Les jardiniers du Parc

Les jardiniers, gardiens de l’amour

Quatre jardiniers ouvrent, ferment et encadrent chaque épisode-bosquet du Parc de Preljocaj. Ce sont les gardiens de l’amour, qui est toujours une histoire et qu’il faut savoir entretenir, faisant surgir ici l’allée dans laquelle les amants s’engagent, brisant là la narration pour vous tendre une fleur épanouie dans l’abandon amoureux, débarrassée de ses épines, qu’en respirant on n’image pas un jour faner. Les jardiniers cultivent une certaine idée de l’amour, dont la forme la plus achevée est certainement le mythe du séducteur qui, pris à son propre piège, finit par tomber amoureux – idéal qui traîne chez toutes les romantiques prêtes à prendre leur numéro pour figurer dans l’inventaire amoureux des Don Juan et Casanova, dans un pari insensé pour en être le dernier. Notez que les sexes sont réversibles dans ce jeu de rôle : le couple du Parc donne ainsi à imaginer le destin de la marquise de Merteuil et du Vicomte de Valmont si leur amour-propre ne les avaient pas entraîné à nouer d’autres liaisons dangereuses – c’est, du moins, la vision que j’en avais gardé, depuis ma découverte du ballet. Mais entre Laetitia Pujol, qui envisage le rôle façon Cécile de Volanges1, et Aurélie Dupont qui l’a dansé avec une résistance toute Madame de Tourvel, je commence à en douter. Il y a même dans cette résistance une certaine raideur, qui me fait entrevoir pourquoi Preljocaj cite la princesse de Clèves parmi ses sources d’inspiration.

Petit aparté pour rappel : le sens du devoir et la morale inflexible de la princesse de Clèves n’en font pas un exemple mais un monstre de vertu. Elle se donne sûrement bonne conscience en s’interdisant de tromper son mari mais se montre avec lui d’une incroyable cruauté en lui confessant n’aimer que M. de Nemours, auquel elle ne se livrera de toutes façons jamais. N’importe qui de moins moralisant et plus sensé aurait fait un choix, prenant soit son pied avec l’amant, soit son mal en patience avec le mari qui, à défaut du peu de désir qu’il inspire, fait tout ce qu’il peut pour se rendre aimable – la tendresse aurait fini par s’installer et le mari se serait contenté de se substitut d’amour pourvu qu’on lui ait tu que c’en était un. Merci donc de choisir un autre modèle littéraire pour la femme craintive de se livrer à l’amour : il aurait fallu que la jeune fille n’érige pas sa pudeur en morale pour que son souvenir l’emporte sur celui de la vieille fille aigrie. La transparence de la princesse, pseudo-vertu et véritable morale de la frustration en ce qu’elle place toujours une vitre entre elle et l’objet de son désir, m’exaspère autant que le style de madame de La Fayette, ce fin glacis censé donner du brillant à l’ensemble.
Je ne reconnais qu’un mérite à La Princesse de Clèves : m’avoir, en la fuyant, fait choisir l’option philo en khâgne. Fin de l’aparté.

Les jardiniers, qui ont le devoir de faire triompher l’amour, veillent à ce que l’héroïne ne connaisse pas le même destin que la princesse de Clèves – la manipulant, au besoin, dans ses rêves. Mais ce fantôme de la princesse est fort utile pour perçoir plus nettement l’opposition entre le sérieux de l’amour et l’éternel jeu de la séduction. Serait-ce une caractéristique féminine que de prendre l’amour très (trop ?) au sérieux, par opposition à une conception masculine beaucoup plus légère de la chose ? Cette question m’était déjà venue à l’esprit à la fin de Before Midnight lorsque Jesse fait semblant de rencontrer Céline et de la séduire pour la première fois après qu’elle l’a pressé d’avouer une infidélité pour laquelle il y avait prescription : Céline, qui aimerait se savoir aimée pour de bon, est agacée par ce jeu, lequel est pourtant un formidable moyen pour chacun de mettre à distance la personne qu’il a été au moment où il a souffert ou fait souffrir l’autre. Le jeu est à la fois la dérobade exaspérante d’un éternel adolescent et la sagesse d’un homme qui sait que l’on n’est jamais fidèle à soi-même ; le sérieux, le rêve puéril de qui exige des preuves quand l’amour relève de la foi et la reconnaissance de l’autre, la volonté d’avoir avec lui un rapport libre et franc.

