Geek Sublime

[Ceci est la première partie d’un compte-rendu de lecture (augmenté de digressions et de jeux de mots pourris, évidemment) sur l’essai Geek Sublime: Writing Fiction, Coding Software, de Vikram Chandra. Je me concentre ici sur l’aspect sociologique du geek ; un deuxième volet est prévu sur la notion de beauté/d’élégance dans le code… et son absence ; et sûrement un troisième sur la critique littéraire indienne avec laquelle le tout est croisé.]

 

Il y a geek et geek

C’est quoi, un geek ? Pour mon père, on est geek quand on a un blog, un compte Twitter et qu’on passe plus d’une heure par jour sur son ordinateur – je suis donc une indécrottable geekette à ses yeux. Ce qui n’est rien pour le bidouilleur de code. Lequel, à son tour, sera pris de haut par un architecte (parce que oui, on parle d’architecture pour la structure d’un programme). Vikram Chandra nous propose une petite typologie du geek en trois persona.

Tout d’abord, il y a Mel, qui comprend tellement bien la machine qu’il peut programmer en langage machine. En gros, on peut lui mettre des 0 et des 1 à défiler comme les $ dans les yeux de Picsou. Mel, c’est un vieux de la vieille, une espèce en voie de disparition. Typiquement, mon prof de C à Paris 7 est un Mel ; on a parlé de trucs tellement bas niveau qu’on n’a pas eu le temps d’arriver jusqu’aux pointeurs. *oups*

Après Mel, nous avons Einstein, expert en architecture, à la fois bas et haut niveau : il sait comment fonctionne la machine et en tient compte, voire en tire parti, dans son code, qui sera bien bâti et pourra être facilement maintenu. Einstein, typiquement, c’est Palpatine (ouais, je couche avec une rockstar dans son domaine ; jalousez). Palpatine = new.Einstein() (un homme-objet, hihi)(pardon, je m’égare)

Et puis, à côté de Mel et Einstein, vous avez Mort, qui bricole en chopant des trucs à droite à gauche. Le code de Mort, c’est du patchwork : il peut être fonctionnel, voire vraiment efficace, mais ne sera jamais du sur mesure (clairement, la haute couture est l’affaire d’Einstein). Mon année d’initiation au code ferait de moi une Mort-padawan ; j’en sais juste assez pour savoir que je ne pourrai jamais devenir une Einstein, et j’avoue, du coup, avoir moyennement envie de me casser le cul à devenir une Mort. « The vast majority of programmers in the world today are Morts » nous dit Vikram Chandra, qui s’inclut dedans (p. 49). Les Einsteins méprisent généralement les Morts, mais les sous-estimer serait une erreur, car ils sont légion. L’armée des Morts peut être vue comme une bonne chose, le signe d’une (relative) démocratisation du code, aussi bien que comme une plaie pour l’humanité, car ils produisent du code dégueu, que Palpatine appelle généralement du « code d’Indien » (après avoir vérifié qu’il n’y avait a priori aucun Indien parmi ses pioupious). Vikram Chandra propose en filigrane une explication à cet étonnant relent de racisme chez notre Einstein humaniste…

 

Le geek indien

Vikram Chandra rapporte l’anecdote d’un ami indien travaillant aux États-Unis, à qui l’on reprochait son humilité et à qui l’on conseillait : « walk smart », avec plus d’assurance. Ce reproche d’humilité paraît aberrant à l’auteur, pour qui les étudiants indiens en informatique ont toujours paru insupportablement prétentieux… Incompréhension culturelle : le développeur indien type ne dit jamais non ; cela fait partie d’une culture de face-saving, que ne parviennent pas à saisir les Américains, lesquels, cash, passent en retour facilement pour malpolis. L’endroit de la médaille, c’est que, si on lui reproche de ne pas avoir assez la niaque, on reconnaît au développeur indien une qualité essentielle : la patience. « Indian programmers are also tolerant enough to do the ‘shit’ work. That is: going through somebody else’s code. » (N. Sivakumar, cité p. 86) Le revers, c’est que, dans ces conditions, les programmeurs indiens (tout comme leurs collègues chinois) se retrouvent avec un champ de compétences plus élargi mais plus superficiel, prennent moins d’initiatives et sont moins susceptibles d’innovations que leurs homologues américains, qui ont un champ de compétences plus réduit mais qu’ils maîtrisent à fond. D’où, au final, l’impression d’avoir des spécialistes d’un côté, et une main d’œuvre polyvalente de l’autre – ce qui est malheureusement assez cohérent avec le système éducatif hérité du colonialisme. Les universités technologiques mises en place par le système britannique préparaient en effet à un travail de subalterne. Un étudiant qui voulait étudier les technologies les plus modernes devait partir à l’étranger ; le brain drain vers le MIT était tel que certains professeurs ont fini par refuser de faire des lettres de recommandation… Lors de la décolonisation, des IIT (Indian Institute of Technologies) ont été mis en place mais apparemment, les résultats ne seraient pas encore tout à fait à la hauteur des attentes – pour la masse des programmeurs lambda, rappelle l’auteur. Car des Einsteins, on en trouve peu, mais un peu partout ; l’enjeu, c’est d’avoir des Morts d’un bon niveau. D’ailleurs, quand on vous dit que la France manque de programmeurs, ce n’est qu’à moitié vrai : on manque surtout d’Einsteins, c’est-à-dire d’architectes.

