Strapless

Strapless est typiquement le bouquin que j’aurais laissé en plan s’il ne m’avait pas été offert. Il se veut l’histoire d’un tableau de John Singer Sargent intitulé Madame X. Mais Deborah Davis, l’auteur, a la mauvaise idée de commencer par le commencement, qu’elle situe deux générations en amont de ladite madame X, aka Amélie Gautreau. On patauge pendant quelques chapitres dans la Nouvelle-Orléans pour finalement suivre Amélie à Paris et, sitôt arrivé, la laisser tomber pour tout recommencer avec Sargent. Clairement, Deborah Davis et le storytelling font deux. Strapless ne fonctionne ni comme roman ni essai : l’illusion romanesque est régulièrement interrompue par l’auteur qui nous faire part de ses hésitations ou des différentes interprétations qu’elle a pu rencontrer, lesquelles font paraître, par contraste, le récit trop fleuri et trop bavard pour une enquête minutieuse qui aurait pu générer son propre suspens.

L’auteur ne sait manifestement pas trop où elle va, mais elle nous y emmène avec plaisir. Oublions les grands arcs temporels du roman ou de l’essai : Deborah Davis a le goût de l’anecdote et le talent des miniatures. L’absence de dramatisation se voit ainsi compensée par des vignettes colorées. Sa description du début des grands magasins, par exemple, je l’aurais bien vue en citation dans mes poly d’histoire sur la société des années 1870-1910. C’est vivant, c’est bien vu. On se laisser entraîner dans le tout-Paris de la Belle Époque avec le même amusement que l’on aurait à feuilleter des journaux d’époque, reconstituant tout un univers à coup de ragots. J’apprends ainsi que le portrait du Dr Pozzi (amant d’Amélie ?) serait l’inspiration du Portrait de Dorian Gray ; que Sargent a rencontré dans son cercle la fille de Théophile Gauthier ; et qu’il a été courtisé par Henry James, sans que l’on sache dans quel sens, les préférences sexuelles du peintre, extrêmement discret, demeurant un mystère (dont on se fout un peu, mais ça a manifestement l’air d’embêter les biographes). On pénètre également dans les coulisses des Salons de la peinture : on apprend que la taille des toiles était souvent choisie comme un moyen d’attirer l’attention, que les lauréats d’une année étaient systématiquement admis à exposer l’année suivante, et que le tout-Paris s’y pressait, au moins autant par goût du scandale que de la peinture.

Le même tout-Paris qui portait Amélie Gautreau aux nues s’empresse de vouer son portrait aux gémonies, sous prétexte que l’absence de bretelle à cette robe décolletée et comme prête à être ôtée est indécente. Occasion rêvée pour brûler une idole qui devait certainement éveiller les jalousies ou réelle indignation bourgeoise ? Il y avait certes largement plus de chair étalée dans d’autres tableaux du salon, mais le nu avance en funambule sur le fil de la morale : s’il est placé dans un contexte mythologique ou biblique, il ne provoque pas un haussement de sourcil ; s’il est rendu actuel, en revanche, ou si l’on reconnaît la modèle (ce qui trahit le sujet biblioco-mythologique comme prétexte), scândâle ! De fait, la nudité est largement moins problématique que l’érotisme. Et, pour le coup, en ne montrant rien, Sargent suggère beaucoup : une bretelle en moins et voilà la robe prête à être ôtée. Si encore la modèle s’offrait de bonne grâce… mais quoi, ce profil ? Les admirateurs en ont assez d’être dédaignés. Trop, c’est trop – ou pas assez. L’attraction d’Amélie a assez duré, et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, c’en est fini pour elle. On éprouve un peu de compassion par principe, mais guère plus car, sous le mystère que veut nous peindre Deborah Davis, on finit par soupçonner une personnalité un peu creuse, celle d’une belle femme un peu vaine et un peu capricieuse, qui avait comme qualité principale de savoir gérer son image. Si le tableau de Sargent lui a coûté sa réputation, il lui assure désormais sa postérité, après une période où le peintre a été mis de côté, jugé trop traditionnel par l’histoire de la peinture, avide de ruptures. Loin du peintre maudit, Sargent a été un portraitiste qui a (bien) vécu de ses commandes. Il a profité de sa double identité américaine-européenne pour s’éloigner de Paris après le scandale de Madame X, et son (abondant) travail aux États-Unis a finalement redoré son blason auprès de sa clientèle européenne.

