Décembre 2024, journal

Dimanche 1er décembre

Il faut est revenu. Il faut faire. Je sais que je n’aurai pas la paix, alors je ne résiste pas, j’acte, me douche avant même de petit-déjeuner et je fais : une lessive, du rangement, des grosses courses chez Leclerc, la facture des cours de novembre, un congee, la lessive à la main de mes justaucorps ; je réserve mes billets de train pour Noël, un rendez-vous chez la gynéco, chez la dentiste ; mets à jour mon profil LinkedIn (un portrait récent que m’a fait H. à la place de ma désormais vieille photo de profil). Seul heureux moment de suspension :  l’heure et demie que je passe au téléphone avec Melendili, à parler élèves, santé, Noël — à ne même pas parler de Mona Chollet, à ce propos on s’écrira.

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Lundi 2 décembre

Cours de stretching postural.
Où je découvre que je ne sais pas bouger le bassin autour du fémur en gardant ma jambe en-dehors. S. y arrive sans même avoir à réfléchir, et s’étonne du décalage entre nous. J’ai globalement plus d’aisance qu’elle avec mon corps, mais aussi 26 ans de formatage de danse classique où on garde les crêtes iliaques de face dans un rond de jambe bordel.

Rendez-vous psy.
Où je découvre le concept de traumatisme vicariant.
Eli se demandait s’il y avait des choses que je ne racontais pas ici, vu ma propension à plonger dans l’intime : il y en a peu, effectivement, j’overshare facilement, mais il y en a indéniablement, et l’origine du traumatisme vicariant en fait partie. Une quinte de toux irrépressible accompagne tout mon récit (aucune avant, aucune après). Il ressort de l’anamnèse qu’émotionnel et rationnel ne sont pas reliés lorsque je fais le récit d’une certaine journée. Que ce que je prenais pour du détachement relève davantage d’un état de sidération, où ayant dépassé son seuil de stress tolérable, le cerveau fait disjoncter la tête et le corps pour rester fonctionnel. Et que je parle comme si j’étais coupable de ce dont je n’ai été que témoin-à-distance. Je veux bien croire la psy, mais c’est bien de croyance dont il s’agit, car je n’en ai absolument pas conscience et, même après qu’elle me l’a fait remarquer, je reste incapable de repérer dans mon énoncé ce qui pourrait être interprété en ce sens. (C’est comme l’ante- ou la rétro-version du bassin en danse, il faut être formé à voir ; quand on l’est ça devient évident, quand c’est quasi-invisible pour la personne que l’on corrige.) Raconter ne me pose aucun souci, ma voix n’en est pas affectée, c’est dramaturgique presque, mais quand la psy fouille son énorme trieur de fiches plastifiées à la recherche du schéma de SSPT (j’aurai le droit à un dessin manuel) l’émotion monte au bord des yeux.

Arc en ciel et ciel rougeoyant

Interlude à la médiathèque.
Où je lis La Mer verticale. Le trait m’attire. La bande-dessinée commence par une séance de psy, ça ne s’invente pas. L’histoire ne va nulle part, vaut surtout pour ses métaphores illustrant le ressenti des crises d’un trouble panique.

Cours ado-adulte.
Où il ressort que les passages kitsch et « sexy » de la choré-de-Noël amusent plus les adultes que les ados.

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Mardi 3 décembre

Toujours à l’affût d’exercices pour renouveler ma barre au sol, je teste et adopte quelques mouvements d’une vidéo d’Adriene sur le psoas (un cat cow + penché latéral à quatre pattes avec une jambe tendue sur le côté : c’est improbable, mais efficace).

Décembre a eu raison des troupes : deux élèves en barre au sol, deux élèves en classique. Je remise la choré de Noël pour un cours quasi-particulier à se focaliser sur l’analyse fine de la posture et des coordinations. Pour l’une, on trouve un fil rouge postural, à décliner dans l’ensemble du cours ; pour l’autre, c’est plus compliqué, il y a un truc au niveau des épaules, je ne saurais dire quoi exactement, son embonpoint me rend la lecture de son corps moins aisée (c’est nul, je sais). En revanche, l’inviter à constamment relever le regard change beaucoup ; son corps arrête de s’excuser et elle se met à doucement rayonner.

C’est plus calme, mais pas moins intense, l’attention décuplée. J’aurai en tous cas appris pas mal sur l’organisation corporelle de l’une et de l’autre ; il me sera plus facile de leur donner des indications quand nous sommes nombreuses. On devrait toujours avoir quelques cours (semi)particuliers en parallèle du collectif. L. me racontait que dans son école, quand elle était ado, ils avaient chaque mois un cours de placement pour revenir sur les fondamentaux et prendre le temps de retrouver des sensations qu’on perd parfois dans la vitesse et la grande technique. Si un jour j’ai ma propre école (et plus d’expérience), je crois que c’est ce que je proposerai, des ateliers ponctuels pour comprendre en profondeur le mouvement — sans forme particulière, mélange d’anatomie, barre, barre au sol, yoga, manipulations en binômes (ce que j’aurai rêvé que soient les cours d’AFCMD, en somme).


Dans le métro du retour, je suis installée à l’avant, avec la vue qu’aurait le conducteur si la rame n’était pas automatique. Lorsqu’on débouche sur la portion aérienne, j’ai la sensation que cela pourrait être une chaude nuit d’été. En décembre ? Prêtant attention à l’oxymore, je me rends compte que j’ai assimilé au chant des grillons un grincement régulier de la carlingue. Ce genre de bruit qui d’habitude m’insupporte a été neutralisé par mon cerveau ; transposé dans un règne organique, non seulement il n’est plus (un bruit) nuisible, mais il est même devenu un (son) étai à rêverie.

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Mercredi 4 décembre 

Niveau d’énergie des enfants : Doliprane.
Le sac de danse édité par l’école où je donne cours comporte d’ailleurs une poche qui correspond pile poil à une boîte de Doliprane. Coïncidence ? Je ne crois pas.


Quelle idée ai-je eu de proposer le (début du) pas de trois des mirlitons à mes élèves intermédiaires ? Sautille la galère.


Arcane est de mieux en mieux, je me couche plus tard que prévu après avoir lancé un second épisode.

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Jeudi 5 décembre

Le cours d’adultes débutants me rend euphorique. J’ai trouvé une transposition au piano très lente du solo de flûte de La Bayadère ; cela nous permet de danser le début de la variation, avec ses magnifiques ports de bras.

Juste après, je me retrouve seule, mini-descente, l’anxiété tente sa chance en me faisant culpabiliser d’avoir mentionné que je pouvais donner des cours particuliers à une dame qui épluchait sans succès l’emploi du temps à la recherche d’un autre cours.


M. m’annonce encore des dingueries en passant. Les grandes nouvelles chez elle sont rapetissées, et peut-être est-ce plus juste, broderies sur une trame qui mérite en tant que telle toute notre attention.

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Vendredi 6 décembre

L’anxiété tente de passer une tête en fin de journée, c’est comme un rythme cardiaque qu’on s’efforcerait de garder calme, respirer, marcher, faire un tour, ça fonctionne plutôt bien. Puis plus trop, alors je tente de prendre mon corps à son propre jeu avec un peu de gainage pour faire monter le rythme cardiaque pour quelque chose, et que tout s’apaise ensuite, un peu comme on s’éternise dans un bain de moins en moins chaud pour faire redescendre la fièvre. Le boyfriend m’avertira que les deux techniques sont déconseillées, voire dangereuses : la chaleur de l’eau redoublant celle de la fièvre, certaines personnes peuvent s’évanouir… et se noyer dans leur bain.

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Samedi 7 décembre

C’est curieux comme parfois les élèves font des erreurs qui ne correspondent pas à leur niveau. Comme cette élève de troisième cycle très solide, qui fait ses tours en-dedans avec le pied derrière le genou (dans un exercice comprenant au préalable un équilibre en retiré pour justement préparer la position avec le pied devant). Ces anicroches sont si étonnantes que je prends pour les corriger un temps que je devrais probablement consacrer à d’autres élèves plus en difficulté. Une lacune résiduelle, c’est comme un pied en serpette sur une posture globalement correcte, je ne peux pas, c’est plus fort que moi, il faut que je gomme l’incohérence. Paradoxalement, je tolère mieux un truc tout de ginguois (ou je baisse temporairement les bras ?). C’est plus homogène, c’est comme ça, approximatif, pas bien grave.


Le projet de danse dans les escaliers a été refusé pour des raisons de sécurité (même si à une danseuse toutes les deux marches, le passage restait possible en cas d’urgence). Il m’a été proposé de le filmer en amont pour le projeter, mais comme je m’en doutais, les élèves ont envie d’être présentes et de participer le soir même. Je ne sors donc pas de mon sac le bout de papier sur lequel j’ai planché la veille pour découper la musique et chorégraphier la séquence. Tant pis, tant mieux. On reprend les compositions par groupe des élèves, on nettoie et je commence à les agencer dans le temps et l’espace. Succession, bof, tuilage, mieux. Et en intervertissant le groupe 1 et 3 ? Mieux. Une minute de chorégraphie, hop. Pour la seconde, impro totale, j’imagine de reprendre les mêmes séquences en succession, à ceci près que chaque groupe apprend à d’autres un ou deux pas de sa chorégraphie pour que des échos surgissent à l’improviste parmi les groupes dont ce n’est pas le tour de danser. On n’a pas le temps de tout régler, mais de ce qu’on teste, ça devrait marcher ; j’en suis énormément soulagée.


Le samedi après les cours, c’est l’ivresse du vendredi soir. La fatigue et la satisfaction d’avoir mis derrière soi ce qu’on devait faire donnent un sentiment de liberté qui n’a rien à voir avec le nombre d’heures ou de jours disponibles devant soi. Non seulement j’ai du temps, mais je me sens autorisée à ne rien en faire si je veux, sans me laisser parasiter par ce que je devrai faire ensuite.


Fin de la saison 1 d’Arcane. Il aurait été dommage de passer à côté à cause de l’esthétique de jeu vidéo. Chaque épisode rajoute une couche au mille-feuilles des personnages, pris dans des affects et des loyautés successives qui ne s’annulent pas les unes les autres, se combinent chez chacun différemment, si bien que chacun, persuadé d’avoir raison, détient une part de vérité qu’il échoue à faire coïncider avec celle des autres. Il y a bien des personnages qui ont un bon cœur et d’autres un mauvais fond, mais de même que ni la virilité ni l’affection ne sont genrées, les personnages ne sont pas manichéens : les grands cœurs font autant voire plus de dégâts que les autres, qui, pour aveuglés qu’ils soient par la rancune ou la vengeance, n’en sont pas moins capables d’aimer. La cité s’appréhende par le même prisme d’intérêts et de positions diffractées, somme de tous les individus regroupés en alliances et factions mouvantes.

(Je suis aussi reconnaissante à la série de me permettre de mieux comprendre comment se perçoit une amie, tatouée des mêmes nuages bleus que Powder/Jinx.)

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Dimanche 8 décembre

Je tente de démêler mes fils de pensée sur D’images et d’eau fraîche. Pause qui ressemble à un abandon par ras-le-bol. Il est déjà l’heure de déjeuner. Je recopie plein de passages, trop, d’un autre essai avant de le rendre. Elles vécurent heureuses. Pourquoi je fais ça ?

Dans la soirée, ce sera le montage d’une vidéo d’analyse sur La Bayadère. Aucune parole enregistrée encore. Récupérer les vidéos, les morceler en extraits et les assembler sur une timeline me prend déjà un temps infini, et rien n’est monté, et je vais me heurter à un manque de compétence, à un manque d’options de montage aussi, je crois. Je veux bien accepter que ce soit chronophage, mais chronophage pour un résultat médiocre, c’est plus dur.


Après l’anxiété, c’est l’énervement que favorise mon cycle hormonal. Je sors pour évacuer, marche rapidement comme si j’avais à faire alors que j’ai tout mon temps pour aller à la médiathèque. Sur place, une exposition d’étudiants en design textile me cueille par surprise. Liberty en ébullition de boules cotonneuses, bayadère qui se dresse en gratte-ciel, motifs cachemire qui s’échappent en trois dimensions, modelés ou crochetés, comme des cellules qui aurait muté.  Ça me surprend et la surprise m’enchante, c’est doux.

des planches recouvertes de tissus Liberty sont juxtaposées et des perles et mini-pompons sont brodés dessus de plus en plus en volume à chaque planche
Effervescence, de Leona Pellizzari-Wiart
Des éléments du motif Cachemire ont été modelés en 3D
Renaissance, d’Angèle Provost

Il y a aussi cette affiche qui va du chaos à l’ordre. C’est un peu la transformation que je trouve dans l’écriture, mettre en ordre de lecture le chaotique. La mutation chromique et l’effervescence née des débords des lettres linogravées me font envisager la chose en sens inverse : et si de l’ordre, on faisait jaillir autre chose, un chaos qui finalement ne le serait pas tant que ça, puisqu’on pourrait justement encore, à nouveau, l’articuler en mot, épeler ce chaos en plus grand plus coloré ?

Affiche où le terme "chaos"en rouge par transformations successives devient "ordre" en bleu


Congee avec un demi-bouillon cube en plus du gingembre : on s’éloigne de l’Asie pour se rapprocher de l’Italie. ll fallait un peu de céleri, carotte, laurier pour qu’apparaisse la parenté entre congee et risotto.

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Lundi 9 décembre

[rêve] L’appartement est doté de grandes porte-fenêtres, dont une ouvragée comme les portes-fenêtre intérieures des grandes maisons bourgeoises roubaisiennes, qui séparent salon et salle à manger sur les photos des annonces immobilières. Elle ouvre sur un balcon coursive au-dessus des voies de train. Dehors, une immense cuisine d’extérieur, plans de travail, deux fois quatre feux ! On pourrait y faire des barbecues je n’y pense jamais, d’ailleurs un bac à barbecue traîne, parmi plein d’autres trucs qui traînent, on ne sait pas trop si c’est le bordel, à l’abandon, un espace de vie ou de déchetterie un peu, vague. En rentrant, je remarque de la moisissure grise sur le mur de l’entrée, devant la salle de bain, personne ne l’a remarqué ou ne s’en est occupé ? Puis ce sont des bestioles grises qui m’assaillent, nuée d’insectes qui me paniquent jusqu’à réveil. Cinq heures du matin.

La choré de Noël est menée jusqu’au bout, et elle donne chaud. Faisant et refaisant avec les élèves, je m’aperçois que danser quelque chose de complet qui s’incorpore par la répétition m’avait manqué. Il y aurait vraiment un compromis à trouver entre le format d’un cours de danse classique, constitué d’une myriade d’exercices et d’enchaînements, et celui d’un cours de danse contemporaine ou jazz, centré sur une chorégraphie. Ils l’ont bien compris à DanceFloor Paris, studio qui propose des choré en technique classique sur des musiques contemporaines.

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Mardi 10 décembre

Les trois heures de réunion passent bien avec les trois quarts de la viennoise au chocolat que j’ai apportée et dont personne ne veut. Je n’ai même pas le cerveau grillé par l’excès de dates, d’horaires, de niveaux et d’abréviations énoncés : si on met les deux-C-un deux-C-deux trad. de quinze heures trente à dix-sept heures quarante-cinq le dix-huit ça vous va ? Les cépé-heu-esse ne sont pas en répét avec le jibe ? (Cet exemple est tiré du chapeau mais écrit en toutes lettres, car c’est à peu près l’effort cognitif de repérage que ça demande à l’oral.)

Je fais bien ensuite de rester pour faire chauffer mes gnocchis, car s’ensuit avec la coordinatrice une conversation qui fait du bien. Cette femme joviale me met au parfum de l’historique des années passées, on cause équipe pédagogique, parents, préférence de niveau, format d’examen en juin, mais aussi personnalité des élèves et niveaux disparates qu’on gère bien comme on peut. C’est déculpabilisant et joyeux. Elle aussi a du mal avec les plus petits, et quand je lui dis à quel point j’aime les cours avec les adultes, elle me sonde pour d’éventuelles heures en plus l’année prochaine pour les étudiants sortis du cursus, soit le public que je préfère, celui des (jeunes) adultes amateurs. Au cours de la conversation, nous découvrons également habiter à quelques rues d’écart : « Oh, mais j’aurais pu t’emmener ! On ne discute jamais assez. » D’accord avec cette conclusion, surtout quand la conversation aide et nourrit ainsi.

L’après-midi est bien entamée, mais pas au point de n’avoir pas le temps de retourner au Canada et même de faire un saut en Islande depuis une chaise de bar à la médiathèque, lecture plongeante sur Les Falaises, puis de décider qu’il reste tout juste assez de temps pour une expédition chocolat à Lidl, l’occasion au retour de tenter à pieds la portion de trajet pour laquelle j’attends toujours le bus. Quinze minutes tout pile, c’est beaucoup moins que ce que j’imaginais, ça me libère des horizons logistiques. Moi et mes sept tablettes de bon chocolat pour moins de dix euros sommes ravies.

Les accents sexy-parodiques de la choré-de-Noël conviennent mieux à ce cours d’adultes-ci, qui ne craignant ni le sérieux ni le ridicule échappent à l’un et à l’autre. L. s’amuse de ce que je chantonne-interprète la musique ; comme les hum d’appréciation quand je mange, je n’en avais pas conscience. Le chanter-parler dont on nous a rabâché les oreilles pendant la formation, pour lequel je me sentais si gauche, s’est donc installé à mon insu ! On a des snowfkakes plein les eyelashes, on les regarde tomber en agitant le bout de doigts et on trinque en arabesque piqué, cheers, comme si on tenait une coupe de champagne à la main — « ah, , tu nous parles ! » Bref, on s’amuse bien. Cela vire au fou rire à la fin de la séance quand je les laisse choisir une pose de fin et qu’elles se mettent en tête de former un bonhomme de neige, deux fois deux bras pour former le gros corps, une planquée derrière la figure principale pour faire les branches-bras et une encore qui vient dessiner la carotte-nez de ses mains. Mieux que les gamins qu’elles ont laissé à la maison.

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Mercredi 11 décembre

La prof de jazz elle aussi compte les semaines avant les vacances, compte les mercredis, plus précisément, il en reste deux, deux mercredis avant les vacances (le mercredi-marathon compte neuf heures de cours pour elle, six pour moi). Je subis moins la journée depuis que je ne l’envisage plus en bloc : les deux heures de pause après les deux heures du matin m’aident à envisager les quatre de l’après-midi comme un bloc indépendant, à aborder à neuf. J’ai du temps pour moi entre les deux, pour marcher dans la ville, acheter du bon pain, me poser sur une chaise rembourrée.

Une espèce de château en briques
Je découvre des dingueries en faisant le chemin du bus à pieds.

Je suis moins épuisée aussi depuis que je me dis plus volontiers tant pis. Tant pis pour ça, on ne va pas corriger, je laisse passer, les corps resteront de traviole encore un peu, tant que ce n’est pas dangereux, tant que les enfants se font plaisir et progressent un peu. Tant pis même pour la progression des plus petites, encore trop petites dans leur tête et leur corps sinon sur le papier ; je repense à une autre camarade-prof qui me confiait continuer faire de l’éveil-initiation avec certains groupes censément entrés en technique. Tant pis pour ce que je ne peux maîtriser. La relation de certaines à la répétition et à l’échec, entendu comme absence de réussite immédiate, me met moi-même en échec ; je ne sais pas comment leur faire comprendre qu’il est normal de ne pas réussir à faire quelque chose du premier coup, que c’est pour ça qu’on est là, pour apprendre, pour essayer et s’amuser d’essayer,  qu’on progresse petit à petit, qu’il y a zéro enjeu, ce n’est que de la danse, et que non, ça ne veut pas dire qu’on est nulle et qu’on n’arrive jamais à rien si on n’arrive pas à faire du premier coup à gauche ce qu’on arrive à faire à droite, preuve qu’on arrive à faire des choses, plein de choses même. Évidemment, c’est quelque chose qu’on ne comprend pas à travers les pleurs, et je suis d’autant plus démunie que je n’ai jamais vraiment cessé d’être cette enfant qui n’arrive à rien si elle n’arrive pas à tout tout de suite, et qui se paralyse d’avance par l’angoisse de ne pas y arriver. H. était presque en colère quand j’ai annoncé qu’on faisait la même chose à gauche ; elle n’avait pas d’idées quand j’ai proposé d’inventer une suite en petits groupe, et n’était plus en mesure d’écouter celles de ses camarades. Là voilà qui pleure, elle ne veut pas faire ça, et quand je lui demande ce qu’elle voudrait faire, elle ne sait pas, elle ne veut pas faire ça, même si ça est assez vague pour qu’elle y case tout ce qu’elle aime danser. Sourire d’excuse et d’empathie à la maman qui récupère sa fille aux yeux rougis et tente une consolation à base de maman aussi, tu devrais venir voir le cours de danse de maman, nous aussi on fait plein de trucs moches, tu sais, mais c’est pas grave, l’essentiel c’est d’être avec ses copines et de se faire plaisir.

D’un groupe à l’autre et même au sein d’un même groupe, la créativité est chérie ou honnie. Certains enfants s’en emparent avec empressement ; ce sont les mêmes, j’imagine, qui régissent leurs jeux d’enfant en imposant à chacun son rôle, copines, cousine, petit frère ou grande sœur, toi tu feras, toi tu seras. Ces petites filles sont déjà en train de négocier les unes avec les autres pour faire ci plutôt que ça et, attends, attends, après on pourrait faire ci ça là ta da, que d’autres sont toujours plantées là, quand elles ne sont pas assises en tailleurs, résignées : elles n’ont pas d’idées. Hop, hop, on se lève, ce n’est pas avec des idées qu’on fait un poème ni en tailleur qu’on chorégraphie. Quand au bout d’une rime pauvre, elles abdiquent à nouveau, je les relance : ce que vous avez fait, vous pourriez aussi le faire en symétrique, l’une vers la droite, l’autre vers la gauche, ensemble ou en succession, de dos ou de face. Mille variations sur le même matériau.

On remédie plus facilement à l’absence d’idées qu’à la peur du jugement. À cet égard, une même classe d’âge abrite aussi bien des enfants, riches de leur fantaisie, que des pré-adolescents qui l’ont déjà abdiquée en intériorisant et anticipant les jugements extérieurs. En CM1 déjà, c’est non, non, non, sourire de bonne volonté mais poignets croisés sur la poitrine sur la défensive, non, même dos au miroir, même en fermant les yeux. Vous ne mettez jamais de musique pour danser quand personne ne vous regarde, toute seule dans votre chambre ? … ou dans le salon ? je tente à tout hasard. Nous nous renvoyons des regards incrédules : pourquoi feraient-elles ça ? pourquoi ne le font-elles pas ? Le boyfriend à qui je relate l’épisode le soir venu verbalise mon étonnement : qu’est-ce que vous faites là, du coup ? D’où leur vient la danse s’il n’y a pas d’élan ? Une pratique purement sociologique ?


Arcane, saison 2, épisode 2. Spoilers.
Le traitement de Viktor est fascinant en grande faucheuse qui n’ôte pas la vie, mais la souffrance — et avec elle, peut-être, une part d’humanité ? Graphiquement, la transition est astucieuse, de la béquille sur laquelle il s’appuie à la faux qui le précède, au bout de son bâton de pèlerin.