 

Le geek qui ne savait pas comment fonctionnait un ordinateur

Si les Morts ont tendance à produire du code dégueu, it’s « because they don’t know how the machine really works, and, what’s worse, more Morts don’t want to know » (p. 50) Comment diable peut-on avoir des informaticiens professionnels qui ne savent pas comment fonctionnent les ordinateurs ? C’est qu’il y a un monde entre le langage binaire et les langages haut niveau dans lesquels on programme, qui possèdent une grammaire et peuvent être lus. Chaque couche est ajoutée pour masquer la complexité de la précédente : le langage binaire (0, 1) est repackagé en langage assembleur (8B, EC, bref, de l’hexadécimal), lequel est repackagé en langage haut niveau (avec non plus des chiffres, mais des mots, truc de ouf). Le passage d’une couche à l’autre est très coûteuse en ressources ; l’unique raison pour laquelle on ne s’en aperçoit pas, c’est que les composants augmentent considérablement en puissance chaque année (dans l’esprit des développeurs pressés, plus de puissance signifie manifestement une obligation moindre d’optimiser le code – d’où que les ordinateurs, toujours plus puissants, finissent toujours par ramer autant).

Avec toutes ces couches, du coup, il est assez facile d’oublier les 0 et les 1, et surtout, surtout, d’ignorer comment les 0 et les 1 peuvent avoir à la fois être matériel et logiciel. Vikram Chandra prend ainsi le temps d’un chapitre pour nous expliquer le passage du hardware au software, via les logical gates, « portes logiques ». Avec des 0 et des 1, on peut faire des trucs aussi délirant que des additions et des soustractions dont les mécanismes, tenez-vous bien, peuvent être reproduits mécaniquement. 0 et 1, c’est false et true, c’est éteint et allumé, c’est off et on, etc. Voilà toute la magie. Car si j’ai appris un truc au contact de Palpatine, c’est qu’il n’y a jamais de magie. À chaque fois que vous êtes tentés de voir de la magie quelque part, remplacez mentalement l’incantation par un travail laborieux ; plus vous l’imaginerez laborieux, plus vous aurez de chances d’être proche de la réalité. (Oui, je sais, heureusement que je ne suis pas RH dans l’IT.)

 

The bug slayer

D’où vient, se demande Vikram Chandra, que le développeur se représente comme un bug slayer alors que, si l’on considère la minutie et la patience déployées, il serait bien davantage un bug sweeper ? On pourrait y voir une sorte de compensation, comme lorsqu’un complexe d’infériorité s’inverse en complexe de supériorité. Mais pourquoi cette revendication prend-t-elle une forme agressive alors qu’elle est parfaitement explicitée, par exemple, comme on l’a vu au début, dans la métaphore du code comme art ? L’hypothèse de Vikram Chandra, étayée de multiples études et citations, est que l’agressivité qui règne dans le monde des développeurs n’est pas une vérité universelle, mais un fait culturel que l’on pourrait rattacher à la mythologie américaine du Far West et du cowboy. Le plus fort, c’est celui qui écrase l’autre ; le meilleur, c’est un killer : un lien s’est insidieusement établi entre testostérone et qualification. Le code est devenu un truc de mec, de vrai, pas de mauviette, et l’agressivité, une manière de gagner le respect de ses paires – fusse contre-productif. Vikram Chandra note ainsi que l’agressivité entre développeurs est particulièrement visible dans le mouvement open-source, pourtant fondé sur les contributions volontaires – tant pis si cela fait fuir des contributeurs potentiels…

//Le côté fun de la chose, quand même, c’est que la virulence générale donne des citations pas piquées des hannetons… //

 

Geek and gender : où sont les geekettes ?

La geekette vintage

Vikram Chandra lie la problématique de la parité à la mythologie guerrière du milieu, et propose là une hypothèse expliquant pourquoi la programmation est devenue un milieu essentiellement masculin. Devenue parce que, oui, il y avait des femmes aux débuts de la programmation, quand programmer était encore un synonyme de câbler (les ordinateurs n’étaient pas encore multi-tâches ; il fallait effectuer des changements physiques pour que la machine réalise des opérations logiques différentes). Les femmes réalisaient alors les schémas pensés… par les hommes. Des secrétaires de la programmation, en quelque sorte. Pas de quoi crier à la parité, donc, même si certaines ne se limitaient pas à leur rôle d’exécutantes : Vikram Chandra rapporte l’histoire de Betty Holberton qui, après avoir insisté sur le caractère humain et donc faillible des branchements opérés, a obtenu que soit implémenté une fonctionnalité d’arrêt dans les programmes (si j’ai tout bien compris ; j’avoue ne pas être très sûre de mon anglais sur ce coup-là).

Lorsque les programmeurs ont commencé à obtenir la reconnaissance de leur travail intellectuel, on s’est dit que le moyen le plus sûr de recruter des développeurs de type Einstein était de les recruter sur leurs compétences mathématiques et logiques. Et, à l’époque, les personnes les plus susceptibles d’avoir reçu une formation académique dans ces domaines sont évidemment des hommes. La standardisation du processus de recrutement et la reconnaissance de la programmation comme métier intellectuel a écarté les femmes à une époque où elles étaient, dans l’ensemble de la société, cantonnées à des rôles subalternes.

