Mats Ekstravagant

 

La Carmen de Mats Ek découverte à Covent Garden m’avait enthousiasmée par son humour et son vocabulaire quasi-expressionniste, qui grossit chaque détail sans pour autant le rendre grossier. C’est donc bien volontiers que je me suis mise en quête d’une place pour la première de la soirée Mats Ek à Garnier.

La Maison de Bernarda est celle d’une veuve qui tient ses filles cloîtrées huit ans (!) pour porter le deuil de leur père. Hormis Marie-Agnès Gillot, servante haute en stature et en couleur, rien que du noir. Enfin presque, puisque la plus jeune sœur oppose une robe bleue ciel à l’oppression de la mère et finit par ravir le fiancé promis à l’aînée.

Plus qu’une histoire, le ballet excelle à faire sentir une situation. Les sœurs recroquevillées sur elles-mêmes, dans une position de grenouille mais félines, sont à la fois apeurées et menaçantes. L’entraide entre sœurs, face à la mère, le dispute à la haine de celle qui ne souffre pas autant que soi, si bien que les sœurs se rabaissent les unes et les autres et redoublent la violence maternelle. À la mère qui frappe du poing sur la table sous laquelle se sont réfugiées ses filles (qui s’en échappent comme une colonie d’araignées), répondent les coups de poings que les sœurs s’assènent sur le dos, pour enfoncer l’autre comme un clou et la clouer au sol. Le huis-clos exacerbe la violence de chacune et fait vivre à toutes un enfer, de sorte que la moindre personne venue de l’extérieur déclenche l’hystérie (sœurs qui reniflent animales le foulard offert à l’aînée par le fiancé). On n’en sort pas : avec l’homme promis à sa sœur, c’est le même univers étouffant que retrouve la petite dernière. Assise les deux pieds de chaque côté de son bassin à lui, allongé, elle revient dans l’amour à la position de prostration qui avait été la sienne jusqu’alors. Encore un de ces gestes qui, par imitation, propagent la violence dans tous les recoins de leur vie (que l’acte sexuel ne fait que condenser). Les hommes (au sens large, femmes comprises) sont ici trop violents pour que la tendresse occupe une quelconque place dans le désir – désir de vivre qui est pour eux toujours conçu comme violence contre. Le silence dans lequel se déroule comme au ralenti cette scène de désir (difficile de dire « d’amour ») empêche tout lyrisme et rappelle une autre absence de musique, lorsque les sœurs réunies autour de la table et de leur mère renversent la tête et hurlent les unes après les autres. La violence, c’est tout ce dont la mère les nourrit. Elle est si peu maternelle que son rôle est tenu par un homme : José Martinez rappelle un peu le Frollo de Roland Petit et assoie toute la pesanteur de cette société matriarcale, où la mère écrase ses enfants comme les hommes (qu’elle traite eux-mêmes comme des enfants, en témoigne le passage où elle valse avec un Jésus descendu de sa croix, tantôt amoureusement enlacé, tantôt bercé).

Mais si le huis-clos est insoutenable pour celles qui y sont cloîtrées au point que la jeune sœur finit par se pendre (ensevelie ensuite sous un lai de lino, comme de la poussière balayée sous un tapis), il n’en va pas ainsi pour le spectateur : ce qui est exacerbé pour le personnage est exagéré pour lui et les grands signes de croix ou les flopées d’injures hurlées par la servante (ou encore le grand lit molletonné en rouge façon tablette de chocolat, qui tombe du ciel) font sourire, autant que les ondulations caractéristiques du buste qui, vue de profil, donnent l’impression que les sœurs vont vomir à chaque pas. Pour autant, cette pièce pleine d’humour n’est pas comique et tout se passe comme si c’était précisément l’outrance des gestes qui les éloignaient de la parodie.

Les cinq sœurs se sont toutes admirablement fondues dans leur rôle commun, au point que je n’ai même pas reconnue Claire-Mari Osta ou Caroline Bance (c’est dans ce cas tout à leur honneur). La seule à se détacher, et cela renforce le sens de l’histoire est Charlotte Ranson, d’une beauté à couper le souffle, en particulier dans la scène de désir, avec l’aura dont l’entourent ses cheveux dénoués. À en juger par le choix d’Eleonora Abbagnatto dans l’autre distribution (je l’y vois très bien, différente de Charlotte Ranson, quoique tout aussi sensuelle), il doit s’agir d’un rôle de blonde : une présence radieuse, propre à introduire la luminosité méditerranéenne à l’intérieur du huis-clos.