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Jeudi 12 décembre

Une tranche de pain avec plus de trous que de mie
Quand tartiner devient compliqué

Pourquoi passer autant de temps à recopier des extraits, je me demande parfois en moine copiste sans dieu. Parfois aussi, je ne me pose pas la question, tant j’ai plaisir à m’attarder dans une œuvre, à retrouver après-coup un élément anodin qui se préparait à faire sens, et à découvrir la syntaxe réelle de phrases qui ont pris corps avec beaucoup moins de virgules que je ne le pensais, ou pas là où je les aurais spontanément mises. Les Falaises ont ceci de particulier qu’elles relancent en outre le travail associatif et symbolique mis en route chez la psy. Je me mets à penser mon histoire comme s’il s’agissait d’une intrigue à agencer. Encore une douche qui aurait pu être plus écologique.


La barre au sol est le format idéal pour rattraper des cours auxquels on n’a pas pu assister, et je vois ainsi défiler de nouvelles personnes chaque semaine. Aujourd’hui, un visage souriant sous une chevelure bleue, plus sympathique que l’en-dehors à 180° blasé de la semaine dernière.

Cinq élèves seulement sont présentes pour le cours adulte débutant, mais c’est toujours autant un plaisir — partagé si j’en crois les regrets de la dame que je ne reverrai pas avant la nouvelle année, la faute à un agenda chargé.

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Vendredi 13 décembre

Le repos ne me repose pas, je repense à ce thread de @lapsyrevoltee sur les différents types de fatigue et de repos. Regarder Arcane en pilou-pilou dans mon lit s’avère moins efficace que de hâter le pas dans le froid vers le Colisée, où j’obtiens une place de dernière minute pour la soirée Preljocaj et grand plaisir interprétatif à la première pièce. Je repère au moins trois autres profs de danse dans la salle, croise une élève qui sera absente le lendemain et ne discute avec personne. Cela manque un peu.


Une conversation téléphonique avec L. où je recompte les peluches Jellycat dans mon salon (5 animaux en tutu, 2 plantes en pot, 1 radis) et me rappelle que Free coupe les communications au bout d’une heure trente.

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Samedi 14 décembre

Au réveil, je sais que je manquerai de patience. Les plus jeunes ne discutent probablement pas plus que d’habitude.

Je prélève un quart d’heure sur le cous pour les faire improviser et voir comment ils réagissent à la musique sur laquelle je dois chorégraphier pour eux. Les Méditations de Thaïs ne sont pas un choix évident et ce n’en est d’ailleurs pas un : c’est le dernier titre qu’il restait dans la liste établie par les collègues musiciens.

Prendront-ils la musique de vitesse ? en épouseront-ils la lenteur ? Ils font l’un et l’autre, l’un puis l’autre. Quand je leur suggère d’essayer de danser en relation avec un partenaire comme deux de leurs camarades l’ont sponaténemnt fait, ils se mettent à me faire des dingueries, tensions spatiales en suspens, symétries rieuses ou éplorées, c’est bien mieux que tout ce que je m’apprêtais à leur proposer. S. et A. réagissent l’une à l’autre avec une lenteur et une attention rare ; quand l’une place son bras sous la nuque de l’autre cambrée et agenouillée en quatrième, c’est de toute beauté. Je me force à balayer l’ensemble du studio et à noter mentalement toutes les bonnes idées qui y naissent et y meurent dans le même instant, mais mon regard est aimanté par S., par une présence que je ne lui soupçonnais pas, qui est celle d’une artiste sur scène, accomplie.

Avec les grandes, en atelier, ça ne marche pas. Elles sont de toute bonne volonté, mais on mais je m’emmêle les neurones dans les comptes, toutes nos tentatives tombent à côté alors que ça tombait juste la semaine dernière. Je pensais que ce serait une formalité, qu’il n’y avait plus qu’à fignoler, il y a tout à reprendre et plus beaucoup de temps, j’en ressors fatiguée et dépitée, manque de pleurer quand, après avoir payé ma tradition en regrettant qu’il n’y ait plus de baguette des Flandres, je m’aperçois qu’il y avait encore un pain des Flandres.

Une jeune fille me prévient à la fin de l’atelier qu’elle ne sera pas là pour la nuit des conservatoires. Je prends bonne note de l’information et suis en train de me demander à quels aménagements il va falloir procéder quand l’empêchement familial ou scolaire que je m’apprêtais à entendre comme excuse est remplacé par tout autre chose : elle va arrêter la danse. Elle ne progresse plus, n’a plus l’envie et je sens qu’elle aurait envie que se soit maintenue cette envie quand elle évoque sa barre chez elle, les exercices qu’elle faisait avant. Je l’entends et abonde dans son sens autant que je oh non, c’est trop dommage. Je comprends que le conservatoire puisse ne pas lui convenir, les quatre heures tous les samedis, le contemporain obligatoire dans le cursus, les cours où ils sont nombreux, elle a raison, un peu trop nombreux peut-être pour une prof débutante comme moi qui peine à corriger tout le monde, qui l’ai très peu corrigée elle, avec son bon niveau et sa discrétion. Elle est adorable, sent mes regrets et me dit gentiment que mon cours était sa partie préférée, que justement, elle aurait préféré le tout classique. J’essaye de l’encourager à continuer à danser, ailleurs, dans un autre environnement, d’autres styles, n’importe, mais continuer à danser, ce serait trop dommage, sauf si évidemment, il y a tellement de choses à explorer dans la vie, je m’apprête à une énumération mais les points de suspension arrivent juste après ma première occurence, dessiner, danser.


Dans trois épisodes ce sera la fin d’Arcane déjà, alors que je suis bien installée dans la série, que je laisse le générique se dérouler une seconde fois en visionnant le seconde épisode de la journée. Spare. The misery. Everyone wants to be. My enemy.


La fatigue est telle que j’envisage me coucher après un bol de soupe avec un morceau de la baguette achetée au Lion d’or (la fameuse blague de mon grand-père : ce soir on va Au lion d’or / au lit on dort). Mais il y a Miss France à la télévision, que je rebranche pour l’occasion. J’aurai oublié et son visage et son nom l’année prochaine, mais pas le plaisir à débriefer l’émission dans le groupe WhatsApp dont JoPrincesse me renvoie le lien, renommé Tadadadaaaa après avoir été consacré à l’Eurovision. Tant pis pour la fatigue physique, le lien et la connexion réparent quelque chose sur lequel le sommeil n’aurait pas eu la même prise. J’abdique après les discours et les derniers pronostics.

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Dimanche 15 décembre

Je découvre au réveil qui a été élue miss France… et qu’une élève de l’année dernière faisait partie du tableau danse classique !

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Lundi 16 décembre

Émergeant lentement dans mon lit, il me semble évident que je n’irai pas au cours de stretching postural, vendredi plutôt, je somnole encore un peu. Je finis par me lever, ouvrir la fenêtre pour aérer de la nuit : les températures remontées me sortent de la paralysie du froid, finalement si, j’irais bien, j’irai oui, je vais y aller et enchaîne les tâches matinales, bol de céréales, lavage de cheveux, séchage, sac, préparation d’un colis pour Le Bon Coin que j’embarque avec moi à défaut d’avoir le temps de faire l’aller-retour avant.

C’est toujours pareil, je ne trouve l’énergie de faire que s’il n’y a plus le temps pour se poser de question. Combien de fois je me retrouve à courir sur le boulevard qui me sépare et me relie au métro — généralement jusqu’à la boîte à livres, après quoi je trottine, essoufflée. À fuir (l’inertie ou les TOC, qui ont épuisé mon avance), je me donne l’illusion de courir vers (un lieu ou une activité désirable). J’invente l’élan qui parfois me fait défaut.


Nouvelle sensation musculaire unlocked au cours de stretching postural. À droite du moins, à gauche il faut que je me tâte le dessous de la fesse et que j’y enfonce mes doigts pour constater l’activation musculaire ou son absence. J’y parviens davantage sur demi-pointes qu’à pied plat et fais le rapprochement avec l’étonnement d’une formatrice l’an passé, constatant que je m’organisais mieux sur pointes que sur demi-pointes. Ce n’était donc pas qu’une impression, j’ai mis le doigt (enfin la prof a mis ses ongles) sur l’endroit tout mou qui devrait être tout dur pour « monter » sur ma jambe de terre.


Errance commerciale de Noël. Je fais chou blanc dans mes courses, erre dans les rayons, les allées, les boutiques, leurs agressions lumineuses et sonores, ce qu’il y a en trop, beaucoup trop, et ce qui manque, exclusivité internet, plus de data, je secoue mon téléphone comme un Polaroïd à révéler, c’est flou, ce que je dois préférer ou non. Mes hésitations me dégoûtent, ça bruine de partout, je repars la hotte vide et les trapèzes bougons, mon sac si léger ce matin me cisaille l’épaule.


Une BD à la médiathèque en attendant l’heure du cours : L’été du vertige.

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Mardi 17 décembre

Je rêve malsain de sexe au vu et au su d’enfants, à qui j’explique ensuite que l’important n’est pas la mécanique qu’ils miment moqueurs, comme des ouistitis incas en cours d’aérobics, mais ce qu’on ressent, la sensation de la peau, l’odeur de l’autre…  Le recoin sombre de sexe adulte et consenti et désiré ne l’était manifestement pas assez pour échapper à l’amphithéâtre lumineux d’enfants ; on n’aurait pas dû. Je ne devrais peut-être pas lire Triste tigre.


Réveil doux et moelleux aux alentours de 10h et des draps en satin de coton.


Les adultes mettent plus de temps à retenir la chorégraphie que les ados de la veille (j’étais bluffée) — on n’a pas la même charge mentale, se défendent-elles, hein. Celle qui a rapporté un jupon blanc pour vivre le truc à fond se tord la cheville ; rien de trop grave a priori, mais c’était le cours de trop. Elle le finit sur une chaise, pied croisé posé sur la clayette que j’ai sortie du frigo vide pour qu’elle ait quand même quelque chose de froid à appliquer dessus (je ne sais jamais s’il vaut mieux du chaud ou du froid).

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Mercredi 18 décembre

[rêve] La rue est saturée de glaciers, leurs cartes de couleurs et de parfums chimiques, mais impossible d’en trouver qui tiennent quand on s’approche des bacs, je soulève faux espoir un sachet surgelé d’un plat qui n’a rien à voir. On dirait un lieu généré par IA, crédible et même désirable de loin, où rien ne fait sens ni ne se déchiffre quand on regarde dans le détail. Nous avons perdu ma grand-mère ou ma grand-mère nous a perdues, on se cherche dans les rues.


Le réveil est difficile, l’humeur aussi. L’enfant du matin qui m’exaspère rapidement est absente ; un seul être vous manque et tout est apaisé. Mon capital zen n’est pas entamé après les cours de la matinée. Surtout, en sortant du cours, il y a cette tragédie qui passe en coup de vent dans le couloir et par contraste rend tout joyeux d’être en vie. Je vois A. et une autre maman d’élève entrer en catastrophe dans le hall de l’école, soutenant une femme qui semble au bord de s’évanouir à nouveau. Je m’approche en demandant ce qu’on peut faire, pense sucre et verre d’eau, quand A. détourne au maximum son visage de la femme qu’elle soutient toujours pour me souffler : « Elle vient d’apprendre qu’elle a perdu son mari. »

Il n’y a plus rien à faire, qu’à demander aux élèves d’attendre leurs parents dans le vestiaire, pour lui laisser le plus d’espace possible. Elles sont déjà deux à l’entourer, à attendre avec elle qu’arrive un proche… et que se finisse le cours de danse où un enfant passe ses derniers moments heureux, ignorant pour un temps encore qu’il est orphelin de père. Deux réalités se superposent dans la plus grande irréalité : la voix de la prof qui orchestre déplacements, pieds pointés et papillons et celle de la femme effondrée, hagarde, qui se demande comment elle va faire, comment elle va faire avec les enfants. Je crois comprendre que le petit est encore plus petit que le grand en cours d’éveil-initiation.

Ma dernière élève enfin s’en va, c’est un soulagement idiot : elle était la dernière à n’être pas repartie avec un parent et sa couleur de peau correspondait à celle de la femme effondrée. Il n’y a plus rien à faire. Dans la pièce d’à côté, je réchauffe mes pâtes, m’apprête à traverser en catimini jusqu’à la porte, A. me salue discrètement au passage. Dehors, des gens sortent de l’église, des collégiens attendent le bus, je prends l’autre, plein de gens vivants eux aussi et je suis heureuse de tout, de la sauce tomate industrielle aux olives dans mes pâtes, du boyfriend que je vais retrouver ce soir en visio et dimanche en vrai, des gamins survoltés parfois exaspérants que je vais me coltiner pendant quatre heures, presque du porte-feuille qui a disparu quand j’arrive à la boulangerie et que je cours retrouver au comptoir de la boutique où je l’ai oublié. Je repars quand même en sens inverse acheter le crumble aux deux chocolats dont j’ai très envie, même si j’arrive au cours après les premières élèves.

Soulagée que le foudre soit tombée à côté, que mes aimés soient bien en vie, je suis allégée des tracas quotidiens.


On m’offre : des sablés et un bracelet de grosses perles plastique tissées par une élève qui me dit fièrement qu’elle avait de la fièvre ce matin — euh, merci ?

Je m’offre : une heure de cours tranquille en proposant aux parents de regarder. C’est redoutablement efficace les parents, quand ils forment un public. Une maman trouve qu’ils ont bien progressé, elle a repéré pas mal de pas techniques. Les mirlitons mirlitonnent.


Le bruit de ma propre mastication me fait prendre conscience soudain du silence, du calme à présent… et de l’agitation dans laquelle j’ai baigné toute la journée. Il m’est si précieux que je renonce à regarder la suite d’Arcane pour lire, lire en l’absence de tout stimuli auditif. In extremis : rouvrir l’ordinateur pour commander mon dernier cadeau de Noël.

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Jeudi 19 décembre

Rester au lit, somnoler encore, le cerveau toujours prêt à se remettre à mouliner, chuinté par le souffle qui retombe ample en cohérence cardiaque, sentir presque le passage des endorphines le long de la moelle épinière.

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Vendredi 20 décembre

Envers du couvercle de la marmelade de gingembre "Eat well, love life"
« Eat well, love life »

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Samedi 21 décembre

Quarante-cinq minutes pour apprendre huit comptes de huit avec les grandes, il en faudra au moins autant pour nettoyer la choré. Avec les plus jeunes, en revanche, j’ai tout juste assez, on aurait pu avancer davantage si je m’étais mieux préparée. Tout le monde est fatigué, en contemporain une élève vomit d’avoir répété la tempête juste après le déjeuner, l’atelier est abrégé. Tout le monde se souhaite de bonnes vacances, de bonnes fêtes, et en ressortant, en marchant vannée dans les rues pavées, ça y est je le sens, l’esprit des fêtes y est : le repos de n’avoir pour un temps plus rien à assurer.

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Dimanche 22 décembre

Les voisins du boyfriend sont probablement au courant de mon retour.

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Lundi 23 décembre

Les poignées alambiquées de la ligne 6 me fond toujours penser à la bobinette de tire la bobinette et la bobinette cherra. Je ne sais pas pourquoi cette fois je le mentionne au boyfriend, qui me dit que pas du tout, la bobinette est une sonnette que l’on tire, c’était comme ça sur les illustrations en tous cas, il revoit nettement la corde même s’il a lui aussi du mal à voir comment le tout fonctionne. Incrédule, je Google, on navigue du texte aux images et ce n’est pas clair, il y a bien une corde mais pas de cloche, plutôt un loquet qui saute, ce serait ça la bobinette, un truc qui tombe au bout d’une corde. On ne tire pas la bobinette, ma citation du Petit Chaperon rouge était inexacte : Tire la chevillette, la bobinette cherra. 


Personne ne regrette le couscous décommandé au profit du restaurant vietnamien (un couscous la veille du réveillon…), ma belle-mère découvre avec ravissement le bo bun, ma grand-mère garde un bout de salade au-dessus de la lèvre en dévorant ses nems et son petit bouillon, prélevé sur un pho trop copieux par la serveuse accommodante. Ses gestes sont plus tremblés que jamais. Mon dessert enverrait le boyfriend à l’hôpital, mais je me régale et du goût et de la nouveauté : une boule de glace à la noix de coco dans un smoothie glacé à l’avocat. Des cadeaux sont échangés, certains comestibles d’autres pas, des nouvelles aussi. J’ai plaisir à être là, même si la soirée s’achève par un sentiment d’inachevé — peut-être de n’avoir pas serré dans mes bras mon père exilé en bout de table pour tousser à son aise (nous sommes en nombre impair, il est malade).

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Mardi 24 décembre

En bon bousier de Noël, je roule mes truffes vegan. Mes mains paraissent passées au henné.

Pour la recette : une tablette de chocolat noir, une briquette de crème de coco (pas de lait) et du cacao où rouler la pâte refroidie au frigo après avoir fondu au bain-marie.


Je rallie Versailles puis nous rallions la nouvelle maison de ma tante en Normandie, après avoir passé tout un tas de panneaux en -ville.

Ma mère s’affaire dans une cuisine qui n’est pas la sienne, ma cousine se cuisine son repas, ma tante disparait se changer (elle a beaucoup d’allure quand elle revient, avec son chemisier blanc blousant et son pantalon à bande velours — verte). Tous les placards et les tiroirs sont ouverts, les ustensiles jaugés, on fera avec.

Des bougies sapin le long d'une cheminée

Les bougies sapin allumées sur la cheminée coulent à toute vitesse, épilant au passage des touffes de la guirlande qui serpentait entre. Ça sent le sapin cette année, un grand sapin pas en bois, enfin si en bois, mais un bois d’arbre qui a encore de la sève, pas le bois de lattes empilées pour représenter un arbre de Noël design.

L’impression de se manquer, chacun derrière un téléphone brièvement scrollé ou bien le partage factuel d’un quotidien où de menues indignations remplacent le ressenti, les faits partagés sans les émotions associées, je ne sais pas ce qu’ils ressentent, atomes sans petites branches tendues pour s’amarrer les uns aux autres, former des flocons familles -thylènes de Noël. On mange bien. Le feu de cheminée me réchauffe par intermittence. Je calme ma faim avec des blinis, la regrette à mi-risotto.

Minuit est dépassé depuis un moment quand on tire au sort les paquets du secret santa. Tout tombe un peu à côté et nous de fatigue, mais on reste encore un peu, et encore, il est une heure trente, deux, on est au lit à trois heures du matin. Au moment de me coucher, je découvre une enveloppe rouge, un cadeau de Mum. C’est trop, trop adorable et trop tout court, un peu à côté, le spectre du gâchis plane sur ce qui est plus qu’une attention. Un jour peut-être j’arriverai à recevoir cette dernière sans me soucier que tout tombe juste.


Dad m’a appelée, je n’ai pas entendu, je l’ai rappelé, il n’a pas entendu. La messagerie dans la nuit m’apprend que ce n’est pas lui qui m’a appelée, c’est sa poche, j’entends des bribes d’un autre réveillon : Ah ouais ? Ah ouais !… l’aéroport… le Canada, là… je reconnais les voix sans comprendre ce qui se dit, c’est étrange, d’épier sans intention de le faire ce réveillon où je ne suis pas. Les intonations me parviennent comme des didascalies, mon père parle, ma cousine parle, ma grand-mère et mon père encore, je ne distingue pas ce qu’ils disent puis si, pendant deux phrases et la conversation coupe. On ne m’appelait pas, j’ai entendu malgré moi ce qui se disait là où je ne suis pas, ne suis pas triste, la tristesse me traverse peut-être, plus sûrement la fatigue.

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Mercredi 25 décembre

[rêve] Je chie des tronçons de baguette, c’est pour ça que je me sentais lourde.


Les uns douchés les autres non, tout le monde émerge difficilement autour de la table de la cuisine où l’on rapatrie les chaises, chacun au-dessus d’un liquide chaud, le panettone lentement égalisé vers la moitié. Je préfère ce lendemain au réveillon, le moment plus brouillon, plus chaleureux.

Plaid et les pieds sur la table basse, en chaussons à pompons

Le temps glisse comme les corps dans le canapé, affalés et on mange les restes avant d’aller se promener, du sable sous les pieds, des gants aux mains, la plage ne cesse pas d’exister en hiver, quelle étrangeté. Après dix minutes de marche sur les planches de Deauville, ma grand-mère n’en peut plus de marcher, on fait demi-tour sans aller jusqu’au bout de la promenade, jusqu’au bout de notre besoin d’embrun iodé et d’horizon, jusqu’à l’écume où l’eau mange le sable. On se contente du brouillard qui mange la mer, de la lisière lumineuse à l’horizon, lointaine trouée de soleil qui n’atteint pas la plage. On s’en tient aux immenses photographies en noir et blanc plantées dans le sable et la bruine, aux gamins qui s’en foutent que le sable soit mouillé, qui escaladent des monticules évoquant davantage les chantiers que les dunes, on s’en tient au serveur qui fait les vitres d’une terrasse vide en chemise, après le café du soleil sans soleil et café de la mer avec vue sur.

Photo de la promenade de Deauville et de ses barrière avec "Gene Kelly" au premier plan et "Cyd Charisse" derrière

Photo des photographies en noir en blanc exposées sur la page. Une photo d'horizon se substitue à l'horizon. Au lieu de rentrer, on se gare en ville et ma tante et ma mère avancent quatre mètres devant ma grand-mère qui n’en peut pas plus de marcher. On pousse jusqu’à Dupont avec un thé, qui n’a plus de ces gros carré fourrés au praliné dont on se met à parler aux autres avec ferveur Mum et moi. Il reste en revanche du chocolat chaud, un chocolat chaud 70% au goût de café,  c’est marqué sur la carte entre parenthèses mais je m’en étonne, me demande si le serveur n’a pas confondu avec le chococcino, mais c’est la même tasse que la dame d’à côté qui regarde à l’horizon au-dessus de sa tasse, même si la mer n’est pas dans cette direction et que l’horizon ici est une extension du seizième arrondissement de Paris avec davantage de colombages. 1000€ la combinaison rouge en stretch de chez Longchamp, nous informe ma grand-mère, qui a bizarrement moins de mal à marcher quand il s’agit de faire les vitrines et se serait bien attardée davantage devant les sacs Chanel. Ma tante  presse le pas, voudrait déjà être à la voiture ou chez elle ou repartie — ailleurs, en vérité, ailleurs qui se déplace ailleurs où qu’on aille.

Illuminations à Deauville


Le retour est plein de feux de route derrière la buée, sourcils froncés ou fantaisistes au cul des voitures. Au milieu d’une zone industrielle un magnifique arbre de lumière surgit puis s’éloigne, parfaite pyramide dorée que son apparition rend pour une fois plus magique que commerciale.

Le Mum’s omnibus dépose d’abord ma grand-mère épuisée. Il n’y a probablement pas que la fatigue et l’indigestion ; l’annonce des travaux qui doivent avoir lieu pour stabiliser la maison et empêcher que les fissures ne la détériorent davantage lui ont fichu un coup au moral, diagnostique ma mère (oui, l’assurance a envoyé le mail un 25 décembre : j’ignore s’il était pré-programmé comme cadeau de Noël — il y en a pour plus de 200 000 € de travaux pris en charge — ou si le salarié de permanence s’ennuyait). Il n’y a probablement pas que l’annonce de travaux qui vont bouleverser son quotidien d’octogénaire ; agacée d’entendre ma grand-mère se récriminer (elle ne veut pas, elle ne retrouvera jamais le même carrelage, ils ne le referont pas sous les meubles de la cuisine…) alors qu’elle s’est tapé toute la bataille administrative pour la prise en charge du dossier, Mum a perdu patience, s’est énervée qu’il n’y avait pas le choix, de toutes façons sa cuisine presque neuve, elle ne compte pas la refaire dans les vingt ans qui viennent, non ? alors quel est le problème, ni elle ni sa sœur n’en veulent de cette baraque, de toutes façons, elles la revendront quand elle ne sera plus là, on ne va pas laisser la maison s’effondrer ni s’asseoir sur 300 000 € à la revente… Ma grand-mère n’a plus protesté qu’en sourdine, clignant seulement davantage des yeux contrariée. Imaginer tout bazardé après soi après n’avoir pas molli sur le foie gras, il y a de quoi se sentir barbouillée.