En bref, ce n’était pas brillant, mais pas franchement pire que dans d’autres secteurs. Pourquoi, alors, y a-t-il toujours aussi peu de filles dans ce secteurs-là (alors que, par exemple, les amphis de droit sont pleins de futures avocates) ? Les critères de sélection choisis ont abouti au recrutement d’hommes matheux et asociaux, caractéristiques qui ont fini par devenir des prérequis. Inconsciemment, la logique s’est inversée : pour être (bon) développeur, il faut être (un homme) asocial et matheux. Et il n’est pas totalement absurde de supposer que horde masculine a répondu à la stigmatisation dont elle a fait l’objet en en rajoutant dans la testostérone dont on la soupçonnait de manquer (dans les teen movies, le nerd, souvent incarné par un maigrichon ou un bedonnant, et le beau gosse sportif, souvent présenté comme benêt, ne forment à peu près jamais une seule et même personne…). Nous voilà revenus aux bug slayers des temps présents.

 

Culture dominante, culture invisible

« The rudeness of the elite programmers – the explaination goes – is actually the necessarily blunt, no-bullshit-style of problem-soving engineers who value results over feeling » (p. 67). Dans ce système, c’est la valeur du code qui a de l’importance, indépendamment de l’origine nationale ou ethnique du programmeur. La culture ne serait pas pertinente ; elle serait même inexistante : tout serait le résultat d’un processus naturel et, selon cette logique, s’il n’y a pas de femme dans le milieu, c’est qu’elles savent pas ou ne veulent pas coder. Signe d’une culture dominante : elle réussit à devenir invisible ou, du moin, à se présenter comme le résultat d’un processus naturel.

 

WASP n’est pas geekette

Vikram Chandra rapporte un fait curieux pour nous occidentaux : alors que l’Inde n’est pas franchement réputée pour être un modèle en terme de parité, le pourcentage de femmes développeuses y est plus élevé qu’aux États-Unis. Le développeur n’y a pas du tout la même image : loin du stéréotype de geek/hacker, il est vu comme une personne bosseuse, intelligente, méticuleuse, qui aide ceux qui en ont besoin et participe volontiers aux activités sociales, sport compris (p. 81). Du coup, les filles sont plus enclines à envisager ce secteur comme discipline dans lequel faire valoir leurs compétences intellectuelles. Sans compter qu’en Inde, ajoute l’auteur, travailler dans un bureau est vu pour les femmes comme un moyen de se protéger du monde extérieur. Cette corrélation entre image du geek et taux de féminisation serait corroboré par des études menées en Iran, à Hong Kong, à Taïwan… et même, par la négative, aux États-Unis : en effet, les filles d’origine étrangère sont statistiquement plus nombreuses que les filles WASP (enfin « Non-Hispanic white girls »)… Citant Varma, Vikram Chandra avance donc que l’inégalité des sexes dans la programmation aux États-Unis semble être spécifique à ce pays et ne pas être un phénomène universel comme on a coutume de le penser. Vu qu’on a aussi le problème en Europe, il faudrait quand même élargir à l’Occident, mais l’hypothèse comme quoi le faible taux de femmes dans la profession est corrélée à l’image du programmeur viril, agressif, héritée de l’imaginaire américain du Far West, est pour le moins intéressante – surtout, donc, quand on observe que cette vision-là du geek ne s’est pas propagée partout.

 

// Parenthèse franco-française nombriliste

J’ai aperçu sur Twitter quelques louables tentatives pour promouvoir les femmes dans le numérique, mais je reste dubitative sur l’efficacité des chartes graphiques rose pétant… On ne masquera pas l’image négative d’un univers geek quasi-exclusivement masculin avec un coup de peinture, mais plutôt en donnant vie à une nouvelle image globale. Pour changer la composante genrée du cliché du geek comme mec matheux et asocial, il faudrait je crois changer les autres également. Faire connaître la sociabilité et la culture geek dans sa diversité, au-delà des mangas et des jeux vidéos, avec ses films, ses livres (je ne me suis toujours pas remise de la preuve de l’inexistence de Dieu par Dieu lui-même dans The Hitchhiker’s Guide to the Galaxy), mais aussi et surtout son histoire et ses modèles féminins. Parce que oui, il y en a ! Et pas des moindres : le premier programme informatique a été écrit par Ada Lovelace. Or, en-dehors des geeks, je ne crois pas que grand monde ait ouïe dire de l’existence de cette pionnière… Ni de Grace Hopper, qui a conçu le premier compilateur (le truc qui transforme un programme écrit avec des mots en chiffres compréhensibles par la machine).

Il pourrait également être utile d’y aller mollo sur la culture de warrior / survivor entretenue et même revendiquée par des écoles comme Épita/Épitech ou 42. Le côté koh-lanta de la piscine m’aurait probablement découragée de faire l’école 42 (même si je comprends son utilisation pour marquer la rupture d’avec un enseignement traditionnel et récupérer les élèves qui ne s’y sentaient pas bien) : les blagues de cul des mecs et le travail à outrance ne me dérangent pas si et seulement si j’ai dormi plus de 7h dans mon lit et pris un petit-déjeuner consistant. On peut être intelligent et motivé mais pas très résistant physiquement. Ou simplement aimer son confort. Alors votre devise officieuse de « Dormir, c’est tricher », vous pouvez vous la mettre où je pense.

