûte, les jours qui n’avancent pas et se concatènent, la lumière trop belle et douloureuse, trop présente, absente soudain et c’est reposant, peut-être, qu’il ne fasse pas si beau quand on est en deuil – cesser un temps d’être aveuglé de soleil comme de douleur. L’éclipse de vie, puis des éclipses de chagrin, quand la joie ressurgit malgré soi. Les larmes à contretemps. Et un Paris-Brest tous les deux jours, ah oui, quand même.
D’autres acteurs, en revanche, qui surgissent de ma filmographie de ces dernières années, des têtes qu’on voit plus ou moins, que j’aime beaucoup et que je suis surprise de retrouver là, comme une connaissance croisée dans la rue : Stacy Martin comme point de fuite de Vincent Lacoste (ce menton, ces galoches) ; et, oh, l’acteur de Premières vacances (Jonathan Cohen) ; oh, Claire Tran, en connaissance croisée, justement, deux minutes pour jouer juste, on se revoit vite mais on ne sait jamais quand.
Une autre intensité d’émotion, au final : le coin de l’oeil plutôt que la gorge. Amanda ne me hantera pas comme Ce sentiment de l’été – la répétition qui amortit le choc, peut-être ? Ou les dialogues qui sonnent moins artificiels, où, du coup, ça ne résonne pas autant ? Il y avait dans l’autre film cette dissonance de cinéma d’auteur, où l’on entend autant le silence d’où viennent les paroles que les paroles elles-mêmes. On ne le retrouve ici que chez Stacy Martin, je crois (style de l’actrice ? bilinguisme ?).
Amanda ne me hantera pas comme Ce sentiment de l’été, mais je suis heureuse d’avoir pu le voir en rattrapage grâce à un festival inopiné à l’UGC du coin.
Dans une bibliothèque de manuscrits refusés, où l’on trouve des titres aussi prometteurs que celui que je n’ai pas résisté à reprendre pour le titre de ce billet de blog, une jeune éditrice tombe sur une pépite, qu’elle publie aussitôt : c’est un phénomène littéraire. Un critique néanmoins a du mal à avaler que ce chef-d’œuvre ait été écrit par un pizzaïolo que personne n’a jamais vu lire et encore moins écrire. Que cet homme ait emporté son secret dans sa tombe, il le refuse, et part en enquête comme on part en croisade.
Je ne serais probablement pas allée voir Le Mystère Henri Pick si le critique littéraire n’avait pas été joué par Fabrice Luchini. Toujours fidèle à lui-même, toujours Alceste à bicyclette en Bretagne : désobligeant-désopilant. Mais, une fois n’est pas coutume, on lui tient la dragée haute : Camille Cottin, qui joue la fille de l’écrivain mystère, a l’aplomb et le charisme nécessaires pour rembarrer et son personnage et Fabrice Luchini. Leur duo improbable fait du Mystère Henri Pick un film fort plaisant à aller voir après déjeuner, un après-midi où l’on est engourdi par la fièvre d’un début de crève.
En revanche, je suis tombée sans faire attention sur une séance pour malentendants, avec des sous-titres dont on ne sait jamais exactement où ni en quelle couleur ils vont apparaître : blanc et jaune pour les dialogues, plus ou moins au milieu, à gauche de la table, à droite de la chaise ; rose pour la musique et les bruits d’ambiance dans le coin en bas à gauche… Mine de rien, il faut une certaine concentration pour réussir à en faire abstraction – j’ai ainsi pu vérifier malgré moi ce que le cours d’UX design disait de la vision prériphérique (par opposition à la vision fovéale qui permet de faire focus et lire) : elle est particulièrement sensible aux mouvements et aux couleurs.
Une dame de compagnie puis un Lord à la peau noire, en Écosse, au XVIe siècle, Palpatine ne s’en remet pas. Passée la surprise, je me fais la réflexion que la couleur de la peau n’est pas plus choquante que le fait que tous les personnages aient toutes leurs dents, bien blanches de surcroît. On l’admet comme convention narrative, comme au théâtre ou au ballet, où les jeunes premières ont parfois le double d’âge de l’héroïne qu’elles incarnent. Il est peut-être même assez sain de rappeler cette willing suspension of desbelief au cinéma, où l’impression de véracité est plus forte. Peut-être même davantage pour un film d’inspiration historique, où cela dérange d’autant plus : qu’y cherche-t-on diable si on ne cherche plus à s’approcher au plus près d’une vérité historique ?
