Le ballet narratif au XXIe siècle, une créature monstrueuse ?

Quel sens cela a-t-il de créer un ballet narratif au XXIe siècle ? Petite réflexion autour deux ballets présentés à Londres en mai : Frankenstein, de Liam Scarlett, et The Winter’s Tale, de Christopher Wheeldon.

 

L’endroit du décor

Le cyclo bleu et les justaucorps, c’est moderne et stylé, mais quand on n’est pas fan de design minimaliste, cela peut être un peu frustrant. Le ballet narratif, qui se déroule en un lieu et une époque donnés, implique généralement des costumes et des décors recherchés, qui peuvent parfois presque assurer le spectacle à eux seuls. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le Royal Opera House ne lésine pas sur les moyens !

Dans Frankenstein, dès avant le lever du rideau de scène, on s’étonne de le voir s’animer par la vidéo, à la manière d’un .gif d’artiste. L’amphithéâtre des cours de médecine, où Frankenstein donne vie à la créature, est surplombé par une machine assez incroyable, rehaussée par des effets lumineux lors du moment fatidique – éclairs, étincelles… la profusion des effets m’a un instant rappelé la mise en scène du Faust de Gounod par Jean-Louis Martinoty à Bastille (des moyens accordés à l’opéra mais pas au ballet de notre côté de la Manche, comme je le remarquais à l’occasion de Iolanta / Casse-Noisette).

Frankenstein, photo Alastair Muir, avec Frederico Bonelli

The Winter’s Tale n’est pas en reste : la scène de tempête en mer à la fin de l’acte I est une réussite, malgré des images de synthèse un peu cheap : une grande voile et une coque figurant la proue du navire, il fallait y penser, mais il n’est fallait pas davantage ! Le clou du spectacle, cependant, reste l’arbre à amulettes du deuxième acte, qui enracine le ballet dans la tradition du merveilleux. L’effet de féerie est saisissant : l’atmosphère me rappelle celle de La Source et le bruissement dans la salle, l’émerveillement du public dans Les Joyaux de Balanchine, lorsque le rideau se lève sur un tableau de danseurs étincelants sous une élégante guirlande assortie aux tutus.

The Winter’s Tale, photo Dave Morgan, avec Sarah Lamb, à gauche (qui est un peu la Myriam Ould-Braham du Royal Ballet)

 

Les deux ballets sont également bien pourvus au niveau des décors et pourtant, on distingue déjà une différence dans la relation entretenue à leur égard. Dans Frankenstein, les décors et les costumes sont référentiels (ils font référence à une période précise, même si simplifiée ou partiellement fantasmée) ; dans The Winter’s Tale, ils sont davantage symboliques : le grand escalier, les statues et la colonne ne font pas référence à une époque précise, mais signalent la richesse et le pouvoir. Par leur aspect modulable, ils dépassent la simple fonction décorative et versent dans la scénographie (deux personnes sont d’ailleurs créditées à ce titre, absent dans Frankenstein). Ces éléments de décor sont en effet utilisés de manière très intelligente pour varier les perspectives sur l’espace et l’histoire : les statues vues de derrière, par exemple, s’accordent bien avec les manigances du roi derrière le dos de sa femme et de celui qu’il suppose être son amant.

Même différence dans les costumes : ceux de The Winter’s Tale, « atemporels » (même si l’atemporel est toujours datable et fait souvent rapidement daté), vont dans le sens d’une relecture modernisée de l’œuvre, tandis que ceux de Frankenstein suggèrent moins l’interprétation que la reconstitution – des partis pris qui se retrouvent dans le traitement de l’histoire…

 

Faire entrer le storytelling dans la danse

N’ayant lu ni le roman le Mary Shelley ni la pièce de Shakespeare1, je ne me prononcerai pas sur les choix d’adaptation, seulement sur la lisibilité de l’histoire, sur sa mise en récit par le ballet.

On suit sans problème l’histoire de Frankenstein ; c’en est presque déroutant : même sans avoir lu le roman, on s’y retrouve ! Les ellipses temporelles et les flashbacks, notamment, sont parfaitement maîtrisés, avec des moments figés où les interprètes du passé viennent reprendre la pose. Une telle clarté narrative est assez rare pour être saluée. D’habitude, si on n’a pas lu le synopsis avant, on se retrouve à l’entracte avec des hypothèses divergentes, à se demander qui est qui, qui a trahi ou dragué qui et pourquoi (parfois même quand on a lu le synopsis avant, et qu’on le relit après – non mais La Source, quoi).

