Journal de lecture, Mémoire de fille

Mémoire de fille n’est pas une histoire de première fois – d’ailleurs je déteste cette expression, première fois, comme s’il n’y avait de première fois que sexuelle, et que le sexe se découvrait en une fois. Il faudrait dire la première fois nue face à un homme (ou à une femme, d’ailleurs), la première fois caressée, la première fois avec un sexe d’homme dans la bouche, la première fois du sperme sur la peau, la première fois pénétrée – l’hymen ou non déchiré -, la première fois avec jouissance, la première fois dans l’orgasme, la première fois… ça vous regarde. Quand Annie Ernaux en arrive , dans ce que le déictique a d’évident et d’imprécis, je peine à suivre, malgré le déroulé des actions détaillé dans le remâchage du souvenir. Je crois même un certain temps que la jeune fille se ment à elle-même en se disant vierge.

Mais ce n’est pas ça. Ce n’est pas de ça dont il est question.

Pas la possession, au contraire : la dépossession.

L’immobilisme qui saisit face au désir que l’autre a de nous – que l’on souhaitait sans l’imaginer, sans en imaginer la violence. La cessation de la volonté, qui se calque alors sur celle de l’autre ; on veut ce que l’autre veut, sans doute, mais sans savoir quoi, au point que le rendu brut de la scène fait penser à un viol. Annie Ernaux le dément pourtant : la jeune fille ne se résigne pas ; elle consent. Veut consentir : une volonté sur le mode mineur, un sacrifice consenti, quelque chose de rituel qu’on attend, qui saisit.

Immédiatement, ça remonte en moi : la sensation blanche de la gorge comme directement liée au vagin, voie rapide, raide, resserrée, vide vertigineux où disparaît la parole, toute parole, présente, passée et à venir. L’esprit continue de fonctionner, comme en retrait du corps – panique subite des sensations décuplées, du corps qui trahit, immobilisé dans une paralysie qui a à voir avec la prédation. Je repense à Quignard. Fascination et prédation. Ce n’est pas dit comme ça, mais ça remonte immédiatement à la lecture : la sensation brute, première, celle qui est là avant même d’être associée au plaisir ou à son anticipation. Je dois arrêter de lire. Je dois relire. Et arrêter à nouveau.

Avant ça : l’écrivaine ralentit le récit qu’elle sait inexorable, essaye d’en dire la maximum sur la jeune fille – pas le maximum : le contexte, à supposer qu’on puisse contextualiser une vie. Des scènes, du coup, comme quelqu’un qui essayerait de ralentir la montée d’un orgasme.

Ça : le point de non-retour du récit, originel, névralgique, qui a lieu dans l’ignorance de ce qu’il signifie.

Après ça : le geste intime devient social, interprété – interprétation incomprise de la jeune fille qui vit à l’abri de la honte, y compris les humiliations qu’elle subit, dans la fascination de la découverte. Petite mort du récit qui s’effiloche : la suite du séjour dans la colonie de vacances où c’est arrivé, on l’attendait comme decrescendo naturel, un câlin post-coïtum, mais après ? Pourquoi ça continue ? La poursuite me déroute. Retour. Études. Anorexie-boulimie. Il est bien dit que la jeune fille vit dans le fantasme de retrouver celui qui l’a désirée et rejetée, que toutes ses décisions se font dans cet horizon, mais tout cela me semble sans commune mesure avec ce que je pensais et ressens encore comme le centre gravitationnel du roman. Trou noir. Je reste aveuglée par l’état de sidération qu’Annie Ernaux rend si bien, et qui fait plus que cohabiter avec la précision du récit : il en découle (plus les faits sont repris, plus ils s’obscurcissent). Ce n’est qu’après avoir fini le roman que les faits se sont reliés, souterrainnement : la dépossession de soi. Pas comme objet d’une possession physique – ou alors métaphoriquement. Elle s’échappe, se poursuit à travers un idéal qui implique sa disparition : non pas devenir autre, mais être l’autre, la monitrice qui plaisait à l’homme, être le même genre, en mieux – elle gobe avidement l’image, et son corps rejette ce corps étranger, le vomit – anorexie-boulimie. La jeune fille s’en sort pourtant : elle étudie, s’habille, se travaille et se creuse pour impressionner une idée d’homme, mais ce faisant, travaille aussi sans le savoir à devenir cette autre qui ne voudra plus de lui – mais d’elle, oui, enfin.