On la dépose seule dans son immense maison, Mum lui monte son sac, je lève les yeux au plafond cathédrale, sonde deux grandes lézardes.


Le boyfriend, résolu à m’attendre pour dîner malgré l’heure tardive, se soucie quand nous sommes sur le périph’ de savoir si ma mère a mangé, si elle voudrait rester avec nous. Ses mains tressautent sur le volant, oh oui ! puis elle reprend la contenance que la faim et la fatigue lui ont fait perdre, et ajoute, plus très crédible mais adorable, enfin si ça ne dérange pas.

Quand je sonne, le boyfriend a les mains pleines de ce qu’il mitonne au débotté, du tofu sauté aux poivrons dans un mélange réconfortant d’oignons compotés, de sauce aigre-douce (une pointe), soja, trouvera-t-on tous les ingrédients, il nous manque le miel, ah c’est ça, et l’ail qu’on ne sent pas.

Je me sens bien, entouré d’eux deux, c’est doux et chaleureux. C’est dans ce salon en semi-bordel sans arbre de Noël que je trouve ce qui faisait défaut la veille, ce que j’ai envié tout le mois de décembre à chaque fenêtre voilée où transparaissaient les lumières des sapins, chaque lundi soir à l’arrêt de bus, à me projeter dans la cuisine de cet appartement pourtant bien moins confortable que le mien, dans un immeuble qui fait l’angle entre deux rues hyper passantes, une cuisine avec deux assiettes sur un mur bleu, porte coulissante gris foncé, trois photos encadrées et un frigo sur lequel à travers les persiennes j’imagine aimantés des photos, une liste de courses ou un emploi du temps scolaire, j’ai envié ça, moi qui n’imagine qu’avec crainte vivre ensemble, j’ai eu envie d’un lieu où l’on se retrouve à plusieurs pour manger, l’envie d’un foyer.

Le soir de Noël, quand toute célébration est passée, je le trouve, ce foyer, assise à côté de Mum sur le canapé du boyfriend qui nous accueille avec toute la générosité de sa cuisine et m’offre des livres de recettes qu’on passe en revue, comme jadis les magazines féminins, condamnant tel ou tel aliment, salivant devant des associations de saveurs auxquelles on n’aurait pas tout à fait pensé. Deux des trois livres sont auto-édités, Mum me demande comment je le sais, l’absence de mise en page ne lui a pas sauté aux yeux, je m’étonne et de ça et de la manière dont le boyfriend choisit ses cadeaux, sans se laisser porter par les têtes de gondoles ou la rêverie des rayonnages, étudiant le contenu avec force recherche sur les forums (ici végétariens). Je me sens enveloppée, nourrie. (aimée)

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Jeudi 26 décembre

Le boyfriend déballe son cadeau livré à perpète au lieu de tout à côté, j’y suis allée avec ma ceinture lombaire, ai tenté de le porter sur ma tête pour préférer la hanche, merci aux poteaux-bitoniaux pour soulager les bras. Pas une boulangerie ouverte de toute la rue déplore-t-on sur mon passage, l’air fryer est livré sans croissant. On fait la liste de tout ce qu’on pourrait jeter dedans, le boyfriend frémit quand, à propos des aubergines, je remplace beignet par tempura.


Emmitouflée, je lis sur le perron au soleil. Il fait si beau, ce n’était pas arrivé depuis si longtemps, du moins dans mon ressenti… je ne me résous pas à rentrer quand je commence à avoir frais au corps et mal aux fesses, me lance plutôt dans une expédition médiathèque-de-Paris. Le rayon poésie est d’une tristesse, très scolaire, mais il y a des Jeanne Benameur qu’il n’y a pas à Roubaix, et je feuillette une anthologie curieuse de broderies, c’est son titre, anthologie curieuse, et c’est moi aussi qui mets mon nez dedans, ça m’aère. Au retour, ce sont les branches nues et noires qui brodent le ciel infusé de lumière pâle et intense, bientôt étayé par les illuminations de Noël, des guirlandes dans les branches comme un ciel étoilé, entre les rues en l’air pas encore allumées, au rez-de-chaussée sur une balustrade en fer forgé seule de l’immeuble, la joie en solo.


Lorsque l’autocomplétion de Google reste muette, je pense que c’est ça, l’expression du boyfriend est bien une invention familiale, mais Wikipédia m’apprend que c’est de l’argot partagé depuis 1976 et que l’on peut donc vraiment avoir les yeux en trou de bite.


Je ne me laisserai plus faire : c’est bien écrit, bien joué, bien exaspérant. Le timing m’insupporte, les secondes de trop le sont même à dessein ; elles font exister le comique, oui, mais le noient dès la naissance, l’avortent dans l’absurde d’un komisch qui ne fait plus rire. Au bout de dix minutes, je me suis dit que le temps allait être long. Il l’a été.

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Vendredi 27 décembre

Le livre dans le sac y reste, il fait trop froid pour s’arrêter, je le trimballe jusqu’au parc Montsouris, aller et sur le retour accompagné de tout un tas de victuailles japonaises sous sachet plastique. Mon genou droit me fait claudiquer sur la fin.

Des objets ronds dans les arbres du parc : un ballon rose et un de foot perchés sur un enchevêtrement de branches nues, des boules de Noël tout autour un conifère.

Un arbre se dessine en contre-jour d'un ciel où les traces de avion s'entrecroisent comme une figure d'exercice de géométrie
Le ciel ressemble à un exercice de trigonométrie.

Oppenheimer : le casting est un crossover de Peaky Blinders, Mr. Robot et The Boys (Hughie ! s’exclame le boyfriend qui l’a remis avant moi).

« You don’t get to commit sin, and then ask all of us to feel sorry for you when there are consequences. » J’ai appuyé sur pause : le péché dont elle parle, c’est l’infidélité ou d’y avoir mis un terme, ôtant par là son soutien à une personne suicidaire ? Plus tard dans le film, je comprends que ce n’est ni l’un ni l’autre, plutôt un garde-fou sur le traitement de la culpabilité quand celle-ci émane de l’homme ayant présidé à la création de la bombe atomique — un garde-fou du réalisateur qui vaut autant pour lui-même que pour ses spectateurs-exégètes.

[spoiler] Et j’ai rêvé la main gantée de noir qui apparaît brièvement sur sa nuque dans la baignoire ? Le boyfriend l’a vue aussi, mais l’interprète comme une trace de sa culpabilité à lui, pas comme l’assassinat préventif d’une communiste.

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Samedi 28 décembre

Il ne fait pas gris, il fait blanc. Sans soleil, la journée n’est plus rythmée, le temps ne passe plus si visiblement — première étape pour tâcher de se dédouaner de celui dont on ne fait rien.

Tu m’étonnes que je n’avais pas été payée : je n’avais pas envoyé la facture.

Après Oppenheimer hier, Gattanca : deux bons films, mais aussi deux boy’s clubs. Autant ça peut se justifier pour Oppenheimer vu l’époque représentée, autant le futur de Gattanca est à ce niveau déjà daté.

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Dimanche 29 décembre

[rêve] Le cours de danse s’enlise ; trente minutes et nous sommes encore aux pliés.

Au réveil, j’apprends la nomination de Roxane Stojanov la veille au soir dans Paquita. Elle avait un aplomb d’étoile dans Rearray.



La Cité de Dieu : un bon film, bien déprimant.

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Lundi 30 décembre

Dada Masilo est morte le 29 décembre à 39 ans. C’est une hécatombe de décès précoces dans le monde de la danse ces derniers temps, Dada Masilo suivant Michaela DePrince (29 ans) et Vladimir Shklyarov (39 ans).


Un repas bien français au restaurant vietnamien avec Mum et ma marraine : nous parlons essentiellement de nourriture. Je suis arrivée les mains vides, ma marraine avec des cadeaux, et cela m’a semblé normal sur le moment : quand grandirai-je ? Évidemment qu’elle n’allait pas se contenter du déjeuner proposé comme cadeau, j’aurais dû le savoir et agir en conséquence.

Un bout de gingembre sort de la trompe d'une théière éléphant
En versant le thé au gingembre, j’ai fait tirer la langue à l’éléphant.

Rendez-vous inutile chez la gynéco : passé 30 ans, il n’y a plus de frottis tous les 3 ans, mais un autre examen plus complet tous les 5 ans. Je me sens bête, me confonds en excuses.


Regardant le premier épisode de Chernobyl, je ne cesse de penser au roman de Svetlana Alexievitch sans me souvenir ni de son autrice ni de son titre (La Supplication).
Il faut la saisie dans le moteur de recherche pour se rendre compte de la différence orthographique de la ville-cataclysme, qui n’a de T qu’en français.


Je n’ai encore préparé aucun cours, mon dos rechigne, mon genou droit est en PLS. Ce n’est pas encore la panique, mais presque la détestation de soi. Je n’ai envie de rien, tout désir en berne ou plutôt : envie d’une myriade de choses que je suis incapable d’aller chercher, pas l’énergie pour, tout se ressent comme effort, comme paralysé par le froid. J’essaye de me rassurer, ce sont les hormones, je le sais, je ne dois pas tenir ce que je pense ces jours-ci pour une vérité, et pourtant. Je l’éprouve ainsi. SPM.

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Mardi 31 décembre

Insomnie matinale. Le jour n’est pas levé que, derrière mes paupières, des monstres lumineux mangent l’ombre. La respiration en cohérence cardiaque chasse le spectre de la migraine ophtalmique. Les pensées parasites parasitent, j’essaye de prendre la distance, passe derrière la rambarde d’une patinoire imaginaire et les regarde tournoyer devant moi, l’une sort vexée de la piste, et soudain il n’y a plus personne, maintenir l’image de la patinoire me demande toute l’attention mentale que le manque de sommeil m’autorise. D’image mentale, la patinoire redevient souvenir, celle de Boulogne-Billancourt où l’on allait avec l’école, où j’ai appris à patiner et où s’entraînait parfois en même temps une championne (Surfa Bonaly ?), et l’esprit divague, est-ce que je pourrais prendre des cours de patinage artistique, y a-t-il seulement une patinoire pas loin de chez moi (je ne crois pas).

L’humeur s’améliore au cours de la journée : la lecture vaut méditation et remettre mon corps en état de danse m’apporte son lot d’endorphines. Ce n’est donc pas un réveillon SPM, mais un réveillon à la cool, plateau de makis en pilou-pilou et chaussettes à paillettes pour marquer l’occasion. On s’ambiance en regardant la série Chernobyl, le contraste me fait rire et le voisinage calme m’épargne tout FOMO. Bonne année à vous.

Novembre 2024, journal

Samedi 2 novembre

Journée passée à créer des cours.

Pour notre dernier repas ensemble, le boyfriend voulait quelque chose de quand même… quelque chose de bien, pas un repas de restes. Il nous prépare une salade de chèvre chaud de chef, avec des rocamadours du fromager et un de ces miels semi-solides vendus dans des pots en verre carrés. Quelques noix concassées par-dessus. On se régale. Pour le dessert, on se partage une religieuse au chocolat (et au café pour les petites crottes de la collerette) qui vient de la boulangerie du coin de la rue. Elle est assez bonne pour n’être pas mauvaise, mais assez lambda aussi pour s’engouffrer sans manière, ce qui est une autre forme de plaisir en soi. En finissant chacun notre moitié, on se surprend à penser qu’on aurait pu en manger chacun une. C’est bien aussi, on finit la deuxième saison de Mindhunter sans être écœuré (en passant le générique pour éviter les images subliminales de cadavres).

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Dimanche 3 novembre

Ses mains chaudes autour de ma taille rappellent à mon corps comme il sait si bien s’amollir et comme, déjà, il a repris sa tenue de qui a à faire ce qui est devant être fait. Je fourre mon nez dans ses cheveux, autant pour humer la rémanence de son parfum que pour échapper aux émanations fétides d’une nuit trop couverte. Et déjà, je suis à la porte. Au métro. Au train. Rentrée.

Me laissant transporter sans trop sortir mon téléphone, je remarque pour la première fois un invader dans le tunnel du métro — mosaïque noire et grise juste après Porte d’Orléans, en allant vers Alésia. L’incongruité (ou mon attention flottante) me réjouit. Plus loin sur la ligne, des vociférations racistes me font sursauter : « Les musulmans sont les malades. Ils n’acceptent pas la science. Les arabes sont les malades. Ils n’acceptent pas la science. » Le racisme le cède au prosélytisme tandis que le prêche du dimanche se rapproche. Je suis presque soulagée par l’élargissement des invectives : « Les bouddhistes sont les malades. Ils n’acceptent pas la science. Les faux chrétiens sont les malades. » Ah ? Un adjectif s’est glissé parmi les croyants. Il faut refaire un tour des religions, musulmans, arabes, boudhistes, chrétiens (sans chercher l’intrus) pour obtenir la fin du sophisme : « Les faux chrétiens sont les malades. Les méchants et les criminels de ce monde sont les malades. Accepte Jésus pour ta guérison. » Doit-on en déduire que Jésus est la science ? Vous avez deux stations.

Le parc Barbieux a plongé dans l’automne.

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Lundi 4 novembre

Je rêve qu’on m’étrangle (je sais qui est on) mais au moment où je perds conscience, où je meurs peut-être, je me réveille — à l’intérieur du rêve. Expression plus littérale de l’angoisse, tu meurs.

Le stress monte, les tâches s’empilent, je les vois immenses en contre-plongée. Le cours du soir me semble fouillis ; difficile de voir clairement les corrections à donner quand et les élèves et moi sommes concentrées sur la mémorisation des exercices. Je relis la rentrée de septembre sous ce prisme : le même fouillis mnésique avec en plus les prénoms à retenir, les visages à reconnaître, les organisations corporelles à deviner. Forcément, c’était beaucoup, forcément c’était trop.

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Mardi 5 novembre

Je mesure le stress accumulé à la longue nuit dont j’émerge : neuf heures et trente minutes de sommeil qui ont coupé court, l’anxiété fauchée. Le plaisir a de nouveau sa place ; la polenta que je cuisine pour une fois avec assez de sel et d’huile d’olive (et des olives, et des herbes de Provence) me contente plus qu’elle ne devrait.


Au cours de barre à terre, les grimaces de surprise m’apprennent qu’elles non plus n’avaient jamais vraiment compris l’implication musculaire de « repousser le sol ». Elles me pressent de réitérer l’exercice-découverte auprès de leurs camarades du cours classique, et nous voilà toutes agenouillées, orteils en dorsiflexion, puis debout, oscillant sur demi-pointes en tentant de pousser sur nos orteils, sans nous contenter de tout empiler et faire peser sur le coussinet.

Parce qu’elles sont réceptives, arrivées aux tours je leur propose d’essayer l’exercice de ma tutrice pour débloquer la tête. Et c’est ainsi que des trentenaires / quarantenaires / cinquantenaires se mettent à sautiller en diagonale et à tourner sur leurs deux pieds une fois arrivés au bout. Il faudra réitérer pour savoir si cela fonctionne aussi bien sur les adultes que les enfants ; en attendant, la régression de l’expérimentation nous amuse.

À la fin, T. me remercie pour les cours toujours vivants et dynamiques. Je suis davantage allée vers elle ce soir, alors que je l’ai un peu négligée jusque là, ne sachant pas trop par quel bout prendre les corrections avec elle (il y a des corps qu’on lit moins facilement que d’autres). Je dois prendre garde à ne passer trop vite sur les élèves moins doués ; ils ne sont pas moins passionnés que les autres, et se montrent souvent plus sensibles à des encouragements et attentions qu’on leur prodigue plus chichement. Je repense aussi à ce hack de ma tutrice : quand on ne sait pas quoi dire à une élève, inventer une correction bidon, n’importe, juste pour montrer qu’on fait attention à elle… et l’attention stimulée, on se met alors à trouver des corrections réelles qui peuvent faire progresser.

Le bus ne daigne pas passer, ou il est déjà passé, mais F. me sauve en me ramenant au métro. Je m’y laisse fasciner par le sosie de Gaspard Ulliel, même regard, même lèvre ourlée, sa beauté me déstabilise. J’en oublie mes réflexes oculaires, me fait peut-être bien surprendre en plein délit de dévisager. En face de moi, un type qui n’est pas d’ici, qui est prêtre à Bordeaux et vient d’Angoulême, n’arrête pas de taper sur la cuisse de mon voisin, lequel à chaque fois, sans jamais montrer aucun signe d’agacement, ôte son écouteur, fait répéter le prêtre qui n’est pas d’ici, et acquiesce, ça c’est un bon gars, parole d’honneur, un chic type, avec lui à côté de moi je ne risque rien, moi qui suis jolie, mains qui repoussent pour dire c’est en tout bien tout honneur, parole d’honneur, sans maquillage ni rien, ça c’est pouce en l’air. Avant de descendre à Lille Flandres, la réincarnation de Gaspard Ulliel me fait signe du regard, je ne rêve pas, ses yeux reprennent à plusieurs reprises la même glissade. Perdue dans mes fantasmes de midinette flattée, je reste interdite, me demande un court instant s’il me fait signe par-dessus la jeune femme qui l’accompagne, avant de me reprendre, le métro déjà reparti : la station de la gare charriant son lot de voyageurs, il me suggérait plus probablement de saisir l’occasion pour descendre, changer de rame et échapper aux paroles d’honneur du type qui n’est pas d’ici, qui est prêtre à Bordeaux et vient d’Angoulême. Lequel reste encore avec nous quelques stations. Lorsqu’enfin il descend, un voyageur pourtant monté peu de temps avant ne peut réprimer une exclamation de soulagement, il n’en pouvait plus.


Des nouvelles de la maman avec qui j’avais discuté en visio : sa petite fille qui avait passé le premier tour des sélections à l’école de danse de l’Opéra n’a finalement pas été retenue. J’imagine les montagnes russes émotionnelles. Je suis malgré tout contente d’avoir eu de ses nouvelles.

Dans mes DM Instagram aussi, une réponse qui me soulage ; je craignais d’avoir été inopportune et blessante quelques jours auparavant. Le « dur » a été perçu comme honnêteté amicale.

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Mercredi 6 novembre

Dans le bus, une voix de gamin m’insupporte. Pourquoi leur faut-il constamment commenter l’inintéressant d’une voix suraigüe ? Je ne pourrai pas H24. Déjà que ça me semble compliqué pour les heures à venir…

Je ne lutte pas avec le dernier groupe. Tant pis, ce ne sera que du très à peu près, tant pis pour elles. Et elles se marrent, pour certaines. La miss infernale a décidé aujourd’hui qu’elle était Picasso, se donne des manières et parle avec un accent surjoué. « Pourquoi elle prend un accent italien ? » demande I. depuis l’autre barre. Probablement que je hausse les épaules, fais une moue dubitative ou ignore carrément la remarque. J’ai renoncé avec cette classe en général et cette élève en particulier, je ne cherche plus à comprendre, j’attends que ça passe. « Picasso n’était pas italien » poursuit I., offusquée par l’incohérence de sa camarade. Tiens, c’est vrai, je n’avais même pas relevé.

Après le cours, la dame rayonnante de l’accueil me dit qu’en sortant du cours, I. a dit à sa mère que c’était génial. Je la regarde incrédule : I. ? On parle bien de la même ? La I. qui passe son temps à râler qu’elle est fatiguée ou qu’elle en a marre de ce qu’on fait ? Celle-là même. Il n’y a pas que les voies du Seigneur qui sont impénétrables, c’est ce qui me vient à l’idée dans le métro retour en y repensant (encore de magnifiques fossettes parmi les passagers, gratouillant la tête hirsute d’un tout petit chaton adorable dans une écharpe). Je suis évidemment fatiguée à la fin de la journée, mais il me reste une certaine clarté mentale, c’est appréciable.


Qui peut bien m’envoyer une lettre si épaisse ? Je ne reconnais pas l’écriture, mais quand j’avise les timbres Pokémon, soudain je sais. C’est le livre. J’ouvre, et c’est joyeux et un peu triste et émouvant et incroyable. C’est tellement elle, ces deux paquets avec leur étiquette, que je ne sais pas quoi répondre à part OH MY FUCKING GOD, ce qui me vaut un emoji diablotin violet en réponse.

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Jeudi 7 novembre

Petite insomnie d’endormissement. Un moustique écrasé à deux heures du mat’. À deux heures du mat’ en novembre.


Elle craignait que ce soit trop facile mais ce n’est pas le cas, ce n’est pas si débutant que ça. J’en suis ravie, même si cette crainte du trop facile me surprend de la part de l’élève qui a probablement le moins de facilités du cours.

À la barre au sol, je bugue pour désigner la partie de la jambe du genou au pied, invente à la volée l’avant-jambe, calqué sur l’avant-bras. Une jeune femme s’amuse de mon cafouillage : dans le développement du schéma corporel la jambe est précisément la partie du genou au pied ; au-dessus, c’est la cuisse. Et l’ensemble ? On a un problème de synecdoque. Et de pléonasme lorsque l’on parle du travail du bas de jambe.

On s’attarde dans les vestiaires avec A. Il n’y a plus que nous. A. évolue dans un environnement de travail toxique qui fait un double effet kiss cool avec sa maladie chronique — maladie chronique en dépit de laquelle elle a commencé la danse : cette femme est badass. Badass mais au bord de craquer — d’après la police, parce que d’après les organisateurs elle est déjà en plein burn out. Le niveau de saturation mentale est tel qu’elle n’arrive plus à savoir si elle orthographie correctement certains mots, elle les copie-colle. Je le vois en cours : son cerveau refuse de processer les coordinations un peu plus complexes (et je ne sais pas comment l’expliquer, mais je vois que c’est de la fatigue, pas une difficulté de motricité). On parle un assez long moment ; je l’encourage à aller voir son médecin pour un éventuel arrêt maladie. Sa fille dit pareil. Son mari ne comprendrait pas (l’auto-censure face à la personne avec qui on vit, si ce n’est pas un red flag, ça aussi…). Elle ne demande jamais d’arrêt, même quand elle n’en peut plus, même si ça joue contre elle pour le renouvellement de sa RQTH. S’arrêter, ce n’est pas elle. C’est vrai, je renchéris, ce n’est pas elle, c’est eux : ses collègues qui la poussent à bout (les anecdotes sont assez hallucinantes). Quand on se quitte, elle paraît un peu plus encline à considérer la partie d’elle qui se dit que, quand même, ce ne serait pas mal, peut-être, de sauver sa peau.

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Vendredi 8 novembre

[rêve] Dans une grande salle aux airs d’église, N. fait danser des enfants. Ou c’est une fête d’école. Il y a des enfants, du brouhaha, du mouvement. Puis c’est plus calme et nous sommes dans un coin de la pièce, G. et moi, immobiles dans les bras de l’autre, lui face à la salle moi face à l’angle. Quelqu’un, une figure d’autorité en ces lieux (prof ? prêtre ? surveillant ?), nous demande de nous écarter. Je me décale comme on ôte un paravent, pressentant un problème : de fait, il a le sexe à l’air, pantalon baissé. Je le sentais confusément. Il se fait réprimander. En contrebas, la table du réfectoire, dont le revêtement mat fait penser à une longue table de tennis de table, est toute sale. Elle a été sablée pour que les enfants puissent danser dessus sans glisser. Il faudra penser à la nettoyer avant d’y manger.