 

Une sorte de… est à l’image de son titre : indéfini. Il y a Nicolas Leriche en robe de chambre – tailleur rose et cheveux ras ; du ballon en danse et en caoutchouc ; une Nolwenn Daniel piquante comme je ne l’aurais pas imaginée ; des couleurs ; des ballons-seins, ballons-fesses et ballons-couilles qui explosent (sans même qu’on les ai remarqués, en raison du postérieur peu développé de ces dames) et des ballons-têtes qui se perdent, c’est qu’on s’éclate ; Benjamin Pech avec Miteki Kudo en affreuse jupe de laine jaune ; des commis voyageur-inspecteurs et des villageoises-secrétaires ; du burlesque et de l’énergie ; un savonnage-repassage de Leriche avec la chaussure de Nolwenn Daniel ; des roulés-boulés sur toute la scène, avec un Leriche-Bruce Willis qui passe in extremis sous le couperet du décor tombant ; un homme en chapeau melon très croustillant (Daniel Stokes ? Une balletomaniaque pour le confirmer ?) – bref, tout un arsenal de prestidigitateur auquel on ne comprend goutte mais qui étonne. À vous de décider si c’est un oh ! réjouit, perplexe ou lassé.

 

Voir aussi, en plus des photos d’Anne Deniau : Amélie, retrouvée dans la file des Pass et Fab‘, croisée à la sortie tandis que je saluais Klari, avec laquelle Joël, Palpatine (qui a cordialement détesté) et moi sommes allés dîner, pour une bonne soirée dans tous les sens du terme.

Caligula, es-tu là ?

Je suis allée voir Caligula à l’Opéra, et j’ai entendu les Quatre saisons. Pas même écouté, le bruit de pas des danseurs était trop présent (l’estrade était-elle pensée comme caisse de résonance ?) pour que je puisse me convaincre qu’une place à 8€ fait une belle place de concert. J’ai essayé aussi de regarder mon quart de scène comme si c’était des photos d’Anne Deniau, en admirant la lumière qui coulait le long des courtisanes noblement agenouillées, mais un photographe choisit toujours son angle de vue, et les profils immobilisés tous orientés dans la même direction m’indiquaient qu’on devait y danser. De dépit, je me suis rassise sur ma chaise, avec vue imprenable sur les rangées attentives du parterre, et je ne sais pas si je pleurais de rage ou de la beauté de la musique de Vivaldi. Probablement que la transcription qu’en donnait Nicolas Leriche me soit dérobée. Quand on vous raconte une soirée à laquelle vous n’étiez pas et que l’on vous dit « Tu ne sais pas ce que tu as manqué », c’est très vrai, on ne sait pas ce qu’on a loupé et par conséquent cela ne nous manque pas plus que ça. Mais là, j’en voyais juste assez pour voir (ce) que je manquais et c’est assez atroce pour que je m’abstienne la prochaine fois de me rabattre sur de telles places (probablement la loge la plus pourrie de Garnier, après les places des stalles, qui ne sont jamais vendues) ; plutôt ne rien apercevoir que d’amputer.