Le plus drôle, au final, aura été le réseau de coïncidences dans lequel ce livre s’est trouvé : JoPrincesse est tombée dessus lors d’un voyage à New York peu de temps après que je lui ai parlé de mon goût pour Sargent, et ma lecture a précédé de peu l’annonce d’un ballet de Christopher Wheeldon qui en est directement inspiré – ballet que, vous vous en doutez bien, je brûle à présent de voir !

Carnet de lecture : pèlerinage murakamiesque

L’incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage. L’impression d’avoir déjà lu ce roman. De lire à chaque Murakami le même roman :

  • une comparaison improbable dès l’incipit,

À cette époque, il lui paraissait pourtant plus aisé de franchir le seuil qui sépare la vie de la mort que de gober un œuf cru.

Haruki Murakami, L’Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, 10/18, p. 7

 

  • un leitmotiv musical,

Ici, les Années de pèlerinage de Liszt ; dans 1Q84, que je n’ai jamais réussi à finir, c’était un quatuor de Janáček…
Et, en plus de ce leitmotiv, quelques références disséminées ici et là :

Durant les quinze minutes environ que dura son attente, il mémorisa tous les modèles de Lexus proposés à la vente. Il nota qu’elles ne portaient pas un nom qui les distinguait comme « Corolla » ou « Crown », mais qu’on les distinguait seulement par un numéro. Comme les Mercedes ou les BMW. Ou comme les symphonies de Brahms.

p. 156

(Il y a forcément une thèse qui a dû être écrite sur le sujet.)

 

  • un mystère autour duquel on mène une enquête mystico-philosophico-poético-psychanalytique,

Pourquoi Tsukuru Tazaki a-t-il été, du jour au lendemain et sans aucune explication, rejeté de son groupe d’amis, liés comme les cinq doigts de la main ? Seize ans plus tard, sa nouvelle potentielle petite amie lui demande d’élucider ce mystère ; elle sent qu’il y a quelque chose entre eux.

 

  • des récits en abyme,

Ici, un homme qui, au seuil de la mort, acquiert une vision d’une extrême acuité sur le monde.

 

  • un onirisme érotico-fantastique qui me semble de plus en plus identifiable comme nippon (cf. Le Bras),

Vocabulaire cru comme le poisson des sushis, qui passe pourtant comme une lettre à la poste.

 

  • et des vérités dont la temporalité lente du roman se charge d’évacuer l’aspect sentencieux qu’elles revêtent une fois extraites : 

Pour chaque chose, il faut un cadre. Pareil pour la pensée. On ne doit pas craindre le cadre exagérément, mais il ne faut pas non plus craindre de le casser. C’est ça le plus important pour trouver la liberté. Respecter et détester le cadre. Les choses qui comptent le plus dans la vie d’un homme sont toujours ambivalentes.

p. 74

Tsukuru réussit alors à tout accepter. Enfin. Tsukura Tazaki comprit, jusqu’au plus profond de son âme. Ce n’est pas seulement l’harmonie qui relie le cœur des hommes. Ce qui les lies bien plus profondément, c’est ce qui se transmet d’une blessure à une autre. D’une souffrance à une autre. D’une fragilité à une autre.

p. 299 

*** 

Comme c’est le même mystère qui se rejoue encore et encore, on pourrait arrêter de lire n’importe quand, mais on continue à tourner les pages, au détour desquelles on trouve parfois une peinture un peu trop vive, un peu trop réaliste, du monde dans lequel on vit. Parfois amusante…

Tout dans cette pièce était simple et cohérent. Il n’y avait rien de superflu. Chaque meuble et chaque élément étaient des articles haut de gamme mais, à l’inverse du luxe déployé dans le show-room Lexus, tout ici avait été conçu pour rester discret. « Ruineux anonymat » : tel semblait être le concept de base de ce bureau.