Et si on déclinait les analyses colorées de Michel Pastoureau dans l’univers du ballet ? Je passe déjà en revue les ballets pour classer les costumes par couleurs, l’étrangeté d’Alice en violet, la fée Canari et la Mort en jaune, l’exception des Émeraudes en vert, le ballet blanc qui ne l’était pas toujours… Ça y est, j’ai les neurones excités. Insomnie.

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Samedi 9 novembre

[instantanés oniriques] Le lion posé sur les draps froissés comme un chat se retrouve dangereusement proche de mon visage pendant la levrette. / Des parents d’ados se dépannent de films-pellicules — avec deux ou trois expositions, tu préfères ? Mon inconscient a inventé les filtres Snapchat sous forme de Polaroïd. / Je récupère les baguettes dans un bol à ramen mis à tremper ; je ne vais pas les laisser dehors sous la pluie. / Bols de croquettes remplis, les chats sentent le départ.


C’est un fiasco total. Non seulement je dois donner quatre heures de cours en en ayant dormi cinq à cause d’une insomnie, mais j’ai complètement merdé, aucun atelier de préparé, persuadée que c’était la semaine d’après que je devais récupérer les deux groupes en même temps. Les élèves ne sont pas au courant, rechignent pour certaines à l’idée de passer l’intégralité des quatre heures en classique. Un groupe de copines me presse de les laisser inventer une choré en autonomie ; dépassée, je lâche, il n’y a de toutes manières pas assez de mètre linéaire de barre pour faire cours tous ensemble — ce à quoi je me raccroche en l’absence d’atelier. Même ainsi, c’est l’anarchie, les plus jeunes mettent un temps infini à lacer leurs pointes, des élèves qui ne suivent pas le cursus complet et viennent prendre seulement un cours en plus arrivent en décalé alors que la barre est terminée (je les envoie s’échauffer dans le studio d’à côté) et ça discute dans tous les sens, je n’arrive pas à me faire entendre, je n’arrive pas à penser alors que tout est improvisation, tout est décision à prendre à la volée. Ce n’est pas qu’une impression de lendemain d’insomnie : les plus calmes et plus âgées gonflent les joues face au temps perdu en bavardages. C’est le chaos. Je ne cherche même plus à bien faire, juste à tenir. Jusqu’à la fin, jusqu’au déjeuner, jusqu’à la minute suivante.

Deux nouveaux élèves se sont présentés à mi-mâtinée, deux garçons d’un niveau avancé : j’abandonne l’idée de travailler la variation de la flûte de La Bayadère et me rabats sur celle du danseur en brun de Dances at a Gathering que nous avions travaillée avec les plus jeunes  — leur avance leur donne de l’assurance et évite tout ralentissement supplémentaire pour les plus avancés. Apprendre l’intégralité de la variation est utopique alors, lorsqu’il ne reste plus qu’un quart d’heure, je leur propose d’improviser une fin, en se laissant guider par le mélange de lyrisme et de caractère qu’ils ont appréhendé jusque là. Et c’est le seul beau moment du cours, cette improvisation dans laquelle ils se lancent avec plus ou moins de confiance. J’y admire la sensibilité poétique de la petite M. ou encore les trouvailles au caractère trempé de C., plus avancée, qui confirme adorer Carmen, ou Esmeralda je ne sais plus. Surtout, il y a ce moment où la musique fait croire à un arrêt : tous spontanément étirent et suspendent leur geste, et alors, tous autant qu’ils étaient chacun dans leur bulle se trouvent réunis en un même tableau, c’est très beau.

Ne sachant pas plus si je devais dois assurer le cours suivant avec des élèves que je n’ai pas en temps normal, je reste dans le studio. Attendant un cours qui a heureusement été annulé, j’en profite pour passer la variation de Nikiya. Je retrouve un peu de calme, de plaisir aussi.


Plus de neurones. Seize ans après tout le monde, je regarde Mamma Mia sur Netflix et mamma mia que c’est cringe par moments, ce traitement amoureux de la relation père-fille — il n’y a pas de mots ou de gestes déplacés, mais tous les plans sont saturés des codes de la comédie romantique.

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Dimanche 10 novembre

j’étends la lessive, lave les justaucorps à la main, démonte le siphon sans pour autant réussir à déboucher l’évier, cuisine un chili sine carne, blogue un peu, jette par écrit la trame d’une vidéo et teste enfin le micro prêté par L. avec et sans mouflette (le morceau de mousse se nomme en réalité bonnette)

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Lundi 11 novembre

Je souhaite un joyeux anniversaire à ma cousine et l’update qui suit prend en ampleur, diagnostic de la relation des trentenaires avec le monde du travail en général et de l’entreprise en particulier.


Une étudiante en école de mode m’interroge pour son mémoire sur « Panser le corps du danseur classique ». Le sujet me paraît aussi flou que passionnant et je comprends après en avoir discuté un peu qu’on lui a retiré son projet initial, sur le peu d’adaptation du vestiaire de la danseuse classique aux personnes racisées, au prétexte qu’elle risquait de tomber dans le cliché. J’ai pensé que les profs en question ne voulaient pas se mouiller sur un terrain somme toute glissant, mais c’est encore plus intéressant — et déprimant — que ça : les professeurs qui n’ont pas validé le sujet ont tous fait de la danse classique…

L’étudiante ne sait pas encore trop comment orienter son mémoire, alors on a parlé un peu en vrac de rapport à la blessure, dans l’apprentissage, la prévention, sur scène (est-ce que les béquilles de Marie Chouinard peuvent compter ?) et de textiles (les matières des justaucorps qui sont agréables ou pas, les innovations dans les pointes et demi-pointes, les modes dans les vêtements d’échauffements…). J’ai donné les références auxquelles je pouvais penser : mes chaussons mdm renforcés, pensés par un danseur australien pour atténuer le risque de tendinite ; les biographies d’Aurélie Dupont et David Hallberg (il y a de quoi réfléchir à la question des blessures !) ; le livre de Philippe Noisette sur les couturiers de la danse (il date de quand ? ah, 2003, c’est un peu vieux — et paf un petit coup en passant)… J’avais complètement oublié la différence d’âge après trois heures passées sur mon canapé à boire du thé et se partager les cookies qu’elle avait apportés.


L’école a proposé de maintenir les cours en dépit du jour férié : elles sont six, la moitié, c’est parfait pour davantage de corrections individuelles. J’adore ce travail d’enquête éclair, à chercher ce qui cloche et comment le remettre d’aplomb, repérer le bras gauche trop en arrière pour l’une, le droit qui n’ouvre pas pour l’autre, le talon qui se soulève discretos pour amorcer et ruiner le tour… Je prends aussi du temps pour L., que je corrige trop peu d’habitude à défaut de savoir par où commencer. Cela me permet de conscientiser que le différentiel de rotation entre son genou et son pied est constant, et non concomitant à certains passages plus techniques. Il faut que je le garde en tête et que je ne la lâche pas, car autant les épaules levées d’A. relèvent de l’esthétique, autant ce non-alignement des genoux est risque de blessure. Mais aussi : est-ce que je n’oublie pas la danse dans ce jeu d’horlogerie ?


Le boyfriend en visio depuis son lit me donne envie d’en faire autant. Endormie avant minuit, cela faisait longtemps.

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Mardi 12 novembre

La sieste m’est peut-être davantage encore nécessaire pour m’apaiser que pour récupérer. Allongée sur le canapé, ralentie par des respirations de cohérence cardiaque, je sens un espace se faire en moi — une pièce rectangulaire dans laquelle je peux m’assoupir.


Il me faut un calme relatif pour lire Jeanne Benameur. Mais alors quel calme absolu ensuite elle fait naître. Il y a de l’espace entre les phrases. Des sujets qui ne sont pas souvent les mêmes. Il faut ça pour attraper ce qui se trame entre des intimités inventées.


Il a fait jour aujourd’hui, des nuages blancs plutôt que gris, parfois même ornés d’une lisière mordorée, puits de lumière pictural autour d’une sous-couche bleue. La nuit n’est pas encore tombée, mais le jour s’est déjà bien rabougri. En voyant une crêpe à la crème de marron et à la chantilly en story, j’ai su exactement de quoi j’avais envie pour le goûter et suis allée trouver le tube Angelina entamé dans la clayette supérieure du frigo. Je l’ai pressé sur le bout de mon doigt comme sur une brosse à dent dans les pubs pour dentifrice, et sur de la gâche. Une envie concomitante /contradictoire de marmelade au gingembre me fait découvrir qu’il y a là un accord à explorer.


Ça y est, la pompe à chaleur turbine, rajoute son bruit à celui du radiateur, à celui des acouphènes, ça vrombrissiffle.


Je révise mes cours — comme une leçon et comme une voiture, en procédant à des ajustement dans les exercices.


Dans le métro du retour, je n’ose pas demander, doute puis, après une requête Google pour vérifier que ma supposition concorde avec la housse coudée, ne me retiens plus : vous jouez de l’oud ? Le musicien est surpris que je connaisse son instrument.

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 Mercredi 13 novembre

Elle parle, se tortille, se tort, commente, proteste, se suspend à la barre en laissant glisser ses pieds vers l’écart entre les exercices, se rapproche de la copine pendant les ronds de jambe pour lui dire un truc et rebelotte, parle sur la musique, gesticule, perturbe. Comme on sépare les enfants à l’école, je lui demande de passer sur une autre barre. Elle est outrée, c’est l’exil en Sibérie au moins, elle proteste vigoureusement, non pas l’autre barre, y’a pas le miroir, elle ne peut pas voir l’exercice en même temps, se récrimine, comment elle va faire, c’est nul, elle ne peut pas. Mais si, elle va pouvoir, en faisant travailler sa mémoire, refaire le court exercice qu’on fait depuis trois cours et que je viens de remontrer in extenso en musique. Au pire, elle peut copier sur sa voisine de barre. Parlotte et gesticulation intempestive me fatiguent, mais je sais que c’est normal, on ne peut pas en vouloir aux enfants. Réitéré à maintes reprises et combiné au caprice, en revanche, ça me donne envie de l’étriper.

J’entame l’après-midi avec un quota de patience plus diminué qu’à l’accoutumée, et à la quatrième heure de la journée, je craque et hurle sur la gamine verbalement incontinente qui malgré deux demandes gentiment formulées continue à triturer le tapis sur lequel elle est assise pour des étirements plus confortables (je comprends mieux leur état déplorable, du coup) TU LÂCHES CE TAPIS [PRÉNOM EN PLUSIEURS SYLLABES POUR UN EFFET ENCORE PLUS MAR-TE-LÉ] ! L’agacement a transformé en gueulante ce que j’avais anticipé comme un rappel à l’ordre un peu sec, je vois la gamine se figer, à la lisière de pleurer. Moi-même surprise, je suis immédiatement redescendue dans les tours, mais j’ai passé la soirée à flipper que les parents se plaignent.

L’anxiété au top a rapproché la gueulante d’un moment plus tôt dans le cours où j’ai demandé une volontaire pour une démonstration de ronds de jambe. La même enfant s’est proposée, on a montré ensemble comment on devait essayer de garder le talon en avant tout le long du trajet et comme elle twistait dans le mouvement sans parvenir à le rétablir d’elle-même (ce qui est archi-normal, c’est compliqué), j’ai demandé si je pouvais lui toucher les hanches, pour qu’elle puisse comprendre comment faire le mouvement de jambe sans que le bassin bouge. On a terminé en rectifiant la position du pied derrière. Elle avait un drôle d’air après, je lui ai demandé si ça allait, et son petit oui m’a interrogée : est-ce qu’elle était vexée de ne pas avoir réussi du premier coup ? est-ce que mes deux doigts de chaque côté de la taille l’avaient gênée ? est-ce que ça pouvait avoir avec le fait qu’elle est un peu enrobée ? Je me suis promis de ne plus recourir aux indications manuelles avec les enfants, trop enclins à vouloir faire plaisir et se soumettre à une figure d’autorité pour oser retirer le consentement qu’ils ont verbalement donné l’instant d’avant. À la limite, un pied ou un bras, mais rien au niveau du tronc. Tant pis si je ne réussis pas à leur faire comprendre verbalement et qu’ils dansent de traviole pendant quelques années encore. Qu’ils se sentent bien est plus important. Ce sera aussi mieux pour ma santé mentale, que mon anxiété n’ait rien de ce genre à se mettre sous la dent pour me faire paniquer. (De fait : RAS au cours suivant, l’enfant est là, égale à elle-même.)

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Jeudi 14 novembre

Pour la deuxième fois, je cuisine cette soupe de patates douces et pommes de terre grenaille — sans les toppings cette fois.


Deux mois après avoir commencé à travailler au conservatoire, je signe enfin mon contrat à la mairie — l’occasion de découvrir l’intérieur Art déco du bâtiment. J’aurais presque envie de m’y perdre pour l’explorer.

La RH qui a préparé le contrat est en réunion ; une de ses collègues m’installe à un poste vacant pour que je puisse lire au calme le contrat avant de le signer. Debout à côté de moi assise, elle prend le temps de m’expliquer tout ce qui pourrait poser question, et même ce qui n’en pose pas. La gentillesse des gens du Nord me surprend encore. L’atmosphère de bureau en revanche me saute à la gorge, avec ses trombones, ses dossiers, ses bureaux en quinconce et les commentaires à voix haute de fin de journée, quand on n’en peut plus trop de toute cette monotonie réitérée. Je m’échappe presque, comme si ça pouvait me rattraper.


En attendant mes cours du soir, je vais lire à la médiathèque et n’y lis pas : un atelier de dictée est en cours à haute et intelligible voix. C’est plein de virgule articulée, de prolégomènes, tout est bon dans le cochon, je répète, tout est bon dans le cochon. Trop paresseuse pour entrer en résistance, j’attrape un livre de recettes sur les ramens en exergue au milieu de l’espace manga, et m’installe sur le canapé qui m’appelle — qui appelait aussi probablement l’homme entré dans l’espace un café à la main, comme s’il cherchait un poste libre ou quelqu’un à saluer dans l’open space. Traces de comique.

Je prends quelques recettes en photos, les envoie au boyfriend qui me demande si je peux en faire des photocopies. Des photocopies alors que les instructions sont lisibles sur les photographies ?! Nous avons un grand moment d’incompréhension en quatre SMS, avant que la pièce tombe et qu’il capte être so 2000. Mieux vaut être so 2000 que juste Leblanc.

L’attente à la médiathèque laisse à l’anxiété le temps de remonter ; je patine sur cette envie de ne pas y aller. Pourtant, quand j’y suis, je n’y suis pas mal. Puis carrément bien. Les progrès des adultes débutants sont incroyables ; ça me fait sautiller de joie.


Aux reflets dans la vitre du métro, je me rends compte que la jeune femme à côté de moi a pleuré ou se retient de. Ça n’a pas l’air d’aller, est-ce que je peux faire quelque chose ? Un carré de chocolat peut-être ? Non, elle est triste, c’est tout, alors je la laisse tranquille, je picore mes cacahuètes et mes raisins secs le plus discrètement possible, comme si l’on pouvait vraiment ignorer quelqu’un assis à côté de soi à qui l’on vient de parler. Alors que le métro approche l’une des deux stations de Croix, elle se tourne vers moi, les yeux brillants et murmure un merci en posant la main sur mon poignet. Elle serre doucement et, sans réfléchir, mon pouce se referme sur sa main en une brève caresse. On se sourit, tristement et pas tristement. Le moment est intense de vulnérabilité partagée.

Déjà elle est descendue, le métro reparti et, alors que je me sens déborder de bonté narcissique, me revient à l’esprit le mendiant aux ongles crasseux ignoré un peu plus tôt dans la même rame… et l’interview de Samah Karaki qu’avait écoutée le boyfriend sur l’empathie, à géométrie si variable qu’il est bien peu raisonnable de faire reposer une quelconque action politique dessus. De mémoire, la neuroscientifique expliquait que, comme notre énergie, notre empathie est une ressource finie que l’on dirige en priorité vers ceux qui nous ressemblent, et qu’elle est donc sujette à de multiples biais (de genre, âge, classe, origine…). Voilà pourquoi la jeune femme triste qui descend dans une ville bourgeoise m’émeut tendrement quand le mendiant aux ongles crasseux me répugne… et celui-là moins que l’autre mendiant croisé dans l’après-midi qui, me voyant une tablette de chocolat à la main m’a demandé si j’aurais… un carré de chocolat ? D’habitude je demande une petite pièce, mais là… Le chocolat aux amandes fait de gros carrés, il apprécie celui que je lui remets : « C’est du bon chocolat, ça. » Un low-cost junk à 50% de cacao que je m’enfile avant la danse. Mais un levier d’empathie, qui nous réunit un instant dans la gourmandise.

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Vendredi 15 novembre

Pourquoi suis-je surprise de ce que les semelles de mes chaussures de professeur se décollent alors que j’ai toujours défoncé mes pointes et demi-pointes ? Vive la superglue.

Immortaliser la citrouille en chocolat offerte par Mum avant de l’entamer (il m’aura fallu quinze jours pour m’y résoudre).

Je cours après les jours, passe la journée à rédiger mon journal d’octobre. Est-ce de vouloir tout trop retenir qui me donne l’impression d’être dépassée ? Devrais-je lâcher du lest pour ne pas me sentir débordée ? Je ne sais pas vraiment pourquoi j’éprouve le besoin de tout consigner. Surtout ne rien perdre de ce qui est vécu. Peut-être devrais-je noter uniquement les émerveillements, sans m’attarder sur les atermoiements vaseux de l’anxiété. Ou m’en tenir à des journaux aux thématiques plus légères : ce que j’ai vu dans le métro ce mois-ci / remarqué en donnant cours / cuisiné (les gnocchis d’OwiOwi)…

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Samedi 16 novembre

Les cours se déroulent avec aplomb, l’atelier carrément avec plaisir. On a échangé les groupes avec le professeur de contemporain et j’ai désormais les grandes l’après-midi, jusqu’aux vacances de Noël. Je découvre ces élèves sous un autre angle, les redécouvre complètement pour certaines : il y a l’ébauche de lumière sur le visage de K., l’expressivité d’A, et plus incroyable encore, l’aisance et l’engagement de N., jamais loin de la maladresse et de l’ennui dans le cours traditionnel.

On improvise dans un dénuement de technique dont j’espère qu’il va favoriser l’expressivité. Avec seulement des marches et des regards (auxquels on ajoute des ports de bras dans un second temps), je leur demande de découvrir un immense espace (paysage, bâtiment…) associé à l’émerveillement… puis à la solitude, voire à la peur. Après un passage par groupe, je les fais verbaliser leurs observations : elles mentionnent le sourire pour l’émerveillement, et moi aussi je pensais, mais il a été finalement très peu mobilisé. Je constate une grande disparité dans l’expressivité des visages — encore plus que de niveau. Et cela semble quelque chose de profond (générationnel ? Mum m’a parlé d’une étude qui allait en ce sens), pas juste de la timidité.

On passe à une courte composition (deux comptes de huit) en petits groupes, puis on joue avec les musiques, voyant ce qui se passe avec un tempo plus beaucoup plus lent ou rapide — quelles adaptations s’offrent ou s’imposent ? Elles se prennent au jeu quand je leur propose de choisir chacune une musique surprise pour les autres. Je leur abandonne mon téléphone, elles complotent, pianotent leur idée dans Spotify puis me remettent le téléphone en désignant le méfait accompli : celle-là, madame. Il y a plein de choix que je ne connais pas, d’autres qui me font rire d’avance, faisant redoubler de méfiance rigolarde le groupe qui s’apprête à passer (cette génération écoute encore Eminem). On s’amuse et elles dansent bien. Alors que l’horloge nous autoriserait à arrêter là l’atelier, elles demandent à recommencer une dernière fois. C’était chouette.

L’anxiété a disparu. Pas diminué d’intensité : disparu. Bordel, je revis. J’exulte, même. Je finis et publie le journal d’octobre, qui la veille encore me semblait un puits sans fin à rédiger.

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Dimanche 17 novembre

[rêve] Ai-je remarqué qu’il a maigri ? Le boyfriend soulève le drap qu’il a sur lui. Je n’avais pas remarqué, je constate : de ses cuisses et ses mollets ne restent plus qu’une structure de quelques articulations et tendons reliés par des tiges. J’essaye de me souvenir comment ça faisait de toucher ses jambes massives, quelle forme a le regret, la sensation perdue. Rien de cela ne serait arrivé si je ne m’étais pas demandé (avec une pointe de regret ? vite passé) si c’était le dernier homme que je connaîtrais. Je l’ai effacé. Alors je négocie dans ma tête : un ou une autre amante, pourquoi pas, mais alors pas avant longtemps, pas avant soixante-dix, quatre-vingt ans, soixante grand minimum, je calcule à la volée, soixante moins quarante, ça nous laisse vingt ans devant nous, vingt ans, c’est une belle relation.

Après avoir fini Les Profanes, j’écris toute la matinée, tout le début d’après-midi pour le blog. Tout écrire, tout consigner, pour ne rien oublier (ou au contraire, pouvoir oublier sereinement). La dernière fois que j’ai eu une telle frénésie d’enregistrement, je crois, je m’apprêtais à aller chez la psy ou je creusais déjà avec elle.

Saule pleureur en contre plongée

À 15h passées, j’enfile des vêtements par-dessus mon pyjama pour attraper les rayons de soleil qui viennent de surgir avant son coucher. Un tour du parc Barbieux et un goûter nutriscore E plus tard (des Dinosaures trempés dans un chocolat chaud), la lumière tombe.

Les colliers de feuilles dorées d'un arbre pleureur en train de les perdre

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Lundi 18 novembre

Une bonne journée puis un quiproquo en visio, qui m’envoie gratter le plafond de ma salle de bain à 23h pour me défouler sur les moisissures avec lesquelles je cohabitais depuis un peu trop longtemps.

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Mardi 19 novembre

C’est amusant, ce groupe d’adultes avancés n’a jamais fait de pas de valse en tournant, sauf une qui vient d’une autre école et qui sait, parce qu’elle s’est coltiné nombre de rôles de fée dans sa jeunesse, à faire des pas de valse en tournant avec sa baguette magique alors que sa copine avait le super rôle de la méchante qui faisait des trucs trop cool.

N’ayant pas l’énergie pour courir après le bus, je me dis que je prendrai le suivant. En retard de dix minutes. Soit 25 minutes à attendre dans le froid pour un retour chez soi vers 22h45 quand le réveil sonne à 7h33.

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Mercredi 20 novembre

Mon meilleur mercredi de prof de danse so far : je n’ai envie d’étriper personne. Pas de négociation incessante pour regagner l’attention, les enfants fatigués se relèvent au bout d’un ou deux hop hop, les bobos sont supportables ou se résolvent auprès des parents, je reçois un coloriage à dominantes orange et violet pré-abîmé par le sac où il a voyagé, et surtout, surtout, les deux petites pestes qui me font appréhender le dernier cours de la journée sont recadrées par la directrice, qui ne tolérera aucune moquerie, elle ne veut pas de ça dans son école. D’ailleurs, elle va regarder le cours, tire un fauteuil depuis l’accueil et s’installe à l’autre bout de la salle, depuis lequel elle lance de temps à autres une correction sans méchanceté mais sans enrobage, pour rappeler aux pimbêches perfect qu’elles aussi ont des choses à travailler. Je me sens un peu sur le grill, de voir mon travail ainsi observé, mais c’est tellement agréable de donner cours sans lutter entre chaque exercice, ni suspecter du foutage de gueule dans l’air ! Je peux prendre le temps de donner des indications à celles qui ont plus de mal sans que ça dégénère avec les autres ; la barre file à toute vitesse et les enfants, concentrés, dansent mieux que jamais.