J’étais en train de débattre en moi-même pour savoir si j’allais partir à l’entracte qui s’est avérée ne pas exister quand Palpatine m’a secouée du bout du pied en me faisant signe de reprendre la séance d’observation plus tordue que tordante ; évidemment, c’est que les personnages étaient l’un sur l’autre. Jusque là, j’avais laissé Palpatine devant parce qu’il sait se réjouir d’un quart de scène pourvu qu’il s’y trouve une danseuse en tenue fort aguichante, et autant en avoir un de content et une frustrée plutôt que deux insatisfaits. Quand j’ai entendu le début de l’hiver, joué à toute vitesse par rapport à la version sur laquelle j’ai dansé, j’ai changé d’avis et pris la meilleure position (et non la place, évidemment, on est debout) pour ne plus la quitter jusqu’à la fin : de là, le quart s’élargissait à la moitié et cela devenait intéressant. Cela n’a pas été assez pour que je puisse me faire une idée de l’interprétation de Stéphane Bullion mais parfait pour hennir de plaisir devant Audric Bezard en étalon (petite pensée pour Inci – et après son doublement bien nommé manège, cette sortie d’une tape sur l’arrière-train pour qu’Incitatus parte au galop…) et pour rester rêveur face à Muriel Zusperreguy, aux formes pleines comme la Lune, non pas éthérée mais charnelle, qui se déhanche aérienne sur ses pointes. Elle serait moins sensuelle qu’elle pourrait danser avec les compagnies américaines. Son pas de deux avec Bullion, comme une grande partie du ballet, se déploie dans une atmosphère lunaire, à la fois désertique et habité (comme hantée, moins les fantômes), dans une lumière rasante qui jamais ne se lève ni ne décline.

L’hiver est la saison de Vivaldi que je préfère et je l’apprécie d’autant plus qu’on devient plus intime à danser dessus, avec ceci de particulier à cette musique que chaque orchestration nous rappelle qu’elle ne peut jamais vraiment devenir familière. J’ai été surprise de constater que le deuxième mouvement, sur lequel j’avais imaginé un corps de ballet en demi-cercle et des mouvements cycliques, était chorégraphié en manège, comme si la musique contenait cette idée de rondeur ; et stupéfaite de découvrir que le portée qui clôture le troisième mouvement est sensiblement ressemblant à celui qui terminera notre pièce dans quinze jours, parce que les changements de costumes exigeaient un réaménagement ponctuel (et ce porté est précisément ce qui m’en a un peu consolée). Vraiment, cette musique… je vais essayer d’y retourner demain pour voir quelque chose, en attendant de lancer une compagne de déforestation des feuilles d’acanthe qui grossissent encore les colonnes.

 

La Fiancée vendue rachetée par ses couleurs


Opéra tchèque, couverture de programme colorée… partie en toute ignorance avec un bon a priori pour cet opéra de Smetana, je suis arrivée à une conclusion décevante : le tchèque power n’opéra pas. Ce n’est pas mauvais, loin de là, mais c’est loooooong. Long comme une comédie de Molière jouée au rythme des Feux de l’amour.

L’intrigue n’en est presque plus une tant elle est archétypale : Marenka aime Jenik mais ses parents l’ont promise à un autre, l’un des fils de Micha. Vasek, puisque c’est de lui qu’il s’agit, est un gros benêt qui, avec son ballon vert, m’a fait penser à Alain avec son cerf-volant dans la Fille mal gardée ; Andreas Conrad est particulièrement bon lorsque Vasek se recommande toujours de sa « Ma-ma-ma-man », façon grenouille de Platée. Il suffit de ne pas avoir laissé échapper dans les surtitres, à cause du mal au coup, que Jenik est le fils du premier mariage de Micha (remarié après le décès de la mère de Jenik, et je vous le donne en mille, « si avoir une bonne mère est une bénédiction… avoir une marâtre est une malédiction ») pour savoir d’emblée que le mariage aura lieu entre les jeunes gens qui s’aiment (et nous en rabattent les oreilles) sans que le contrat soit caduque. Toute l’originalité réside dans la ruse de Jenik qui accepte de passer pour un vendu et vend sa bien-aimée pour trois cents ducats sous réserve qu’elle se marie avec « le fils de Micha » – heureusement pour lui que les périphrases existent et que le vieux père veuille bien faire le bonheur de son premier fils pendant que le second s’en va secondé par sa môman.

 


J’adore les scènes de groupe où tout le village, hommes en casquettes noires et femmes en fichus et robes cintrées sous la poitrine, chante et danse devant un ciel jaune très orangé (forcément, j’aime). De véritables danseurs viennent entraîner ce beau monde et c’est bien gai. Plus tard, lorsque la voiture des forains arrive (et nous éblouit de ses phares pendant un bout de temps), la luminosité descend et les lumières de la grande roue s’allument tandis que les teintes du décor virent au violet. Je rends donc grâce aux danseurs et à William Orlandi, responsable des décors et costumes, d’avoir sauvé ma soirée de la fadeur.