Frankenstein, photo Bill Cooper, avec Steven McRae sur le billard et Frederico Bonelli

Malheureusement, la cohérence narrative se fait au détriment de la cohérence thématique. On suit chaque tableau sans grande difficulté, mais ils s’enchaînent sans que l’on comprenne véritablement ce qui les relie : la séquence où Frankenstein donne vie à la créature semble complètement décorrélée de ce qui précède; il faut attendre la fin pour comprendre l’importance de la famille dans l’histoire – et là encore, le massacre semble presque un accident, un accès de folie inhumain plus que la rage trop humaine d’avoir été rejeté (par celui-là même qui l’a jeté dans le monde)… La psyché des personnages n’est pas aussi fouillée que l’histoire semble l’exiger ; on ne s’aventure pas dans ses recoins les plus sombres. La confrontation avec la noirceur de l’âme humaine est évitée au profit d’une horreur purement visuelle (je déconseille l’usage des jumelles pour le costume sanguinolent et plein de cicatrices de la créature). En somme, les tripes ne sont jamais autre chose que des organes savamment mis en bocaux.

Sinon, résumé en un tweet :

 

Dans The Winter’s Tale, la succession des événements n’est pas centrale ; l’action proprement dite se trouve même reléguée en début et fin d’acte. Le scénario n’est pas pour autant un prétexte à divertissements – pas uniquement : Christopher Wheeldon prend le temps de développer les relations entre les personnages, d’explorer les émotions qui les agitent et les poussent à agir. La danse incarne les thèmes convoqués par l’histoire : la jalousie, la trahison, l’amour, la joie, la culpabilité et la résilience… Les mécanismes narratifs s’en trouvent relégués au second plan : certes, en sortant, on a presque déjà oublié les rebondissements de l’histoire, mais on se souvient de ses ressorts, on est marqué par la palette expressive déployée.

Le chorégraphe sait prendre ses distances vis-à-vis de l’engrenage narratif (le fait d’avoir travaillé au scénario avec le compositeur2 n’y est sûrement pas étranger) et à cette « aération » dramatique correspond une danse aux temps plus marqués, avec des poses/pauses qui mettent en valeur les pas sans les noyer dans un flot continu, comme c’est souvent le cas dans la chorégraphie de Liam Scarlett.

The Winter’s Tale, photo Johan Persson, Marianela Nunez (la saison de la création)

 

 

Pas pas pas

« Mais, Degas, ce n’est point avec des idées que l’on fait des vers… C’est avec des mots. » Paraphrasant Mallarmé (dont les propos sont rapportés par Valéry), on pourrait dire que ce n’est pas avec des idées ni mêmes des mots que l’on fait un ballet, mais avec des mouvements. Le découpage narratif est une chose, qui a son importance, la chorégraphie en est une autre, primordiale. Les combinaisons de pas de nos deux chorégraphes réussissent-elles à traduire l’histoire, mieux : à l’incarner ? Rien n’est moins fragile que la transmutation du mouvement en geste…

Il y a dans Frankenstein de fort bonnes choses, dont deux qui m’ont bien plu. La première est la manière dont Frankenstein fait les cents pas devant le cadavre qui n’a pas encore ressuscité comme créature, son carnet de notes rouge à la main : cour, jardin, cour, jardin, il va et vient dans une effervescence de pas qui rendent parfaitement l’excitation intellectuelle que l’on peut ressentir lorsque les idées s’assemblent, s’appellent, s’annulent… Même réaction que face à la lecture agitée de James Thierrée dans Raoul : c’est exactement ça ! La danse exprime alors un instant, un comportement, de la manière la plus juste qui soit – on ne saurait dire, on ne saurait danser mieux.

À l’acte II, la révérence esquissée par le jeune frère de Frankenstein est reprise par la créature : ce geste, auquel on ne prête guère attention lorsqu’il est exécuté par un enfant bien mis, signifie alors l’étrangeté et la fascination de la créature pour un monde auquel elle voudrait appartenir et de toute évidence n’appartient pas. C’est grâce à des détails comme celui-ci que la chorégraphie caractérise les personnages et leur donne de l’épaisseur. J’aurais aimé qu’il y en ait (ou en percevoir ?) davantage. La danse effervescente de Liam Scarlett leur laisse rarement le temps de se déployer ; un pas en chasse un autre sans qu’on ait eu le temps de l’assimiler, si bien que le ballet auquel on assiste semble avant tout un ballet au sens métaphorique du terme : des allées et venues (des élèves et infirmières au cours de médecine, des domestiques dans les scènes familiales ou des invités lors du bal final). La danse devient alors partitive, de la danse, aux pas interchangeables, destinés à animer plus qu’à signifier. Cela peut être hyper stylé, comme lors de la scène du bal où la créature débarque en croûtes et redingote3, mais c’est un peu décevant, parce qu’on était si proche d’un tout signifiant. Les critiques ont peut-être été d’autant plus dures avec Liam Scarlett qu’elles en attendaient (et continuent à juste titre à en attendre) beaucoup. Mais pour un premier ballet full-length, cela reste impressionnant !