Évidemment, quand la directrice part, la tension se relâche, et je dois demander à I., qui (dé)place ses camarades manu militari, de ne pas les pousser. Mais je ne la pousse pas ! Dans sa tête, je le comprends à retardment, pousser implique la volonté de faire tomber. L’image du caddie que l’on pousse lui aussi ne me vient pas de suite, ce n’est peut-être pas plus mal. Le cours se poursuit et se finit avec moins de fluidité qu’il n’a commencé, mais de manière beaucoup moins chaotique qu’à l’accoutumée. On n’a fait que de barre, ça râle quand j’annonce qu’il n’y aura pas d’étirements (avec les élastiques, ça les amuse beaucoup), il n’y a plus le temps. Dans les faits, on a fait moins de 25 minutes de barre, mais efficace, quand le milieu s’est effiloché avec l’attention…


Les animations de Noël sont en place à Lille. Les petits non et grands oui des oursons polaires déploient leur douceur de peluche et me donnent envie d’y mettre la main, comme on caresse la gorge d’un chat qui soulève le menton. Presque malgré moi, je reproduis leurs mouvements : échauffement avec les oursons avant de me planter devant le chœur des pingouins pour faire des loopings cervicaux avec eux. Supprimez le référent et cela fait une super performance de danse contemporaine.


J’échoue à me coucher tôt, mais au profit d’une passionnante discussion engagée à la suite d’une réaction anodine en DM Instagram. Il en va des conversations écrites comme des verbales, la nuit favorise les confidences qui n’en ont même pas l’air.

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Jeudi 21 novembre

[rêve] Il n’y a plus de passage, je m’accroche à l’extérieur du château et tombe à l’eau, remonte sur une promenade aux balustrades ouvragées réalisées par tel orfèvre du luxe ou des contes de fées, quelque chose de l’ordre du médaillon en pierre, ouvert. Je loge au bout, dans un immeuble laid de Saint-Rémy, bourgade blanche mi-encaissée mi-surélevée au fond du décor vallonné et des lignes de transport. Quelque part, je pose ma tête sur l’épaule de G. en me demandant où ça risque de mener, sans vouloir que ça mène ailleurs, je veux qu’il ne se passe rien, que ça. La ville est en alerte, la menace redoutée, sa survenue anticipée ; quelque chose de dérisoirement lourd a été placé sur une grille au sol, qui ne l’empêchera pas de bouger, mais qui nous avertira collectivement. Malgré la menace, je dors avec E. et le danger survient en pleine nuit, on lace nos chaussures à toute vitesse, moi en tous cas, lui est plus lent, je ne sais pas si l’on sera assez rapides pour fuir à temps, moi seule sûrement, mais tous les deux ? J’aurais dû dormir chez ma mère, je le savais pourtant, que le danger était imminent, pourquoi être restée à dormir là, chez moi, je le savais pourtant.


Des photos de neige circulent un peu partout sur les réseaux, mais rien ne tombe du ciel blanc quand je sors pour aller à la médiathèque et faire quelques courses.


Après les gnocchis d’hier et les épinards de ce midi, je me demande si je ne pourrais pas remplacer « cuisiner » par « faire fondre du gorgonzola dans des trucs ».


Je règle un nouvel exercice pour les bras avec l’élastique sur la danse des chevaliers de Roméo & Juliette. L’héroï-comique me réjouit.

Adultes et enfants progressent vraiment à des rythmes très différents. Mercredi, il a fallu un bon moment pour mettre en place la mécanique des assemblés avec des enfants qui dansent depuis plusieurs années — sans arriver à la version finale, juste partir sur deux pieds en parallèle, brosser le sol avec un pied, sauter et arriver sur les deux. La coordination est compliquée pour eux, les jambes se replient en l’air ou le pied ne brosse plus ou le saut se déplace, ou tout à la fois et d’autres inventions encore. Ce soir, avec les adultes qui ont commencé en septembre, la phase d’apprentissage en parallèle dure quelques minutes, on passe directement à la version en troisième position. En trois mois, ils ont rejoint le niveau des enfants de 9-10 ans qui ont commencé à 7-8 ans. Si jamais vous avez envie de commencer et pensiez que vous étiez un peu trop âgé… Mes adultes ont à peu près tous les âges entre 21 et 56 ans (sauf 35-40 ans, manifestement la fourchette du baby repli).

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Vendredi 22 novembre

Jour off à se terrer au chaud avec le boyfriend. À 23h, je m’agace de n’avoir rien anticipé pour le lendemain ; c’est l’inconvénient du week-end lorsqu’il ne s’étale pas sur deux jours consécutifs — devoir se reprendre à peine relâché.

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Samedi 23 novembre

Le réveil pique, mais les cours se déroulent mieux que jamais. Surtout le premier, où l’on se retrouve en effectif réduit. Manquent et ne manquent pas les bavards. Les présents s’en rendent compte et déplorent que ce ne soit pas toujours comme ça, ils progresseraient plus vite. Ce n’est pas moi qui le dit, mais je le pense comme eux. Le cours a filé, ils se sont essayé avec succès à plein de nouveaux pas (piqués en tournant et déboulés, notamment).

Avec les grands aussi, ça file, 50 minutes de milieu sur 1h30 de cours (commencé avec 10 minutes de retard, car il y a très exactement 0 minute prévue pour l’intercours avec le contemporain), ce n’est pas tous les jours. On s’amuse avec sérieux, je lance les garçons dans les tours à la seconde et tout le monde dans les tours suivis et les entrelacés. Je remarque que ce genre de difficulté les stimule davantage qu’un enchaînement un peu complexe ou que la recherche de sensations permettant de perfectionner un pas qu’ils ont presque. La moitié des élèves vient probablement davantage pour le contemporain et le jazz ; il faut qu’il y ait de l’esbroufe ou à tout le moins de l’amplitude pour qu’ils s’amusent et y mette du leur. Deux garçons (jeunes hommes, même) se sont récemment rajoutés au cours et leur présence m’est précieuse. Toujours souriants et l’œil rieur, ils m’offrent un appui complice au milieu de visages souvent fermés par la fatigue, l’adolescence ou la concentration.

En atelier, on travaille sur les qualités de mouvement. En m’appuyant sur quelques catégories labaniennes que j’ai failli vomir d’overdose, j’invite chaque groupe à transformer sa courte composition pour la danser selon un nouveau rythme. L’impact (accélération) les amuse, même si le résultat est parfois plus brusque qu’incisif. L’impulse (décélération) n’amène pas la résonance et la moelleux que j’attendais ; c’est le rythme continu (absence de toute accélération ou décélération) qui transforme le plus en profondeur leur danse, et leur permet d’atteindre une qualité de mouvement que je ne leur avais encore jamais vue. C’est doux, lié, on croirait les voir évoluer en apesanteur. A. dira : comme si elles dansaient dans l’eau. C’est ça.

Pour un événement qui aura lieu dans tous les espaces du conservatoire, j’imagine une danse dans l’escalier en colimaçon, qui serait visible d’en haut à mi-chemin entre le début d’Études et la comédie musicale à la Busby Berkeley. La fin de l’heure approchant, nous allons tester en contrebande la mise en place in situ (en contrebande, parce que je ne sais pas si le projet sera accepté, ni si j’ai vraiment le droit d’entraîner les élèves là-dedans). J’ai vu ce que je voulais voir.


Retour auprès du boyfriend. Après l’amour et avant le spectacle, on goûte à mes premiers tamago marinés, jaune coulant, blanc ourlé de la grisaille caractéristique. Avec le pak choï et les algues réhydratées, ils promeuvent les nouilles instantanées au rang de ramen maison, et n’ont rien à envier à ceux des restaurants — constatation du boyfriend aux papilles pourtant exigeantes. Je n’aurais jamais imaginé que ce soit si facile à faire, avec si peu d’ingrédients ; je ne sais pas ce qui m’a poussé à Googler la recette il y a quelques jours, et jamais avant.

Ramen avec œufs marinés
Showing off mes œufs tamago (oui, je sais que tamago veut dire œuf et que je dis donc œuf œuf).

Sur le chemin, nous sommes un peu incrédules d’être ainsi, dehors, habillés, près de côtoyer du monde, alors que nous sommes encore chauds de notre cocon. Je suis une endorphine géante, dans les rues de Roubaix, puis tout en haut du Colisée, grâce à des places de dernière minute. La relecture de La Belle au bois dormant m’absorbe, tandis que le boyfriend joue au mauvais élève, me chuchote des remarques comme je peux en avoir quand on regarde un film qui n’est pas de mon choix. Il m’avoue ensuite avoir piqué du nez à deux reprises, mais avec goût puisqu’aux moments les moins réussis — une lecture critique profane, en quelque sorte. (Je suis mauvaise langue : ses analyses sont toujours pertinentes.) Le plaisir se poursuit à la sortie, de croiser quelques tête connues : une ancienne de la formation, des élèves à qui je donnais cours le matin même, d’autres professeurs… le petit monde de la danse. Toujours, je suis épatée par la vitesse et l’acuité avec laquelle le boyfriend lit les gens, intuitionnant en quelques minutes des portraits plus justes et plus fins que je ne suis capable de le faire plusieurs mois.

De retour à la maison, on va pour regarder le premier épisode de la série Dune, mais je suis plus absorbée par le boyfriend que par l’écran. Elle était bien cette série, plaisante-t-on avant d’enfin lancer le premier épisode. Avant, après, l’amour : ce qu’on fait, ce qu’on ressent, reçoit, donne, ce qu’on nomme sien en-dehors de soi.

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Dimanche 24 novembre

Après une nuit d’amour, forcément, beaucoup de sommeil et somnolence et pas grand-chose.

Mon cake roquefort-poire-noix a vomi.

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Lundi 25 novembre

Je ne dis rien que je n’ai déjà dit, et pourtant, c’est la magie de la psy, des liens apparaissent, ça converge, cohérent, là sous mes yeux, expulser boutons verge chaire souvenirs peur (dermatillomanie, dyspareunie, dégoût, anxiété, TOC), peur d’être intrusive, peur d’intrusion. On débroussaille, mais déjà, ça converge, tout se met en ordre — de joyeuse bataille. Ce que je porte ne m’appartient pas, de l’entendre ça pèse déjà moins, ce n’est pas à moi, ce n’est pas moi  — ni qui je suis ni de ma faute. C’est comme la tristesse qui parfois me traverse, dont je sais qu’elle ne m’appartient pas (c’est difficile à dire autrement : je ne suis pas triste alors, la tristesse me traverse). Ou plus récemment quand ça pleure en moi (mais moi pas). Je vais bien et je vais aller encore mieux, déjà ça va mieux.

À la médiathèque où je me pose en attendant de faire cours, je tombe sur la bande-dessinée Un si grand amour, sous-titrée Histoire d’une rupture, en réalité l’histoire d’un cheminement psy pour sortir d’une relation toxique en examinant ses schémas d’attachement. Surmoi, moi, ça.


Sur les conseils du boyfriend, je regarde le premier épisode d’Arcane. Ça me fait bizarre de suivre une narration quand l’esthétique appelle le jeu et transforme les personnages en pantins, forcément animés par une manette invisible.

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Mardi 26 novembre

Il faut est tombé ; je m’amuse en préparant mes cours, enfin. Caitlyn Smith chante en boucle Snow Day pendant que je floconne en pilou-pilou dans mon salon, tour secabesque et ports de bras lyrico-kitchounes, on ne se censure pas. Les élèves adultes m’ont prévenue dès septembre qu’il faudrait une choré de Noël, c’est la tradition dans cette école, sur une musique de Noël. J’ai écumé Spotify à la recherche d’une chanson qui ne donne pas envie de péter des clochettes au bout de la troisième écoute, et grâce à la magie des playlists, j’ai trouvé ça, Snow Day de Caitlyn Smith (évidemment, je ne connaissais pas). J’ai commencé à leur apprendre la choré sur les cinq dernières minutes du cours, en leur demandant si ça comptait comme choré-de-Noël et c’est bon, il y a de la neige dans les paroles, et dans nos corps des tours-tourbillons et des mouvements de main façon valse des flocons, c’est validé.

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Mercredi 27 novembre

En la recadrant, je fais pleurer une enfant. Accroupie à sa hauteur, on lève le quiproquo, les larmes passent et l’incident est classé, sans être ressassé par l’anxiété. Je lâche du lest, pas de bourrée, dis parfois genou pour talon et talon pour genou, au-dessus des orteils, oublie le pas de trois des mirlitons pour lequel j’ai trimballé mon ordi toute la journée, à la place on a fait des assemblés on commence plié on finit plié entre les deux les jambes se rejoignent et tendent mais on finit plié, plie, plie. 


Deuxième épisode d’Arcane : la dramaturgie de la scène  du tribunal est folle, avec des panneaux qui obscurcissent le dôme-verrière à mesure que l’accusé approche pour, on l’imagine, se rouvrir une fois la lumière aura été faite sur l’affaire.

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Jeudi 28 novembre

Le parc Barbieux et ses immenses ombres étirées sous un ciel bleu bleu lbleu Boquet de pins au parc Barbieux

C’est une journée comme j’en avais rêvé dans me vie de prof de danse qui-ne-serait-pas-que-ça : un tour du parc Barbieux au soleil en pleines heures de bureau, une amie qui vient déjeuner de ramens maison-sur-base-industrielle, quelques pages lues et des cours dans une ambiance détendue à se prendre pour Nikiya. L’absence d’anxiété permet de vivre chaque moment de la journée sans être tendue vers le suivant. Je sens le soleil sur mes joues, comme probablement le héron sur ses plumes (de loin, sur la pelouse, j’ai l’impression de voir un manchot ; puis les pattes fines et le cou cygnesque se déplient et le voilà devenu conforme à son ethos de héron ; quand j’ai contourné le plan d’eau, il s’est à nouveau renfrogné et, de dos, arbore des épaules de vautour).

Noël sera normand cette année, et sans le boyfriend, ça va faire bizarre.

Cadré de traviole : un saule pleureur à contre-jour

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Vendredi 29 novembre 

[rêve] La tuberculose se passe comme un Covid. Je crois que je l’ai et ne fais pas tout à fait ce que je devrais pour éviter sa transmission aux autres.

Je passe l’essentiel de la journée en pilou-pilou à lire en suivant le soleil dans le salon. Cela fait une éternité que je n’avais pas lu un livre, a fortiori un essai, d’un trait. Elles vécurent heureuses, l’amitié entre femmes comme idéal de vie, de Johanna Cincinatis.

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Samedi 30 novembre

[rêve] Je me relève pour me calfeutrer de la lumière, ajuster les rideaux des pièces alentours, fermer les portes quand cela ne suffit pas. Surtout que rien ne passe, ne rien voir, pouvoir dormir.

[rêve] Nous sommes en voyage. G. est parti avant moi, en oubliant des affaires, deux chemises, des items de trousse de toilettes. Je vais devoir m’en charger, caser dans mon sac ces choses qui ne m’appartiennent pas. Il reste des crottes aussi, que je prélève avec des mouchoirs pour les jeter ; un peu de merde me reste sous l’ongle.


Lille le samedi après-midi est déjà blindée en temps normal, mais alors le samedi après-midi avant les fêtes, ça a des airs de braderie, à touche-touche dans certaines rues autour de la grand place. J’ai rendez-vous après le conservatoire pour un chocolat chaud avec une femme de mon cours adultes débutants. Cela fait du bien d’avoir une sociabilité à domicile, même si je repense à cette histoire des amitiés féminines comme lieu de travail émotionnel — ça me passionne et m’épuise à part égale. Revenir au chaud ensuite, un gros bol fumant de nouilles instantanées à 18h.

Octobre 2024, journal

Mardi 1er octobre

À la barre au sol, j’annonce un nouvel exercice et je ne l’ai pas encore montré que C. me coupe :
— Ohlala, ça va être horrible.
— ?
— Je reconnais ce petit sourire, maintenant, cet air réjoui, là… ça veut dire que l’exercice va être horrible.

Je réfute, votre honneur, l’exercice n’est pas horrible, il est efficace.

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Mercredi 2 octobre

Une petite fille me demande si on pourra faire « des compositions », comme avec la prof de l’an passé : oh que oui, dix minutes de répit !

Les groupes relous ne sont pas les mêmes que la semaine passée ; il est décidément impossible de rien prédire. Après un cours sans vague, la dame de l’accueil me prévient qu’une mère a récupéré sa fille en pleurs et va appeler la directrice pour se plaindre. Interloquée, je me repasse ce dont je me souviens du cours sans trouver ce qui a déclencher l’incident : qu’ai-je pu dire de blessant ? qui puisse être mal interprété ? y a-t-il eu des méchancetés prononcées à son encontre dans le vestiaire ? Je les ai trouvées éteintes en arrivant en cours, me souviens leur avoir demandé si elles étaient fatiguées, mais rien de plus. L’idée que j’ai pu blesser une gamine me retourne le bide et le cerveau. Je suis terrorisée à l’idée qu’une indication manuelle pour corriger un placement ait pu la faire se sentir mal. Normalement, je demande toujours avant si je peux les toucher, mais il est possible qu’à la cinquième heure de la journée, après avoir récolté bon nombre de regards étonnés et de bah non, ça me dérange pas, j’ai omis le recueil de consentement explicite pour une zone qui me semblait « neutre » comme les pieds ou les bras (crêtes iliaques et cuisses me semblent trop intimes pour que je puisse oublier, et les fesses sont un no go absolu, je tripote mon propre postérieur si je veux faire comprendre un truc).

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Jeudi 3 octobre

Photo d'un rebord de fenêtre derrière laquelle a été placé un jouet tyrannosaure qui fait coucou à une dinosaure plus petit qui a passé la tête par un accroc du rideau.
Géniale mise en scène dans les rues de Croix

Carton, scotch, règle et feutres : je passe un moment à bricoler un carton pour expliquer les épaulements — au final peu utilisé. Je le range vite fait, un peu honteuse d’avoir été si enthousiaste de cette maigre trouvaille.

carré en carton avec une croix rouge et une noire, scotch, ciseaux et feutres à côté

Dès les dégagés, c’est une évidence : cette fille est une fausse débutante. Je lui demande confirmation pour la forme, elle acquiesce ; je suppose qu’elle veut reprendre doucement. Au fur et à mesure du cours pourtant, le décalage s’accentue. Elle n’est pas seulement une fausse débutante, mais une très bonne danseuse, bien meilleure que moi. Le quiproquo se lève grâce à l’horaire de fin, plus tôt qu’elle ne l’avait anticipé : elle pensait être au cours de niveau supérieur… qui avait lieu dans la salle d’à côté. Je l’encourage à aller grappiller la demi-heure restante ; après tout, notre cours tout débutant qu’il soit l’a échauffée. Elle avoue être un peu frustrée (tu m’étonnes), même si elle a la gentillesse d’ajouter que ça l’a fait travailler en profondeur (les cours débutants quand on ne l’est plus, c’est une redécouverte de tout ce qu’on escamote et ça peut être costaud, j’ai découvert ça en donnant cours au enfants). Les autres, ravies d’avoir eu un modèle de choix à copier pendant tout le cours, trouvent que c’était très bien de l’avoir avec nous : « Tu reviens quand tu veux » lui lancent-elles en passant la porte.

À ce même cours d’adultes débutants, il y a une mère et sa fille, respectivement début vingtaine et cinquantaine. J’adore qu’elles aient décidé de faire ça ensemble. La fille a proposé à la mère, qui a accepté pour être avec elle, sans trop se renseigner, sans faire attention à l’adjectif « classique » accolé à « danse ».  Quand elle s’est rendue compte dans quoi elle s’était laissée embarquée, elle a craint un truc rigide — si ce n’était pas vous, je n’aurais pas continué, elle s’en est persuadée. Quand elle me propose après le cours d’aller boire un verre avec elle et sa fille, et une collègue trentenaire qui a prévu de les rejoindre, je mets de côté mes réticences à aller boire un verre (le bar, le bruit, les prix alors qu’on pourrait manger dans un restaurant) et me joint à cette soirée entre filles.

C’est plaisant puis étrange : entre diverses anecdotes, les deux collègues débriefent de dingueries professionnelles. De l’extérieur, il est clair que leur environnement de travail est toxique et qu’elles sont déjà en burn out ; de l’intérieur, c’est moins évident, elles sont au bord de craquer mais il manque toujours un cran pour acter le craquage, une insomnie supplémentaire, un nœud plus serré au ventre ou une autre soirée gâchée à discuter de ce qui s’est passé au boulot pour s’assurer qu’on n’est pas folle. Elles s’encouragent, elles ne vont pas se laisser faire, elles ne vont pas se laisser faire cette fois. Cette fois de trop. Elles ont manifestement été identifiées comme des bonnes poires par les manipulateurs, parce que la conversation révèle d’autres red flags dans leurs relations de couple — repérés par l’une, complètement ignorés par l’autre. Tout au plus le drapeau vert pourrait-il être légèrement orangé sur les bords. Ce n’est pourtant jamais bien signe quand on s’autocensure face à un compagnon, surtout quand celui-ci met la barre haute sur l’apparence de sa moitié.

La chaleur du cours de danse m’a quittée sans que je m’en aperçoive de suite, compensée dans un premier temps par l’inhabituelle douceur de la saison. La nuit fait son œuvre et je m’éclipse la première, frigorifiée depuis un petit moment. C’était manifestement déjà trop tard : je me réveille à 5h du mat’ avec un hérisson dans la gorge.

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Vendredi 4 octobre

La dimension ultra genrée du classique est une plaie quand on a une classe de filles avec un seul garçon — lequel est affublé d’une maladie qui lui interdit de sauter pour corser un peu plus l’affaire. Je me mets en quête de variations mixtes ou masculines qui pourraient être abordables ou facilement simplifiées pour des enfants en deuxième cycle. Sur Twitter, on me suggère le début de la variation de Lenski dans Onéguine et la variation du danseur en brun dans Dances at a Gathering. J’apprends la moitié de cette dernière à partir d’une vidéo avec Hugo Marchand avant de me rendre compte que je suis incapable de la compter à coup sûr : bof bof pour l’apprendre aux élèves.

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Samedi 5 octobre

Les filles qui commencent les pointes cette année ont mille questions avant d’acheter leur première paire. Je réponds du mieux que je peux, sachant que les pointes sont un outil de travail très personnel ; ce qui convient à l’une ne conviendra pas à l’autre. On parle dureté de semelle, hauteur d’empeigne, forme du pied, embout en silicone ou en tissu, etc. Je conseille surtout d’insister auprès de la vendeuse pour essayer pleins de modèles, et de ses fier à ses conseils… s’ils ne sont pas démentis par leur ressenti. Élastique ou rubans ? Chacun sa préférence. Je suis partisane du combo élastique et rubans (en coton) pour un bon maintien du chausson et de la cheville. Ma réponse semble les perdre. Heureusement une élèves formule le problème : je dis tout le contraire de l’autre prof. Oups. L’autre prof n’a manifestement pas envie de perdre un temps infini en laçage et impose un système de double élastique dont je ne sais, aux explications embrouillées des enfants, s’il est plus complexe ou ingénieux. J’essaye de ne pas remettre en cause le choix de ma collègue sans me dédire : celles qui ont cours mercredi font comme l’a demandé la prof du mercredi ; celles qui n’ont cours que le samedi avec moi ont le choix.