Enfin, surtout, surtout, il faudrait dire haut et fort que la programmation (sauf dans certains cas bien précis mais pas majoritaires), ce ne sont pas des maths, mais de la logique. On se fout que vous sachiez résoudre des équations du second degré si vous kiffiez les énigmes du Journal de Mickey. Un langage de programmation, c’est comme son nom l’indique un langage. Captain obvious, je sais. Rappeler que la composante linguistique est essentielle dans la programmation ne serait pourtant pas une mauvaise idée quand on sait que les classes de L sont quasi-exclusivement féminines. Il faut venir chercher les filles là où elles sont ! *Comme par hasard*, on était bien plus proche de la parité dans mon master d’informatique réservé aux étudiants issus des sciences humaines que dans les classes d’ingénieurs issus de S où Palpatine donne cours… Je regrette aujourd’hui de ne pas avoir su plus tôt qu’il y a dans l’apprentissage des langages de programmation un plaisir intellectuel similaire à l’apprentissage des langues étrangères ou au décorticage d’une phrase latine (j’ai d’ailleurs une amie passionnée de lettres classiques qui a assez naturellement bifurqué vers la linguistique informatique). Il me semble retrouver dans l’architecturation du code un plaisir conceptuel et créatif similaire à l’ordonnancement des idées dans une dissertation de philosophie, par exemple… On voit les choses prendre forme. Et bonheur supplémentaire : ça marche ou ça ne marche pas ; on le voit immédiatement.

Alors oui, il y sûrement une question de légitimité (est-ce que je me sens capable de faire ces études ?), mais je crois qu’on néglige pas mal la question de l’appétence (ai-je envie de faire ces études ?), qui me semble bien plus efficace pour parer à la pénurie de femmes dans le numérique. En tant que première de la classe un brin arrogante, je n’aurais pas eu besoin qu’on me donne confiance mais qu’on me donne envie… Je n’ai tout simplement jamais songé à m’orienter vers l’informatique : c’était dans mon esprit un truc de matheux et les mathématiques me donnaient beaucoup moins de plaisir que les lettres ; j’ai préféré aller en L, au grand dam de mon professeur de physique… et de ma prof de français, manifestement plus élitiste encore que littéraire.

 

Strapless

Strapless est typiquement le bouquin que j’aurais laissé en plan s’il ne m’avait pas été offert. Il se veut l’histoire d’un tableau de John Singer Sargent intitulé Madame X. Mais Deborah Davis, l’auteur, a la mauvaise idée de commencer par le commencement, qu’elle situe deux générations en amont de ladite madame X, aka Amélie Gautreau. On patauge pendant quelques chapitres dans la Nouvelle-Orléans pour finalement suivre Amélie à Paris et, sitôt arrivé, la laisser tomber pour tout recommencer avec Sargent. Clairement, Deborah Davis et le storytelling font deux. Strapless ne fonctionne ni comme roman ni essai : l’illusion romanesque est régulièrement interrompue par l’auteur qui nous faire part de ses hésitations ou des différentes interprétations qu’elle a pu rencontrer, lesquelles font paraître, par contraste, le récit trop fleuri et trop bavard pour une enquête minutieuse qui aurait pu générer son propre suspens.

L’auteur ne sait manifestement pas trop où elle va, mais elle nous y emmène avec plaisir. Oublions les grands arcs temporels du roman ou de l’essai : Deborah Davis a le goût de l’anecdote et le talent des miniatures. L’absence de dramatisation se voit ainsi compensée par des vignettes colorées. Sa description du début des grands magasins, par exemple, je l’aurais bien vue en citation dans mes poly d’histoire sur la société des années 1870-1910. C’est vivant, c’est bien vu. On se laisser entraîner dans le tout-Paris de la Belle Époque avec le même amusement que l’on aurait à feuilleter des journaux d’époque, reconstituant tout un univers à coup de ragots. J’apprends ainsi que le portrait du Dr Pozzi (amant d’Amélie ?) serait l’inspiration du Portrait de Dorian Gray ; que Sargent a rencontré dans son cercle la fille de Théophile Gauthier ; et qu’il a été courtisé par Henry James, sans que l’on sache dans quel sens, les préférences sexuelles du peintre, extrêmement discret, demeurant un mystère (dont on se fout un peu, mais ça a manifestement l’air d’embêter les biographes). On pénètre également dans les coulisses des Salons de la peinture : on apprend que la taille des toiles était souvent choisie comme un moyen d’attirer l’attention, que les lauréats d’une année étaient systématiquement admis à exposer l’année suivante, et que le tout-Paris s’y pressait, au moins autant par goût du scandale que de la peinture.