Le jeu : le libertin joueur qui folâtre avec une muse courtement vêtue derrière un tronc d’arbre et revient, tout sourire, ne pensant pas à mal, vers celle qui lui plaît et qu’il n’a pas encore séduite ; le sérieux : le visage grave de celle qui se tient debout, face à celui dont elle ne sait s’il va ou non se tenir près d’elle encore longtemps – le nouveau visage d’Aurélie Dupont, impassible, presque dur. Il faut attendre les saluts pour voir l’étoile sourire : aucun amusement, aucun jeu durant tout le spectacle, elle campe sur son statut comme la princesse de Clèves sur sa morale. Plus défiante encore que son personnage, l’artiste ne s’abandonne plus, tandis que Nicolas Leriche embrasse tous les rôles qui se présentent à lui, joue tant et si bien qu’il semble rajeunir à chaque fois que je le vois.

À eux deux, ils illustrent bien les deux voies opposées que peut prendre la fin d’une étoile, naine blanche ou supernova. Alors que nombre de balletomanes ont trouvé Aurélie Dupont froide (comme crispée à l’idée que la fin de son parcours à l’Opéra puisse signifier la fin de sa carrière), Nicolas Leriche rayonne comme jamais (comme si la perspective d’une fin d’étape le libérait – un enfant à l’approche des grandes vacances – et qu’il ne se souciait que d’en profiter). On rencontre rarement la joie à l’état pur : différente de l’enthousiasme et la bonne humeur, la joie a quelque chose du divin. Avec Bach et Que ma joie demeure, chorégraphie de Béatrice Massin sur la musique de Bach, encore, Nicolas Leriche est, je crois, le seul interprète qui me l’ait jamais fait ressentir. Je sais qu’à sa soirée d’adieu, je n’aurai pas envie de crier bravo mais merci (le plus proche équivalent d’un je t’aime que l’on puisse adresser à quelqu’un que l’on ne connaît pas).

 

Les jardiniers, gardiens de mes fantasmes

Les jardiniers sont au Parc ce que les dieux grecs sont à la tragédie : le destin en marche, à coups de pistons et de roues dentées. C’est la mécanique des corps, du désir, les rouages qui font fonctionner la mythologie de l’amour. C’est une danse autre, moins lyrique, plus excitante – un contraste saisissant, l’altérité que l’on rencontre de plein fouet. C’est ce qui nous permet de rêver à une relation fusionnelle sans nous y perdre et de faire naître l’infinie tendresse à l’œuvre dans le pas de deux final. Les jardiniers sont, littéralement, ceux qui font l’amour.

 