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Lundi 7 octobre

Quand la prof demande si ça fait longtemps qu’on n’a pas enfilé les pointes, je réponds que ça fait des mois, months, sans préciser que ça fait des mois que, non seulement je n’ai pas enfilé mes pointes, mais que je n’ai même pas pris de cours de danse. Quatre, pour être précise. Quatre mois. Je donne des cours de danse, je prends des cours de posture, mais je n’ai pas pris de cours de danse depuis la fin de la formation. Et c’est très bien comme ça. Je suis contente d’avoir attendu que l’envie revienne pour reprendre. Je retrouve les studios gigantesques, les camarades de la promo suivante, découvre les nouveaux. Rien n’a changé et tout a changé : je ne suis plus élève, je ne suis plus évaluée en permanence et, partant, je ne me juge plus en permanence. Plus d’évaluation intériorisée et systématisée en critique anticipée, les vacances que cela me fait ! Je peux à nouveau danser, je suis là pour ça, le sourire qui éclot tout seul quand le mouvement me porte.

Je prends plaisir à prendre ce cours qui place, me remets dans mon corps et mes sensations. Une main sur le ventre, une main sous la fesse, de part et d’autre d’une hanche invisible dans sa sudette, la professeure régulièrement invitée le scande : tout est dans le centre et les ischio. Ça tombe bien, mes ischio-jambiers sont au rendez-vous, je parviens de mieux en mieux à les mobiliser. Même si je mets encore trop de force dans tout ce que je fais ; just stack the bones, rappelle la voix qui semble n’avoir que ça, des os sous la peau, un French bun folâtre sur la tête. Good, great, excellent. Son enthousiasme est aussi affable qu’artificiel — très américain, en somme. Cela m’empêche de développer pour elle de l’affection alors que je raffole de ses exercices. Je suis revenue parce que son nom était sur le planning (et j’en ai fui un autre : une professeure humainement riche et sensible, mais dont tout le cours m’est désagréable, des exercices à sa voix ; il suffit que je l’entende pour me crisper ; j’ai l’impression de me faire engueuler à chaque fois qu’elle émet un son). De retour chez moi, je m’empresse de filmer les exercices qui me restent pour m’en souvenir.

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Mardi 8 octobre

Mum au téléphone me trouve la voix assurée, plus mature, plus… femme, une vraie adulte, qui tranche avec l’image de post-ado que je renvoyais jusque-là. Et je le sens. Je me sens vieillir en bien, en poids posé, gravité qui donne de l’aplomb, voix qui guide et soutient, il faut bien. Je sens l’expérience de vie qui est là, une grosse malle aux trésors sur laquelle je prends appui, malgré mon inexpérience de professeure.

J’aperçois la directrice me désigner à son interlocutrice à travers la porte vitrée. Elle intercepte mon interrogation et ouvre : « Elle me demandait qui était la prof. » La fille avec le legging au goût douteux, il fallait répondre. C’est sûr qu’assise en simili-écart au milieu des autres à discuter étirements, je n’étais pas forcément identifiable comme prof.

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Mercredi 9 octobre 

Les cours se passent un peu plus sereinement, surtout ceux du matin. L’après-midi me rend perplexe. Quand je demande aux pré-ado qui font toujours un peu la tronche leur ressenti sur le cours et le niveau de difficulté, elles me répondent que c’est trop facile. Je ravale mon étonnement : je n’ai pas encore réussi à obtenir ne serait-ce qu’une coordination de base correcte de bout en bout dans les pliés (je ne parle pas de la qualité du pas  — un plié moelleux, des genoux au-dessus des pieds — juste de bras qui savent à peu près où il vont et s’ils hésitent, demeurent dans une position identifiable). Je ne doute pas de leurs capacités dans l’absolu, mais elles ont une si piteuse mémoire qu’il m’est impossible de distinguer une difficulté physique d’une difficulté mnésique. Tant que je ne vois pas l’enchaînement, je ne les vois pas vraiment danser. Alors je propose ce deal : dès qu’elles ont mémorisé les exercices, on passe à plus difficile. Elles comme moi sommes un peu perplexes de la perspective de l’autre, mais au moins, maintenant, nous en connaissons la teneur.

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Jeudi 10 octobre

Heureusement que la barre à terre est proche du sol, parce que j’ai la tête qui tourne au début ; c’est dire le niveau d’énergie initial. Arrivée down tant physiquement que moralement, je ressors pourtant de l’école de danse avec la patate : la magie des cours de danse adultes.

En plus, les adultes peuvent dire des choses réjouissantes comme : on n’a jamais assez de musiques Disney après que je me suis excusée de leur faire faire des soubresauts sous l’océan, tandis que les enfants trouveront que ce sont des musiques d’enfant donc de bébé. On déambule, on fait des bulles sous l’océan. SOUS L’OCÉAN.

À la fin du cours, L. est mi-réjouie mi-gênée : « C’est bizarre, mais plus j’ai mal après, plus j’aime. » Elle est des nôtres, elle aime ses courbatures comme nous autres.

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Vendredi 11 octobre

[rêve — était-ce cette nuit-là ?] Échapper aux zombies dans ce rêve n’implique pas de fuir, mais de se faufiler. Ils sont partout dans la ville, les rues, les commerces. Ils ont le même aspect que les gens normaux, à ceci près qu’ils se déplacent en zig zag. C’est à cela qu’on les reconnait. Surtout, surtout, ne pas leur rentrer dedans sinon ils se mettent à vous tabasser, et alors il faut les tuer, c’est à celui qui tuera l’autre. Le danger constant, c’est épuisant, ils faut sans cesse discerner, anticiper, ne heurter personne par mégarde et dans le doute, s’échapper, monter quatre à quatre les escaliers pour revenir dans la cachette sécurisée, souffler un peu.

Second cours de danse de la semaine / du mois / de la rentrée : des équilibres sereins à la barre et un peu de narcissisme — je me trouve les jambes joliment galbées (la perception de mon corps est directement liée à mes sensations et à ce que je sais avoir ou non travaillé).

Sieste : enfin ça se dépose. C’est comme ça que j’y pense. Pas en terme de repos mais de dépôt, comme on dépose les armes, comme les flocons d’une boule à neige se déposent après l’agitation. Mon cerveau reste engourdi au réveil, je savoure la trêve de moulinage, regarde juste dehors, le biseau de lumière tour à tour flou et net comme un cutter, comme un pan de Hopper.

Au cours de stretching postural, S. me rapporte qu’I. raconte à tout le monde que la barre à terre est géniale. Merci radio ragots pour le compliment, je prends, quand bien même les grands yeux d’I. s’émerveillent d’à peu près tout tout le temps.

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Samedi 12 octobre

À 9h30, un samedi matin, la ville s’éveille encore. Au peu de passants dans les rues, on voit davantage ceux qui y ont dormi et ne mendient pour certains pas encore. L’eau goutte de la raclette du laveur de vitre qui, enfermé dans l’Apple Store, opère la non-magie de la transparence tandis que les vendeurs assemblés en cercle pour un meeting s’appuient comme ils le peuvent sur les tables entre lesquelles ils vont passer la journée à circuler — quand on est agile, on reste debout. Les sourires, quand il y en a : sont-ce des sourires de façade, des sourires pour s’encourager soi ? ou de vrais sourires parce qu’après tout nous sommes dans le Nord, où les gens sont chaleureux ?

Il y a des jours comme ça… Je passe mon temps à lutter pour récupérer l’attention des élèves. C’est épuisant et m’énerve d’autant plus que je tends à devenir coupante. Je ne dis rien quand je vois un groupe d’élèves (toujours les mêmes) papoter alors qu’on marque tous ensemble l’exercice ; après tout, on l’a déjà fait la semaine dernière, peut-être qu’elles l’ont déjà. De fait, elles ne l’ont pas et sont les seules à ne pas l’avoir. Ça part tout seul et j’entends le ton giflant comme s’il venait de quelqu’un d’autre : ça vous aurait peut-être été utile de marquer avec nous plutôt que de discuter. Le microgramme de satisfaction que j’éprouve à cette sortie vengeresse me débecte aussitôt.

« À se regarder pousser une gueulante, ardente ou glaciale, histoire de retransformer le chaos qui vient d’entrer dans la salle en une classe à peu près d’équerre. » Cela fait un moment que je lis le blog de Monsieur Samovar, mais récemment ses billets se sont mis à produire un drôle d’écho : d’avoir des enfants en cours, même si ce sont des cours de danse qui ne dépendent en rien du cursus obligatoire de l’Éducation nationale, j’ai l’impression que… je comprends davantage ce qu’il raconte, pas qu’intellectuellement, quoi, et ça éclaire ma propre expérience en retour, allège mes embarras de prof débutante en montrant qu’on patauge tous.

Cela ne me dérange pas que les élèves parlent entre eux du moment qu’ils chuchotent et gardent un œil sur ce qui se passe. Mais sans cesse lutter pour récupérer leur attention, ça non. Devrais-je ne rien autoriser du tout, pas de chuchotis, rien ? Asseoir un fond de discipline « autoritaire » pour que ça n’en ai jamais l’air ? Mais alors, est-ce que l’absence d’éclat de voix ne s’imposerait pas au prix d’une peur latente, dont je ne veux pas ?

Heureusement, il y a de belles choses à les voir interpréter le début de la variation du danseur en brun. À la fin du cours M. note avidement la référence du ballet dans son carnet, Jerome Robbins, Dances at a Gathering, pour la retrouver chez elle. (Le samedi suivant, elle a manifestement répété et appris la suite.)

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Lundi 14 octobre

[Rêve] Dans une maison qui n’est pas à ma grand-mère ni à ma mère ni à moi, nous passons dans la pièce d’à-côté à l’insu de la propriétaire, en plein jour, pas d’inquiétude, on se demande plutôt quelle pâtisserie manger. Il est question de toilettes [encore et toujours, l’inconscient ne parvient pas à se soulager]. Mais aussi de passer un concours pour peut-être intégrer la dernière année de l’école de danse de l’Opéra [périodiquement je me redonne en rêve une chance pour entamer une carrière professionnelle de danseuse]. En montgolfière, on s’élève au-dessus de la prairie, avec vue jusqu’à la mer.

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Pour un projet mêlant public scolaire et élèves du conservatoire, je me retrouve dans un collège de Lille. Le niveau sonore à l’entrée de l’établissement m’abasourdit ; j’avais complètement oublié cette intensité. Différente mais non moins intense est celle de la chanteuse lyrique qui baroquise à moins d’un mètre de moi durant toute la matinée. Il s’agit pour l’équipe d’expérimenter les morceaux sur lesquels vont travailler les enfants, et pour les professeurs de musique, de s’accorder sur les nuances d’interprétation à transmettre. Je me demande un peu ce que je fais là, à la fois chanceuse et piégée, essayant avec une égale volonté de rendre audible et inaudible ce qu’on nous fait chanter (essayer et participer / ne rien fausser). Sans prendre aucune note sur la partition que je remiserai sagement de retour chez moi, je découvre le monde et le vocabulaire de l’ornementation baroque, avec ses battements et tremblements qui ornent les portées de petites vagues et de + (indiquant qu’il faut aller chercher la note plus haut et descendre).

Quand on passe dans la salle de spectacle (incroyable, je n’ai jamais vu ça dans un collège) pour l’atelier de danse baroque, c’est le soulagement.  Les professeurs de musique sont moins à leur aise ; chacun son tour. Ils s’en tirent bien pourtant, alors que c’est costaud pour une initiation. Les trois segments, bras, avant-bras, main, ça paraît facile comme ça, mais le souvenir des cours de pratique à l’université est à peine suffisant pour incorporer sereinement les coordinations qui nous sont proposées par le maître à danser du jour. J’ai du mal à casser le poignet d’une seule main et à inhiber le réflexe d’harmonisation ou de symétrie qui me pousse à soulever le poignet qui devrait rester tombant.

Casse-croûte dans la salle de musique, ça m’amuse :  L. a toujours des Tupperwear ultra-cuisinés, tandis que le jambon-beurre maison de V. trahit une moindre habitude de manger à l’extérieur. Quand c’est fréquent et qu’on a la flemme, comme moi, on se fait des pâtes. La conversation embraye sur un sujet léger et amusant ; tout en mastiquant, nous dressons la liste de tous les prénoms vieillots portés par nos jeunes élèves. La perception évolue en sens inverse de l’âge : certaines vieilleries ou étrangetés pour moi ont eu le temps pour L., tout juste 20 ans, de devenir actuelles et presque banales.

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En attendant l’heure de me rendre au cours que je donne, je me pose dans l’une des rares médiathèques lilloises à être ouvertes le lundi, fourrage dans les bacs et en sors Blanc autour, que j’avais repéré dans la vitrine de la librairie BD de Montrouge. Lecture in one go. La bibliothécaire circule tout autour avec un plaid vaguement écossais sur les épaules. Sur le plus proche fauteuil, à distance respectueuse, se succèdent un lecteur d’Histoire puis de manga, T-shirt ramen assorti, qui bouge les lèvres comme les gens qui lisent leur livre de prières. Cette après-midi bibliothèque pourrait devenir un rituel si je vais aux cours de stretching postural le lundi midi. Reste que les heures captives sont longues, l’immobilité amène le froid, et la durée de la session n’est pas proportionnée à celle de la lecture. L’intérêt est né, s’est maintenu puis émoussé ; il a fait son temps, mais le temps n’est pas encore écoulé.

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Mardi 15 octobre

Rouvrant le pot de marmelade de gingembre attaqué en diagonale pour laisser intact un bout de la surface lisse, inentamée du pot neuf, je me demande si d’autres gens font pareil, s’il y a d’autres gens assez bizarres pour tenter de conserver le plus longtemps possible un vestige de perfection initiale. Est-ce que ça dit quelque chose de moi ? Peut-être que je m’accroche à une croyance, à l’idée d’un donné une fois pour toute que l’on ne peut que préserver ou abimer. Comme si ce qui comptait n’était pas ce à quoi l’on parvient, mais d’où l’on part, dont je m’éloigne toujours à contrecœur. Est-ce qu’un pot de marmelade de gingembre peut trahir ça ? Il y a un moment où il faut ruiner la perfection de la gelée inaugurale si on veut que le plaisir des tartines beurre-gingembre continue.

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La réunion n’en finit pas. Les gens ne partagent pas ce qu’ils ont réfléchi en amont, ils commencent à réfléchir en groupe. Ça me rend chèvre.

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En ce moment, je pousse des petits couinements de dinosaure satisfait en me glissant sous le plaid. Douceur, chaleur, excitation minuscule. Lecture, sieste, orgasme. Je relève la tête de mon livre et plus rien ne bouge — sauf les branches d’arbre, les insectes et les nuages — mes pensées au même rythme de fausse immobilité — passent sans qu’on s’en rende compte. La lumière du soleil (jaune) et le ciel nuageux (gris) s’annulent en une lumière blanche sans heure. L’infini de l’après-midi se savoure entre 14h et 16h, après quoi l’étale se relief. En sortant du bus, je relève la tête, admire les vergetures, la peau d’orange du ciel.

Ciel au pommelage rapproché

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Pour faire plaisir à ses anciennes élèves, la directrice (leur ancienne prof) prend la barre au sol avec elles. C’est un peu étrange pour moi, qui n’ose pas corriger sa posture de tout le cours. Ce n’est pas si dur, objecte-t-elle à la fin à ses anciennes élèves qui lui promettaient de partager leurs onomatopées. Cette remarque me laisse perplexe sachant que certains mouvements n’étaient pas justes (donc ne sollicitaient correctement pas les muscles) et que le but n’est de toutes façons pas d’en baver, mais de se gainer et s’étirer de manière efficace, pour se sentir bien dans sa vie de tous les jours et progresser en danse. Le rapport des gens à la difficulté me laisse globalement perplexe, ces derniers temps. Mais peut-être n’est-ce absolument pas la question, peut-être avait-elle seulement besoin de faire bonne figure et se rassurer — sur sa valeur de professeure non diplômée (le diplôme a été créé un an après ma naissance) comme sur l’état de son corps tout juste retraité.

De mon côté, peut-être que j’en rajoute dans les bêtises, que je dis par exemple en passant d’un exo sur le dos à un exo sur le ventre qu’on se retourne comme un poulet grillé, mais ce n’est pas de ma faute, c’est l’odeur dans le bus en venant — à quoi tiennent les métaphores servies lors d’un cours de danse… Quand, sur le dos, les jambes en table, j’explique qu’on va descendre un pied l’un après l’autre pour piquer le sol, l’évidence s’impose pour quelqu’un : c’est comme attraper un sachet de bonbon, mais avec les pieds. Je suis d’accord, mais seulement si ce sont des Michoko.

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Mercredi 16 octobre

Mes règles sont en avance (décalées avec la Lune ?) et c’est la dernière semaine avant les vacances, mais curieusement le marathon du mercredi se passe mieux qu’anticipé, les enfants ne sont pas si dissipés. Je me rends compte en rédigeant cette entrée que je note la même chose chaque semaine pour le mercredi : un peu moins fatiguée. Cela ne relève probablement pas tant de l’amélioration que du soulagement. Je devrais prendre acte de cet état de fatigue tolérable, mais l’anxiété semble avoir conservé le tout premier mercredi comme mètre étalon absolu et me le fait craindre chaque semaine.

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Madame, y’a H. qui pleure. Quand mes yeux la trouvent, H. est recroquevillée debout sur ses pleurs silencieux, tétanisée par des larmes qui tombent au sol… en flaque. En flaque ! Il y a une petite flaque d’eau par terre.  Je croyais que ça n’existait que dans les bande-dessinées. Une partie de mon cerveau s’esbaudit de cette profusion lacrymale, tandis que l’autre fait ce qu’on attend d’elle, s’enquiert de se qui passe, tente de rassurer, demande des excuses à la camarade qui s’est permis de dire à H. qu’elle était la seule à ne pas y arriver — ce qui, outre n’être pas charitable, est complètement faux, parce qu’on est en train d’apprendre un nouveau pas et, c’est normal, on tâtonne.

C’est parce que vous êtes trop nulles ! j’entends chez les 9-10 ans. Mais qu’est-ce qu’elles ont aujourd’hui ?  Je dois expliquer que, même si « c’est une blague », je ne veux pas de ça dans mon cours  — d’autant qu’on finit toujours par se demander si la blague en était vraiment une, dans ce genre de cas ; ça introduit le doute chez ceux qui en font les frais et fragilise leur confiance. Donc nope, hors de question.

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À un papa qui amène sa fille toute échevelée, je dis gentiment que ce serait bien si elle pouvait avoir un chignon la semaine suivante : « Pour le spectacle, bon d’accord, mais chaque semaine, non, non ! » Yeux qui roulent, bouche qui s’ouvre… Manifestement j’abuse grave. Un chignon pour un cours de danse classique. Et puis quoi encore, un chignon banane laqué avec une tiare ? J’en viens à douter de la légitimité de ma demande ; après tout, la convention de mon monde ne fait pas forcément sens pour tout le monde.  Est-ce que je n’abuse pas à relayer cette demande de la directrice, alors que l’essentiel est que les enfants ne soient pas gênées pour danser ? Décontenancée, j’essaye de négocier pour que la petite vienne avec des épingles, je lui ferai moi son chignon, ce n’est pas un problème, pendant que la père attrape les cheveux de sa tête blonde et lui fait une queue de cheval à l’arrache sans brosse. Le message est manifeste : ce papa dépose sa fille pour une heure de garderie bon chic bon genre, qu’elle s’amuse, hein, faudrait pas que l’activité exige un effort supplémentaire. De tout le cours, la gamine n’a pas arrêté de passer ses mains autour de son visage pour repousser les cheveux qui lui tombaient dans les yeux.

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Cette tendance que j’ai à parler au conservatoire de ce qui ne va pas à l’école et à l’école de ce qui ne va pas au conservatoire. Pourquoi je fais ça ? Le besoin de débriefer des angles morts propres à chaque structure a des relents de bitchage hypocrite. Pourtant, je pense chaque chose que je dis, en positif comme en négatif.

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Jeudi 17 octobre

Je prends plaisir à rédiger un article de blog sur le livre de Clémentine Mélois. Cela n’empêche pas l’anxiété de remonter.

Malgré ma préférence pour la VO, Tuca & Bertie passe mieux en français. J’ignore si c’est une pure question de vitesse, si l’animation empêche une inconsciente lecture sur les lèvres ou si les sous-titres se détachent moins bien sur le dessin que sur une image filmée, ralentissant la lecture, mais même avec les sous-titres, je peinais à suivre le rythme.

La dermatillomanie ou le plaisir à s’exploser des boutons selon Tuca (je plussoie) :

"Allez, avoue que t'aimes ça. C'est étrangement jouissif."

"C'est comme éclater du papier bulle"
En V.O. : It’s like bubble wrap but made out of skin.

Mes adultes débutants font des progrès, il faut les voir en retiré, ça me rend toute chose guillerette. Une dame dont je n’avais même pas retenu le prénom me tend un tote bag avec cinq élastiques du type qu’on utilise pour travailler la souplesse : c’est pour vous, je les ai récupérés au travail. C’est pour moi, pour nous, forcément j’ai de suite envie de jouer avec.

Et on tire sur la barre, fesses en arrière, dos plat… Je n’avais pas prévu la force d’une de mes jeunes adultes, qui fait de la muscu : la fixation se décroche, cheville arrachée du mur, poussière de plâtre tout autour. Oups.

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Vendredi 18 octobre

Réveillée 7h30, je me suis rendormie jusqu’à 11h ! Poisseuse de ne pas avoir pris une seconde douche la veille au soir, je me réveille crade mais régénérée.

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Samedi 19 octobre

Est arrivée en cours il y a quelques semaines une enfant ahurissante, dont je me demande à chaque fois ce qu’elle fait là. Pourquoi n’est-elle pas à l’école de danse de l’Opéra ? Musculature finement dessinée, cou-de-pied, ligne d’arabesque à se damner, placement et coordinations en place, compréhension immédiate du mouvement, musicalité, intelligence vive, curiosité, gentillesse, plaisir manifeste — tout, elle a tout. Je dois vraiment me creuser la tête pour trouver quoi lui dire et ne pas l’ignorer ni la placer dans un inconfortable rôle de chouchoute en la félicitant systématiquement.  Les pointes aident, où elle rencontre le problème inverse de tout le monde : ne pas passer par-dessus le plateau.

Il m’est difficile de ne pas conserver un ton énervé quand j’ai dû forcer ma voix pour récupérer l’attention du groupe. Je dois faire un effort conscient et moduler mon expression pour repasser dans l’appréciation des efforts engagés dans le mouvement, indépendamment du comportement qui a nécessité un rappel à l’ordre juste avant. Je sais pourtant qu’élever la voix n’est jamais bon, ni pour le groupe ni pour mes cordes vocales. Pour préserver ces dernières, je tente de mettre la musique puis de l’arrêter dès qu’elle a déclenché chez les élèves le réflexe de se mettre en position, histoire de pouvoir donner quelques indications dans le calme revenu, mais c’est presque pire tellement c’est passif agressif. C’est fou comme il est facile d’en vouloir aux élèves de ce qu’on devient à leur contact lorsqu’on est fatigué et démuni.

À côté de ça, il y a des moments de grande beauté, comme de les voir plongés dans leur interprétation tête en l’air pour l’entrée du danseur en brun.

Après le cours, je reste pour une petite session d’improvisation en solo. Je n’avais pas réalisé jusque là qu’il n’y avait personne après moi, que je pouvais profiter du studio.

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Dimanche 20 octobre

Encore un dimanche où la douche marque la césure entre deux pyjamas. Du rangement.

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Lundi 21 octobre

Nouvelle compréhension unlocked au cours de stretching postural : je dois avoir l’impression de ne pas tendre complètement mes genoux pour assurer la continuité entre plié et relevé. C’est la différence entre tendre et allonger que nous avions vue en formation (reculer le genou à l’horizontale versus laisser le genou suivre le mouvement vertical du bassin qui s’éloigne des chevilles), que j’avais intellectuellement comprise et observée sur des jambes en X, mais que je n’avais pas du tout sentie dans mon propre corps. Je ne pensais pas verrouiller les genoux, alors que si, c’est une tendance que j’ai, qui va de paire avec le réflexe de me caler à l’arrière de la jambe / cheville. Je découvre qu’on peut se caler à l’avant, que c’est même souhaitable.