Le même tout-Paris qui portait Amélie Gautreau aux nues s’empresse de vouer son portrait aux gémonies, sous prétexte que l’absence de bretelle à cette robe décolletée et comme prête à être ôtée est indécente. Occasion rêvée pour brûler une idole qui devait certainement éveiller les jalousies ou réelle indignation bourgeoise ? Il y avait certes largement plus de chair étalée dans d’autres tableaux du salon, mais le nu avance en funambule sur le fil de la morale : s’il est placé dans un contexte mythologique ou biblique, il ne provoque pas un haussement de sourcil ; s’il est rendu actuel, en revanche, ou si l’on reconnaît la modèle (ce qui trahit le sujet biblioco-mythologique comme prétexte), scândâle ! De fait, la nudité est largement moins problématique que l’érotisme. Et, pour le coup, en ne montrant rien, Sargent suggère beaucoup : une bretelle en moins et voilà la robe prête à être ôtée. Si encore la modèle s’offrait de bonne grâce… mais quoi, ce profil ? Les admirateurs en ont assez d’être dédaignés. Trop, c’est trop – ou pas assez. L’attraction d’Amélie a assez duré, et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, c’en est fini pour elle. On éprouve un peu de compassion par principe, mais guère plus car, sous le mystère que veut nous peindre Deborah Davis, on finit par soupçonner une personnalité un peu creuse, celle d’une belle femme un peu vaine et un peu capricieuse, qui avait comme qualité principale de savoir gérer son image. Si le tableau de Sargent lui a coûté sa réputation, il lui assure désormais sa postérité, après une période où le peintre a été mis de côté, jugé trop traditionnel par l’histoire de la peinture, avide de ruptures. Loin du peintre maudit, Sargent a été un portraitiste qui a (bien) vécu de ses commandes. Il a profité de sa double identité américaine-européenne pour s’éloigner de Paris après le scandale de Madame X, et son (abondant) travail aux États-Unis a finalement redoré son blason auprès de sa clientèle européenne.

Le plus drôle, au final, aura été le réseau de coïncidences dans lequel ce livre s’est trouvé : JoPrincesse est tombée dessus lors d’un voyage à New York peu de temps après que je lui ai parlé de mon goût pour Sargent, et ma lecture a précédé de peu l’annonce d’un ballet de Christopher Wheeldon qui en est directement inspiré – ballet que, vous vous en doutez bien, je brûle à présent de voir !

Carnet de lecture : pèlerinage murakamiesque

L’incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage. L’impression d’avoir déjà lu ce roman. De lire à chaque Murakami le même roman :

  • une comparaison improbable dès l’incipit,

À cette époque, il lui paraissait pourtant plus aisé de franchir le seuil qui sépare la vie de la mort que de gober un œuf cru.

Haruki Murakami, L’Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, 10/18, p. 7

 

  • un leitmotiv musical,

Ici, les Années de pèlerinage de Liszt ; dans 1Q84, que je n’ai jamais réussi à finir, c’était un quatuor de Janáček…
Et, en plus de ce leitmotiv, quelques références disséminées ici et là :

Durant les quinze minutes environ que dura son attente, il mémorisa tous les modèles de Lexus proposés à la vente. Il nota qu’elles ne portaient pas un nom qui les distinguait comme « Corolla » ou « Crown », mais qu’on les distinguait seulement par un numéro. Comme les Mercedes ou les BMW. Ou comme les symphonies de Brahms.

p. 156

(Il y a forcément une thèse qui a dû être écrite sur le sujet.)

 

  • un mystère autour duquel on mène une enquête mystico-philosophico-poético-psychanalytique,

Pourquoi Tsukuru Tazaki a-t-il été, du jour au lendemain et sans aucune explication, rejeté de son groupe d’amis, liés comme les cinq doigts de la main ? Seize ans plus tard, sa nouvelle potentielle petite amie lui demande d’élucider ce mystère ; elle sent qu’il y a quelque chose entre eux.

 

  • des récits en abyme,

Ici, un homme qui, au seuil de la mort, acquiert une vision d’une extrême acuité sur le monde.

 

  • un onirisme érotico-fantastique qui me semble de plus en plus identifiable comme nippon (cf. Le Bras),

Vocabulaire cru comme le poisson des sushis, qui passe pourtant comme une lettre à la poste.

 

  • et des vérités dont la temporalité lente du roman se charge d’évacuer l’aspect sentencieux qu’elles revêtent une fois extraites : 

Pour chaque chose, il faut un cadre. Pareil pour la pensée. On ne doit pas craindre le cadre exagérément, mais il ne faut pas non plus craindre de le casser. C’est ça le plus important pour trouver la liberté. Respecter et détester le cadre. Les choses qui comptent le plus dans la vie d’un homme sont toujours ambivalentes.

p. 74

Tsukuru réussit alors à tout accepter. Enfin. Tsukura Tazaki comprit, jusqu’au plus profond de son âme. Ce n’est pas seulement l’harmonie qui relie le cœur des hommes. Ce qui les lies bien plus profondément, c’est ce qui se transmet d’une blessure à une autre. D’une souffrance à une autre. D’une fragilité à une autre.

p. 299 

*** 

Comme c’est le même mystère qui se rejoue encore et encore, on pourrait arrêter de lire n’importe quand, mais on continue à tourner les pages, au détour desquelles on trouve parfois une peinture un peu trop vive, un peu trop réaliste, du monde dans lequel on vit. Parfois amusante…

Tout dans cette pièce était simple et cohérent. Il n’y avait rien de superflu. Chaque meuble et chaque élément étaient des articles haut de gamme mais, à l’inverse du luxe déployé dans le show-room Lexus, tout ici avait été conçu pour rester discret. « Ruineux anonymat » : tel semblait être le concept de base de ce bureau.