 

Frankenstein, photo Tristram Kenton

 

On sent évidemment Christopher Wheeldon plus expérimenté. Ses personnages se construisent dans et par la danse. C’est particulièrement réussi à l’acte I avec la jalousie du roi à l’encontre de son ami avec lequel, il en est persuadé, sa femme enceinte l’a trompé. On retrouve notamment un même index accusateur dans une variation du roi et dans un trio, lorsqu’il sépare ceux qu’il imagine amants, bras croisés entre eux deux, les repoussant l’index contre la poitrine. C’est ainsi, dans la fusion du mouvement et de l’intention, quand le mouvement devient geste, que le ballet trouve sa raison d’être. C’est ainsi, en tous cas, qu’il me touche – ce qui fait probablement de moi une héritière du romantisme (Giselle est d’ailleurs l’un de mes ballets préférés). Le mime d’une action m’indiffère s’il n’exprime pas en même une émotion. L’émotion peut se passer de l’action (dans le ballet abstrait), mais non l’inverse (ennui d’une pantomime creuse, comme dans la Cendrillon de Matthew Bourne, par exemple).

 

Le dos courbé, souvent associé aux personnages maléfiques dans les contes, est ici un attribut du roi paranoïaque et jaloux (superbement incarné par Edward Watson).

The Winter’s Tale, photo Dave Morgan
Le roi (Edward Watson) en embuscade et le couple qu’il fantasme (Frederico Bonelli et Lauren Cuthbertson, géniale – on ne le voit pas très bien sur la photo, mais elle danse avec un faux ventre).

Mais alors, m’objecterez-vous4, les divertissements des grands ballets du répertoire ? Certains m’ennuient ; c’est même ce qui domine dans le souvenir de mon premier Lac des cygnes : beauté et ennui. La pompe du palais impressionne mais lasse vite. Si j’y prends aujourd’hui plaisir, c’est par balletomaniaquerie : plaisir de retrouver mes danseurs fétiches5, d’essayer de les repérer dans le corps de ballet, et fascination pour des corps qui font à la perfection ce que le mien ne peut pas faire ou très mal imiter. C’est un plaisir de praticien (même amateur) : technique et non esthétique.

D’autres divertissements, pourtant, m’enthousiasment sans que j’ai besoin d’enclencher le mode jury-de-conservatoire : c’est le cas par exemple des mouvements d’ensemble dans Don Quichotte ou des danses des bohémiens au deuxième acte de The Winter’s Tale. Le divertissement cesse d’en être un, parce qu’il n’est pas ressenti comme un moyen de meubler : il exprime la joie, la pure joie, d’avoir un corps, de danser, d’être – et à ce titre, n’interrompt pas la trame dramatique, même s’il constitue une pause narrative.

 

Alors le ballet narratif au XXIe siècle, anachronique ? C’est un peu comme se demander si l’on peut peindre des tableaux figuratifs après Kandinsky ou Mondrian ; les tableaux à la manière de nous inciteraient à répondre par la négative (surtout à la manière des impressionnistes), puis on découvre Richter, par exemple, et on se dit que si, oui. Seule importe la vision qui investit le style, l’anime au-delà ou en deça de ses maniérismes.

Il en va de même pour les ballets narratifs : on a de charmants ballets à la manière de qui, sans rien réinventer, font passer un bon voire un très bon moment (La Source à la manière de Petipa-Opéra de Paris, Frankenstein à la manière de MacMillan-Royal Ballet) et d’autres où le langage chorégraphique, plus inventif, fusionne d’une manière nouvelle danse et pantomime, ce qui est raconté et ce qui est exprimé comme les deux faces d’une même médaille.

 



1
La plupart des ballets récents sont adaptés d’œuvres littéraires qui ne le sont pas. Est-ce que, la danse étant plus apte à traduire des émotions que des faits, les chorégraphes tablent sur des œuvres plus ou moins connues de tous (plutôt moins pour moi) ? Ou est-ce une commodité, sachant qu’il y a déjà matière à faire œuvre (assurance d’une certaine densité, d’un propos, d’une cohérence dramatique) ? La question se pose également au cinéma, où le nombre de scénarios originaux tendent à diminuer.
2 La musique de Joby Talbot ne s’écouterait peut-être pas seule comme du Tchaïkovsky, mais c’est un véritable bonheur qu’une musique composée spécialement pour le ballet.
3 Le combo redingote / crâne chauve me fait penser à la belle-mère et aux sœurs de Cendrillon dans la version de Thierry Malandain…
4 Non, David Le Marrec, je ne te vouvoie pas. :p
5 Effet « série TV » : plaisir de retrouver des personnages. Car les danseurs, tels qu’on les fantasme depuis notre place de spectateur, sont avant tout des personnages. J’en veux pour preuve Mathiiiiiiilde (le personnage Mathilde Froustey de Palpatine).