Ce lundi, nous sommes seulement trois au cours, trois danseuses. On commente, on s’interroge, on cherche les sensations, on onomatopéise les difficultés et on papote aussi entre deux, j’adore. Contrairement aux cours en soirée, où l’on trouve des profils divers, avec gens qui font du tennis, d’autres sports ou qui juste s’entretiennent, on peut s’atteler à des mouvements strictement liés à la danse. Par exemple, le travail de torsion pour l’arabesque en twistant ; ça a encore du mal à venir.

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L’après-midi, je donne mon premier cours particulier chez moi, la cheminée en guise de barre. Je propose à la maman, que j’ai déjà rencontré, de rester assister au cours ; elle ne veut pas déranger, mais si ça ne dérange pas, elle veut bien, c’est vrai qu’elle a déjà passé trois heures dans sa voiture à bouquiner ce matin, en attendant que sa fille sorte de répétition. Pour l’avoir eu en stage cet été, je sais que la jeune fille est avide de comprendre et de progresser. Alors, j’y vais, je la bombarde de corrections pour tourner les cuisses en dehors, pas seulement les hanches et les chevilles, relayer l’en dehors musculairement tout le long de la jambe, appuyer dans les orteils vraiment, pas juste sous le coussinet, trouver la torsion dans l’arabesque…

Le changement est spectaculaire pour l’arabesque ; bien placée, la jeune fille  se découvre de nouvelles capacités — et surtout, elle ne ressent plus le pincement aux lombaires qui l’amène régulièrement chez l’ostéo. « Même moi qui n’y connait rien, je vois la différence » souffle la maman, dont j’ai eu l’occasion de constater qu’elle est une vraie ballet mum et s’y connait beaucoup plus qu’elle ne pense à force d’observer. Comme mon miroir n’est pas assez grand, je lui propose de prendre sa fille en photo, pour qu’elle puisse voir sa nouvelle ligne d’arabesque, lier image et sensation. À elle non plus, on n’avait jamais expliqué — même incrédulité que pour moi il y a quelques mois.

La barre n’est qu’un prétexte. Pour chaque exercice, quasiment, on se retrouve à tester d’autres mouvements ; il faut nous voir, toutes les deux, nous asseoir, nous relever, assises, allongées, chaussons retirés, remis, élastiques saisis puis écartés, yeux coincés en l’air à l’affût d’une sensation comme si c’était un mot oublié… Tout ce que j’ai compris, récemment ou moins récemment (mais surtout récemment), j’ai envie de lui transmettre. Dans l’enthousiasme, je lui ressers toutes mes découvertes… et me rends compte après coup que c’est une très mauvaise stratégie si je devais la voir toutes les semaines. Il serait beaucoup plus intelligent de choisir une ou deux corrections fondamentales et de les décliner tout au long de la barre : cela permettrait une meilleure incorporation pour l’élève, et me laisserait des cartes à jouer pour d’autres cours. Pas de regret à avoir ici, car la jeune fille a un emploi du temps tellement blindé qu’on ne pourra se voir qu’à l’occasion des vacances scolaires, mais c’est une bonne leçon pour moi, quelque chose à garder à l’esprit pour le futur. À elle, je conseille à chaque cours de choisir une, maximum deux corrections et de se concentrer dessus tout au long de la classe : un cours seulement pour la rotation des cuisses, un seulement pour le repoussé des orteils, un pour s’assurer de la symétrie des bras, etc.

Le temps passe vite, je déborde. On discute aussi, sa maman, elle et moi, et on se quitte presque deux heures plus tard pour un cours qui devait n’en durer qu’une.

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Je recopie tout Hollie McNish avant de le rendre à la médiathèque. Encore une note de blog qui va rester en brouillon (une éternité, dans le meilleur des cas).

Demain, je pars à Paris alors que l’appart enfin rangé et dégagé, avenant, que j’ai envie d’y vivre un peu là maintenant. C’est toujours comme ça.

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Mardi 22 octobre

La propriétaire va passer en mon absence pour permettre à un artisan d’établir un devis. L’impression que tout doit être nickel ajoute à la tension qui précède n’importe quel départ quand on a des TOC. Comme souvent ces derniers temps, priorités et perspectives se trouvent écrasées, tout mis sur le même plan, tout doit être fait, poubelles sorties, miettes ramassées, chauffe-eau arrêté, linge rangé, valise terminée, vaisselle rangée, rebord de l’évier essuyé, hôte dépoussiérée, aspirateur passé, livres rendus à la médiathèque. Sur le trajet, je remarque qu’il fait beau, comme si l’information ne m’était pas parvenue par la porte-fenêtre. C’est un temps à se balader au parc Barbieux, mais je n’aurai pas le temps d’y aller, pas le temps d’en profiter en tous cas, si j’y mets les pieds, ce sera chronométrée par ma to-do list mentale. C’est toujours quand l’appart est quasi nickel, espacé, aérée, lumineux que je dois le laisser et n’en pas profiter, pour retrouver celui cluttered du boyfriend.

Dans le métro lillois, une femme enceinte reste debout à côté de moi — il y a du monde et pour deux stations élude-t-elle quand son amie insiste… Son compagnon, drôle d’oiseau dont les rides répercutent le sourire en infinies fossettes et douceur, se tient plus loin près de la porte et essaie de faire deviner ce qu’il a acheté, composé en partie de chocolat. L’amie, entre eux deux, tente une suggestion, mais non, ce n’est pas un gâteau au chocolat, il le répète à cause du bruit, ce n’est pas un gâteau, mais oui, il y a du chocolat, l’énigme ricoche jusqu’à moi. La femme enceinte est perplexe : des Michokos ? je lui suggère. Et m’excuse, le chocolat m’a trigger. Elle répercute ma réponse, mais non, ce ne sont pas non plus des Michokos. Ils descendent là, moi aussi, bonne journée, au revoir. Sur le quai, l’homme en aparté me donne la réponse : de la mousse au chocolat, comme ça vous savez. Comme ça je sais — combien ces gens sont adorables.

Dans train, les bruits m’assaillent : conversations (ça parle à côté en termes mêlant travail et vie privée), tchik tchik tchik de qui pianote déjà vigoureusement, sacs et manteaux qui se zippent dézipent, les haut-parleurs déversant une annonce par-dessus. Quand je raconte ça au boyfriend, il me suggère de prendre un casque, mais si je ne m’expose pas un minimum, je ne vais plus rien supporter. Alors je prête attention, écoute pour spatialiser chaque son et le remettre à sa place, à distance. Je crois que ça fonctionne, je m’endors.

Dans le métro parisien, les gens sont bien habillés (mieux habillés) mais aussi arrogants. Pas là qu’aurait lieu ma petite interaction lilloise. À Lille souvent, quand on croise un regard dans le métro, quand on se surprend hagard, fatigué ou ennuyé, on s’adoucit d’un sourire échangé ; à Paris, ce serait de la provocation, qu’est-ce qu’elle me veut, back off, le code veut qu’on s’évite et se dédaigne. Je ne vaux pas mieux que les autres, muette à l’arrivée de la culpabilité, répondant dans une barbe que je n’ai pas au bonjour du vagabond qui insiste, il est un humain qu’il sache, nous pourrions répondre, chercher de la monnaie, pendant que s’installent malaise et puanteur.

Retrouvailles tranquilles avec le boyfriend. Les peaux se reconnaissent, s’échauffent, se ramollissent, durcissent et se ramollissent encore, bonnes pâtes à pain à pétrir et caresser. Sa bouche rattrape la mienne pour la mettre en sourdine quand. Les draps déjà bons à changer.

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Mercredi 23 octobre

Il fait incroyablement doux pour la saison. Je lis dehors, par terre dans la cour, en suivant le trajet du soleil. Adossée au muret, aux mauvaises herbes, en tailleur un peu plus loin. L’ombre de l’immeuble d’à côté grimpe doucement le flan de la maison (divisée en appartements, mais elle a un toit de maison, elle, quand l’immeuble d’à côté est partout à angles droit) et fait paraître lumineuse et claire la façade qui pourrait pourtant bénéficier d’un ravalement. La maison est radieuse sous le ciel intense, je lis par terre sur le bitume. Ça a un goût d’enfance. À quatre heures, je vais chercher un goûter au coin de la rue : un petit pain avec des pépites de chocolat qui, le pain au chocolat étant déjà pris, a été baptisé douceur au chocolat et c’est vraiment ça, une douceur chocolatée qui se grignote à même le papier d’emballage. La ville elle aussi a grignoté, le soleil ; je profite de son dernier pan collée au portail de la résidence d’à côté. Ça amuse les gens devant qui je m’efface pour les laisser passer. Il y a du jeu dans leurs mots : amusez-vous bien, me dit-on comme à une enfant. Une bonne lecture, c’est quelque chose que l’on souhaite à quelqu’un d’assis sur un banc.

(Le lendemain, je m’y prends un peu mieux, un peu plus tôt et je peux sortir lire sur le perron.)

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Jeudi 24 octobre

J’ai du mal avec les podcasts, mais grâce à l’épluchage des légumes pour le curry japonais et à la panne de courant, j’ai enfin écouté l’épisode de Tous danseurs avec Laura Cappelle. Cela me confirme ce qu’augurait la lecture de l’introduction de son essai sur la création en danse classique : que du bon.

Petit pan de mur éclairé par la flamme d'un chauffe-plat dans l'obscurité

Heureusement l’épicerie du coin est encore ouverte quand survient la coupure de courant. Nous pouvons ainsi éteindre les lampes de poche et entamer un dîner romantique aux chauffe-plats après avoir transféré le contenu du congélateur chez le voisin et sorti sur le rebord de la fenêtre le morceau de sopalin qui a pris feu. Le boyfriend est agacé d’être privé de riz pour accompagner le curry (lequel arrivait heureusement en fin de cuisson) et surtout soucieux des travaux que la panne implique à très court terme. Cette soirée épique me rappelle les coupures de courant de mon enfance  (plus fréquentes que de nos jours, quand j’y repense) et l’aspect ludique prend le relai de la contrariété. Le chat quant à lui regarde sa fontaine à eau arrêtée et refuse de boire l’eau déjà croupie c’est certain.

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Vendredi 25 octobre

Un ami du boyfriend passe nous prendre en voiture pour un week-end d’anniversaire surprise à Nantes. Sur la route, il évoque sa relation d’emprise avec une perverse narcissique, et le long apprentissage pour s’en défaire sachant qu’il lui reste en partie lié puisque c’est la mère de ses enfants (eh, vivement la majorité). En quatre heures de trajet, on cause de beaucoup d’autres choses, notamment de travail et de reconversion : la passagère à l’avant est en plein dans le flou. Notre conducteur partage une approche qui a complètement changé sa manière d’aborder la chose. Plutôt que de choisir un métier en s’orientant vers un domaine (le social, l’agri- ou culture tout court, le sport, l’informatique…), on peut se demander ce qu’on aimerait qui le constitue au jour le jour, au niveau du corps : préfère-t-on être debout ou assis ? dehors ou à l’intérieur ? interagir avec beaucoup ou peu de personnes ? qu’on revoit ensuite ou pas ? pour un accompagnement dans la durée ou ponctuel ? Il faut aussi penser à la périodicité — et ce dernier point me semble crucial — à quel rythme souhaite-t-on ou tolère-t-on que le boulot se répète : au bout d’une heure, d’une journée, d’un trimestre, d’une année ? Sachant qu’il y a évidemment plusieurs niveaux de périodicités : par exemple, mes cours de danse se répètent d’une heure sur l’autre (au sens où on reprend l’échauffement à chaque fois), mon planning de semaine en semaine (du lundi au samedi, j’ai vu tous mes élèves) et la courbe de progression sur l’année (avec ce suspens : jusqu’où vais-je mener mes adultes débutants ?).

À 22h30, le sécurité du camping passe pour nous prévenir gentiment qu’il nous faudra la mettre en sourdine à 23h max. Sans être particulièrement bruyants, nous sommes nombreux, tous rassemblés sur la terrasse d’un des bungalows. De toute la soirée, je n’ai pas arrêté de manger toutes les quiches vegétariennes et végétaliennes et les cookies avec ou sans gluten qui débordent de partout devant nous — pour tromper le froid, on va dire.

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Samedi 26 octobre

La nuit a été hachée, mais je le savais, que je dormirais mal, j’en avais pris mon parti. Je suis presque agréablement surprise : résignée, les ronflements ne m’irritent pas, et les réveils ne s’éternisent pas en insomnie comme je l’avais redouté.

Ce que je n’avais pas prévu, en revanche, c’est le froid qui, sans être mordant, s’accumule tout au long de la journée. La partie de mini-golf à laquelle j’assiste les mains dans les poches est supportable grâce aux machines de sport de plein air juste à côté ; un peu d’elliptique aide à se réchauffer. La visite de la ville en revanche est difficile : je pensais que marcher suffirait à me réchauffer, mais le groupe s’est calé sur la vitesse de marche de la petiote, même quand elle est en poussette. Ma mini-doudoune aurait été parfaite sous ma veste en polaire ; elle est malheureusement restée à Roubaix. Au bord de la Loire, je lui dédie de tendres regrets. Au point où j’en suis, je ne vais pas me priver de la bonne glace qu’on me fait miroiter, et je poire-cacaote-grelotte à la Fraiseraie après un safari en slow motion pour admirer la machine éléphant qui se promène dans la ville. Elle est immense et avance au rythme d’un camion de nettoyage en faisant à peu près le même bruit — je n’avais jamais remarqué ça sur les vidéos de l’île des machines aperçues ici ou là. Il y a quelque chose de magique à regarder se mouvoir cette créature qui ne l’est pas du tout, toute de métal, bras mécanisés, tuyaux, rouages et moteurs et lourdeur quand on l’imaginerait si facilement légère, lisse et numérique. Comme si le monde de James Thierrée s’était échappé du théâtre.

Glace devant le ciel nantais

Notre groupe avance toujours à vitesse pachydermique. C’est un paquebot qui vire lentement, sur le pont duquel je piétine et ronge mon froid. Quand on s’échoue dans un bar en attendant l’heure de la réservation à la crêperie, c’est trop pour moi, le bruit, les conversations croisées, la musique, la grande tablée, je shutdown et me réfugie dans la somnolence pour limiter les stimuli agressifs. Souris en mode économie d’énergie.

Les grandes tablées sont frustrantes et épuisantes. On est toujours en train de démêler les écheveaux sonores pour distinguer une conversation, parfois deux, et c’est généralement celle que l’on veut vraiment suivre qui se perd derrière celle, plus proche, qui nous inclut davantage ; une réponse est attendue de nous, et ça y est, on a perdu le fil de l’autre discussion, on ne saura pas ce à quoi on prêtait l’oreille. À la crêperie, le problème de perdre une discussion en répondant à l’autre ne se pose plus, je suis focus sur la carte puis mon assiette. Suite à un quiproquo (je pensais l’avoir crue en salade), je découvre la salicorne cuite, qui se marie très bien avec le bleu et les noix de ma galette. Je me régale et me réjouis : ce n’est pas tous les jours que l’on découvre de nouvelles saveurs.

La serveuse un peu autoritaire au début du service se détend à la fin du repas, rassurée par le groupe qui n’a pas posé de lapin, n’est pas trop bruyant, n’a pas monopolisé les tables pour rien en se partageant trois galettes et se révèle même composé de gros mangeurs qui enchaînent deux galettes avant de passer au far breton. Elle nous raconte qu’elle n’est plus serveuse pour bien longtemps : elle se reconvertit dans le soin animalier. Deux parents essayent déjà de lui refourguer leur progéniture en stagiaire quand-il-sera-plus-grand et, ces liens affermis par le chouchen, elle nous parle de sa femme, qui porte le même prénom qu’elle mais aussi le même nom, deux femmes de même prénom et de même nom, quelles étaient les probabilités, ça rend fou le facteur.

(Comme une lettre à la poste : laisser croire que nous nous sommes endormis durant le temps calme de début d’après-midi, chacun dans son bungalow, alors que nous rigolons comme des ados d’avoir été arrêtés en plein élan par un ami venu toquer à la porte après avoir laissé filer l’heure de rendez-vous.)

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Dimanche 27 octobre

Le chouchen et le bleu font fort. À quatre heures de matin, je fuis la chambre à gaz et passe le reste de la nuit sur le canapé en skaï un peu petit, recroquevillée pour tenir sous la veste en polaire. La journée est de trop. Je rentre en moi pour rester le plus passive possible et moins subir le rythme du groupe, trop lent dans sa marche, trop rapide au café où je commençais tout juste à me réchauffer malgré la porte grande ouverte. À peine s’est-on fait offrir la tournée de chocolats chauds que l’on repart, se promener dans le jardin japonais de l’île de Versailles (ça ne s’invente pas). Le lieu est joli, si ce n’était pas sous un parapluie, j’apprécierais beaucoup d’y flâner. En l’état (de fatigue), j’ai juste envie de revenir au chaud. On poireaute un gros quart d’heure à l’arrêt de tram après qu’il nous a filé sous le nez, et rebolote à la terrasse du restaurant qui n’est pas prêt à nous recevoir, quinze, vingt, trente minutes, le timing devient trop juste, je ne commande rien, les autres avalent leurs frites froides et on file. Notre conducteur a un train à attraper à Paris en début de soirée.

Je me détends quand on se retrouve au chaud et en nombre réduit dans la voiture. C’est un peu bizarre, mais ces trajets sont presque ce que j’ai préféré du week-end, quand le temps contraint dans un petit espace amène la conversation à se nouer autour d’expériences plus personnelles, légères et graves, sincères ou amusées. Il est entre autres question des choix de parentalité quand on a divorcé d’une perverse narcissique (comment accueillir la parole des enfants sans dénigrer l’autre, ni dans son rôle de parent ni d’amoureuse passée), de l’attention impliquée par un look négligé (faussement négligé s’il devient systématique d’avoir des chaussettes dépareillées, un lacet défait ou, chez les danseurs contemporains, une unique jambe de pantalon relevée) et de se défaire du passé ou de sa garde-robe. J’adore que K. expédie ses colis Vinted avec mot pour dire tous les concerts à laquelle cette minijupe ou ce bracelet clouté a assisté. Quelque part sur l’autoroute, il y a aussi cette phrase qui me cueille, qu’il faut tout une vie pour passer du contrôle à la maîtrise. Le conducteur a passé du temps chez le psy, ça se sent, ça le rend encore plus humain et passionnant.

La fatigue tombe quand on est enfin chez soi. Elle tombe, à la fois moindre et plus intense.

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Jeudi 31 octobre

Plein de seaux citrouille identiques se baladent dans Montrouge. Mum m’en offre une au chocolat. C’est le jour de ma conversation annuelle avec mon demi-frère. Joyeux anniversaire. Merci. On n’enchaîne pas ; cela n’empêche pas d’être sincère.

Bientôt à la retraite, Mum a vidé son enveloppe du C.E. pour nous offrir deux places à l’Opéra : nous allons voir le programme Forsythe-Ingermann à Garnier. J’ai sorti les chaussures vernies qui ne voient plus le pavé à Lille et un petit pull vaguement dos nu pailleté pour ne pas me sentir trop pouilleuse. La minijupe grise et noire qui était plus ou moins ma tenue de base parisienne me donne aujourd’hui l’impression d’être habillée ; ce n’est pas un pantalon de danse, rendez-vous compte ! Je ne comprends pas trop la DA, me confie le boyfriend en me voyant enfiler par-dessus le seul gilet que j’ai sous la main, orange presque fluo. La direction artistique n’aime pas avoir froid.

Nous profitons de la proximité de la rue Sainte-Anne pour manger un bol de ramens avant le spectacle. Les soba d’Aki sont encore meilleures et plus copieuses que dans mon souvenir, l’œuf cru remplacé par du tofu frit. Je me délecte du bouillon bien chaud et des petits morceaux de friture qui baignent dedans, avec profusion d’algues savoureuses.

Et c’est l’heure, nous y sommes. La sonnerie ne sonne pas, remplacée par des cloches, moins stressantes, mais un peu austères. C’est mon ancienne vie qu’elles enterrent — ou ressuscitent, je ne sais pas bien. L’impression est persistante d’être de retour dans ma vie d’avant. Les contrôles à l’entrée, la boutique, le grand escalier, l’extrême entre-soi social, le velours des tentures et des fauteuils… tout est familier et pourtant je ne me sens plus appartenir à ce monde. Cela me semble même un peu fou qu’il ait pu être le mien à une époque. Je suis très contente d’être là, mais j’y suis comme on se retrouve dans une maison d’enfance, en visite. Sans même en éprouver grande nostalgie. Le passé a bien vécu.

Le plafond de Garnier, faiblement illuminé dans le noir

Ce qui n’y appartient pas, au passé, c’est ce qui se déroule sur scène : ça, peut-être, ça m’avait manqué ? Pas vraiment non plus pourtant, pour être honnête. Sans rien enlever au plaisir réel que j’ai à être de retour, me revient confusément le souvenir d’une lassitude qui poignait, la vie par procuration, les doses de scène à augmenter pour que le shoot fonctionne. Il me fallait bien quelques années de sevrage pour retrouver l’intensité de l’exceptionnel. Pas de manque, mais du plaisir, c’est au final une relation beaucoup plus saine. Exit le chocolat liégeois que j’entrevoyais après le spectacle à l’Entracte (la brasserie est blindé) ; le désir d’un bon Coca bien frais bien sucré monte dans le bus du retour (direct, ce luxe !) et c’est exactement ce qu’il nous fallait, ce débrief Coca-canapé.

Août 2024, journal

Jeudi 1er août

L’hésitation entre brownie et carrot cake est tranchée par une recherche dans mes mails : je n’ai pas la recette du brownie, ce sera carrot cake. C’est plus toi, le carrot cake, remarque le boyfriend et il a raison, c’est plus moi, même si un peu moins au goût des autres, à en juger par la vitesse modérée à laquelle il descendra dans son moule.

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Vendredi 2 août

Un an plus tard, nous sommes à nouveau en Touraine, sous le barnum au bout du jardin. Dès le premier soir, je mange à nouveau trop ou trop de fois, trop souvent, trop de pain sans discontinuer.

Un peu plus tôt dans l’après-midi, nous avons déposé nos affaires au bed & breakfast. Une odeur de renfermé m’a saisi les narines en entrant puis s’est dissipée quand j’ai découvert à l’étage un couloir mansardé avec des livres, un petit fauteuil et un écritoire, tous écartés-conservés là, abrités du soleil qui y entre, doucement, comme nous y reviendrons de nuit. La chambre est spacieuse, agréable ; le miroir, parfait pour s’exploser les boutons.

Vers minuit, je tente de rentrer seule — le gîte est à peine à un kilomètre ; la nuit noire, sans lune. Tant que je suis dans le hameau, je parviens à repousser ma frousse du bout de la lampe torche, mais une fois dépassée les dernières maisons, mon cerveau ne veut plus rien savoir de la beauté de la Voie lactée au-dessus de moi ; il n’en a plus que pour un tueur fou imaginaire surgissant de nulle part pour me faire un placage sur le bas côté et me trucider. Je me suis vue en fait divers sans même l’excuse du jogging — une femme assassinée en pleine campagne —, et j’ai fait demi-tour dare-dare, 500 mètres à tout casser. Évidemment le boyfriend était mort de rire (consterné quand même de constater que le patriarcat avait gagné)… et toutes les nanas citadines outrées qu’il m’ait laissée partir seule. In fine une invitée non alcoolisée me raccompagne en voiture.