p. 180

… et parfois moins, quand on s’y retrouve (pour le coup, je vois rouge – du nom du personnage) :

Je n’étais apparemment pas fait pour être salarié, poursuivit Rouge. De prime abord, rien ne l’indiquait. Moi-même, jusqu’à ce que je sorte de l’université et que je travaille, je ne m’étais pas aperçu que j’avais ce caractère. `

p. 185

C’est un autre personnage qui parle :

Je veux juste continuer à m’exercer à la pensée pure et libre. C’est tout. Néanmoins, j’admets volontiers, au fond, que pratiquer la pensée pure, c’est comme créer du vide.
– Il est bien possible que le monde ait aussi besoin de gens qui créent du vide.

p. 60

Dans cette conversation, il est question de penseurs académiques, mais on se demande plus tard si ça ne vaudrait pas autant et même plus pour les auteurs du bullshit managerial. Cela devrait plaire à Palpatine :

J’ai donc essayé de dresser la liste de tout ce que je n’aimais pas, de ce que je ne voulais pas faire, de ce que je ne souhaitais pas que les autres me fassent. À partir de cette liste, j’ai conçu un programme grâce auquel on pourrait former efficacement des employés à obéir aux ordres venus d’en haut et à travailler avec méthode. Enfin, « j’ai conçu », c’est peut-être exagéré, étant donné que j’ai puisé ici ou là. Mon expérience de stagiaire dans la banque m’a été très utile. J’y ai ajouté des techniques issues du développement personnel ou des mouvements sectaires. J’ai aussi étudié les programmes vendus par certaines sociétés qui font un tabac aux États-Unis. J’ai lu des tas d’ouvrages de psychologie. Et je me suis servi des manuels destinés aux nouvelles recrues de la SS ou chez les marines. […]

Pas question d’imposer un remède de cheval. Ce serait un moyen d’obtenir des résultats spectaculaires, certes, mais temporaires ; à long terme, cela ne marcherait pas. […] Notre objectif n’est pas de créer des espèces de zombies. C’est dans l’intérêt de l’entreprise que nous formons des travailleurs qui croient penser par eux-mêmes.

p. 185-186

Le plus dur, quand on a cessé de croire, c’est de s’illusionner.

 

***

Pour la route, parce que cela m’a rappelé l’étude des Méditations métaphysiques de Descartes, où l’on est coincé si l’on n’admet pas un certain nombre d’idées – et notamment l’idée de Dieu :

Il existe pourtant des exemples concrets que l’on est contraint d’accepter ou pas, de croire ou pas, sans possibilité intermédiaire. Autrement dit, il faut accomplir un bond spirituel. La logique, dans ces cas-là, ne pèse d’aucun poids.
– En effet, c’est à ces moments précisément que la logique cesse d’opérer. Il n’existe pas de manuel qui indiquerait à quels moments employer la logique. Mais peut-être est-il possible de l’appliquer après coup.
– Après, cela risque également d’être trop tard.

p. 90

Accomplir un bond. Non pas Je pense donc je suis (rationalisation a posteriori de La Méthode) mais Je pense, je suis.

Carnet de lecture, janvier 2015

Écrire à propos d’œuvres déjà composées de mots tient moins de la transcription que du résumé – sauf à se lancer dans une véritable critique littéraire. L’envie n’y est pas ; il y a des gens qui font cela beaucoup mieux que moi. Je ne consignerai dans cet éphémère carnet de lecture que quelques extraits, une ou deux réflexions plus ou moins fortuites, au cœur ou à la marge des lectures qui les ont suscitées.