Les jardiniers, gardiens du ballet

En même temps qu’il cultivent une certaine idée romanesque de l’amour, où le je(u) mène nécessairement à l’autre, les jardiniers se font aussi les gardiens de l’histoire du ballet. Comme un jardin, de saison en saison, d’année en année, le ballet n’est jamais exactement ce qu’il a été et reste pourtant semblable à l’idée de celui qui l’a dessiné. Les jardiniers observent ce tracé et circonscrivent ce qui est susceptible de prendre comme bouture dans le ballet classique, pour le renouveler sans l’altérer. Les expérimentations d’un Funambule ne prendraient pas, par exemple ; Preljocaj ne les fait pas entrer à l’Opéra, où la danse des jardiniers est la plus contemporaine qui puisse être donnée à l’Opéra sans aucun risque de rejet (il y a évidemment eu des pièces plus radicales mais pas à ma connaissance de plus radicales qui aient connu un tel succès). Avec ces jardiniers pousse tout un tas de productions néoclassiques : le décor étoilé ne vous fait-il pas penser à In the night ? Les manipulations aériennes de l’héroïne par les jardiniers à O Złożony / O Composite ? N’entendez-vous pas dans le parc des jeunes filles qui s’évanouissent les ombres furtives des moines de Signes ? De Carolyn Carlson, je retrouve aussi l’égyptien dans les mouvements mécaniques des jardiniers, comme si le ballet était une grande horlogerie, qui revient toujours en arrière pour indiquer l’avancée du temps.

Mit Palpatine

Concours du corps de ballet de l’Opéra, acte III

Concours de circonstances

Les variations libres, c’est la cour de récréation du blogueur, qui peut s’amuser à faire quelques statistiques, analyser les tactiques des danseurs et dégager les tendances de la saison. L’origine de la vague Lifar reste incertaine mais celle de Robbins peut être rapprochée de l’arrivée de Benjamin Millepied. Entre lèche et provoc’, Axel Ibot et Florimond Lorieux reprennent ainsi la variation du danseur en brun, qu’avait dansée Millepied lors de la venue du New York City Ballet il y a quelques années. Gonflé… mais payant pour le premier qui a rendu la chose un peu piquante, quand le romantique Benji m’avait laissée plus ou moins indifférente. Ninon Raux n’a pas eu froid aux yeux non plus en choisissant une chorégraphie de John Neumeier, présent dans le jury. Pas mal du tout, même si je préfère quand cette variation unisexe est dansée par un homme.

D’autres ne s’attaquent pas au jury mais à la classe supérieure. Présenter en variation libre la variation imposée du niveau du dessus et la réussir mieux que pas mal d’entre eux, c’est le passeport assuré pour la promotion – et la voie choisie par Germain Louvet. Forcément, en sens inverse, ça fait mal, surtout quand il s’agit de deux variations librement choisies : dur pour Sabrina Mallem, dont l’Esméralda est moins incisive que celle de Fanny Gorse.

Les lois du concours sont multiples, comme vous pouvez le constater, mais il y en a une qui prévaut plus que les autres : toutes seront transgressées à un moment ou un autre, pour le pire (classements aberrants) ou pour le meilleur. En l’occurrence, le meilleur prend la forme de deux outsiders, peu attendus mais très remarqués : dans Donzetti – pas de deux, Fabien Révillion nous offre un feu d’artifice du genre wow et le Twyla Tharp endiablé de Lydie Vareilhes est une belle surprise. La balletomane anonyme a des idées arrêtées sur chaque danseur ou presque mais elle aime bien se faire surprendre, parfois, surtout quand la surprise est virtuose.

Nulle balletomane anonyme n’est parfaite cependant et, pour se distraire un peu de la litanie des variations imposées, elle compte les accessoires (2 éventails, une paire de castagnettes et 3 paniers, au cas où vous vous demanderiez) et invente des micro-lois type : plus tu es grande (avec un long buste), plus tu as de chance de choisir du Forsythe, et plus tu es petite, plus tu as de chance de faire la princesse. J’ai aussi noté dans un coin de ma tête qu’il fallait signaler à Palpatine le costume de Pierre-Arthur Raveau dans Marco Spada, vieillot mais très sexy (l’effet uniforme + col haut, certainement). Heureusement qu’il a été nommé, cela me facilite la tâche.