Je voudrais être capable de tenir un journal de lecture tel qu’en avait Blandine Rinkel (pas de lien : elle a publié un roman, fermé son blog ; je n’aime pas trop cette mode des vases communicants). Ne pas faire une critique du bouquin ; juste montrer comment il a vibré en moi à la lecture. C’est ce que je préfère lire chez les autres, et c’est ce que je voudrais faire ici ; ce que je ferais si je ne me laissais pas toujours rattraper par ce désir absurde de complétude – mais peut-être est-ce là le plus personnel des prismes…

 

 

 

 

Carnet de lecture : petit tas 1

Un an, deux ans peut-être que j’entasse mes livres à l’horizontale, près de mon lit et dans les derniers trous de ma bibliothèque, pour en dire un mot et garder une trace de leur lecture avant de les ranger. Je ne me souviens déjà plus de leur ordre de lecture, ou un ordre très lâche seulement : celui-ci avant celui-là, sans les intervalles ; alors pour retrouver une bibliothèque verticale, j’ai décidé de les prendre par petits tas hasardeux.

Villa Amalia, Pascal Quignard

Je me suis découvert un engouement pour cet auteur qui va au fond des choses sans user d’introspection. Il crée la profondeur en restant en surface, la surface incarnée, colorée, sonore des choses, qui toujours renvoie une lumière ou un écho sous les adjectifs qu’il juxtapose, redondants, contradictoires, en épanorthose, exactement comme sont les choses dans notre perception. Et jamais cela ne sonne faux, toujours juste, comme ses personnages toujours musiciens. Ce n’est pas tant le rythme que : le silence. Une sorte de Bach dans l’écriture, peut-être. Ou plus sec, plus contemporain, mais je manque de référence. Un Arvo Pärt, peut-être. Quelque chose d’épuré, quoique parfois précieux, qui résonne plus longtemps et plus intensément que n’importe quel lyrisme.

Parfois aussi, des fulgurances :

C’est polyphonique, parfois, mais on s’en rend à peine compte, tant on ne voit que les vies qui se forment et se déforment, et émeuvent lorsqu’elles se débarrassent de la gangue de leur destin pour mieux s’y (fondre ? résoudre ? dissoudre ? épuiser ? abandonner ?).

(La villa Amalia : une villa reculée, difficile d’accès, sur une île, dans laquelle se retranche Ann Hiden. Tellement retirée du monde, aspirée en son sein, qu’on l’entend bruire mieux que partout ailleurs – paradisiaque d’introversion.)

Des thèmes d’un roman à l’autre, en ostinato : la musique, la maigreur qui s’accentue avec l’âge, le retrait, le silence, la mer, l’amour pour l’enfance, la lumière, l’enfant, jamais le sien.

 

L’événement, Annie Ernaux

L’événement : l’avortement, qui ne dit pas son nom mais que tout le monde comprend, réprouve… et ne dénonce pas. J’ai été étonné par cette ambivalence, cet interdit que l’on s’interdit de voir et que par-là même on tolère (du moment qu’on n’a pas à se salir les mains).

C’est banal et c’est très fort, raconté par Annie Ernaux. Je pensais bêtement que le fœtus était récupéré par les faiseuses d’anges ; je ne savais pas qu’il fallait attendre et accoucher seule, plus tard, de cette fausse couche. Je ne sais pas comment l’on peut vraiment se remettre de  ça, ce qui arrive alors dans ses mains, cet innommable, ni vie ni objet, mort-né, même pas né.

J’ai ressenti une violente envie de chier. J’ai couru aux toilettes, de l’autre côté du couleur, et je me suis accroupie devant la cuvette, face à la porte. Je voyais le carrelage entre mes cuisses. Je poussais de toutes mes forces. Cela a jailli comme une grenade, dans un éclaboussement d’eau qui s’est répandue jusqu’à la porte. J’ai vu un petit baigneur pendre de mon sexe au bout d’un cordon rougeâtre. Je n’avais pas imaginé avoir cela en moi Il fallait que je marche avec jusqu’à ma chambre. Je l’ai pris dans une main – c’était d’une étrange lourdeur – et je me suis avancée dans le couleur en le serrant entre mes cuisses. J’étais une bête.

La porte de O. était entrebâillée, avec de la lumière, je l’ai appelée doucement, « ça y est ».