 

Le Flûtiste invisible, Philippe Labro

« Elle s’est levée et s’est dirigée vers un phonographe – vous vous souvenez ? Un de ces merveilleux appareils qu’on ne trouve plus aujourd’hui que chez les antiquaires. »

Dad, pourtant parfaitement en phase avec son temps, fait parfois ça : poser d’emblée qu’il est dépassé. Se croire déjà trop vieux pour être compris, alors qu’on l’est parfaitement, serait-il un symptôme de l’âge qui vient, le pressentiment, peut-être, du moment où l’on ne sera véritablement plus compris ? Parce qu’on sait ce qu’est un phonographe. Je le sais depuis toute petite, depuis Babar, je crois. Le phonographe reste curieusement associé au dessin animé et à l’élégance de la vieille dame : proximité graphique entre le pavillon de l’appareil et l’oreille des éléphants ? première représentation de l’objet ?

Mais si c’est déjà par le biais d’une représentation que je connais le phonographe et pas par l’objet lui-même, peut-être que la génération suivante, de laquelle l’auteur espère être lu, ne la connait pas. Et d’un coup, ce n’est plus l’âge de l’auteur que marque cette innocente incise (vous vous souvenez ?), mais le mien. Sur le coup du phonographe, en dépit de l’arithmétique des années, je suis plus proche de l’auteur que des lecteurs en herbe. Mais alors, faudra-t-il tout expliquer ? Accepter de se laisser dévorer par les notes de bas de page ? Un intervenant du master édition nous racontait que, déjà, son jeune fils ne comprenait plus Gaston : qu’est-ce qu’était tout ce courrier des lecteurs ? Pourquoi toutes ces lettres ? Ils ne pouvaient pas envoyer des mails, comme tout le monde ?

 

La Beauté, tôt vouée à se défaire, Yasunari Kawabata (recueil de deux nouvelles)

« Le Bras » est l’une des plus belles choses que j’ai lues depuis longtemps. Une fille confie son bras à un homme, qui l’emporte chez lui pour une nuit, et c’est toute l’étrangeté de l’abandon amoureux qui surgit, dans un mélange d’érotisme et d’onirisme comme seuls les Japonais savent le faire (j’ai découvert ce fantastique nippon avec « Le Bureau de dactylographie japonaise Butterfly » dans La Mer, de Yôko Ogawa).

« Il y a quelque chose que je comprends mal chez les femmes, c’est leur manière de s’abandonner. Je me demande ce qu’elles entendent par « s’abandonner ». Pourquoi le souhaitent-elles, et pourquoi en prennent-elles l’initiative ? Je n’ai jamais compris, même quand j’ai su que leur corps était fait dans ce but. »

 

« La Beauté, tôt vouée à se défaire. » Je préfère le titre au récit, tentative d’épuisement d’un meurtre, qui souligne tout à la fois notre besoin d’ordonner le réel pour le comprendre et l’impossibilité d’en restituer le chaos. La reconstitution est toujours une re-création, aussi récréative soit-elle pour le lecteur. Le meurtre l’exemplifie, mais on en fait tout aussi bien l’expérience en essayant de se souvenir des paroles exactes d’une conversation. Même d’une seule phrase, c’est quasi-impossible. On s’arrête à la version qu’on estime la plus proche ou la plus à même de reproduire l’effet ressenti. Les guillemets, qui n’ont plus vocation à contenir une citation exacte, ne sont plus qu’une trace d’oralité, qu’on laisse pour signaler qu’à cet endroit, ce moment, quelque chose a été dit.

« Il me semble surtout que le malheur des hommes a commencé à partir du moment où ils ont appris à le conserver artificiellement. »

 

La Nouvelle rêvée, Arthur Schnitzler

Je ne savais pas que La Nouvelle rêvée était à l’origine d’Eyes Wide Shut. Je l’ai prise à cause de Mademoiselle Else et de l’érotisme qu’Arthur Schnitzler fait surgir de la pudeur (du refoulement, si l’on se réfère à la Vienne des années 1900). Comme dans le film, s’opposent des faits réels vécus comme dans un rêve et un rêve beaucoup trop réel une fois raconté – comme si les images agencées à l’insu de la rêveuse devenaient à voix haute, adressées à son mari, des intentions qui lui étaient imputables. On sait si bien se faire du mal ; Arthur Schnitzler le saisit comme aucun autre. On sait si bien se faire du mal – à soi, par le truchement de l’autre. Indice que l’autre n’est qu’un intermédiaire : le narrateur ne réussit pas à en vouloir à sa femme, Albertine (qu’on pense aussitôt disparue, à cause de Proust). Elle sera là, chacun sera là pour l’autre, pour qu’il ne s’en veuille pas – la vie de famille apaisante après la piqûre éprouvante de la passion.