 

Délibérations

Le balletomaniaquerie bat son plein lorsque les résultats ont été proclamés et que la balletomane anonyme peut faire le différentiel de son classement personnel (aussi appelé pronostics) et du classement officiel. Habitués que nous somme depuis quelques années à ce que les deux n’aient rien à voir, la surprise de ce concours a été le consensus sur les nominations des hommes. Sébastien Bertaud a enfin été nommé et Alu, désormais étoilable, est accueilli par des applaudissements à la sortie des artistes (le futur directeur, déjà maître des lieux, s’est penché à la fenêtre pour voir d’où provenait le désordre). Seul regret concernant les hommes : l’oubli systématique par les balletomanes d’Allister Madin, toujours là pour assurer le show, avec beaucoup de bonne humeur et d’humour.

Pour ce qui est des femmes, c’est une autre paire de manche. Chez les quadrilles, on s’en sort encore : Léonore Baulac et Hannah O’Neill étaient dans le top 5 de tout le monde, même sans connaître au préalable l’existence de la seconde. Elle a été une Gamzatti royale et l’une des seules à ne pas développer ses tours en-dedans à la fin (redoutable) de la variation imposée. J’ai beaucoup aimé Emma d’Humières, encore un peu jeune, mais ultra-choupie en Kitri qui se défonce au point d’en oublier ses castagnettes, et j’ai été agréablement surprise par L.D., très à l’aise dans l’imposée comme dans sa Manon, où l’on sent qu’elle a de la bouteille. Mais sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur, ni donc de référencement élogieux – oui, j’ai cinq ans, je m’entraîne pour assister aux spectacles jeune public de l’Orchestre de Paris.

Les coryphées nous rapprochent du scandale : par manque de consensus dans le jury, un seul poste a été pourvu sur les deux de libres – très intelligent d’augmenter l’embouteillage quand on voit le nombre de talents qui sont stockés dans cette classe. La nomination de Sae Eun Park me laisse perplexe : sa variation imposée, très délicate et musicale (au point que j’ai eu l’impression d’assister à une autre variation), l’affirme sans conteste comme une très belle danseuse classique, qui prend admirablement la lumière (parce qu’elle sait la capter) mais j’ai des doutes sur ses qualités d’interprète lorsqu’elle danse du Robbins comme elle danserait du Petipa. Les quatre tours qu’elle fait les doigts dans le nez dans sa variation des Four seasons ne masquent pas sa totale absence de style, que possède en revanche Letizia Galloni, à qui l’on a fait payer bien cher une malheureuse sortie en coulisses.

Le scandale éclate chez les sujets, non pas à propos de la nomination d’Amandine Albisson, qui fera sûrement une belle soliste, mais du non-classement de Sarah Kora Dayanova. Son Ombre était dramatique à souhait, planant comme le danger, menaçante (quand celle de Laura Hecquet semblait presque perdue, furtive, et celle de Caroline Robert plus sournoise) – l’interprétation d’une véritable artiste, en somme.

Le chocolat chaud n’aura pas été de trop pour débriefer tout ça !

Concours du corps de ballet de l’Opéra, acte I

Les places sont chères

Une fois n’est pas coutume, ce n’est pas au sens propre. Si les places sont chères, pour les spectateurs comme pour les danseurs, qui entrent en compétition alors que peu de postes sont à pourvoir, c’est qu’on n’y entre que sur invitation. La chasse à l’invitation se prépare bien en amont ou, comme cela a été mon cas, totalement à l’arrache : @corpsetgraphies m’a proposé sa place la veille au soir pour la journée des garçons. Pour celle des filles, cela s’est fait encore davantage à la dernière minute : le matin même, dans la ligne 14, j’ai griffonné cherche une place sur mon carnet, en épaississant les lettres pour qu’on ne puisse pas louper la supplique de la balletomane anonyme, et je l’ai brandi sur les marches du Palais Garnier (du côté ensoleillé, faut quand même pas déconner) jusqu’à ce qu’une dame se fasse Père Noël, en distribuant quatre ou cinq places d’un coup.