Painting with Light

Lent développement

L’art et la photographie des préraphaélites à l’âge moderne : l’exposition Painting with light oscille entre juxtaposition (l’art des préraphaélites à l’âge moderne, la photographie des préraphaélites à l’âge moderne) et coordination (la réaction de l’art à l’émergence d’une nouvelle technique). La seconde option est évidemment la plus stimulante ; c’est ce qui fait de l’exposition un tout supérieur à la somme de ses parties, lesquelles, hormis quelques chefs-d’œuvre (pour l’essentiel issus des collections permanentes du musée), ne sont pas des plus passionnantes prises individuellement.

La curiosité de découvrir les supports des premières photographies (plaque en argent, notamment) le cède assez rapidement à un intérêt poli, sans commune mesure avec l’émotion esthétique que je viens habituellement chercher au musée ; si je n’avais pas déjà été à Édimbourg, j’aurais probablement passé la première salle au pas de course, les photos de panoramas n’étant pas spécialement ma tasse de thé. Les photos posées m’amusent davantage, moins en leur qualité d’étude préparatoire (cela sert notamment pour les positions difficiles à tenir – genre une grosse jarre en équilibre sur la tête) que pour les souvenirs qu’elles font remonter, de quelques après-midis passées avec ma cousine, avant le numérique, à nous déguiser et à installer des décors de bric et de broc pour nous photographier ensuite dans ces mises en scène – une ou deux photos par composition, guère plus1.

Peu à peu, en même temps que la technique abordée se peaufine, les clichés d’intérêt purement historique se raréfient, le propos de l’exposition se construit, et de vagues souvenirs de Walter Benjamin s’animent dans un coin de mon esprit… l’ère de la reproductibilité technique…

 

Déroulé de la pellicule

Dans un premier temps, les peintres voient dans la photographie une formidable aide et s’enthousiasment pour sa précision. Mimésis médiée : l’art copie la photographie qui enregistre la nature. Cette passion ravivée pour la chose en elle-même s’accorde bien avec le scientisme ambiant. Pour John Ruskin, il s’agit de peindre ce que l’on voit « rejecting nothing, selecting nothing » : la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Comme si la vérité était factuelle et non discursive… Le leurre est tenace : Millais se voit ainsi reprocher de peindre à partir de plusieurs photographies combinées. C’est pourtant là que cela devient intéressant, quand les écarts par rapport aux photographies font ressortir les partis pris de composition, quand on se rend compte, via la disparition des arbres photographiés, que la berge nue choisie par le peintre pour son Ophélie renforce l’horizontalité du corps flottant.

La précision photographique a du bon…

Glacier of Rosenlaui, John Brett
[Quand la précision donne le tournis et l’observation scientifique redevient esthétique… On dirait vraiment une mer de glace, houleuse, figée dans l’instant par un sort.]

 

et du moins bon.

[Ce tableau de David Octavius Hill, réalisé à partir de photos individuelles et premier de ce type, est vraiment creepy : l’empilement m’évoque les catacombes…] 

Un peu comme l’apparition d’un mot infléchit les nuances de sens de ses synonymes, le développement d’une nouvelle techne oblige les autres à s’interroger sur leur spécificité et à se re-positionner. La photographie se révèle imbattable sur le plan de la précision millimétrique : les peintres la lui abandonnent progressivement au cours du XIXe siècle, et l’esthétique picturale évolue vers le flou. Précisément ce qu’il fallait pour que Rossetti nous fasse des tableaux à tomber. Cause ou conséquence, on constate sur les photos que les modèles des peintre pré-raphaëlites (qu’ils se partagent) ont des chevelures mousseuses…

Le mouvement de balancier ne s’arrête pas là : le flou pictural inspire en retour une photographie soft focused (je me demande quand même dans quelle mesure le flou des peintures n’est pas lui-même inspiré des « ratés » de la photographie, lorsque les temps de pose démesurément longs donnaient un caractère fantomatique à tous ceux qui y posaient). La photographie va ainsi pouvoir se développer comme un art à part entière – en témoignent les premiers photomontages. Orphée, comme par hasard…

 

Révélations ?