Marie Stuart, reine d’Écosse n’aide pas spécialement à comprendre la période : ce qu’on retient, globalement, c’est qu’ils sont tous frappadingues, catholiques comme protestants, Écossais comme Anglais. Délaissant la fresque historique, la réalisatrice se concentre sur deux figures de reine, esseulées sur les hauteurs de leur château respectif, devant des paysages splendides (jardin à la française ou nature écossaise, faites votre choix). La gémellité, poussée à son paroxysme lors d’une rencontre imaginaire mais féconde, est moins là pour l’intrigue que pour fournir le cadre d’une lecture féministe : une femme au pouvoir, à cette époque, n’a pas une grande marge de manoeuvre. Soit elle se conduit comme un homme et n’en épouse aucun (Elisabeth I), soit elle s’allie à un nigaud pas trop envahissant pour pondre un héritier mâle (Marie Stuart, qui renforce ainsi ses prétentions au trône d’Angleterre). Le succès est divers, mais on dresse dans les deux cas le portrait d’un caractère bien trempé. L’impression est particulièrement vive pour le personnage de Marie Stuart (alors que le contexte rendait cela moins évident) : Saoirse Ronan donne une noblesse spéciale à son personnage en ne se départissant jamais d’une certaine simplicité. Il émane de cette relative austérité une autorité naturelle, que ne dégage pas Margot Robbie en Elisabeth I, forcée de lever le menton à tout bout de champ. J’ignore si ce décalage est conscient, travaillé par les deux actrices dans une volonté commune, ou si le casting a malgré elles bien fait les choses, en ne les choisissant pas de la même trempe : Saoirse-Mary regarde ainsi les choses en face, voire par en-dessous, acquérant ainsi un air effronté, tandis que Margot-Elisabeth regarde de haut, drapée dans sa dignité.
Les femmes fortes, c’est l’emballage symbolique du film – et sa réussite : les relations psychologiques entre les deux reines, leurs atermoiements entre méfiance et admiration, sont finement rendus. Mais cette jolie lecture féministe n’occupe en temps qu’une petite partie du film. Concrètement, on suit essentiellement les coups du sort assénés à Marie Stuart ; on les subit même davantage qu’on ne les suit : depuis la chambre de la reine, le contexte et les complots nous parviennent avec confusion. On se rattache à l’interprétation splendide de Saoirse Ronan, mais le film souffre de n’être ni fresque ni portrait (ou un portrait sans cesse débordé par le contexte à réintroduire en nécessaires éléments de compréhension).
Au final, si vous allez voir ce film, il faut que cela soit pour :
les paysages écossais (mais pas trop, parce qu’il y a beaucoup de scènes d’intérieur),
La Chute de l’empire américain. Le titre du film, hyperbolique mais bien envoyé, transforme son histoire en parabole. On ne se fait cependant pas prier pour perdre de vue la big picture et s’oublier avec délectation aux côtés d’un individu particulier, aux aventures improbables : Pierre-Paul (Alexandre Landry), doublement honnête homme par son nom de baptême, est le témoin involontaire d’un braquage qui tourne au règlement de compte ; sans réfléchir, il embarque l’argent et se trouve embarqué dans un univers qui n’est pas le sien. Les flics le surveillent, les gangs s’écharpent à la recherche du fric, et lui surnage au milieu de tout ça, en continuant à servir la soupe populaire, faire ses livraisons et citer ses philosophes tant étudiés à tout bout de champ… aux côtés de deux autres personnages, avec lesquels il forme la dream team la plus improbable : Sylvain (Rémy Girard), native American qui vient de purger une peine de prison, occupée par des cours d’économie à la fac ; et Aspasie (Maripier Morin), escort de luxe qui ne pouvait qu’exciter notre érudit déclassé par sa présentation racinienne, et qui pourrait s’appeler aphasie tant sa beauté laisse sans voix.
Le tout est très drôle et très intelligent : le dialogue paradoxal inaugural, une succession muette de plans lorsqu’un SDF pousse son caddie sur la place libérée par la voiture que viennent de piquer les braqueurs, la satire décomplexée des optimisations fiscales… Forcément, dans cette jungle de l’argent, Pierre-Paul-Jacques ne peut être qu’un Robin des bois malgré lui, l’héroïsme abandonné aux malfrats, la justice à un manque chronique de moyen, et l’équité à la charité.