Nous sommes toutes les deux dans ma chambre. Je sus assise su le lit avec le fœtus ente les jambes. Nous ne savons pas quoi faire? Je dis à O. qu’il faut couper le cordon. Elle prend des ciseaux, nous ne savons à quel endroit il faut couper, mais elle le fait. Nous regardons le corps minuscule, avec une grosse tête, sous les paupières transparents les yeux font deux taches bleues. On dirait une poupée indienne. Nous regardons le sexe. Il nous semble voir un début de pénis. Ainsi j’ai été capable de fabriquer cela. O. s’assoit sur le tabouret, elle pleure. Nous pleurons silencieusement. C’est une scène sans nom, la vie et la mort en même temps. Une scène de sacrifice.
Nous ne savons pas quoi faire du fœtus. O. va chercher dans sa chambre un sac de biscottes vide et je le glisse dedans. Je vais jusqu’aux toilettes avec le sac. C’est comme une pierre à l’intérieur. Je retourne le sac au-dessus de la cuvette. Je tire la chasse.

Au Japon, on appelle les embryons avortés « mizuko », les enfants de l’eau.

Et avant : se retrouver coupée soudain de ses amis, ses études, sa vie d’étudiante, tout en devant la vivre au jour le jour. Et après : l’hôpital, le mépris de classe.

Ceux qui sont contre le droit à l’avortement seraient-ils capables de lire ce livre (et de l’être encore) ?

 

La Bâtarde, Violette Leduc

Dans sa correspondance avec Nelson Algren, Simone de Beauvoir, jamais avare d’épithètes homériques pas piquées des hannetons, désigne Violette Leduc comme the ugly woman. Laquelle se perçoit comme la bâtarde. Fille d’un fils de bonne famille qui a engrossé la servante et n’a jamais reconnu l’enfant ; laide, mais habillée avec classe ; bonne à rien, mais fulgurante : génie geignarde, au lyrisme plein de viscères.

Mon cas n’est pas unique : j’ai peur de mourir et je suis navrée d’être au monde. Je n’ai pas travaillé, je n’ai pas étudié. J’ai pleuré, j’ai crié. Les larmes et les cris m’ont pris beaucoup d temps. La torture du temps perdu dès que j’y réfléchis.

Incipit de La Bâtarde

Parfois, je tombe dans des ornières : de bile et de découragement, tout m’est détestable, moi compris ; ça stagne et ça macère, et il n’y a rien d’autre à faire qu’essayer et attendre, peu à peu, de se désembourber. À lire Violette Leduc, on a l’impression que toute sa vie se passe dans semblable ornière, que c’est sa normalité, son refuge et sa croix tout à la fois. Ça grouille, c’est dégueulasse et splendide ; aucune pudeur dans le sentiment, c’est jouissif de bassesse, parfois, de tout ce refoulé brillant, l’envers de l’envie, carnassière, le besoin d’être aimée comme de chier, d’étouffer ceux que l’on veut embrasser, la détestation de soi et des autres, l’amour jusque dans l’enlisement ; et c’est lumineux, aussi, d’intensité, de tout ce que ça veut vivre.

Par moments, Violette Leduc prétend s’anéantir, elle joue le jeu du masochisme. Mais elle a trop de vigueur et de lucidité pour s’y tenir longtemps. C’est elle qui dévorera l’être aimé.

Extrait de la préface de Simone de Beauvoir

 

Autobiographie comme une galerie de personnages qui n’aiment jamais assez :
… la grand-mère adorée pour la mère qu’elle a aimé-détesté de ne pas l’avoir été assez…
… Isabelle, charnelle, adorée, délaissée…
… Hermine qu’elle aime et qui la répugne de contentement, qu’elle ne peut s’empêcher de faire souffrir – lui en faire baver, la dégoûter d’elle et, lorsqu’elle y réussit, ne pas supporter qu’elle s’éloigne, et alors revenir, l’adorer, s’humilier, recommencer…
… Gabriel, toujours là à l’abandonner, toujours là, l’homme qui l’attire parce qu’il lui répugne comme homme, l’ami qu’elle épouse, qu’elle étouffe, qu’elle idolâtre et torture avec Hermine ; lui qui se cabre, s’éloigne et revient stoïque, le devient, le reste – et cela la torture qu’il reste stoïque (c’est tout Ravages qu’on retrouve là, les amours intestines)(résumé par Simone de Beauvoir dans la préface : « En vérité, elle désire tout autre chose que la volupté : la possession. Quand elle fait jouir Gabriel, quand le le reçoit en elle, il lui appartient ; l’union est réalisée. Dès qu’il sort de ses bras, il est de nouveau cet ennemi : un autre. »)…
… M. Sachs, enfin, l’ami homosexuel dont elle s’entiche, et qui l’aide et la remue, la met à sa place : la met à l’écriture.