La Fiancée vendue rachetée par ses couleurs… vous ne croyiez tout de même pas qu’il s’agissait de la chanteuse, si ? Inva Mula a sûrement la voix du rôle mais pas la tête à l’emploi : alors que Piotr Beczala a simplement l’air d’un « grand garçon » en Jenik avec sa casquette bleue et son blouson jaune moutarde de Playmobil, elle me fait à tout instant penser à ma grand-mère maternelle que je verrais très bien avec la même robe blanche (sans les nœuds dans les cheveux, faut pas pousser mamie dans les orties). Leurs duos me paraissent interminables tant les paroles sont insipides (je sais que les répétitions peuvent être poétiques mais là, ce n’est clairement pas écrit – à ne surtout pas aller voir deux jours après Ariadne auf Naxos de Strauss où le livret de Hugo von Hofmannsthal tient vraiment la route) et je leur préfère des scènes où les personnages sont un peu plus nombreux, notamment celle où Kecal (Jean-Philipe Lafont), agence matrimoniale à lui tout seul, achète leur fille aux parents de Marenka par un bon déjeuner. Le couple de gros paysans fait des mines, le père la bouche arrondie sous les sommes annoncées par la famille du gendre idéal, la mère qui trouve que ça va bien mais écoute quand même, sait-on jamais. Là-dessus, Marenka arrive en léchant son cornet de glace et c’est un vain que Kecal lui passera un autre plat sous le nez, la jeune fille partira en plantant la boule de glace dans l’assiette de son père : y’a comme qui dirait une couille dans le potage. Le tout reste tout de même un peu trop potache à mon goût, même si ce comique à grosses ficelles (manœuvrées au ralenti- y’a pas que Franklein la tortue qui ait deux de tens’) rejoint parfois une représentation joliment naïve.


Des gens simples, oui, mais qu’ils laissent les jérémiades aux tragiques élégiaques et qu’ils se réjouissent dans des chansons à boire (« la bière est un don du ciel » avec ça on était bien barré, heureusement, l’ivresse arrive avec les danseurs qui se livrent à de réjouissantes acrobaties sur la table du banquet) ou au cirque (que font les danseurs, tout à tour caniches savants, cheveux de manèges et autres bestioles non identifiées). Bref, j’aime le populaire mais dansant.

Des démonstrations pas si démonstratives

Mon professeur de danse m’a proposé de récupérer pour l’après-midi la place qui lui avait permis de voir deux de ses élèves pendant la matinée ; j’ai évidemment sauté sur l’occasion, d’autant que la journée va crescendo et que l’après-midi est réservé aux grandes divisions. La troisième a beau être réservée aux moins de 16 ans aux dires du programme, il s’agit vraiment d’un âge limite car les élèves en paraissent bien moins que cela. C’est une division où il fait bon avoir des origines étrangères : se détachent, chez les garçons, un asiatique techniquement à l’aise ; chez les filles, une petite métisse qui fait plaisir à voir. J’ai été surprise de voir que toute trace de maladresse n’avait pas encore disparu : le travail du bas de jambe est évidemment très propre mais certains garçons ont des bustes un peu gauches et les bras des filles manquent clairement de souplesse, avec des mains façon pelle à tarte quand l’exercice demande une grande concentration. Ce n’était pas une vue de l’esprit puisque lorsqu’ils sont revenus pour le caractère, Roxana Barbacaru a insisté pour que les filles tiennent leur bras et ne laissent pas pendre leurs mains. Et d’ajouter, faisant rire la salle, que plus on est petit, plus on danse grand. C’est aussi là, filles et garçons mélangés, qu’on se rappelle qu’ils sont très jeunes ; quoiqu’ils ne s’économisent pas dans ces pas librement inspirés de Napoli, leur danse manque encore de caractère, les filles comment à entrer dans le jeu (de séduction) tandis que la fougue affichée de certains garçons ne prend pas toujours sur leurs traits de gamin. Même s’ils manquent encore individuellement d’ampleur, il n’empêche que ce travail de corps de ballet est déjà très agréable à regarder.