Extase toujours devant Lily, Lily, Lily Rose (un peu abusé de « privatiser » THE tableau de la Tate, non ?). Et quelques belles découvertes…

 

Two’s Company, Three’s None, Marcus Stone
[Ces jeux de regard…]

 

Dew Drenched Furze, Millais
[Cela fait un peu near death experience pastel…]

 

A Wet Night at Piccadilly Circus, Arthur Hacker
[Encore plus chatoyant en vrai.]

 

Bon à savoir : l’Eurostar a un partenariat avec les grands musées londoniens. Ce n’est indiqué nulle part dans les musées, mais on obtient deux places pour le prix d’une sur simple présentation de son billet de train (de moins de cinq jours). À 16 £ l’entrée de l’exposition, c’est appréciable !

1 Ce que l’on a pu rire de nos tenues de camouflage derrière le yucca, de nos madames Irma de pacotille (on aperçoit l’élastique de cours de récré auquel sont suspendus quantité de paréos) ou de la mendiante en sweat Kappa, qui demande une petite pièce sur carreaux Séyès… (Tendresse particulière pour celle où avec ma longue tresse, mon physique de planche à pain, un short ras du cul et le pistolet en plastique de mon petit cousin, je joue à Lara Croft.)

Week-end East End

Tea

 

Le risque de revenir encore et toujours au même endroit, c’est de transformer le voyage en pèlerinage et de courir d’un point à l’autre pour checker tous les points de passages obligés : en gros, un spectacle à Covent Garden, un cream tea chez Richoux, du ravitaillement chez Fortnum & Mason, un vagabondage sans achat à la librairie entre les deux, un tour devant les manuscrits de la National Library, un Sargent à la Tate Gallery, le concours de portrait annuel à la National Portrait Gallery, un dîner au restaurant-à-risottos à Shepherd’s Market et une balade dans un des parcs de la ville en mode beware of the squirrels. Il y a bien eu un spectacle à Covent Garden, un cream tea chez Richoux et un passage (fructueux) à la librairie, mais pour le reste, Pink Lady m’avait soufflé quelques adresses gourmandes à tester et Palpatine s’est chargé de la nouveauté urbaine en me faisant découvrir l’East End, quartier dans lequel je n’avais fait que plonger mes orteils en l’accompagnant chez son tailleur lors d’un précédent week-end il y a bien deux ou trois ans.

 

Profiteroles surgelés

[Londres surgelé ou Elyx s’apprêtant à avoir les yeux plus gros que le ventre]

 

Palpatine a un rapport assez obsessionnel aux villes qui lui plaisent ; il ne sera pas en paix tant qu’il n’aura pas tout quadrillé, enregistré et relié chaque quartier dans son GPS mental ; et il faudra de toute manière repasser pour voir comment l’endroit a évolué. Du coup, je me suis laissée promener dans tout l’East End, en commençant par le Spitafield Market, juste à côté de notre hôtel. S’y vendent des fringues plus ou moins vintages, des doll dresses à col claudine (j’ai hésité mais ça faisait vraiment cosplay) et des chapeaux designed in England et (hand-)made in China (j’ai hésité à en prendre un quatrième et le vendeur, croyant que j’étais dans une dynamique de substitution plutôt que d’ajout, m’a fait un prix sur le troisième – son collègue mad hatter était formel : le framboise plutôt que le gris). Aux stands de vêtements se mêlent des stands de bouffe, qui vont du cupcake vegan au sandwich viandard hardcore, grillé au chalumeau. J’opte pour un roll aux falafels (même si grrrr, ce n’était pas la boulette-avec-graines-de-courge que je voulais, j’ai dû admettre que c’était bon), tandis que Palpatine décrète un peu plus loin sur Brick Lane une nouvelle victoire de canard avec son duck and blue cheese burger, dont le making-of est en soi un spectacle : la choupie serveuse à acné a le coup de main pour aligner tous ses petits pains sur la plancha, les petits sceaux pré-portionnés de canard, les morceaux de bleu, de chèvre ou de cheddar face à leur pain respectifs, et tout ça retourné, hop, hop, assemblé avec un peu de verdure vite fait, pour dire, arrosé d’une pression de miel, le tout sur les petits pains à présent grillés et tartinés de chutney d’oignons, splosh, splosh, on s’assure du plat de la main que tout tient ensemble et bonne appétite ! J’ai piqué un morceau à Palpatine : c’est le genre de choses qui fait envie à manger, mais pas du tout à digérer. Anyway… j’ai goûté Brick Lane, une espèce de Camden Market bobo, même bazar réjouissant, sans l’attitude rebelle-de-la-society hyper marketée. Seule trace de violence, verbale : l’ardoise d’un pub qui ne veut pas de vegans chez lui, « no fucking hamster here » ; le gus est exaucé : il n’y a personne… Peu de touristes hormis nous-même, des locaux, des bobos, plutôt, toujours plein de trucs à manger, et des murs décorés.