p. 180

… et parfois moins, quand on s’y retrouve (pour le coup, je vois rouge – du nom du personnage) :

Je n’étais apparemment pas fait pour être salarié, poursuivit Rouge. De prime abord, rien ne l’indiquait. Moi-même, jusqu’à ce que je sorte de l’université et que je travaille, je ne m’étais pas aperçu que j’avais ce caractère. `

p. 185

C’est un autre personnage qui parle :

Je veux juste continuer à m’exercer à la pensée pure et libre. C’est tout. Néanmoins, j’admets volontiers, au fond, que pratiquer la pensée pure, c’est comme créer du vide.
– Il est bien possible que le monde ait aussi besoin de gens qui créent du vide.

p. 60

Dans cette conversation, il est question de penseurs académiques, mais on se demande plus tard si ça ne vaudrait pas autant et même plus pour les auteurs du bullshit managerial. Cela devrait plaire à Palpatine :

J’ai donc essayé de dresser la liste de tout ce que je n’aimais pas, de ce que je ne voulais pas faire, de ce que je ne souhaitais pas que les autres me fassent. À partir de cette liste, j’ai conçu un programme grâce auquel on pourrait former efficacement des employés à obéir aux ordres venus d’en haut et à travailler avec méthode. Enfin, « j’ai conçu », c’est peut-être exagéré, étant donné que j’ai puisé ici ou là. Mon expérience de stagiaire dans la banque m’a été très utile. J’y ai ajouté des techniques issues du développement personnel ou des mouvements sectaires. J’ai aussi étudié les programmes vendus par certaines sociétés qui font un tabac aux États-Unis. J’ai lu des tas d’ouvrages de psychologie. Et je me suis servi des manuels destinés aux nouvelles recrues de la SS ou chez les marines. […]

Pas question d’imposer un remède de cheval. Ce serait un moyen d’obtenir des résultats spectaculaires, certes, mais temporaires ; à long terme, cela ne marcherait pas. […] Notre objectif n’est pas de créer des espèces de zombies. C’est dans l’intérêt de l’entreprise que nous formons des travailleurs qui croient penser par eux-mêmes.

p. 185-186

Le plus dur, quand on a cessé de croire, c’est de s’illusionner.

 

***

Pour la route, parce que cela m’a rappelé l’étude des Méditations métaphysiques de Descartes, où l’on est coincé si l’on n’admet pas un certain nombre d’idées – et notamment l’idée de Dieu :

Il existe pourtant des exemples concrets que l’on est contraint d’accepter ou pas, de croire ou pas, sans possibilité intermédiaire. Autrement dit, il faut accomplir un bond spirituel. La logique, dans ces cas-là, ne pèse d’aucun poids.
– En effet, c’est à ces moments précisément que la logique cesse d’opérer. Il n’existe pas de manuel qui indiquerait à quels moments employer la logique. Mais peut-être est-il possible de l’appliquer après coup.
– Après, cela risque également d’être trop tard.

p. 90

Accomplir un bond. Non pas Je pense donc je suis (rationalisation a posteriori de La Méthode) mais Je pense, je suis.

Carnet de lecture, janvier 2015

Écrire à propos d’œuvres déjà composées de mots tient moins de la transcription que du résumé – sauf à se lancer dans une véritable critique littéraire. L’envie n’y est pas ; il y a des gens qui font cela beaucoup mieux que moi. Je ne consignerai dans cet éphémère carnet de lecture que quelques extraits, une ou deux réflexions plus ou moins fortuites, au cœur ou à la marge des lectures qui les ont suscitées.

 

Le Flûtiste invisible, Philippe Labro

« Elle s’est levée et s’est dirigée vers un phonographe – vous vous souvenez ? Un de ces merveilleux appareils qu’on ne trouve plus aujourd’hui que chez les antiquaires. »

Dad, pourtant parfaitement en phase avec son temps, fait parfois ça : poser d’emblée qu’il est dépassé. Se croire déjà trop vieux pour être compris, alors qu’on l’est parfaitement, serait-il un symptôme de l’âge qui vient, le pressentiment, peut-être, du moment où l’on ne sera véritablement plus compris ? Parce qu’on sait ce qu’est un phonographe. Je le sais depuis toute petite, depuis Babar, je crois. Le phonographe reste curieusement associé au dessin animé et à l’élégance de la vieille dame : proximité graphique entre le pavillon de l’appareil et l’oreille des éléphants ? première représentation de l’objet ?

Mais si c’est déjà par le biais d’une représentation que je connais le phonographe et pas par l’objet lui-même, peut-être que la génération suivante, de laquelle l’auteur espère être lu, ne la connait pas. Et d’un coup, ce n’est plus l’âge de l’auteur que marque cette innocente incise (vous vous souvenez ?), mais le mien. Sur le coup du phonographe, en dépit de l’arithmétique des années, je suis plus proche de l’auteur que des lecteurs en herbe. Mais alors, faudra-t-il tout expliquer ? Accepter de se laisser dévorer par les notes de bas de page ? Un intervenant du master édition nous racontait que, déjà, son jeune fils ne comprenait plus Gaston : qu’est-ce qu’était tout ce courrier des lecteurs ? Pourquoi toutes ces lettres ? Ils ne pouvaient pas envoyer des mails, comme tout le monde ?