 

Le Restaurant de l’amour retrouvé, Ito Ogawa

Je consignerai quelques-unes des jolies métaphores qui émaillent ce livre quand je l’aurai récupéré (j’oublierai sûrement mais, au moins, vous saurez qu’il contient de jolies métaphores). Ce roman où la narratrice cuisine pour les gens, qu’elle rencontre en amont du repas pour le préparer en fonction de leur situation et de leur personnalité, m’a fait prendre conscience que mon envie récente de me mettre à cuisiner est surtout une envie de revoir/recevoir mes amis, qui me manquent un peu – par ma propre faute, par paresse. Au programme des week-ends prochains : l’achat d’une table et de chaises. Près d’un an après la pendaison de crémaillère qui n’a toujours pas eu lieue.

L’angoisse de la page noire

L’angoisse de la page blanche, on connaît, parce que l’écrivain est in fine celui qui écrit, malgré les passages à vide et le manque d’inspiration. C’est même grâce au manque d’inspiration que le lecteur a connaissance de l’angoisse de l’écrivain, tenté de prendre sa feuille blanche comme sujet d’appoint, un peu comme Descartes prend l’exemple de la cire d’abeille dans les Méditations qu’il écrit à la lueur de la bougie ou que le narrateur de La Nausée prend conscience de la contingence de l’existence en regardant la racine d’arbre au pied du banc sur lequel il se fait chier. Pas besoin de voir plus loin que le bout de son nez. Un jeu d’enfant : j’ai utilisé cette pirouette en 5e pour me débarrasser d’une expression écrite sur une situation d’échec à laquelle on avait été confronté et que l’on avait finalement surmonté. Parce que 1°, à 12 ans, mon plus grand échec dans la vie était d’avoir eu 11 à un devoir sur les Contes du chat perché de Marcel Aymé (vexée comme un pou, j’ai pris mes précautions pour la lecture suivante et donc appris par cœur la phrase-prophétie des Pilleurs de sarcophage, que j’étais sûre qu’on nous demanderait – tant et si bien que, même sans mâcher de feuille de laurier, je peux encore vous dire aujourd’hui que Parmi la bataille et la panique indescriptible, tu verras, au milieu, le trésor des Athéniens) et que 2°, même pas en rêve je raconte un truc intime sur des carreaux Seyès (non mais c’est vrai, un peu de tenue, y’a des blogs pour ça).

Bref, tout ça pour dire que l’angoisse de la page blanche, on sait ce que c’est. L’angoisse de la page noire, en revanche, beaucoup moins. L’angoisse de la page noire, c’est une angoisse de lecteur. Ce n’est pas qu’on ne sait plus quoi lire ; on ne sait plus comment le lire. Les mots s’assemblent bien pour former des phrases, mais les phrases ne s’assemblent plus pour former une histoire ou une pensée. Je ralentis tant de peur que, passée trop vite, la phrase précédente soit déjà oubliée, que je mâche et remâche le même passage comme une viande trop mastiquée que l’on n’arrive plus à avaler. Il avait bien raison, Pascal : Quand on lit trop vite ou trop doucement on n’entend rien.