Tout est pris dans l’écriture comme dans le ressenti : intense jusqu’à l’enivrement, ça revire sans qu’on l’ait venir venir, ça tourne, ellipse, raccourci, emballement. On n’est jamais vraiment sûre de ce dont elle parle, ça se dérobe et elle avec, mais ça pègue assez pour que ça poigne, pour entraîner et fasciner – et la fascination ne s’arrête jamais avec le dégoût, s’en nourrit, s’enivre jusqu’à l’admiration. La bâtarde : invivable et géniale.

Elle ne s’excuse ni ne s’accuse : ainsi était-elle ; elle comprend pourquoi et nous le fait comprendre. […] Elle demeure complice de ses envies, de ses rancœurs, de ses mesquineries ; par là elle prend les nôtres en charge et nous délivre de la honte : personne n’est si monstrueux si nous le sommes tous.

Extrait de la préface de Simone de Beauvoir

Histoire de la violence

« J’ai rencontré Reda un soir de Noël. Je rentrais chez moi après un repas avec des amis, vers quatre heures du matin. Il m’a abordé dans la rue et j’ai fini par lui proposer de monter dans mon studio. Ensuite, il m’a raconté l’histoire de son enfance et celle de l’arrivée en France de son père, qui avait fui l’Algérie. Nous avons passé le reste de la nuit ensemble, on discutait, on riait. Vers six heures du matin, il a sorti un revolver et il a dit qu’il allait me tuer. Il m’a insulté, étranglé, violé. Le lendemain, les démarches médicales et judiciaires ont commencé. »

Édouard Louis, Histoire de la violence

Ce n’est pas spontanément le genre de roman que j’aurais soulevé de l’étagère. C’est Pink Lady qui m’en a parlé ; la dimension sociale avait l’air de l’avoir pas mal travaillée. On a tous nos axes de lecture ; ce n’était a priori pas le mien, et j’ai laissé tomber ça au fond de ma mémoire. C’était juste assez, cependant, pour que le roman ait un air de familiarité lorsque uneconnasseparisienne en a parlé sur son blog. Quelque chose d’aussi simple et cru qu’Annie Ernaux, forcément j’ai redressé l’oreille, j’ai repensé à ce que m’en avait dit Pink Lady. Quand je l’ai vu sur le présentoir de la file d’attente près des caisses, je n’ai pas réfléchi, je l’ai pris.

Ah tu remarqueras que quand tu expliques quelque chose à quelqu’un ou que tu lui décris ce que tu fais dans la vie on te répond toujours que c’est intéressant […] mais en général il n’y a pas de deuxième question. (p. 56 de l’édition poche)

Voilà, avant de le lire, ça avait l’air intéressant.

Le récit est en quelque sorte dédoublé : Louis, le narrateur-auteur-personnage, épie sa sœur et l’écoute rapporter son histoire à son mari. Il commente comme en aparté, jusqu’à prendre le relai de la narration pour quelques phrases, quelques épisodes, puis des chapitres entiers jusqu’à en faire oublier l’artifice narratif initial. J’imagine qu’il s’agit essentiellement d’un processus de mise à distance, pour pouvoir s’observer et parler de soi comme d’un autre, mais plus ça va, moins je tolère la fiction qui s’écarte du je. Pas la personne grammaticale, hein (quoique), la personne qui écrit avec sa vision et ses tripes. Quand l’auteur essaye de se mettre à la place d’un autre personnage que le sien, j’ai l’impression de le voir le compléter avec des bribes qui lui restent extérieures, et le personnage, s’il n’a pas l’air d’une marionnette mal animée, finit colonisé par un parasite qui altère son identité. Je deviens intolérante à ce tiers étranger que l’auteur-narrateur met entre lui et moi, comme d’autres sont intolérants au gluten. Je n’arrive pas à la digérer, à me l’approprier. Je reconnais que c’est bon, mais je ne le goûte pas. En l’occurrence, ça sonne faux. La faute à un langage plus prolo, trop travaillé ou pas assez, je ne sais pas.

Je m’en suis fait la réflexion à la boulangerie, en attendant mon sandwich : deux mecs trentenaires s’exaspéraient à base de bah tu prend rien ; ouais, y’a rien à manger là, où c’est qu’tu m’as emmené ; si ça t’va pas, fallait l’dire, on va ailleurs ; non mais vas-y, m’fais pas chier, prends ton sandwich moi j’prendrai un truc ailleurs ; p’tain c’est toi qu’avais faim… Et au milieu de ce wesh++, sans rien perdre de son rythme, le mec sort que c’est pas la peine de lui faire « un mélodrame », là. Le mot est sorti comme dromadaire quand on attend chameau : il y avait une syllabe de trop. Cela sonnait bien trop châtié par rapport au reste de la conversation. Mais peut-être que non, en fait, que c’est moi qui l’avais imaginée trop basique, comme si à l’intonation devait correspondre un certain vocabulaire, nécessairement borné. Le bizarre n’était peut-être pas la bariolure, mais l’uniformité que je postulais. Pareil pour l’écrit ? La transcription orale sonne peut-être faux parce qu’on s’attend un style parlé, uniformisé.