 

Street art héron

[Comble du héron qui fait le pied de grue][Pas loin, une boutique avec un magnifique parapluie qui fait disparaître la pluie sous les constellations, pour vous seulement, discrètement, égoïstement : poétiquement.]

Panneau Bricklane

Street art hérisson

  Street art en calligraphie arabe

 

La balade a continué dans des rues moins stylées, voire presque moches, mais on s’en foutait, Palpatine sur sa lancée, moi trimballant toute guillerette mes nouveaux haut-de-forme, melon et feutre framboise dans grand sac en papier kraft que j’ai fait danser en le balançant par sa poignée. Arrivés au Victoria Park, on s’est dit qu’on habiterait bien un lieu un peu excentré comme ça, avec des bancs et des canards en pleine ville.

Grisaille au Victoria Park

 

Il faisait toujours gris, gris mieux que pluie, gris pas exigeant, qui autorise à ne prêter qu’une attention distraite à ce qui nous entoure et à parler pour le plaisir de parler, de porno, là, pourquoi pas, de comment ce n’est pas tagué pour les femmes, parce que la choupie teen n’assure pas le choupi maigrichon, mais souvent un mec bedonnant / tatoué / avec une coupe mullet, au secours, cela devrait être interdit aux moins de trente ans, mais quand même, Palpatine est heureux du retour en grâce des petits nichons et moi de trouver un banc libre, parce que je commence à fatiguer. Erreur de débutant : je n’ai pas mangé sucré, et je vais le payer parce que Palpatine a décidé de me traîner jusqu’au stade olympique. Où il n’y a rien. Mais justement, argue-t-il. C’est l’inconvénient qui va avec l’avantage d’avoir un GPS sur pattes, qui aime à appréhender une ville depuis ses marges : on se retrouve à marcher dans des coins paumés, bretelles d’autoroutes désertes, talus de terre, grues à l’horizon. Après moult râleries de ma part, enfin, une immense station déserte de métro aérien, qui passe de manière étonnamment fréquente pour un endroit qui ne dessert rien. Et nous ramène donc vers la civilisation, à White Chapel, plus précisément, pour jeter un œil à la White Chapel Gallery, espace d’exposition d’art contemporain que je transformerais volontiers en studios de danse.

Pas de Tate, pas de National Gallery ; hormis le nez mis à White Chapel, la seule exposition du week-end aura été samedi une galerie de photos de danseurs par Rick Guest. Je les avais déjà presque toutes vues en ligne, mais les gigantesques tirages hyper brillants (au point que s’y reflètent les photos accrochées en face) accentuent le parti pris esthétique de l’artiste : le grain recherché n’est pas celui de la photo, mais de la peau, avec ses imperfections, plis, taches, bleus, pores, poils. On est si peu habitué à voir ainsi la chair que ces corps tantôt taille réelle tantôt plus grands que nature mettent quelque peu mal à l’aise. Le premier réflexe est de se dire que cela ne flatte pas les danseurs, l’effet étant renforcé par des vêtements usés voire troués (on ne dira pas où dans le cas de Steven McRae). Une certaine beauté transpire pourtant peu à peu de de ces corps fatigués, probablement parce qu’on ne saurait dire s’ils sont plus travaillés ou malmenés, en résistance ou en accord avec leur vieillissement naturel et inéluctable.

 

The black horse

 