En prendre bonne note

Tu ne crois pas que c’est une quadrille ? demandé-je en indiquant une fille du menton dans la loge d’à côté. Elle a une tête de danseuse… Réflexion idiote : 90 % de la salle fait de la danse (les 10 % restants étant les papas des danseurs). La seule manière de reconnaître une balletomane anonyme dans le lot, c’est de voir si elle annote son programme ou gribouille frénétiquement dans un petit carnet à chaque variation.

C’est très drôle de jouer au jury, ma fibre de correctrice jubile. Mais au bout de quelques temps, on commence à ne pas trouver ça très sympa de noter que untel ne tend pas ses pointes ou que tel autre a achoppé à la fin de sa variation, très bien dansée par ailleurs. Du coup, le petit carnet se trouve bientôt couvert d’annotations du genre « Oui mon général ! » (Germain Louvet), « Chemise flottante, du panache ! » (Hugo Marchand), « Roméo fatigue vite mais je veux bien faire Juliette » (Antonio Conforti), « Si la Linea était un beau gosse » (Grégory Dominiak) ou « Prestance et sexytude » (Axel Ibot). Cela dégénère avec une multitude de oui, avec capitales et/ou points d’exclamations : « OUI ! », « Oui ! Encore ! » ; et ça finit avec des petits cœurs partout.

Du coup, il y a quelques occasions qui peuvent vous empêcher de prendre des notes (outre le stylo bic qui n’a pas écrit pour une coryphée, ce dont je ne me suis pas aperçue dans le noir). Malgré une notation enthousiaste à base de ++, +++, Fabienne n’a pas eu le cœur de rouvrir son carnet alors que Letizia Galloni s’est installée dans la loge pour voir la suite du concours, toute triste d’avoir fini sa variation en coulisses. Et quand, à peine assise pour les sujets hommes, la femme magnifique qui s’avère être la maman d’Axel Ibot vous prend à partie devant son fils : « Elle était bien sa variation, hein ? », vous bredouillez un truc en pensant à ce que vous avez noté et décidez de faire travailler votre mémoire pour le reste de la journée. 

Concours du corps de ballet de l’Opéra, rideau

Concours et bonne marche de la maison

Chance pour les jeunes, risque d’injustice pour les plus expérimentés, le concours est une institution contestable, à l’image de cette note sur 10, « donnée par la Régie de la Danse et basée sur l’assiduité et la conscience professionnelle au cours de l’année écoulée », qui accompagne celle sur 20 du concours proprement dit et peut autant être un moyen de rattraper un danseur qui s’est manqué ce jour-là que de discriminer à la (trop grande) gueule du client.

Cependant, on oublie souvent, en critiquant cette formule, qu’une nomination discrétionnaire, comme c’est le cas pour les étoiles, n’est pas plus garante de justice et de légitimité. À ce niveau, le concours a au moins le mérite d’une relative exposition – sinon au public, du moins à la presse. Quelle autre solution pourrait-on imaginer ? Un vote du public, qui ne tiendrait pas compte de ce que l’on a besoin d’un premier danseur qui soit assez grand pour être le partenaire de telle étoile, que cette danseuse-ci se blesse régulièrement et n’est pas le choix le plus solide pour occuper une place centrale dans le corps de ballet, etc., etc. ? Tout choix est nécessairement excluant et parfois, lorsqu’on est face à un groupe d’artistes tous plus talentueux les uns que les autres, la seule bonne décision possible est d’en prendre une (c’est pour ça qu’une seule coryphée a été nommée *cough, cough*). Les injustices qui ont (eu) pour nom Emmanuel Thibault, Mathilde Froustey ou Sarah Kora Dayanova sont mises en avant par le concours mais prennent probablement leur origine ailleurs, dans leurs relations avec la direction et la perception qu’en ont leur hiérarchie. Attendons de voir ce que donnera le changement de règne côté management et ressources humaines.

(Remuant tout ça, je me prends à rêver d’une journée de gala ouverte au public, où chaque danseur, quel que soit son grade, pourrait présenter la variation de son choix, sans être sanctionné par la décision d’un jury.)