Ou peut-être, plus dérangeant, qu’on ne tolère la différence sociale que mise en boîte. Le narrateur à la fois est et n’est pas de la même eau que sa sœur : il est issu du même milieu qu’elle, mais s’est hissé au-dessus par les études, d’où il nous parle d’égal à égal – lui, l’auteur, au lecteur un peu intello un peu bourgeois… qui a vite fait de renvoyer la sœur à un statut d’infériorité. C’est toute l’ambivalence qui entoure l’ascension sociale : celui qui quitte son milieu veut faire mieux que sans pour autant dire que ce dont il s’écarte est moins bien que. Et le fossé grandit dans cette absence de mépris.

C’est aussi que tu n’arrives plus à la voir depuis que tu as compris la facilité et l’indifférence avec lesquelles tu la négliges, souvent durement parce que tu espères qu’elle t’assistera dans l’effort d’abandon. […] Tu sais qu’être avec Clara te force à voir ce que tu ne veux pas voir de toi et que pour ça, tu lui en veux. (p. 13-14)

Tu regardais leurs vêtements, leur façon de marcher, et tu te disais : Pourvu que je sois comme ça, pourvu que je ne sois pas comme ça. Et tu n’aurais jamais pensé à devenir ce que tu es aujourd’hui. Jamais. Tu n’aurais même pas pensé à ne pas le vouloir. (p. 32)

(Et ce passage aussi où il se sent à la fois plus jeune et plus vieux que ses anciens camarades devenus parents : plus jeune car il n’a ni la responsabilité d’enfants ni travail salarié ; plus âgé car ses études l’ont fait mûrir tandis qu’eux n’ont pas bougé, toujours avec les mêmes fringues, les mêmes blagues, les mêmes occupations.)

C’est au-delà, mais c’est aussi la thématique de La Place. Et ce dont m’a parlé Pink Lady, qui a rendu double ma lecture : je lisais le roman et le roman qu’avait lu Pink Lady. J’ai pensé à Palpatine aussi, lorsque Louis raconte qu’à son arrivée à Paris, il s’est mis à porter une lavallière puis qu’il a arrêté lorsqu’il s’est aperçu qu’il avait adopté les codes de la bourgeoisie avec un siècle de retard et que cela le stigmatisait encore comme n’en étant pas. Palpatine, lui, a envoyé tout le monde au diable et s’est revendiqué plus bourgeois que les bourgeois, en cultivant un art qu’ils ont oublié – tant pis pour eux.

La thématique sociale n’est cependant pas centrale dans le roman. Ou indirectement, en tant que la différence qu’il y a de la bourgeoisie à Louis se reproduit de Louis à Reda, son agresseur. C’est un des éléments qui fait cette histoire de la violence, avec l’émigration, le racisme, la misère, le désir et la traumatisme, comme l’énumère l’auteur dans ses intentions. Rien de sociologique, contrairement à ce qu’on pourrait craindre.

Il m’a dit de parler autant que nécessaire mais de passer le plus vite possible à autre chose – pas d’oublier, non, car l’oubli n’appartient pas au domaine du réalisable, et d’ailleurs il disait que l’oubli n’était peut-être pas souhaitable […] je cherche à construire une mémoire qui me permettrait de défaire le passé, qui d’un même geste l’amplifierait et le détruirait, par laquelle plus je me souviens et plus je me dissous dans les images qu’il me reste, moins j’en suis le centre. (p. 180)

Le roman est ancré dans sa personne comme le traumatisme qu’il exorcise en l’écrivant : l’analyse à laquelle se livre l’auteur est trop minutieuse pour n’être pas née du ressassement, mais ce ressassement traumatique ne dicte pas sa forme au roman, articulé autour du récit réorganisé qu’en fait la sœur. C’est très intelligent, comme souvent, comme tout le temps en fait dans ce roman. Il est d’une force incroyable parce qu’il parvient à restituer l’ambivalence de chaque instant, à ne pas tout réécrire depuis la frontière retrouvée entre ce qui se dit et ne se dit pas, passé ce qui a été vécu.