 

La Beauté, tôt vouée à se défaire, Yasunari Kawabata (recueil de deux nouvelles)

« Le Bras » est l’une des plus belles choses que j’ai lues depuis longtemps. Une fille confie son bras à un homme, qui l’emporte chez lui pour une nuit, et c’est toute l’étrangeté de l’abandon amoureux qui surgit, dans un mélange d’érotisme et d’onirisme comme seuls les Japonais savent le faire (j’ai découvert ce fantastique nippon avec « Le Bureau de dactylographie japonaise Butterfly » dans La Mer, de Yôko Ogawa).

« Il y a quelque chose que je comprends mal chez les femmes, c’est leur manière de s’abandonner. Je me demande ce qu’elles entendent par « s’abandonner ». Pourquoi le souhaitent-elles, et pourquoi en prennent-elles l’initiative ? Je n’ai jamais compris, même quand j’ai su que leur corps était fait dans ce but. »

 

« La Beauté, tôt vouée à se défaire. » Je préfère le titre au récit, tentative d’épuisement d’un meurtre, qui souligne tout à la fois notre besoin d’ordonner le réel pour le comprendre et l’impossibilité d’en restituer le chaos. La reconstitution est toujours une re-création, aussi récréative soit-elle pour le lecteur. Le meurtre l’exemplifie, mais on en fait tout aussi bien l’expérience en essayant de se souvenir des paroles exactes d’une conversation. Même d’une seule phrase, c’est quasi-impossible. On s’arrête à la version qu’on estime la plus proche ou la plus à même de reproduire l’effet ressenti. Les guillemets, qui n’ont plus vocation à contenir une citation exacte, ne sont plus qu’une trace d’oralité, qu’on laisse pour signaler qu’à cet endroit, ce moment, quelque chose a été dit.

« Il me semble surtout que le malheur des hommes a commencé à partir du moment où ils ont appris à le conserver artificiellement. »

 

La Nouvelle rêvée, Arthur Schnitzler

Je ne savais pas que La Nouvelle rêvée était à l’origine d’Eyes Wide Shut. Je l’ai prise à cause de Mademoiselle Else et de l’érotisme qu’Arthur Schnitzler fait surgir de la pudeur (du refoulement, si l’on se réfère à la Vienne des années 1900). Comme dans le film, s’opposent des faits réels vécus comme dans un rêve et un rêve beaucoup trop réel une fois raconté – comme si les images agencées à l’insu de la rêveuse devenaient à voix haute, adressées à son mari, des intentions qui lui étaient imputables. On sait si bien se faire du mal ; Arthur Schnitzler le saisit comme aucun autre. On sait si bien se faire du mal – à soi, par le truchement de l’autre. Indice que l’autre n’est qu’un intermédiaire : le narrateur ne réussit pas à en vouloir à sa femme, Albertine (qu’on pense aussitôt disparue, à cause de Proust). Elle sera là, chacun sera là pour l’autre, pour qu’il ne s’en veuille pas – la vie de famille apaisante après la piqûre éprouvante de la passion.

 

Le Restaurant de l’amour retrouvé, Ito Ogawa

Je consignerai quelques-unes des jolies métaphores qui émaillent ce livre quand je l’aurai récupéré (j’oublierai sûrement mais, au moins, vous saurez qu’il contient de jolies métaphores). Ce roman où la narratrice cuisine pour les gens, qu’elle rencontre en amont du repas pour le préparer en fonction de leur situation et de leur personnalité, m’a fait prendre conscience que mon envie récente de me mettre à cuisiner est surtout une envie de revoir/recevoir mes amis, qui me manquent un peu – par ma propre faute, par paresse. Au programme des week-ends prochains : l’achat d’une table et de chaises. Près d’un an après la pendaison de crémaillère qui n’a toujours pas eu lieue.

L’angoisse de la page noire

L’angoisse de la page blanche, on connaît, parce que l’écrivain est in fine celui qui écrit, malgré les passages à vide et le manque d’inspiration. C’est même grâce au manque d’inspiration que le lecteur a connaissance de l’angoisse de l’écrivain, tenté de prendre sa feuille blanche comme sujet d’appoint, un peu comme Descartes prend l’exemple de la cire d’abeille dans les Méditations qu’il écrit à la lueur de la bougie ou que le narrateur de La Nausée prend conscience de la contingence de l’existence en regardant la racine d’arbre au pied du banc sur lequel il se fait chier. Pas besoin de voir plus loin que le bout de son nez. Un jeu d’enfant : j’ai utilisé cette pirouette en 5e pour me débarrasser d’une expression écrite sur une situation d’échec à laquelle on avait été confronté et que l’on avait finalement surmonté. Parce que 1°, à 12 ans, mon plus grand échec dans la vie était d’avoir eu 11 à un devoir sur les Contes du chat perché de Marcel Aymé (vexée comme un pou, j’ai pris mes précautions pour la lecture suivante et donc appris par cœur la phrase-prophétie des Pilleurs de sarcophage, que j’étais sûre qu’on nous demanderait – tant et si bien que, même sans mâcher de feuille de laurier, je peux encore vous dire aujourd’hui que Parmi la bataille et la panique indescriptible, tu verras, au milieu, le trésor des Athéniens) et que 2°, même pas en rêve je raconte un truc intime sur des carreaux Seyès (non mais c’est vrai, un peu de tenue, y’a des blogs pour ça).