On n’a pas grande peine à adopter l’attitude du réalisateur, Denys Arcand : puisque le monde part en couille et qu’on ne sait plus par quel bout le prendre, autant en prendre son parti de jouissance, et rire tant qu’on le peut encore – tout en oeuvrant à notre mesure pour sauver ce qui peut l’être autour de nous, par-delà le bien par-delà le mal, membres que nous sommes d’une société, comme un bout de ferraille, en pleine corruption.
J’ai vu The Favourite seule, comme j’avais vu seule The Lobster, et je continuerais à voir les films de Yórgos Lánthimos seule s’il le faut, parce qu’ils sont aussi dérangeants que géniaux. Sur le coup, je ne me suis pas rendue compte qu’il s’agissait du même réalisateur (rire a posteriori pour la course de homard dans la chambre de la reine), mais cela fait sens : The Favourite est historiquement cruel, là où The Lobster était fantastiquement (et dystopiquement) cruel.
The Favourite : le titre est au singulier, alors que nous avons trois personnages, incarnés par trois actrices incroyables :
Olivia Colman est Anne d’Angleterre, épave royale incapable de gouverner, abrutie par la vie, la goutte et la mort des dix-sept enfants qu’elle a porté (chaque enfant remplacé par un lapin) ;
Rachel Weisz est Sarah Churchill, la favorite en titre au moment où commence le film, confidente, amante… et régente ;
Emma Watson incarne Abigail Masham, lady déchue qui – je cite le meilleur résumé Wikipédia ever – « ne laissera ni homme, ni femme, ni politique, ni même un lapin se mettre en travers de son chemin ». L’intrigue est peut-être cousue de film blanc, mais il faut voir à quels points pique Yórgos Lánthimos : à ce niveau, ce n’est plus de la couture, c’est un massacre à l’aiguille – Tristam Shandy s’est mis au patchwork.
Le film est rythmé par des chapitres qui énoncent de manière improbable la saillie ou la péripétie à venir. Si on y prête peu attention au début, l’anticipation se mue rapidement en jubilation – jusqu’à ce que le procédé soit si bien rôdé que le réalisateur explose sa baudruche en donnant le bon mot quelques secondes après son annonce, nous laissant vaguement inquiets nous demander ce que le réalisateur et son trio vont bien pouvoir nous inventer.
Tout comme le générique de début et de fin, le texte des chapitres est sauvagement justifié ; les mots les plus courts sont disloqués. Une semblable distortion guette l’image même, la scène pouvant être à tout moment reprise par une caméra grand angle, comme si un Big Brother bourré épiait. C’est incongru de modernité, mais fichtrement bien pensé : l’étrangeté du mouvement filmé se plaque sur les miroirs convexes de la peinture flamande. C’est improbable et stylistiquement raccord – un assaisonnement dont le réalisateur n’abuse pas (les mouvements de caméra ne donnent jamais envie de vomir), mais sacrément relevé : c’est à chaque fois comme si on tombait sur un grain de poivre entier dans un plat – on s’y attend à force, mais de surprise, on se remet à tousser.
Cela vire à la quinte lors d’une scène de bal où Sarah se lance dans un cakewalk outrageux, qui fait ouvrir des yeux ronds comme la caméra grand angle : mais qu’est-ce que c’est que ça ? Une spectatrice quelque part autour de moi formule l’ébahissement à voix haute. Ça, c’est le point de bascule du récit, lorsqu’on découvre que la favorite tient la reine, non par les couilles qu’elle n’a pas, mais par… le vagin, oui, c’est ça. À partir de là, on appelle un chat un chat, et la reine une chatte : « my cunt » selon Sarah. Se faire masser les jambes est la seule litote pratiquée, par la reine, pour aller faire réveiller la favorite-servante à l’autre bout du château en pleine nuit. Le reste du temps, pour Sarah comme pour Abigail, c’est cash – et jamais vulgaire, un exploit en soi. Je crois que je ne me suis pas remise de la répartie d’Abigail, au soupirant qui s’introduit dans sa chambre :
— Are you here to seduce me or to rape me? — … I’m a gentleman! — Rape, then.