Parce que d’une totale impudeur, cela en devient très pudique : l’honnêteté avec laquelle tout est raconté et analysé ramène à l’intime ce qui est exposé publiquement. Non pas dit, mais écrit. « Il devrait me demander de l’écrire. Quand j’écris je dis tout, quand je parle je suis lâche. » (p. 200, il est question de la déposition qu’un nouveau service de la police lui demande de refaire). Avoir le courage de l’impudeur, parce que l’on est et parce que l’on reste pudique, et que cette pudeur reste préservée à l’écrit : on finit par parler de soi comme d’un autre. C’est toujours pareil, ce qu’on cache avec le plus de force est souvent ce qu’on a de commun. Je me rappelle de ça chez Kundera. De l’ambivalence des larmes, aussi, de la force qu’elles peuvent exercer en tant que manifestation de faiblesse. Ici aussi :

Je ne retenais pas mes pleurs. Je n’essayais pas de les retenir, j’étais convaincu que si je ne pleurais pas il ne me croirait pas. Mes larmes n’étaient pas fausses, la douleur était réelle. Mais je savais qu’il fallait que je me plie au rôle si je voulais avoir des chances d’être cru. (p. 32-33)

(La vérité est en-deça de sa manifestation, comme dans cet autre passage 🙂

la vérité n’était pas de savoir si oui ou non il trouvait le contenu de ce que je disais intéressant mais si son désir de me plaire était vrai, même s’il était prêt à mentir pour ça (p. 59)

Dédoublement de l’être ressentant et réflexif par-delà l’hypocrisie : la conscience de, dans le moment même où. Édouard Louis en fait également état lors du viol : dans le moment même de la contrainte, il contrôle le moindre de ses mouvements et se débat juste assez pour donner à l’autre ce qu’il veut, pour accélérer sa jouissance (du non-consentement) et ainsi limiter la douleur et la durée de la violence. Édouard Louis éclaire des zones obscures, justement parce qu’il refuse d’y apporter une lumière qui n’y est pas. Par son refus délibéré de gommer les ambivalences, il donne l’impression de mieux comprendre certaines réactions, certains comportements des victimes de viol – ou des victimes tout court.

Par exemple, l’ambivalence du trauma qui fait partie de son histoire sans pour autant le définir :

Elle ne pourra jamais comprendre que mon histoire est à la fois ce à quoi je tiens le plus et ce qui me paraît le plus éloigné et le plus étranger de ce que je suis, qu’à la fois je la serre de toutes mes forces contre ma poitrine de peur qu’on vienne me l’arracher mas que je ne ressens que du dégoût, le plus profond dégoût si on s’approche de moi pour me susurrer qu’elle m’appartient, qu’aussitôt qu’on me la rappelle je voudrais la jeter dans la poussière et m’éloigner. (p. 179-180)

C’est hors comparaison, évidemment, mais cela me fait penser dans son mécanisme aux rupture lorsque les proches bienveillants de la personne larguée se hâtent de dénigrer son ex – je trouve toujours ça un peu violent, parce que c’est jeter de côté une partie de ce que la personne a été, de ce qu’elle est encore. (J’avais bien dit hors de comparaison.)

L’explication à l’absence de tentative de fuite est encore plus frappante (Carnage en devient beaucoup moins tiré par les cheveux) :

Le problème n’est pas d’abord […] d’avoir été contraint à tel ou tel comportement dans l’interaction, mais d’avoir été contraint à rester dans le cadre de l’interaction, dans la scène installée par la situation […] Comme si la violence de l’enfermement, la violence de la géographie était première et que les autres formes de violence ne faisaient que découler de celle-ci […] (p. 141)

Je crois que chaque décision prise ce soir-là, de mon côté comme du sien, rendait d’autres décisions impossibles l’instant d’après, que chaque choix détruisait des choix possibles et que plus il choisissait et moins il était libre, tout comme moi pendant l’interrogatoire. (p. 96, sur la probable non-préméditation de son agresseur)

Sur le récit qui se fixe, justement, et se déforme de n’être plus protéiforme, mais linéaire (au moment de la déposition) :

[…] je sentais que si une chose n’était pas dite au moment où elle devait l’être elle disparaissait, sans possibilité de retour, irréversiblement, la vérité s’éloignait, s’échappait, je sentais que chaque parole prononcée devant la police rendait d’autres paroles impossibles l’instant d’après et pour toujours, je comprenais qu’il y avait certaines scènes, certaines choses qu’il ne fallait pas dire pour me souvenir de tout, qu’on ne peut se souvenir qu’en oubliant […] (p. 93)

Cela m’a fait penser à cette donnée découverte chez Eliness : biologiquement, on altère nos souvenirs à chaque fois qu’on se les remémore. À se souvenir ou raconter, on ne peut pas s’empêcher de remettre de l’ordre là où il n’y en avait peut-être pas ou plusieurs, ambivalents, qui narrés deviennent contradictoires. Même dans une simple chroniquettes, il y a des embranchements qui en empêchent d’autres. Il faudrait parfois pouvoir écrire en arborescence.