 

Le who’s who des balletomanes anonymes


  Impressions danse

  

  

  Danses avec la plume

  

  

  Le Petit Rat

  

  

  À petits pas

  

  

  Danse-Opéra

  

  

  Une saison à l’Opéra

  

  

  Palpatine

 

  

Lire aussi le déroulé d’un concours type, minute par minute, comme si vous y étiez d’Amélie, ainsi que son palmarès personnel.

Concours du corps de ballet de l’Opéra, acte II

Bis repetita placent, jusqu’à un certain point

Chaque danseur présente la variation imposée définie pour sa classe et la variation libre de son choix. Traditionnellement, on attend avant tout des quadrilles un travail propre, ce qui conduit à leur choisir des variations paradoxalement plus complexes que la classe supérieure. La difficulté technique fait ainsi office de filtre, pendant le concours lui-même mais également en amont (un peu comme si un candidat à l’agrég’ décidait de passer le concours l’année suivante parce qu’il porte sur l’auteur qu’il déteste par excellence et qui le lui rend bien). Ces tentatives d’intimidation et de découragement ont mieux fonctionné chez les hommes que chez les femmes : non seulement ils ne peuvent pas être touchés par l’épidémie de grossesse qui court à l’Opéra, mais on leur a choisi une variation pour ainsi dire in-dansable.

Noureev s’est surpassé pour la variation du pas de cinq des Pierres précieuses de La Belle au bois dormant. Un pas par note, c’est beaucoup trop simple. Non, ce qu’il faut, c’est qu’à chacune de ces notes, chacun de ces pas aille exactement dans la direction contraire de celle où le corps irait naturellement au sortir du pas précédent. Là, on voit bien les pieds pas tendus (ou le peu de cou-de-pied), les équilibres pas très assurés et les réceptions de justesse. Là, on peut être splendidement sadique – et promouvoir sans se prendre la tête Germain Louvet, qui s’en sort étonnamment bien.

Mais le sadisme n’est rien sans le masochisme : le jury s’est donc infligé 18 fois la même variation de Pierre Lacotte, Célébration, aussi technique qu’insipide et a clôt le concours par la variation de Raymonda la plus ennuyeuse qui soit, alors que ce ballet contient un bijou de style et de sensualité dans la variation de la claque. Que Christelle Granier et plus encore Julianne Mathis (ce regard et ce ralenti dans les mains juste après le claque… brrr !) soient remerciées pour avoir rétabli l’équilibre de l’univers en la choisissant comme variation libre.

Heureusement, entre les deux, on aura du classique un peu plus dansant avec, du côté des hommes, Paquita pour les coryphées et Giselle pour les sujets et, du côté des femmes, Suite en blanc, de Lifar, pour les coryphées. La variation de la Flûte est l’une des rares variations imposées à offrir tout une palette d’interprétations : très calme, classe (Letizia Galloni), plus mutin (Fanny Gorse), un peu désinvolte (Émilie Hasboun), aristocrate (Juliette Hilaire), élégante (Sae Eun Park), poigne de fer dans un gant de velours (Lydie Vareiles), charmeuse (Marion Barbeau)… Chez les hommes, c’est la variation d’Albrecht qui distingue les artistes et notamment Pierre-Arthur Raveau. Je ne l’avais pas plus remarqué que ça jusqu’ici mais cette couronne romantique façon j’enlève mon pull sensuellement (c’est la pose du spectre de la rose, quand on y pense), c’était tout à fait Albrecht. 


 

Enfin libres

Les variations libres : c’est là que commence le spectacle, surtout à partir des coryphées, quand on cesse d’avoir peur pour eux. Les quadrilles sont encore un peu jeunes, dans leur interprétations comme dans leurs choix : quand on n’a jamais dansé telle ou telle variation du répertoire qui fait rêver depuis qu’on est petit, on peut avoir envie de s’y essayer, sans passer tout de suite aux pièces plus rares ou contemporaines.