De beauté, en revanche, je n’en ai trouvé aucune à ma fatigue – fatigue hivernale lambda, à laquelle est venu s’ajouter le coup de speed pré-BAT au bureau et le froid de la chambre d’hôtel. Je ne suis pas très patiente d’ordinaire, mais lorsque je suis fatiguée, il ne me reste plus aucune marge : la moindre contrariété m’irrite au plus au point et c’est comme cela que dimanche, après avoir râlé d’avoir marché jusqu’au stade olympique, puis avoir été refoulée à la mini-exposition sur Alice au Pays des merveilles 15 minutes avant la fermeture de la British Library (c’était pourtant mon non-anniversaire, ai-je chouiné, dépitée, sur le bloc de béton où je me suis laissée tomber), je me suis retrouvée à pleurer de rage chez Fortnum & Mason parce que le thé, trop infusé, avait pris un goût infâme (je m’étais pourtant précipitée pour écoper le maximum de feuilles). La serveuse, à qui j’ai demandé de l’eau chaude, a cru bien faire en remettant encore plus de thé dans une nouvelle théière brûlante, ce qui a donc donné un thé au goût encore plus âcre, versé pour moitié à côté de la tasse, et une frustration plus grande encore. Le divin carrot-cake de la maison (aka THE carrot cake), un temps porté disparu sous beaucoup trop de frosting, méritait mieux que cela pour son retour. D’autant qu’il devait compenser la fermeture dans la gare de Foyles et de Peyton & Burnes (adieu lemon-seed cake, adieu millionaire’s shortbread). Heureusement, Palpatine est d’un flegme tout britannique (les Anglais ne savent pas infuser le thé, voilà tout, pas de quoi en faire un cheddar) et nous avons croisé @_gohu et @mimiskaya, à qui j’ai pu montrer mes nouveaux chapeaux… et qui se sont retrouvés juste à côté de nous dans l’Eurostar, because Hugo et Palpatine ont fait le même calcul en prenant des places pourvues de prise électriques dans le wagon le plus proche de l’arrivée – bande de geeks !

 

Reflet

 

Alors voilà, les clouds, les silver linings, tout ça… J’ai été heureuse de retrouver Londres, bien sûr, mais le meilleur du week-end, en vrai, c’était de retrouver Plapatine, qu’il faut écarter de Paris pour qu’il cesse deux secondes d’être obnubilé-accaparé par son travail (bon, il a quand même pris quelques appels pro, déplacement professionnel oblige ; j’en ai profité pour me resservir un second petit-déjeuner chez Pod et prendre des photos dans les rues alentours). Le meilleur du wee-end, c’est de faire un tour de magicobus le soir pour regagner notre quartier, truster le premier rang à l’étage, et se lancer dans un concours de photo de nuit, photos de pluie. C’est, parce que les desserts du resto ne nous inspiraient pas, picorer raspberries et blueberries dans la chambre d’hôtel, après avoir rigolé comme des idiots devant la machine à pièces du Tesco : zut, t’as pas fifty pence ? J’ai twenty. Attends, attends, moi aussi. Et de vider nos porte-monnaie avec toute la ferraille qu’on ne se donne jamais la peine de déchiffrer.

Le meilleur du week-end, c’est de discuter ensemble dans l’obscurité d’un bar à l’ambiance si tamisée qu’il faut limite sortir le téléphone pour lire le menu. Entre deux cuillerées de la best onion soup ever (avec du cidre !), je m’enthousiasme sur ma lecture du moment, poursuivie quelques heures auparavant dans l’Eurostar : le schisme de la philosophie (occidentale) d’avec la sagesse (orientale), voilà pourquoi faire de la philosophie m’a amusée puis lassée ! J’avais un angle mort dans ma réflexion et François Jullien met le doigt pile dessus ! Palpatine renchérit : c’est pour cela qu’il n’a jamais réussi à accrocher ; les métastructures de la philosophie occidentale lui ont paru bien creuses après la lecture de Confucius. Le lendemain, comme un fait exprès, on se retrouve à lire des extraits de Confucius dans la libraire que j’affectionne tant avec son escalier en bois – Palpatine s’extasie sur un aphorisme, cherche comment a été traduit « l’homme de bien » (gentleman, of course), on baguenaude parmi les couvertures colorées qui englobent de leur vivacité classiques ardus, ouvrages de vulgarisation et vulgaires essais remâchés. Mes doigts courent d’excitation sur les dos du rayon danse, sortent tous les livres un à un ou presque. Je prends un petit glossaire de pas : malgré sa finesse, il me semble plus complet que mon gros Larousse dédié (où ballets, danseurs et chorégraphes réduisent il est vrai la place accordée aux termes techniques), mais surtout, il y a la transcription phonétique des pas en français et je rigole toute seule d’imaginer prononcé avec l’accent anglais un pah d(u) boo-RAY ou un p(u)-TEE r(u)-tee-RAY soh-TAY. La librairie fermait ; je me suis dépêchée d’aller chercher Geek sublime. Writing fiction, Coding Softare au rayon biographie, où jamais je ne l’aurais cherché.

Il faut dire que nous avions un peu traîné chez Richoux, bien après nos baby scones. On ne pouvait tout de même pas partir en plein suspens : nos voisins parviendraient-ils au bout de leur high tea ? Nous avons suivi avec intérêt leur avancée, discuté leurs choix stratégiques (ne laisser aucun finger sandwich pour faire une pause dans le sucré, erreur, erreur, et garder la pâtisserie pour la fin, halala, si vous croyez qu’après les scones vous serez encore en état…), crié un peu vite à la défaite en captant un « too much sugar » adressé au serveur et fini épatés de les voir tout engloutir sans paraître spécialement écœurés – alors que le mec était parti avec un sacré handicap en prenant un chocolat chaud !