À pouvoir être réinterprété, le passé en deviendrait paradoxalement plus malléable que l’avenir :

[…] il devait s’agir aussi de pouvoir réinventer – moins son présent, puisqu’il était trop tard, que son passé. D’utiliser l’après pour donner un sens à l’avant […] (p. 63)

Que celui qui n’a jamais dans une lettre de motivation réécrit son parcours scolaire et professionnel comme s’il devait logiquement aboutir au poste auquel on candidate me jette la première pierre… C’est que que j’aime, aussi, dans ce bouquin : des réflexions nées d’un traumatisme peuvent aussi éclairer des pans parfaitement banals de notre existence.

Comme cette peur de ne plus croire, après avoir évoqué le cas de personnes qui s’étaient cru atteintes du Sida aux débuts de la maladie quand il n’y avait encore aucun traitement, avaient tout plaqué pour vivre le peu qu’il leur restait à vivre et qui, découvrant finalement n’avoir pas été contaminées, s’étaient trouvées incapables de reprendre une vie « normale » : 

depuis que ce soir avec Reda j’ai éprouvé la certitude de ma propre mort, j’ai peur de ne plus croire, de ne croire en rien et d’opposer aux absurdités de ma vie d’autres absurdités : campagne, repos, existence modeste, solitude, lectures, eau, ruisseau […].

Black and ballerina

Couverture

 

En lisant Life in motion, l’autobiographie de Misty Copeland, on se dit que l’extraordinaire n’est pas tant d’être devenue étoile en étant noire qu’en ayant eu une enfance aussi pourrie (ce qui, statistiquement, avait peut-être plus de risques d’arriver du fait de sa couleur de peau, me direz-vous, le racisme favorisant la précarité). Elle et ses frères et sœurs (presque chacun d’un père différent) sont trimballés d’une maison à l’autre tandis que leur mère passe d’un homme à l’autre de manière dramatique et précipitée, entassant les gamins dans la voiture pour fuir… fuir un père de substitution aimant pour un homme violent (à la famille raciste)… et fuir la maison de cet individu devenant dangereux pour se retrouver avec un autre, sans le sou, dans un motel où les gamins dorment par terre et soulèvent les coussins du canapé dans l’espoir de trouver un peu de monnaie pour aller s’acheter à manger. On imagine mal une telle instabilité avec la régularité que suppose un entraînement de danse rigoureux. Son professeur, qui constate également cette contradiction, propose à Misty de l’héberger chez elle et la traite comme sa propre fille… jusqu’à ce que la mère réprouve cette influence et intente un procès (médiatisé) pour récupérer sa fille (qui revenait tous les week-ends).

Dans son malheur, Misty a eu la chance de croiser les bonnes personnes au bon moment, que cela soit pour la former à la danse, lui donner confiance en elle ou tout simplement payer ses paires de pointes… Il faut dire que la jeune danseuse impressionne par ses capacités et la rapidité avec laquelle elle progresse : un « prodige », c’est le terme répété à longueur de page par la principale intéressée, que l’on aurait vite fait de trouver prétentieuse si l’on n’entendait pas ainsi parler la petite fille, peu assurée, qui se répète comme un mantra le compliment qu’on lui a fait. Intégrer la compagnie junior de l’ABT après seulement quatre ans de danse, il y a de quoi être scotché.

Avec un tel background, son autobiographie est la parfaite success story d’une self-made woman (soucieuse d’exprimer sa gratitude à tous ceux qui l’ont encouragée et soutenue). Misty Copeland insiste énormément sur le fait d’être la première danseuse étoile noire à l’ABT : elle est fière de pouvoir être un modèle pour d’autres, inspirer une nouvelle génération qui verra que c’est possible, puisqu’elle l’a fait for the little brown girls*. Pourtant, de ce qu’elle raconte, il semblerait qu’elle se soit moins heurtée à un racisme ouvert (même s’il y a eu des insinuations et des remarques déplacées) qu’à un plafond de verre… au moins autant dû à la forme de son corps qu’à la couleur de sa peau. La gamine à qui on répétait qu’elle avait des lignes parfaites a connu une puberté tardive et spectaculaire : rares sont les danseuses à avoir autant de poitrine et des jambes aux muscles si apparents. Consciente de ses courbes hors norme dans l’univers du ballet, elle ne cesse dans le même temps de souligner que ses lignes et ses proportions sont celles de la ballerine par excellence, comme si, inconsciemment, elle ne s’était pas remise d’avoir perdu son corps d’adolescente ou cherchait à minorer ce facteur de difficulté par rapport à sa couleur de peau, qui a le mérite d’offrir une lecture plus emblématique de sa vie – la Barack Obama de la danse.