Les premières apparitions de l’angoisse de la page noire datent de mes années de prépa ; elles ont été particulièrement aiguës en philosophie. Essayant de mémoriser un raisonnement décrit en cours, j’agrippais un maillon et le serrais tant et si bien qu’il finissait par s’ouvrir – l’enchaînement de la pensée m’échappait. Toute lecture étant susceptible d’être utilisée en dissertation, cette névrose de mémorisation a contaminé la lecture. Il m’a fallu du temps pour réapprendre à lire ; longtemps j’ai lu un Stabilo à l’esprit. Le premier à me l’avoir ôté a été Kundera (peut-être parce que ses romans ne sont faits que de phrases stabilotées). Mais le divertissement que m’apportait cet auteur en période de concours a été de courte durée ; j’ai fait l’erreur ? un puis deux mémoires sur son œuvre. L’occasion de soupçonner la justesse de ce conseil, entendu de la bouche d’un professeur : ne faites pas de votre unique passion un métier. Je n’ai pas vraiment pu le vérifier : la danse n’a pas voulu de moi, puis je n’ai plus voulu de l’édition. Cette dernière a transformé les livres en petits tas de papier brochés collés reliés manipulés reposés sur l’étal comme des fruits gâtés, sitôt le projet éditorial humé. Peu à peu, j’ai oublié les politiques éditoriales, mais l’écoeurement suscité par la masse des rayonnages est resté. Date, nom, profession, situation familiale, situation romanesque… rien qu’à la lecture de l’état civil des quatrièmes de couvertures, je suis rassasiée. Du coup, ces dernières années, j’ai surtout lu des blogs et des articles, prenant ma dose de fiction auprès d’un autre dealer, qui se fait appeler tantôt cinéma tantôt opéra.

Seulement voilà, l’angoisse de la page noire m’a reprise, gangrenant cette fois la non-fiction (retour aux origines). Après La Passion d’être un autre, lecture particulièrement stimulante et particulièrement ardue, c’est L’Amour et l’Occident qui a été laissé de côté… Alors, traînant au Relay avant de prendre le train pour Marseille, j’ai acheté un allume-feu. Rassurez-vous, Relay n’a pas ajouté un rayon barbecue à côté des confiseries souvenirs : cet allume-feu est un petit Folio. Le premier que j’ai acheté depuis le remaniement de la maquette (cela donne une idée de ma résistance au changement et du peu de fiction que j’ai lue ces derniers temps). L’impulsion m’a même fait oublier que je n’aimais pas ces titres sans empattements, qu’il a fallu rendre tout graisseux de couleurs pour leur donner un semblant d’aplomb. Vous lirez loin, qu’ils disaient. Jusqu’à Marseille, donc. Le Flûtiste invisible a tenu ses promesses d’allume-feu. J’avais fait exprès de prendre un auteur qui aime le désir, pour que l’envie du corps des personnages me communique l’envie de tourner les pages. Philippe Labro. J’ai fait sa connaissance avec Quinze ans. Je l’ai retrouvé avec Franz et Clara. Malgré la belle Américaine de ce que l’on aurait aimé être une première nouvelle (et non une première partie de roman), Le Flûtiste invisible est largement en-dessous. En emportant cet allume-feu, je m’attendais à une belle pomme de pain de feu de cheminée ; j’ai trouvé cette espèce de glaçon carré, dur et blanc, dont on se sert pour allumer les barbecues. Cela manque un peu de panache, mais c’est efficace. Simple comme un J’aime lire. Je l’ai lu sans craindre de le gâcher ; cela me l’a fait apprécier. Et le feu qu’il a allumé en se consumant continue de brûler, alimenté par des petites branches que je prends soin de choisir légères (une centaine de pages tout au plus) et bien sèches (sinon des classiques, des valeurs sûres). Après La Beauté tôt vouée à se défaire (Le Bras, surtout, en réalité – magnifique) de Yasunari Kawabata et La Nouvelle rêvée de Schnitzler (ce mec est un dieu), je me suis enhardie à hasarder un roman au titre kitsch, d’un auteur contemporain (je ne me rappelais plus qu’on pouvait lire des vivants) dont je n’avais jamais entendu parler (c’est un best-seller au Japon, oups) : Le Restaurant de l’amour retrouvé signe mes retrouvailles avec le roman. Comme quoi, tout est toujours question d’appétit.