Dans chaque classe, il y a des danseurs qui savent pertinemment que leurs chances d’être promu sont minimes : parmi eux, les quadrilles saisissent l’opportunité du concours pour se faire repérer, montrer qu’ils existent en dehors du corps du ballet, quand d’autres, plus avancés, se font plaisir, à l’image de Julien Meyzindi qui, sur Twitter, remerciait Mats Ek de l’avoir autorisé à danser un extrait de La Maison de Bernarda. Le concours est l’occasion ou jamais d’affirmer une facette méconnue de sa personnalité et d’envoyer un message à la direction : Regardez, vous ne le saviez pas mais je suis virtuose ; OK, je suis une bonne technicienne mais j’ai de sacrées qualités d’interprétation ; Vous me pensiez très classique ? Admirez avec ma variation contemporaine comme je suis polyvalent.

Pour le spectateur, les variations libres sont comme un immense gala – pas hyper équilibré, il est vrai, puisque les grands classiques font l’objet d’un certain nombre de rediffusions (les filles, 3 bayadères, 3 Kitri, 3 Raymonda, 3 Esméralda et 4 Ombres, ça fait un peu beaucoup). On ne boude évidemment pas notre plaisir quand le choix du candidat est conforme à nos goûts. Très bon choix ! Très bon goût ! La variation finale de l’Arlésienne ? Alexandre Gasse n’est pas Manuel Legris mais oui, j’approuve ! (Dommage cependant que l’absence de décor ne lui permette pas de sortie spectaculaire.) Mes voisins râlent devant l’extrait d’Appartement, de Mats Ek, choisi par Grégory Dominiak mais la variation de la télévision est très réussie, même sans lumière clignotante depuis les coulisses. Qu’Yvon Demol et Daniel Stokes s’y mettent à deux pour mater la folie de Frollo n’est pas non plus pour me déplaire. En revanche, la variation d’Esméralda, qui m’a longtemps fait rêver parce que dansée par « une grande » au conservatoire pour son prix de perfectionnement, a perdu un peu de son aura. Je commence à comprendre Karen Kain qui, dans son autobiographie, qualifie Roland Petit de magicien de la mise en scène mais de chorégraphe moyen.

Gagnent également un bonus sympathie immédiat les filles qui choisissent Forsythe, particulièrement Lucie Fenwick (cette fille est magnétique), qui s’est par ailleurs plutôt bien tirée de la variation imposée si l’on considère qu’elle est taillée pour de petits modèles et non pour d’immenses pattes comme les siennes (solidarité grandes perches), et Léonore Baulac qui m’a déclenché une envie irrépressible de me tortiller sur mon siège et dont j’ai appris avec étonnement qu’elle n’était que quadrille, alors qu’elle bouffe littéralement l’espace. 

Les variations libres fonctionnent parfois comme une multitude de bandes-annonces qui donnent envie de découvrir les ballets dont elles sont extraites. Hugo Vigliotti, drôle à souhait dans Le Rire de la Lyre m’a ainsi donné envie de lui sauter au cou pour m’avoir fait découvrir cette pièce de José Montalvo. Un grand merci aussi à Adrien Couvez pour cet avant-goût très engageant de Push comes to shove : je veux voir ce ballet de Twyla Tharp ! Je suggère qu’on le programme avec Grand pas, dansé avec entrain par Lydie Vareilhes, dont je ne comprends même pas que je puisse ne pas la connaître. Dans un registre plus contemporain, Charlotte Ranson rappelle avec force que le Sacre du printemps n’est pas une exclusivité de Pina Bausch, en dansant la variation de l’Élue de Maurice Béjart. Quant à Aubane Philbert, elle me rappelle qu’il est temps de se procurer le DVD de Clavigo