En sens inverse, je me suis aperçue qu’à la lecture, je minorais sans cesse le facteur black : danseuse noire, d’accord, mais danseuse atypique, surtout. Suspicieuse en tout : y a-t-il vraiment un plafond de verre ou « seulement » une absence de modèle / des modèles alternatifs privilégiés (tels que l’Alvin Ailey Dance Company, la discrimination positive faite compagnie) ? La « stagnation » de Misty Copeland dans le corps de ballet était-elle due à sa différence ou simplement à un relatif ralentissement dans sa progression de prodige (quand on passe de débutante à danseuse en compagnie junior en quatre ans, forcément, six ans dans le corps de ballet puis huit ans avant d’être nommée principal, cela paraît une éternité) ? Mais qui suis-je pour en juger ? Une nana blanche, qui a voulu devenir danseuse et n’en avait pas les capacités. Pas la mieux placée…

On pense souvent par rapport à soi et je ne fais pas exception à la règle. Comme la diversité ethnique dans un corps de ballet ne choque pas mon œil de spectatrice**, j’imagine qu’il en va de même pour tout le monde et regarde avec suspicion la danseuse qui invoque cela comme obstacle dans sa carrière… et c’est cette attitude même qui est problématique : aussi bien intentionné soit-il, ce refus de prendre en compte le négatif de la différence est quelque part un refus de la différence telle que vécue par la principale intéressée***. Non seulement prendre sur elle la gêne des gens est épuisant, mais c’est la preuve qu’il reste encore du chemin à parcourir…

Anecdote éloquente : le maquillage. Autant il est justifié dans les actes blancs des grands ballets où même les danseuses dites blanches se peintulurent pour ressembler à des spectres, autant il l’est beaucoup moins lorsqu’il s’agit de grimer une danseuse noire. ll a fallu des tonnes de maquillage avant que Misty Copeland propose et obtienne de danser le chat botté au naturel : I wanted to be a brown cat. Tant que les chats et les oiseaux ne pourront pas être indifféremment blanc, noir, marron ou de feu, il sera donc bon de lire et faire lire le livre de Misty Copeland (même s’il n’est pas hyper bien écrit, malgré l’ajout d’une co-auteur qui ne figure nulle part sur la couverture)(mais bon, on ne lit pas ce genre d’ouvrage pour son style ; la naïveté même de l’expression est parfois plus intéressante pour ce qu’elle laisse deviner).

Après cette lecture, je suis un peu déçue d’avoir été déçue en la découvrant sur scène, à Bastille, à la rentrée (dans l’oiseau bleu, qui avait un costume vaguement rouge – à croire que son oiseau de feu avait déteint). Même chose que pour Maria Kochetkova (qui danse petit malgré des extensions impressionnantes) : anticipation enthousiaste et… rien. À croire que je suis incapable d’admirer sur scène une danseuse dont j’admire la personnalité sur les réseaux sociaux.

 

* J’ai été étonnée de trouver « brown » et non « black ». Je serais curieuse de connaître les nuances et les connotations attachées à chacun de ces vocables chromatiques… Est-ce que « black » est plus de l’ordre de la lutte (versus blanc) et « brown », dans le quotidien (ma collègue me racontait que son fils « beige » parlait toujours de son ami « marron » : plus juste et moins manichéen) ?
Edit : ou alors, c’est « métis », tout simplement ?

** Lors du dernier Lac des cygnes, j’ai mis un bon quart d’heure à m’apercevoir qu’il y avait un danseur noir dans le corps de ballet et il me faut toujours plusieurs longues secondes à scanner les alignements féminins pour retrouver et admirer Letizia Galloni. C’est dire si la différence provoque une rupture esthétique (non).

*** De se retrouver en minorité ethnique fait toujours un drôle d’effet, pourtant. Je me souviens avoir été surprise en arrivant à la fac de Villetaneuse… après, c’était le retour dans Paris intra-muros qui faisait bizarre : mais pourquoi n’y a-t-il plus que des blancs, d’un coup ? Dont moi, ah oui, c’est vrai, je suis blanche… On n’est pas habitué à penser sa propre altérité. Et cela doit être usant de n’être pensé que sur ce mode, toujours autre, sans jamais pouvoir être d’abord soi.