Britten and Bostridge

Mille tonnerres d’Aix : des gouttes commencent à tomber si bien que l’on traverse la ville en vingt minutes, au pas de course. À l’entrée, Palpatine retrouve un mélomane habitué des salles parisiennes, qui a une place à revendre. J’appelle mon amie P. qui, ni une ni deux, enfourche son vélo à talons et nous rejoint. Quelques minutes plus tard, c’est le déluge : alors que l’on a chacun rejoint sa galerie respective, on annonce que le début du spectacle est décalé d’un quart d’heure pour laisser une chance aux spectateurs pris par l’orage d’arriver à l’heure – alors qu’on peut toujours courir à Paris en cas de grève des transports. Essayant de faire abstraction de ma voisine qui se ronge les ongles avec de petits bruits de succion, j’en profite pour admirer la salle, que j’aime décidément beaucoup : le bois, quasi orange, lui donne un aspect chaleureux ; les galeries de deux rangs seulement et le dénivelé des places d’orchestre assurent une visibilité très confortable ; et plus rare encore : la climatisation est gérée à la perfection, maintenant une température agréable sans que l’on sente le moindre souffle d’air froid. Une réussite tant sur le plan du confort que de l’esthétique, qui rappelle une conque de bateau – ce qui tombe très bien, entre les inondations annoncées et le titre des morceaux de Britten qui ouvrent le concert.

 

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L’entrée du port de Marseille (histoire de rester dans la région des vacances) par Vernet


Les Quatre interludes marins, qui vont de la clarté de l’ « Aube » à l’agitation de la « Tempête », en passant par un « Dimanche matin » et un « Clair de lune », ont la pureté d’une peinture classique mais sont animés d’une force romantique : une marine qui prend vie – et ce n’est pas un mince exploit, si vous voulez mon avis. Théophile Gauthier aurait pu en faire le sujet d’une de ses nouvelles fantastiques. Imaginez un peu : les nuages dérivent dans le ciel, immense, tandis que la lumière du matin grimpe peu à peu le long des édifices et des palais, qui s’éloignent jusqu’à perdre leur caractère monumental, jusqu’à ce que l’on soit sorti du port, pour se retrouver en haute mer, sans autre horizon vertical que le mât ; la navigation suit son cours, sa course, de jour, de nuit, au clair de lune, donc, avant de se faire happer par une splendide tempête où les cuivres mugissent, par-dessus l’écume des archets.

 

 

Ian Bostridge reclining on a chair

Ian Bostridge, par Simon Fowler
Après googlage, je découvre que mon futur époux a un petit air de Hugh Grant
– c’est-à-dire s’il était lord et ténor. 
 

Si Ian Bostridge n’est pas venu chanter sous ma fenêtre la Sérénade pour ténor, cor et cordes, c’est parce qu’il savait que je serai en première galerie, laquelle ressemble beaucoup à un balcon. Paisiblement assise, je me suis laissée séduire par sa voix de parfait gentleman. Même le bassonniste, qui semble pourtant tout droit sorti d’Eton avec sa coupe et sa tenue impeccables, n’a pas l’air aussi british. L’élégance simple d’un costume qui tombe bien, sur une grande silhouette maigre ; la main posée sur les boutons de la veste lorsqu’il chante et croisée bien haut derrière le dos lorsqu’il sort de scène ; ce flegme britannique, presque colonial, qui transforme l’éructation attendue (le corps est courbé au-dessus du ventre, la tête dirigée vers le bas) en parole bien tournée ; la diction qui suggère l’érudition d’un homme de bibliothèque et surtout, surtout, cette voix… Qu’elle chante des poèmes de Blake, Keats ou d’un illustre anonyme, elle est diablement sexy – étonnament sexy lorsqu’on s’attend à une éructation du chanteur courbé au-dessus du ventre, la tête . Sur « Every nighte and alle » (de l’illustre anonyme, qui a eu la brillante idée d’en faire son refrain), je suis à deux doigts de demander mes sels. À l’entracte, j’informe Palpatine que je vais devoir le quitter, ayant un ténor à épouser. Comme lui-même doit demander la main de Julia Fischer (ou Hilary Hahn, vu que la première est très prise), il ne m’en a évidemment pas tenu rigueur.
 

 

Tableau de Richter

Richter 

Replacée à l’orchestre avec P. et Palpatine mais pas tout à fait remise, j’assiste à la Sinfonia da Requiem. Que dire : c’est beau ? La soirée a décidé d’être parfaite. Si la métaphore marine avait encore cours, je dirais que je suis comme un poisson dans l’eau. Enrobée de sonorités délicieuses, je déguste ce morceau de Britten avant de passer à la sixième symphonie de Chostakovitch – une symphonie-digestif, rien que ça. Le piccolo-papillon ne cesse de voler au-dessus du gouffre et de la mêlée, ouvrant des brèches de légèreté en pleine tension. J’entends les tableaux de Richter et Sabrina : l’insoutenable et la légèreté renvoyés dos à dos, l’un contre l’autre, les contraires s’adossant pour mieux contraster lorsque, soudain, la fine paroi qui les sépare est déchirée. Il n’y en a pas un qui est le mensonge de l’autre, comme pour le personnage de Kundera : ce sont deux mondes qui s’ignorent – jusqu’à ce que l’un fasse irruption dans l’autre. Pour passer de l’un à l’autre, sûrement, le chef est toujours sur le point de décoller. Pas de bénédiction ternaire avec sa baguette, Gianandrea Noseda bat la mesure comme un forcené (c’est un miracle s’il s’en est sorti sans tendinite au coude). Il compense à lui seul les mines impassibles du London Symphony Orchestra : l’énergie qu’il y met est telle qu’on croirait parfois sa direction chorégraphiée par un Robbins – mode rivalité de rue dans West Side Story. La pose finale par laquelle il s’arrache à la musique aurait mis d’accord les Jets et les Sharks. Non mais, qui c’est le chef, ici ?