 

Vue de nuit depuis le magicobus

[À bord du magicobus]

 

Oui, le meilleur du week-end, ce sont ces discussions, ces vagabondages, ces délires ordinaires. C’est causer philosophie devant une onion soup, parler p0rno en plein parc et commenter un high tea comme un match de foot. C’est, simplement, marcher dans la ville côte-à-côte en oubliant toutes les heures assises des semaines passées, sentir le corps se délier, l’esprit s’aérer, laisser la place aux surgissements et aux perspectives croisées plutôt que de juxtaposer des monologues remâchés.

 

Souris-fantôme

[Quand d’éphémères rayons de soleil sont apparus samedi matin et que, Palpatine sous la douche, je n’ai plus eu aucun témoin, je n’ai pas résisté à jouer à la souris fantôme.][Faire l’amour ou des photographies, deux moyens de s’approprier une chambre d’hôtel, était-il très justement écrit dans un livre dont je ne me souviens ni du titre ni du nom de l’auteur (photographe) – tout juste un souvenir de couverture blanche, Minuit ou P.O.L.]

Carlos Acosta et compagnie

Carlos Acosta… un nom que j’ai lu un nombre incalculable de fois, à l’époque où j’étais abonnée à tous les magazines de danse en circulation, généralement associé aux pirouettes, aux sauts et, plus généralement, à la joie de danser face à un public cubain en délire. Passée par l’ENB, la star cubaine est devenue celle du Royal Opera House, entraînant ses étoiles dans un sympathique gala estival qui semble être réccurrent. Contrairement à ce que l’on pourrait attendre, la virtuosité n’est pas le mot d’ordre : les extraits présentés, qui m’étaient pour la plupart inconnus mais qui n’ont pas dépaysé le public de Covent Garden, ont été avant tout choisis pour leur caractère lyrique ou dramatique. On s’y perd un peu lorsqu’on ne connaît pas le ballet original (Mayerling : qui tue qui et pourquoi ?) mais ce florilège de découvertes encore à faire est délicieux. Le désir d’en voir davantage ajoute au plaisir que l’on prend à cette succession de costumes, de danseurs, de musique – live ! – et de styles différents : une Schéhérazade pressée, caressée par le roi perse qui en veut toujours plus ; une Manon éplorée qui fait regretter de ne découvrir Leanne Benjamin qu’à son départ du Royal Ballet ; un curieux cygne blanc qui, pour une fois, meurt véritablement, et non pas seulement de langueur : toute la poésie réside dans la maladresse de l’oiseau malade, les poignets cassés ; une muse, une nymphe argentée, une sirène…  Carlos Acosta sait assurément s’entourer et céder la scène à ses partenaires sans cesser de l’occuper, repoussant jusqu’à la fin son unique solo. Memoria d’Altunaga me rappelle un peu Maliphant avec sa lumière centrale et une danse qui évoque les arts martiaux. Mais c’est sanglé dans le costume du sultan ou entouré des muses apolliniennes, que l’on devine le demi-dieu – certes plus aztèque que grec. Sa place dans la mythologie de la danse, il l’a sûrement conquise par une grande générosité dans le geste : il n’a pas la présence d’un artiste comme Nicolas Leriche mais déborde de joie – ce qui, j’imagine, se traduisait surtout par l’énergie au début de sa carrière et revêt un aspect plus mature aujourd’hui : une rare sympathie pour ses partenaires comme pour le public. Qui aurait cru que le moment le plus réjouissant de la soirée serait le pas de deux de Diane et Actéon, chorégraphié par Agrippina Vaganova au siècle dernier ? Alors que Carlos Accosta rattrape Marianela Nunez en cours de tour comme pour finir le pas de deux, il lui redonne de l’élan et s’éloigne juste ensuite pour laisser son amie tourbillonner en solo, laquelle finit pied à plat sous les applaudissements riants du public. Alors, oui, je mélange déjà les pièces et suis incapable de dire qui a dansé quoi mais avouez qu’un tel gala en été, au débotté*, c’est plaisant.

* Places debout de dernière minute avec Palpatine, bientôt rejoints par hasard par Laura Cappelle, qui, après m’avoir demandé dans un anglais parfait si elle pouvait prendre un morceau de rambarde à côté de moi, nous apprend la présence de Pink Lady et Amélie. Le tout-Paris balletomane.