C’est avec les deuxièmes divisions que cela commence à danser. Avec l’augmentation de la difficulté technique, les garçons mettent du temps à se synchroniser mais les filles sont très ensemble et leurs exercices s’enchaînent avec fluidité, le tout étant agréablement chorégraphié par Francesca Zumbo, une des seules parmi les professeurs des filles à sembler entretenir le dialogue avec ses élèves (au lieu d’une présentation rigide, elle s’amuse de ce que les pirouettes sont ce qu’elles préfèrent ou souligne leur mérite dans tel ou tel exercice). L’exercice de piétinés qui ouvre leur démonstration me fait justement piétiner d’envie (d’en voir certaines boitiller pour courir me rassure un peu) : d’emblée, l’accent est mis sur l’artistique et même si les jambes s’envolent au plafond, c’est la rapidité des changements de direction et des entrepas qui surprend, le style opéra de Paris en somme, qui n’a pas ici le côté mécanique que sa difficulté engendre parfois – bref, c’est dansant, on en oublie un peu de se demander qui est la meilleure (inévitable tentation de ce genre de manifestation).

Je repère une fille avec une grande bouche dont le seul défaut résiderait dans cette bouche parfois plus ouverte que réellement souriante, ainsi qu’une autre, pas du tout le type liane cette fois-ci : c’est la moins fine du groupe (mais je vois rassure, je suis encore plus épaisse qu’elle – exception faite de la poitrine et en avoir est suffisamment rare pour être identifiant) mais j’aime beaucoup son style, son allure, de jolis épaulements qui n’ont rien de chichiteux. Même si les physiques ne sont pas harmonisés, l’ensemble est harmonieux et le niveau peut-être plus homogène que chez les garçons. Ils sont dans l’âge ingrat, certains de juvéniles gringalets, d’autres avec déjà pas mal de musculature, l’un encore petit garçon, l’autre plutôt jeune homme, avec du beau gosse en puissance (il y avait un qui avait un peu un visage à la Ganio mais sans son côté tête à claque – je confonds peut-être avec la division précédente : contrairement aux filles, la tenue des garçons de change pas de couleur d’un groupe à l’autre, c’est moins facile à mémoriser).

D’une manière générale, les classes de garçons sont plus détendues, comme s’il y régnait une sorte de camaraderie sportive (même si la compétition y reste évidemment présente) ; c’est peut-être à mettre en relation avec le fait que les garçons nous présentent plus des tours de force techniques que de la danse (sauf dans la révérence où de simples pas marchés permettent de deviner des danseurs sous les acrobates) alors que les filles sont en plein processus de ballerinisation.

Le processus est achevé en première division : un bataillon de filles longilignes, graciles, aux mouvements déliés. Toute en blanc devant le cyclo bleu, on ferait bien d’en garder quelques-unes pour Apollon musagète. D’un coup les physiques sont harmonisés – mais pas nécessairement harmonieux : en première division, on ne mange plus (une seule exception, une fille au visage très doux, avec une jolie présence). Alors que les deuxièmes divisions, toutes roses, commençaient à être féminines, les premières ont achevé d’être délavées (la troisième division était en rouge) et de femmes en puissance sont devenues des danseuses, éternellement filles. Ces brindilles en font des tonnes, la métamorphose est assez spectaculaire, j’ai été vraiment surprise de la marche qu’il y a a d’une division à l’autre. Le niveau de la classe est si homogène que je suis bien en peine d’imaginer qui pourrait être engagé dans le corps de ballet.

Il y a plus de différence chez les garçons (un rouquin, un brun et un blondinet sont pas mal – y’en aura pour tous les goûts), quoique chacun y ait ses points forts et ses points faibles et qu’aucun ne soit vraiment au-dessus du lot. Côté physique, l’évolution est encore plus surprenante que chez les filles non devenues femmes : ils sont si baraqués qu’ils semblent danser la tête dans les épaules. Quoiqu’il en soit, dans le bouquet final de la classe de pas de deux, filles et garçons forment de beaux couples de danseurs prêts à être intégrés au corps de ballet – jusqu’aux personnalités qui se sont, semble-t-il, un peu émoussées.