Sortir de sa réserve

Organisé un peu précipitamment1 pour rendre hommage à un conservateur récemment décédé, l’Éloge de la rareté présenté par la BNF offre un assortiment d’ouvrages extraits de la réserve des livres rares, qui s’apprécie comme une boîte de chocolat (sans jamais savoir sur quoi on va tomber). Vouloir trouver une cohérence globale à cette exposition, c’est s’exposer à faire une mauvaise dissertation de philo. Plutôt que de définir les termes du sujet, on préférera le décliner dans un éventaire à la Prévert. Il y a…

  • des livres très anciens mais pas forcément érudits : le conférencier nous présente ainsi l’ancêtre du rayon bien-être, avec un ouvrage sur comment se soigner avec les plantes, et un jeu de l’oie astrologique qui faisait pester Rabelais ;

  • des reliures ouvragées, parfois commandées à des artistes ;

  • des livres d’artistes, qui n’entretiennent parfois qu’un lointain rapport avec la lecture ; la plupart m’attirent autant que l’art conceptuel, c’est-à-dire pas du tout, mais j’ai trouvé stimulant le tome encyclopédique sur le temps, reliant des pages de quotidiens de tous pays, et j’aurais aimé tourner les pages de ce livre sans mot, feuilles translucide s’étant opacifiées à l’impression et qui comportent les coordonnées d’un mystérieux monstre marin (qui d’autre que des Japonais pour faire cela ?) ;

  • des exemplaires qui ont seuls survécu ;

  • des rescapés des Enfers : sulfureux (ce sonnet sur le membre roidissant entre les doigts, délectable…) ou éthiquement contestables (pour ne pas dire franchement raciste, par exemple) – on imagine aisément pire et meilleur en réserve ;

  • des livres étonnamment bien conservés, comme cette grammaire pour aveugle qui date d’avant l’invention du braille, avec des pleins et des déliés imprimés sur papier gaufré ;

  • des envois griffonnés, que je n’avais jusqu’alors jamais vraiment distingués des dédicaces (la dédicace est imprimée, elles fait partie du livre, tandis que l’envoi y est ajouté à la main) ;

  • des invitations de Christian Lacroix pour un défilé ;

  • des lettres de Proust, d’abord admiratif puis ulcéré, à la femme qui a inspiré la duchesse de Guermantes (continuez à me dire, après cela, qu’elle n’est pas tournée en ridicule dans Du Côté des Guermantes…). « J’habite à quelques rues de vous […] j’habite en vous » : quel genre d’homme faut-il être pour écrire cela à une femme dont on n’est pas l’amant ?

  • des épreuves – et ça a dû en être une pour l’imprimeur, de lire toutes les indications laissées par Baudelaire sur le BAT des Fleurs du Mal, avec le S trop près du R et les titres à grossir mais pas trop mais plus gros quand même (vu la quantité de hiéroglyphes, c’est franchement optimiste de donner son bon à tirer – j’aurais demandé un autre tour d’épreuves…) ;

  • des planches originales de Babar (!) et d’Astérix (ancré non pas à la plume mais au pinceau !!) ;

  • un grand placard (A2 ? Demi-raisin ?) couvert de descriptions de bijoux appartenant à la comtesse du Barry qui, victime d’un cambriolage, promet récompense juste et proportionnée aux bijoux que l’on rapporterait. Outre le goût douteux de ces objets (un pendentif avec une fontaine et un petit chien ?), on se demande ce qui a bien pu lui passer par la tête pour penser que c’était une bonne idée. Peut-être avait-elle déjà perdu la tête avant que les révolutionnaires ne la lui coupent.

La très agréable voix du conférencier navigue d’une table à l’autre, picore de quoi nous instruire, nous amuser, aiguiser notre curiosité, et ce sont tout plein de facettes inattendues de l’être humain qui surgissent entre ces pages et ces couvertures, qui ont bon dos d’être les objets et les témoins de tant de siècles, d’inventions, d’aberrations et de créations !

Belle initiative que ces journées portes ouvertes avec visite guidée. J’ai rarement été aussi contente d’un prospectus trouvé dans ma boîte aux lettres.

 

Pour jeter un oeil et vous faire une idée : le dossier de presse 

1 La scénographie, un peu tristounette, a été repiquée à une exposition sur la grande guerre, nous apprend le conférencier.