Au détour de confidences express (racontées sur le ton de l’anecdote plus que de la confidence, d’ailleurs), on devine le passé des unes et des autres, les traumatismes refusés comme tels : chaque agression, au lieu de les détruire, leur a donné la rage de s’en sortir. Les hommes, ces nuisances premières, elles leur ont réglé leur cas depuis longtemps et les chassent comme des mouches quand ils reviennent (il faut voir la nuit de noce d’Abigail…)(on dirait Palpatine qui rumine sa to-do list machiavélique). La véritable affaire, ce ne sont pas les hommes d’état emperruqués, le conseiller qui se trimballe avec son oie comme avec un doudou, le mari qu’on envoie à la guerre ou le riche jeune homme énamouré, non ; la véritable affaire, ce sont les femmes, la servante rivale qui ne précise pas la toxicité d’un produit, la femme de chambre qui apprend trop vite de sa maîtresse, la favorite rouée, toutes trop exercées à duper le sexe fort pour se faire avoir elles-mêmes, surtout la maîtresse de la reine, maîtresse ès manipulation.
Autant il ne fait aucun doute qu’Abigail est arriviste, autant les motivations de Sarah, arrivée depuis longtemps, sont plus intriquées, plus intrigantes. Oeuvre-t-elle, à travers la reine, à la poursuite de la guerre car elle vise à l’expansion du pouvoir du pays et, partant, du sien propre, ou n’est-ce qu’un moyen de se débarrasser de son mari, qu’elle semble pourtant plutôt apprécier, en l’envoyant au front ? La reine n’est-elle vraiment pour elle qu’un accès au pouvoir ? Il semblerait qu’elle ait, au fil des ans, développé une intimité qui va bien au-delà de la simple intimité sexuelle. Elle se permet des choses que personne d’autre ne se permet, comme de dire à la reine que son maquillage lui donne l’air d’un blaireau, ou de surtout bien viser le dallage lors de sa tentative de suicide – la pelouse amortirait la chute. Sarah bat-elle le fer quand il est chaud et peu lui chaut le reste du temps, ou bien bat-elle froid à la reine pour l’exciter et se l’attacher ? (J’en connais un qui a du mal à se déprendre de sa fascination pour ces personnalités, les embardées d’humeur fussent-elles involontaires – alors jouer dessus, ça fait sens.) La frontière n’est jamais claire entre ce qui relève de la franchise (l’amie qui peut se le permettre), du sadisme consenti (l’amante qui souffle le chaud et le froid) ou de la pure méchanceté (la régente excédée qui n’a pas de temps à perdre avec enfantillages et jérémiades). Les différents régimes fonctionnent tantôt en alternance, tantôt simultanément, et il serait naïf, je crois, de ne supposer que cynisme plein et entier – comme je l’avais fait à ma première lectures des Liaisons dangereuses, sans comprendre que Valmont était pris. La favorite, c’est Valmont et Merteuil en même temps.
We were not playing the same game, dira Sarah à Abigail. L’une veut la sécurité, l’autre le pouvoir. Mais c’est plus complexe, moins tranché, car l’une et l’autre veulent le pouvoir sur leur destinée. C’est ce me semble le sens de la dernière réplique de Sarah (spoiler pour les noobs historiques dans mon genre !) : voyant arriver les gardes qui vont la contraindre à l’exil, elle déclare en avoir assez de l’Angleterre ; elle irait bien voir ailleurs. Il n’y a pour l’entendre que son mari, qui fait face au même sort – personne pour se moquer d’elle, personne face à qui elle risquerait de perdre la face… sauf elle-même. Et le spectateur, qui ne peut s’empêcher d’avoir de l’admiration pour cette femme maîtresse d’elle-même à défaut du destin. C’est probablement ce qui rend le film jouissif à voir, en dépit de sa cruauté et son pessimisme profond sur une humanité abjecte : il y a dans la rage, la cruauté stylisée à l’extrême des héroïnes (en tant que spectateur, on souhaite la réussite des deux, quand bien même la réussite de l’une condamne l’autre), une force d’émancipation, d’affirmation, une force de vie terrible, jubilatoire. J’avais en sortant très envie de m’abandonner à la sensation de puissance que procure l’abandon de tout état d’âme à la colère. Rien à battre, envie de battre des mains, remplie de joie mauvaise.
(En revanche, c’est quoi ce dernier plan où l’on voit les lapins se multiplier – n’aurait-il mieux pas valu couper net une fois les cheveux empoignés ?)