 

J’en suis ressortie avec l’envie de faire d’infinies séries d’échappés et de retirés (la batterie ? – sans façon, je la leur laisse), tirez-en les conclusions que vous voyez. Pour rappel, si les démonstrations désignent bien l’ « action de montrer concrètement au public en quoi consiste tel art ou tel sport », elles sont aussi (pourraient aussi être) le « signe extérieur qui manifeste les sentiments qu’une personne éprouve ou feint d’éprouver, ou ses intentions ».

Et l’amour et la mort ont l’amor en partage

Dimanche dernier, lors de la matinée Roland Petit à Garnier, on s’est aimé à en mourir, d’ennui. Si je me laisse entraîner à quelques propos acerbes, il ne faudra pas en déduire que c’était mauvais, mais décevant – quoique, c’est peut-être pire : avec une princesse-citron givrée, on n’est pas surpris de finir avec un petit goût d’amertume, mais Roland Petit, c’est Notre-Dame de Paris, c’est Carmen, c’est l’Arlésienne, quoi ! Ce n’était pas mauvais, mais c’était plutôt petit que Petit (d’accord, là c’était bas). L’impression d’avoir été flouée par un chorégraphe que j’aime bien, mais dont je ne connais au fond pas grand-chose ; même chose que pour la soirée Béjart à Garnier, en somme.

 

On ne peut pas dire que le Rendez-vous ait été manqué, mais on ne peut pas dire non plus que cela ait été une réussite, et pas seulement parce que la Plus belle fille du monde a finit par trancher la gorge au Jeune homme qui le lui avait donné. La pièce est déséquilibrée : la première scène plante l’ambiance sans l’intrigue qui se déploiera à la troisième scène, après avoir occupée la deuxième.

On a déjà connu Jacques Prévert plus inspiré, même si les photographies de Brassaï agrandies pour former le décor de chaque scène rendent bien le même Paris d’après-guerre. Après avoir poussé la chansonnette et fait dansé un couple d’écoliers à pas serrés et cheveux nattés, le jeune homme, en vadrouille avec le bossu (titi parisien cabossé, Hugo Vigliotti aux singeries épatantes – à proprement parler : il semble singer des morceaux classiques), rencontre le Destin, mélancolique Pierrot noir qui n’a conservé de blanc que sa collerette surannée (l’usure de son pantalon pourrait peut-être finir par le blanchir). Benjamin Pech n’est plus l’homme, même jeune, de la situation ; lorsqu’il s’éloigne de la lame de barbier du Destin, les limites d’un cercle invisible l’empêchent de couper les liens qui en font sa marionnette, et le frère de la Prisonnière. On voit dans d’impressionnants mouvements saccadés-torturés que le jeune homme ne peut pas résister au vouloir quasi-magnétique de la présence noire qu’est Michaël Denard, presque effacé à force d’être hiératique.

On devrait avoir retenu la leçon depuis Œdipe, nul n’échappe à son destin : on ne s’en éloigne que pour mieux y tomber, et la grâce que le jeune homme a obtenue en plaidant un rendez-vous (des mains qui dessinent des courbes, pour mouvements de manche) avec la plus belle fille du monde (Eleonora Abbagnato, on ne peut pas lui donner tort) n’est en réalité qu’un sursis. Voilà le vrai rendez-vous : pour moi, il s’agit du retour de la danseuse après une année sabbatique ; pour le jeune homme, il n’y a pas de quoi se réjouir, il s’agit de la mort. Doublement mortelle, Eleonora Abbagnato est affreusement sexy avec sa mise en pli blonde des années trente et sa jupe légère au-dessus d’un simple justaucorps bleu qui transpire l’assurance et la séduction. Après un duo qui tiendrait plus du duel que du pas de deux, où la fille au superlatif attire le jeune homme de ses grandes jambes sur talons aiguilles, qu’elle développe et qu’il doit replier devant elle, elle fait basculer la petite mort dans la grande d’un coup de lame.