Bref, tout ça pour dire que l’angoisse de la page blanche, on sait ce que c’est. L’angoisse de la page noire, en revanche, beaucoup moins. L’angoisse de la page noire, c’est une angoisse de lecteur. Ce n’est pas qu’on ne sait plus quoi lire ; on ne sait plus comment le lire. Les mots s’assemblent bien pour former des phrases, mais les phrases ne s’assemblent plus pour former une histoire ou une pensée. Je ralentis tant de peur que, passée trop vite, la phrase précédente soit déjà oubliée, que je mâche et remâche le même passage comme une viande trop mastiquée que l’on n’arrive plus à avaler. Il avait bien raison, Pascal : Quand on lit trop vite ou trop doucement on n’entend rien.

Les premières apparitions de l’angoisse de la page noire datent de mes années de prépa ; elles ont été particulièrement aiguës en philosophie. Essayant de mémoriser un raisonnement décrit en cours, j’agrippais un maillon et le serrais tant et si bien qu’il finissait par s’ouvrir – l’enchaînement de la pensée m’échappait. Toute lecture étant susceptible d’être utilisée en dissertation, cette névrose de mémorisation a contaminé la lecture. Il m’a fallu du temps pour réapprendre à lire ; longtemps j’ai lu un Stabilo à l’esprit. Le premier à me l’avoir ôté a été Kundera (peut-être parce que ses romans ne sont faits que de phrases stabilotées). Mais le divertissement que m’apportait cet auteur en période de concours a été de courte durée ; j’ai fait l’erreur ? un puis deux mémoires sur son œuvre. L’occasion de soupçonner la justesse de ce conseil, entendu de la bouche d’un professeur : ne faites pas de votre unique passion un métier. Je n’ai pas vraiment pu le vérifier : la danse n’a pas voulu de moi, puis je n’ai plus voulu de l’édition. Cette dernière a transformé les livres en petits tas de papier brochés collés reliés manipulés reposés sur l’étal comme des fruits gâtés, sitôt le projet éditorial humé. Peu à peu, j’ai oublié les politiques éditoriales, mais l’écoeurement suscité par la masse des rayonnages est resté. Date, nom, profession, situation familiale, situation romanesque… rien qu’à la lecture de l’état civil des quatrièmes de couvertures, je suis rassasiée. Du coup, ces dernières années, j’ai surtout lu des blogs et des articles, prenant ma dose de fiction auprès d’un autre dealer, qui se fait appeler tantôt cinéma tantôt opéra.

Seulement voilà, l’angoisse de la page noire m’a reprise, gangrenant cette fois la non-fiction (retour aux origines). Après La Passion d’être un autre, lecture particulièrement stimulante et particulièrement ardue, c’est L’Amour et l’Occident qui a été laissé de côté… Alors, traînant au Relay avant de prendre le train pour Marseille, j’ai acheté un allume-feu. Rassurez-vous, Relay n’a pas ajouté un rayon barbecue à côté des confiseries souvenirs : cet allume-feu est un petit Folio. Le premier que j’ai acheté depuis le remaniement de la maquette (cela donne une idée de ma résistance au changement et du peu de fiction que j’ai lue ces derniers temps). L’impulsion m’a même fait oublier que je n’aimais pas ces titres sans empattements, qu’il a fallu rendre tout graisseux de couleurs pour leur donner un semblant d’aplomb. Vous lirez loin, qu’ils disaient. Jusqu’à Marseille, donc. Le Flûtiste invisible a tenu ses promesses d’allume-feu. J’avais fait exprès de prendre un auteur qui aime le désir, pour que l’envie du corps des personnages me communique l’envie de tourner les pages. Philippe Labro. J’ai fait sa connaissance avec Quinze ans. Je l’ai retrouvé avec Franz et Clara. Malgré la belle Américaine de ce que l’on aurait aimé être une première nouvelle (et non une première partie de roman), Le Flûtiste invisible est largement en-dessous. En emportant cet allume-feu, je m’attendais à une belle pomme de pain de feu de cheminée ; j’ai trouvé cette espèce de glaçon carré, dur et blanc, dont on se sert pour allumer les barbecues. Cela manque un peu de panache, mais c’est efficace. Simple comme un J’aime lire. Je l’ai lu sans craindre de le gâcher ; cela me l’a fait apprécier. Et le feu qu’il a allumé en se consumant continue de brûler, alimenté par des petites branches que je prends soin de choisir légères (une centaine de pages tout au plus) et bien sèches (sinon des classiques, des valeurs sûres). Après La Beauté tôt vouée à se défaire (Le Bras, surtout, en réalité – magnifique) de Yasunari Kawabata et La Nouvelle rêvée de Schnitzler (ce mec est un dieu), je me suis enhardie à hasarder un roman au titre kitsch, d’un auteur contemporain (je ne me rappelais plus qu’on pouvait lire des vivants) dont je n’avais jamais entendu parler (c’est un best-seller au Japon, oups) : Le Restaurant de l’amour retrouvé signe mes retrouvailles avec le roman. Comme quoi, tout est toujours question d’appétit.