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Samedi 3 août

Le petit-déjeuner est doux, la table nous attend, tasse renversée sur une serviette jaune en intissée assez épaisse pour que s’y soit inscrite la trace du cercle. Le boyfriend opte pour du café et l’hôte commence pour moi son énumération de thés : Earl Grey… je l’interromps, Earl Grey, oui, c’est mon thé. Lorsque la théière arrive, je me précipite pour ôter l’infusoire blindé, vite, vite, avant que ce soit imbuvable. Le pain est frais, on fait tourner sur elles-mêmes les verrines de confiture pour lire leur pancarte quasi-calligraphiée : figue-gingembre (je fonde de grands espoirs et m’en détourne sitôt goûtée), fruits rouges (un délice dans le yaourt maison, petit pot avec sa bobinette et son cerclage de caoutchouc orange), marmelade d’orange (un classique avec le thé) et une quatrième que je ne crois pas même avoir goûtée. La table est longue, pourvue à chaque bout d’une fenêtre ouverte sur du vert, fermée par une moustiquaire, et une grosse horloge à pendule fait pendant à une chaise où siègent un certain nombre de koalas en peluche — l’hôte est australienne.

Pendant que le boyfriend se douche, je profite de la douceur du carré d’ombres lumineuses dans lequel je lis, le long d’une fenêtre posée au ras du sol, par laquelle on pourrait attraper des figues si elles étaient assez mûres. C’est là que je voudrais passer ma journée, assise par terre dos au lit, dans ce carré de cabane perchée et d’enfance. Ce que j’aime le plus dans ces week-ends, c’est vrai, ce sont les moments en creux, de répit, de repos. Et pourtant, j’apprécie vraiment ses amis — juste pas trop la modalité de sociabilité en grand groupe.

Descendus pour partir retrouver toute la troupe, nous saluons nos hôtes qui ne nous ont pas entendus rentrer — des petites souris, mime le vieil homme jovial. Il ressemble à feu mon grand-père, mais qui serait tous les jours celui des bons jours. Leur chat se frotte à mon sac comme celui du boyfriend à Paris ; je ne sais pas avec quoi a été traitée la toile, mais cela déclenche un amour fou (rapidement griffu) de la part des félins.

En groupe, nous jouons à un jeu de société où l’on récupère et se défausse de cartes qui invitent sans cesse à réévaluer la valeur de celles que nous avons en main, certaines multipliant, dévaluant ou annulant l’effet d’autres. Je suis surprise de si bien me prendre au jeu. C’est parce que tu gagnes, me chambre le boyfriend. La chance du débutant aide sûrement, mais j’aime l’ébullition mentale que suscitent les combinatoires, et qu’elles s’envisagent au fil de l’eau et du hasard, sans stratégie qui rendrait les choix pénibles (alors que les échecs, par exemple, s’ils me séduisent toujours au premier abord par les combinatoires possibles d’un coup, manquent rarement de me dépiter à l’échelle d’une partie — le plaisir s’échappe comme m’échappait la factorisation au collège, laborieuse en comparaison du développement ludique à déplier).

Tard dans la soirée, je me retrouve seule en contre-contre-soirée dans la cuisine, sachant que la contre-soirée a lieu autour du barbecue, la soirée au fond du jardin et que le niveau sonore est supportable depuis la maison fermée. Je trouve au congélateur le bac de glace au chocolat acheté dans l’après-midi, ce qui coupe court à mes interrogations sur d’éventuels traits autistiques et fait de cette contre-contre-soirée une bonne contre-contre-soirée. Tel un Sims bien nourri, je récupère assez de points de vie pour repartir à l’assaut du bruit dans le jardin, et ça vaut la peine de persévérer, ne serait-ce que pour la discussion qui s’ensuit avec une femme qui se révèle être artiste burlesque.

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Dimanche 4 août

Rêve. Je déchire ma robe noire (celle que j’ai raccommodée avant de venir à Paris) comme on déchire des draps pour en faire des pansements de fortune. La mémoire de mon arrière-grand-mère est convoquée mal à propos, je proteste.

En voyant la mine du boyfriend, notre hôte amusé souligne qu’il n’allumera pas. Il ne nous en fait pas moins la causette, rejoint par son épouse australienne : c’est donc un petit-déjeuner avec gueule de bois et en anglais pour le boyfriend. Pas certaine que ce ne soit pas plus rude qu’un peu de stimulation lumineuse

Notre hôte australienne nous assortit de ses doigts, the two of you, trouve que nous formons un couple très assorti et elle s’y connait, elle en a vu défiler.  Je ne me souviens plus des mots qu’elle emploie : couple ou pair ? Peut-être fait-on la paire, comme deux lascars, plus qu’on ne fait couple, social, que c’est ça qui nous rend well-suited ou well-matched, là encore ma mémoire a oblitéré la VO.

En écartant les ronces dans le raccourci qui mène chez les amis du boyfriend, je boude que notre hôte australienne comprenne l’accent bien français du boyfriend bien mieux que le mien, apparemment étrange — un français mâtiné d’écossais, à en croire une ancienne prof de fac, un truc en tous cas dont les déformations ne sont pas répertoriées et facilement substituables.

On se retrouve en groupe une dernière fois puis c’est l’heure d’être reconduit à la gare et on nous dit allez les amoureux, on y va. Les amoureux montent en voiture ; les amoureux c’est nous, parmi tous les couples présents, pas même le dernier en date. De fait, je suis enveloppée par un doux désir de fusion.

Envie de rentrer à deux — mais pas de rentrer dans ma tête. Les JO n’offrent pas le même degré de diversion que le rassemblement amical ; on s’effare quand même des physiques sélectionnés-dessinés par les disciplines, sauteuses en hauteur versus lanceurs de poids.

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Lundi 5 août

Marteau piqueur, détestation de soi-même, reprise des vidéos et réseaux sociaux.

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Mardi 6 août

36 ans fait un drôle d’effet
rien de vraiment prévu, rien de formel
serait-ce la recette des journées parfaites ?
deux fois deux boules à la Fabrique givrée
fois trois, avec Mum et le boyfriend,
c’est la première fois que c’est si fluide, tous les trois réunis, que je ne caméléonne pas de l’un à l’autre, tiraillée par des teintes successives
Mum dit l’étrangeté de cette retraite qui n’en est pas encore une,
ces vacances sans butée qui donne un cadre
(la seule qui menace à l’horizon en ôte plus qu’elle n’en donne, on n’en parle pas)
je témoigne congé sabbatique et le boyfriend renchérit invalidité
lui sait quelque chose du temps à soi étale
aiguille Mum déconcertée par tout ce à quoi elle avait prévu de s’adonner et qui lui semble un peu vain, un peu vaste à présent
vaguement déçue de se constater dilettante
(le genre de dilettante qui prend des cours d’art mural en école pro)
quand tout le monde sauf elle la voit touche-à-tout brillante
le boyfriend essaye de l’affirmer dans cette voie
le plaisir avant toute expertise
explorer sans choisir,
nous sommes sur un banc au jardin du Luxembourg,
sur un autre au jardin du Palais royal
trois fois un sandwich falafel
là où je les prenais quand je travaillais à côté (le monsieur me reconnait) : cela me fait autant plaisir de le manger que de le faire découvrir à Mum, qui ne connaissait pas,
ni le banh mih, je prends bonne note de remédier à cela
décidément beaucoup de joie, légèreté, à discuter, manger, papoter, rire
et encore, de retour chez le boyfriend, un gâteau, des cadeaux, je suis gâtée
de les avoir à mes côtés

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Mercredi 7 août

Je ne me vois pas vieillir, oui, probablement. Ce 36 qui bascule vers 40, vers le milieu de la vie (à peu près) me fait paniquer, un peu. À moins que ce ne soient ces jours d’été qui passent sans que j’ai de prise sur moi, sans volonté et sans plaisir à son absence. Je rêve de discipline et ne déroule même plus le tapis de yoga chaque matin. Je crains pour la rentrée, les cours qui ne sont toujours pas prêts, pas même pour le stage d’août ; si je m’y mets, cela ne va jamais jusqu’à fixer. Tous les jours, c’est demain, je redoute et suis soulagée que la journée passe, soit passée, que le soir soit là et qu’il soit trop tard pour quoi que ce soit d’autre qu’une série. La détestation de soi, de moi, grandit. Je veux à mesure que je ne veux pas, comme si je me précipitais et freinais tout à la fois. La présence du boyfriend à la fois m’apaise et m’ôte toute velléité ; je suis apaisée dans ses bras, amorphe et bientôt en rage de l’être lorsque sa peau ne me soutient plus. Je sais pourtant que lorsque ma psyché fait le culbuto, je me remets plus vite seule — trouver le calme, le poids intérieur. J’écris ceci dans la nuit que j’investis, fore d’un halo lumineux, abusant du temps pour échapper à sa sensation. Je me noie dans mon cerveau. Le ridicule n’annule pas la situation.

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Jeudi 8 août

Les jours sont, marqués ou rythmés serait beaucoup dire, disons émaillés par les JO. Biais dansant oblige, mon appréhension du sport est essentiellement esthétique. Elle oriente les disciplines que je suis prête à regarder, et ravale l’aspect technique au rang de bizarrerie dont j’essaye de deviner les règles au fur et à mesure des passages.

Plongeon à dix mètres
je n’imagine même pas monter sur la plateforme
j’admire les corps fuselés
disparaître dans l’eau sans écume
— écume qui s’appelle bouillon dans le jargon, apprends-je

Plongeon synchronisé
plan en coupe
passant rapidement devant l’écran, je ne comprends pas tout de suite qu’une seconde Chinoise se cache derrière la première
cachant elle aussi au creux de son corps recroquevillé
un maillot dont le design pourrait figurer sur des boîtes ou barres de céréales
à la rigueur

Natation synchronisée par équipe
on y marche en roulant des mécaniques comme un personnage de film muet
me crispe le fait que, pour pointer les pieds, les nageuses crispent les orteils soit exactement ce qu’il faut éviter de faire en danse

Natation synchronisée en duo
deux duos de jumelles sur le podium
peut-on faire plus identique ?
on dirait presque de la triche
même les Chinoises ne peuvent plus lutter

Gymnastique artistique
Simone Biles et les autres

Gymnastique rythmique
anciennement GRS
ça rime avec ex-URSS
Russie bannie des JO, mais qui fournit au reste du monde la moitié des candidates
d’origine russe ou pas
elles jettent leur mini-serviette par terre avant d’entrer sur le praticable
j’adore et m’entraine au jeté de chiffon microfibre dans le salon
c’est le seul passage à ma portée
les gymnastes battent à plate couture les danseuses
question fouettés, réalisés en jonglant
question maigreur, passée sous silence (candidate allemande)
les jambes tout en courbes de Bézier de Sofia Raffaeli m’affolent (candidate italienne)
coup de cœur pour une routine sur Triller (candidate ukrainienne)
soudain un spectacle au milieu de la compétition

La GRS n’est pas retransmise à la télé, mais on la trouve sur Eurosport, où l’on peut choisir les commentateurs français ou anglais. Passer de l’un à l’autre est édifiant : les Français n’arrêtent pas de parler, quitte à faire du remplissage et à potiner, tandis que les Anglais savent se taire et admirer quand ils sont arrivés au bout de leur analyse.

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Vendredi 9 août

Déjeuner avec JoPrincesse, ma princesse à la robe, aux yeux, aux oreilles tout de vert vêtus. Vert d’eau et verre d’un jus complémentaire, rouge d’eau. Attablées devant un petit café bobo, la discussion se tisse au-dessus d’une salade estivale bobo au pesto et d’une tartine d’avocat bobo saupoudrée de paprika et granola salé. Ce qu’on se raconte, ce qu’on mange, le goût est connu et surprenant à la fois, ça croustille quand on ne s’y attend pas et reste doux et fondant à la fois. On dénoue nos étés, ce mois de juillet avec et sans enfant, le manque, le trop-plein, anecdotes et long cours, amours et salle de bain, éponge, repas qu’on ne prépare plus qu’à minima, argent qu’on re-répartit, nounou et nous, différents nous, elle et moi, elle et lui, lui et moi, le fomo en ville et l’ailleurs, nos vies répétées et improvisées. Ma princesse pour mon anniversaire m’offre un livre que j’ai déjà lu mais que je n’ai pas (dans ma bibliothèque) ; elle est dépitée, je dois aller le changer, elle pointe l’autocollant : au Divan ; mais le livre est trop bien choisi et j’y suis j’y reste touchée coulée : Être à sa place. Au moins sur cette chaise, le temps de ce déjeuner si doux avec toi.

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Samedi 10 août

Rêve. Dans un passage de la vidéo PowerPoint qu’on nous montre, les noms qui devraient apparaitre sous des mots beaucoup plus gros, à la graisse beaucoup plus forte, disparaissent maigres et italiques derrière. Je le fais remarquer et on commence à farfouiller dans les papiers de préparation pour que je leur montre précisément où ça bugue, sans trouver. Ma collègue (mon ancienne boss) rappelle que c’est un fichier numérique et que ce sera plus pratique de retrouver le passage directement sur le PowerPoint, mais là encore, le séquençage de la vidéo est trop aléatoire et je peine à retrouver le passage concerné. // Les avances rapides de 10 secondes en 10 secondes pour retrouver les gymnastes allemande, italienne et ukrainienne sur Eurosport ont manifestement impressionné mon inconscient.

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C., préférant un lieu climatisé pour nous retrouver, a sorti ses cartes de musées Duo et j’ai pioché le centre Pompidou, pour l’exposition temporaire sur la bande-dessinée. Nous avons quand même passé quelques instants en haut des escalators-boyaux pour profiter de la vue sur Paris, malgré l’effet de serre, avant de nous enfoncer dans le ventre sombre et frais de la bête. L’accès avec une carte illimitée offre une autre manière d’apprécier une exposition ; on ne se sent pas obligé d’inspecter chaque pièce pour « rentabiliser » son billet. On butine, on lit ou on ne lit pas, les cartels comme les planches… et on y passe quand même près de deux heures.

Je ne suis pas certaine d’avoir compris le parti-pris de l’exposition, mais j’ai apprécié de voir autant de planches originales. Le grand format change le regard que l’on porte sur la planche, extraite d’un tout absent. Je me prends d’observation pour des choses vers lesquelles je ne serais pas allée sous forme de livre, parce que l’histoire ne m’attire pas (souvent un sujet trop violent). Reste que si le trait me rebute, je passe vite, même si le propos pourrait être passionnant ; le trait reste quelque chose de viscéral et j’ai vraiment du mal avec celui des comics, grossier, fouillis.

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Du 12 au 23 août

L’Angleterre sans Londres, cela donne un chouette voyage en voiture avec Mum : les falaises de Douvres, Canterbury, Brighton, Bristol, Bath, Oxford et les Cotswolds. J’ai réuni toutes les stories Instagram du séjour dans un post dédié.

Plus jeune, je trouvais que voyager sans s’intéresser à ce qu’il y avait à visiter était dommage, superficiel ; je jugeais ceux qui passaient sans s’attarder, sans prendre la peine de. Maintenant, je me dis que ce qu’on choisit a autant de valeur que ce qu’on omet. Ne pas s’embarrasser des incontournables et les contourner quand ils ne nous attirent pas apporte de la légèreté.

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Samedi 24 août 

Descendre des trucs qui trainaient au garage, en mettre d’autres en vente sur Le Bon Coin, changer l’abattant des toilettes, fixer les roulettes du siège ergonomique qui les attendait depuis Noël, gonfler mon ballon de Pilates d’anniversaire… on en fait autant en une journée avec Mum que j’en aurais fait seule en un mois.

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Lundi 26 août

Découverte du jour en cours de stretching postural : instaurer une légère tension sous la voûte plantaire, essayer de la soulever dans la montée sur demi-pointe crée une sensation de solidité inédite dans toute la jambe en équilibre. Il y a la joie de retrouver d’autres danseuses, de parler, papoter, travailler jusqu’à en avoir la tête qui tourne (littéralement), la joie.

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Mercredi 28 août

Au téléphone avec L., on parle habitudes et pratique sportive, scrutant ce qui entrave, ce qui maintient ; on s’interrompt aux sandales mordillées par son chat, puis quand la nuit est là et que nous sommes toutes les deux fatiguées mais trop intéressées par ce qui se trame pour écourter, il est question d’eau salée rajoutée à la mer, de la psyché qui travaille comme du bois, de psy et d’émotions. On parle rationnellement de ce qui ne l’est pas — ou qui est autre — et tombons d’accord, l’une en connaissance de cause, l’autre pas, que le deuil, tant qu’on ne l’a pas vécu, on peut le comprendre intellectuellement, l’approcher par les films, les livres, par l’art, mais tout en s’approchant, ce n’est jamais ça ; on ne le connaît pas tant qu’on ne l’a pas vécu et on vit d’autant mieux qu’on n’a pas ce vécu.

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Du mardi 27 août au vendredi 30 août

C’est le stage de rentrée, mon premier stage en tant que professeur de danse.

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Samedi 31 août

Mail de réclamation, mail de demande, formulaire de création de micro-entreprise : cela prend toujours moins de temps à faire qu’à procrastiner.

Au téléphone, je raconte à Mum la dernière journée de stage, qui en perd je ne sais comment un peu de son merveilleux (sentiment de colère qui affleure). La retraite-qui-n’en-est-pas-encore-une la met en mal de problèmes à solutionner. Elle a pensé à diverses solutions pour récupérer mes T-shirt puants même lavés et quelque part, cela m’irrite qu’elle cherche à les sauver quand il faudrait juste que j’accepte de les jeter. Toujours trouver une solution plutôt que se trouver bête, même quand le problème pourrait disparaître d’être simplement écouté.

Lecture d’Amalia.

Llu m’en parlait et Dame Ambre a partagé la vidéo, si bien que la coïncidence me l’a fait visionner : une interview d’Amélie Nothomb, tout en névrose et intensité. Et si cultiver ses névroses était tout aussi viable que chercher à s’en défaire ?

Parfois, découper les légumes est une énième action qui prend du temps et parfois, comme ce soir avec les rondelles de tomates Torino, le geste prend son temps — prend comme on dépose, sur la planche à découper.

Bristol fichée S(ans grand intérêt)

Samedi 17 août

Rallier Bristol depuis Brighton nous prend quatre heures au lieu des trois annoncées par le GPS : la faute à un énorme accident sur la voie d’en face (circulation à l’arrêt complet sur des dizaines de kilomètres) et un total manque d’anticipation sur la date de cette étape. On aurait dû se douter que nous serions pris dans la migration des vacanciers le samedi de la mi-août. Les aires d’autoroutes sont rares : à mi-chemin, nous sortons à la recherche de toilettes et mangeons nos œufs durs sur un muret devant un pub (privatisé pour la journée). Pour la seconde moitié du trajet, je m’installe à l’arrière de la voiture et m’endors ; les sièges y sont moins hostiles pour le dos (et le nerf fémoral qui envoyait des signaux).

La disponibilité et les tarifs des hébergements nous ont conduit à choisir Bristol comme point de chute pour rayonner sur Bath et Oxford. Par curiosité et parce que nous sommes trop fatiguées pour entamer la visite des joyaux sus-nommés, nous partons à la découverte de Bristol. Nous essayons de ne pas nous arrêter aux habitations sales, tristes et délabrées que nous longeons en traversant la banlieue Est (traditionnellement la plus pauvre des villes) et attendons le centre-ville pour nous faire une idée. Las, la ville est laide. Même les vieilles pierres sont sans charme, telles les ruines de l’abbaye utilisées comme entrepôt-dépotoir par les jardiniers de la ville.

Bristol me fait l’effet de Glasgow : une ville qui n’a pas grand intérêt si on n’aime pas picoler. Nous tombons d’accord avec Mum : nous préférons définitivement l’Angleterre des salons de thé à celle des pubs. L’Angleterre posh, quoi. Bristol restera dans nos souvenirs comme une running joke : à Bath, à Oxford puis dans les villages pittoresques des Cotswolds, on s’excusera l’une auprès de l’autre, je suis désolée, je sais que tu aurais tellement préféré Bristol…

En suivant le fleuve, nous arrivons dans une zone à mi-chemin entre les docks londoniens et le canal Saint-Martin au niveau de la Villette, qui grouille de bars bruyants (il est l’heure de la bière). Au moins est-ce vivant. Près de l’eau, un pantin pendu par les pieds est secoué en tous sens au bout d’un élastique. En nous approchant de l’engin de chantiers auquel il est suspendu, nous découvrons que ce n’est pas du tout un pantin, mais un humain en chair et en os — en vertèbres malmenées, même. J’ai du mal à imaginer que les gens paient pour exercer cette violence sur leur corps, sans qu’aucun système ne sécurise un alignement minimal de la colonne vertébrale.

Entre la bagnole, la marche et le bruit, nous sommes rincées. Le rapport kilomètres / mirettes (neuf / bof) est le plus mauvais du séjour. Quelque part gris, Mum me parle d’un souvenir d’Italie en réalité norvégien, sis à Oslo. Quelque part gris encore, nous cherchons le plus court chemin pour rentrer. On a repéré un restaurant indien pas loin du AirBnB, ça fera l’affaire. Ça fait plus que l’affaire : Msala Library est probablement le meilleur restaurant indien où j’ai jamais mangé, goûtant un plat inouï de mes papilles — des épinards aux pignons de pins, raisins secs, oignons caramélisés, épices et piment, perfect balance between sweet & spicy je confirme. On répète delicious plein de fois, les serveurs papadoum (nous déclinons à chaque fois, les plats sont trop bons pour perdre de la place en galettes).

De Bristol, outre ce restaurant indien, je retiens surtout notre AirBnB, non pour quelque charme AirBnBesque standardisé ou pittoresque, mais pour l’amusement de deviner  qui y habite. La bibliothèque et un certificat encadré indiquent que l’on dort chez un psy… sportif ? (des suppléments protéines dans les placards)… buveur de thé (trois boules à thé en forme de boule plus une pyramidale, soit tout de même quatre boules à thé pour un seul homme)… raffiné ou bien conseillé (c’est évidemment un biais sexiste, mais j’imagine spontanément les mugs Morrison, le bain moussant à la lavande et les bougies autour de la baignoire choisis par une femme). En tous cas, on y dort très bien — et Mum, les jambes surélevées, parce que la visiteuse japonaise avait raison : les sols ne sont pas droits.

Ombres d'une plante et d'une armoire massive au pied d'un escalier, sous lequel un espace de rangement est fermé par un rideau
Le monstre sous l’escalier était en réalité une plante.

Les friend awards semblent être un truc apprécié des Anglais. Il y en avait un dans la chambre que j’occupais à Brighton : la classe félicitait cette petite fille pour être une super camarade, toujours prête à partager ses expériences, mais aussi à écouter et aider les autres, toujours de bonne humeur, adorant la gym, etc. Quelque chose à mi-chemin entre le portrait chinois et l’évaluation de soft skills qui ne rentrent pas dans le cadre scolaire mais qu’on voudrait valoriser. À Bristol, un équivalent pro est affiché au-dessus de l’imprimante ; il détaille à quel point notre hôte a été un excellent compagnon d’équipe et énumère tout un tas de qualités et d’événements souvenirs, comme le fait qu’il fasse un ketchup maison meilleur que le ketchup (ou était-ce une soupe ? je ne me souviens plus). Est également mentionné le fait qu’ils ne mentionneront pas l’épisode de l’écureuil ; depuis, cela me taraude : what on earth happened with that squirrel, Alex? I need to know. (I never will.)