Malheureux Admète, malheureuse Alceste. Pardon ? Le choeur n’est pas contrariant, il répète : Malheureux Admète, malheureuse Alceste. Autant que les dieux grecs exigent la mort de quelqu’un pour épargner la vie du roi, ça ne me défrise pas, rien que de très normal, autant qu’Alceste soit une femme, c’est un peu perturbant pour le lettreux de base. Passé le choc de découvrir que, chez Gluck, Alceste n’est ni un homme ni à bicyclette ni misanthrope, on peut étudier le pedigree de notre héroïne : reine, mère de deux enfants et épouse éperdument amoureuse du roi – mourant, donc. Lorsqu’elle apprend le marché des dieux, son sacrifice est une évidence – douloureuse mais une évidence quand même.
Mise en scène d’Olivier Py, photos d’Agathe Poupeney
Là où cela devient intéressant, c’est qu’il n’est pas seulement question d’honneur, de devoir ni même de passion. Le monologue de renoncement d’Alceste, sans cesse repris et interrompu, laisse deviner que la douleur de la disparition le dispute à l’amour : mourir à la place de l’être aimé, c’est aussi lui laisser porter la douleur du deuil. En renonçant à la vie, elle renonce à ses douleurs comme à ses joies et fait certes le deuil de son mari mais meurt en le sachant vivant. Lorsqu’Admète l’apprend, il réagit de même et refuse d’être sauvé par la mort de celle sans laquelle il ne peut vivre. Quelque part, cette honorable lâcheté témoigne de ce que chacun a fait de l’autre sa vie et préfère la perdre plutôt qu’éprouver la perte de ce qui la rend désirable.
Alors que dans une tragédie classique, ces atermoiements sacrificiels finiraient immanquablement par susciter l’ennui, ils instillent ici une poignante mélancolie, qui trouve écho dans l’effacement des magnifiques dessins à la craie qui constituent des décors éphémères et que le spectateur voit à regret disparaître. Palais Garnier décrété palais royal, vue de Venise ou d’ailleurs, immense cœur aux artères malades, vagues cardiaques, forêt de rêves et de cauchemars, ciel étoilé de désirs et de regrets… loin de déconcentrer, comme j’ai pu l’entendre, ces décors successifs offrent un point d’ancrage pour laisser dériver son esprit en toute sérénité, au fil de la craie, dont on ne sait jamais tout à fait où elle va nous mener – plus loin dans l’intrigue, dans la beauté fragile de l’instant ou dans la loge où l’on se trouve, à caresser du regard les contours de la personne à côté de nous.
Sophie Koch
On a fait le deuil d’une fin heureuse et à la limite même d’une fin lorsqu’un happy end survient. Après tant de souffrances, quand le deuil est enfin fait, quand Admète et Alceste pourraient mourir l’un à l’autre, les sauver tous deux est presque une cruauté. Leur tristesse était si belle que leur joie soudaine gâche un peu la mienne. La magnanimité finale des dieux, spécialité baroque selon Palpatine, passait mieux chez Lully, du peu que j’en ai vu.
Applaudissements. Puis un grand oh, bref et soudain, à l’unisson. Après le deuil, qui se ressent : la mort, qui ne se comprend pas, celle de Chéreau, dont l’annonce déclenche la stupéfaction dans la salle. En sortant, personne ne parle de l’opéra.