 

Alors qu’on était enfin mis en train à la fin de ce crescendo pianissimo par lequel le ballet sortait de l’anodin, voilà que le Loup n’y est pas. J’avais gardé un souvenir autrement satirique et joyeusement grinçant des fables animalières d’Anouilh. L’argument serait plutôt nouille : à peine marié à la Jeune fille en voile, le Jeune homme file avec une bohémienne qui, reprenant un tour de bonimenteur, s’arrange pour faire croire à la naïve (Emilie Cozette, qui débarque) que son tendre et cher (éphémère Yann Saïz) a été transformé en loup (Stéphane Bullion, avec les mains crochues d’un gamin crispé par toutes ses croches sur son piano). Chaque couple part de son côté, le premier dans les fourrés, le second dans la forêt – pas de deux en petite tenue rose ourlée façon toile d’araignée (mais nooon, le loup la lui a déchiré de façon stylisée). Quand la bohémienne a finit son affaire, elle va pour rendre son mari à l’ex-vierge effarouchée qui n’en veut plus : elle a vu le loup et y a pris goût. Tant et si bien qu’elle finit par se planter au bout de la fourchette des paysans qui ne l’entendent pas de cette oreille ; pas d’animalité si elle n’est pas officialisée en mairie. Je charge un peu le loup la mule, mais ajoutez à cela des décors et costumes criards type ballets russes dans ses moins heureuses trouvailles, une Emilie Cozette fade, et un Stéphane Bullion qui ressemble plus à un agneau (enfin, à un mouton, pas comestible), et vous vous trouverez heureux de vous sauver avec Sabrina Mallem en belle bohémienne, et la musique de Dutilleux.

 

Pas le meilleur de Roland Petit, soupiré-je à l’entracte. Palpatine soulagé reconnaît s’être ennuyé. Je comprends mieux à présent pourquoi dans son autobiographie, Karen Kain dénie à Roland Petit le statut de grand chorégraphe ; pour elle, c’est un magicien. Quand cela opère, le résultat est magique, sinon, on fait illusion, comme c’est la cas des deux premières pièces. Heureusement, le Jeune homme et la Mort appartient à la première catégorie. Le jeune homme est visité par une femme fatale qui le pousse au suicide ; l’argument est à la limite du thème, on reconnaît là le trait épuré de Cocteau. J’aurais eu tendance à dire que la danse tire toute son intensité de la passacaille de Bach, mais ce serait plutôt de la violence qui lui est faite, s’il est vrai que le ballet a été chorégraphié sans musique précise, sur des airs de jazz, avant de trouver le morceau qui fasse véritablement l’affaire. Musique et mouvements ne sont pas sans rapports, comme on aurait pu le craindre, mais ceux-ci ne collent pas non plus à celle-là, et c’est ce qui fait décoller la chorégraphie, célèbre pour les sauts du jeune homme.

Jérémie Bélingard y est bond, même si je ne suis pas fan de sa danse et que son interprétation fait pâle figue à côté de celle de Nicolas Leriche, que j’avais vu aux côtés d’Eleonora Abbagnato (ça, c’était une tuerie, jeune homme). Ceci dit, Alice Renavand fait une entrée fracassante, diablement sexy dans sa robe jaune frémissante sous les piétinés sur pointes en grand plié seconde. La perruque noire violente son visage tout mignon et la rend plus impitoyable encore d’avoir pu sembler douce un instant. Même si parfois sa cruauté flanche un peu du côté de la brutalité, Alice Renavand mène indubitablement la danse, et rehausse ainsi la prestation de Jérémie Bélingard, dont le côté suiveur est repris par le rôle. Juste, le regard exorbité de possédé lorsque la mort pointe du doigt la corde, c’était un peu too much (ou alors le troisième torturé dans l’âme était celui de trop – pourtant, contrairement aux deux autres qui me sont indifférents, j’aime bien Benjamin Pech) ; un chouilla moins, cela fait parfois tellement plus…

La mort s’esquive pour laisser le jeune homme se pendre, comme si mourir était un acte de volonté (déjà, dans le Rendez-vous, le Destin avait glissé la lame dans la poche du jeune homme). La descente de croix de poutre et l’ascension sur les toits de Paris dans des décors magnifiques font de la fin du ballet une apothéose (c’était presque la première fois qu’on construisait en dur pour le théâtre et il fallait au début près de trois quart d’heures pour monter le décor – heureusement que les entractes étaient mondains). Cette fois-ci, il n’y a que sur scène que l’on a regardé sa montre.