Violoncelle au débotté

Concert de dernière minute au théâtre des Champs-Élysées, pour entendre jouer le violoncelliste Victor Julien-Laferrière : je suis Palpatine malgré un programme qui ne m’inspire qu’à moitié.

Douze variations pour piano et violoncelle : j’en passe une partie à me demander si j’hallucine, parce que ça sautille et ça crie Papageno alors que je n’ai pas vu Mozart au programme. Vérification faite, je ne suis pas folle, Beethoven a bien composé ces suites sur un thème de La Flûte enchantée.

Sonate pour violoncelle et piano n° 2 op. 58 : violoncelle et piano-clavecin déambulent bras dessus bras dessous sous une ombrelle. Je n’y peux rien, Mendelssohn fait pour moi de la musique partitive : vous m’en mettrez une louche, vingt minutes, 500 grammes ou deux cuillères à soupe – c’est du pareil au même : de la musique. Je m’endors sur la fin. Avant, j’observe la poussière danser devant les projecteurs qui sifflent sur nos têtes ; cela faisait longtemps que je n’étais pas venue au théâtre, la quiétude de l’obscurité et du velours m’avaient manqué. L’ennuie est palpable, paisible. Je me demande quand même si je sais encore apprécier la musique.

Pas sûr, mais peut-être que oui : sonate pour violoncelle et piano op. 65. On a changé de piano et de pianiste (toutes mes excuses à Justin Taylor, et mes remerciements à Jonas Vitaud, qui joue cet après-midi un répertoire qui me plaît davantage). Et surtout, de compositeur : Britten était ma caution oui, bon, allons-y. Violoncelle et piano arrêtent de se conter fleurette à l’unisson ; ça se met à discuter-disputer, ça se course-poursuite dans les couloirs d’une maison-manoir, élégance et esprit, le toit qui goutte et la lune, le monde qu’on observe depuis une bibliothèque où l’on ne lit plus, un verre de whisky à la main, glaçons, goutte et goutte et zou.

Lieux retrouvés, de Thomas Adès : je ne connaissais pas du tout le compositeur, mais réveillée par Britten, ça me pique, ça intrigue ; violoncelle et piano s’entrecroisent, se coupent la parole pour mieux se souligner l’un l’autre ; il se passe quelque chose. Surtout, surtout, il y a ce passage pianissimo (violoncellissimo ?) perdu quelque part au milieu de la pièce : une présence re-surgie de nulle part qui s’attarde, s’amenuise, au bord de la disparition. Je ne sais pas pourquoi, je me retrouve instantanément dans le musée d’Ellis Island, les pièces du haut, grandes, blanches, avec leurs ruines entassées derrière les vitres, vitrines de grenier où l’Histoire s’est écrite et oubliée – d’où elle nous parvient encore, comme ce son ténu dont on ne sait plus s’il s’est tu ou s’il résonne encore, déjà, comme anticipation de la mémoire. Bizarrement, j’ai été moins attentive ensuite, comme si toute la pièce n’était qu’un écrin pour ce secret, ce trésor-là, retrouvé parce que perdu.

War Requiem de pacifiste

À un moment du War Requiem, Benjamin Britten reprend l’épisode biblique d’Isaac et Abraham. Alors qu’Abraham est sur le point de sacrifier son fils à Dieu, un ange apparaît pour suspendre son geste…

… mais Abraham ne l’écoute pas et tue son fils.

J’ai une demi-seconde de gné ? ai-je loupé un épisode ? ai-je mal retenu l’épisode biblique ?

Le chanteur enchaîne :
son fils… et la moitié des fils de l’Europe.

Ah !

Par la suite alternent des passages chantés-récités par les solistes, qui dénoncent les atrocités de la guerre, et des chœurs d’enfants, qui résonnent dans le lointain. Ils alternent moins qu’ils ne s’entrecoupent, d’ailleurs, dans une concaténation qui me fait enfin comprendre pourquoi j’avais du mal à appréhender cette œuvre depuis le début de la soirée, avec son mélange de textes de Wilfred Owen et de chants latins. Benjamin Britten, pacifiste forcené et objecteur de conscience pendant la seconde guerre mondiale, refuse d’effacer les atrocités commises et vécues par des milliers d’hommes dans une célébration religieuse lénifiante qui les légitimerait par l’oubli ; mais le refus d’un amen scandaleux par sa brièveté ne s’accompagne pas moins d’un réel besoin d’apaisement, difficile à obtenir sans la perspective d’un au-delà. Ces aspirations contradictoires s’entrechoquent le temps du requiem, jusqu’à ce que l’apaisement se gagne in extremis dans les voix qui s’élèvent puis retombent et reposent. In extremis : l’apaisement ne peut, ne doit pas advenir sans indignation préalable, et même concomitante – cette temporalité étant la seule garante de ce qu’on n’étouffe pas le scandale.

La bigarrure de l’œuvre fait sa force en même temps que sa difficulté, portée par deux orchestres (un orchestre de solistes détachés de leur pupitre se niche dans le grand orchestre en avant-scène) et trois solistes (notamment un chanteur allemand, dont la nationalité s’entend à côté de son homologue britannique). Ce sera pour moi une expérience plus qu’une œuvre à réécouter, je crois. Cela devait être quelque chose, la première, dans et pour la cathédrale de Coventry, reconstruite après les bombardements… Merci à l’Orchestre de Paris pour cette re-programmation.

Britten and Bostridge

Mille tonnerres d’Aix : des gouttes commencent à tomber si bien que l’on traverse la ville en vingt minutes, au pas de course. À l’entrée, Palpatine retrouve un mélomane habitué des salles parisiennes, qui a une place à revendre. J’appelle mon amie P. qui, ni une ni deux, enfourche son vélo à talons et nous rejoint. Quelques minutes plus tard, c’est le déluge : alors que l’on a chacun rejoint sa galerie respective, on annonce que le début du spectacle est décalé d’un quart d’heure pour laisser une chance aux spectateurs pris par l’orage d’arriver à l’heure – alors qu’on peut toujours courir à Paris en cas de grève des transports. Essayant de faire abstraction de ma voisine qui se ronge les ongles avec de petits bruits de succion, j’en profite pour admirer la salle, que j’aime décidément beaucoup : le bois, quasi orange, lui donne un aspect chaleureux ; les galeries de deux rangs seulement et le dénivelé des places d’orchestre assurent une visibilité très confortable ; et plus rare encore : la climatisation est gérée à la perfection, maintenant une température agréable sans que l’on sente le moindre souffle d’air froid. Une réussite tant sur le plan du confort que de l’esthétique, qui rappelle une conque de bateau – ce qui tombe très bien, entre les inondations annoncées et le titre des morceaux de Britten qui ouvrent le concert.

 

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L’entrée du port de Marseille (histoire de rester dans la région des vacances) par Vernet


Les Quatre interludes marins, qui vont de la clarté de l’ « Aube » à l’agitation de la « Tempête », en passant par un « Dimanche matin » et un « Clair de lune », ont la pureté d’une peinture classique mais sont animés d’une force romantique : une marine qui prend vie – et ce n’est pas un mince exploit, si vous voulez mon avis. Théophile Gauthier aurait pu en faire le sujet d’une de ses nouvelles fantastiques. Imaginez un peu : les nuages dérivent dans le ciel, immense, tandis que la lumière du matin grimpe peu à peu le long des édifices et des palais, qui s’éloignent jusqu’à perdre leur caractère monumental, jusqu’à ce que l’on soit sorti du port, pour se retrouver en haute mer, sans autre horizon vertical que le mât ; la navigation suit son cours, sa course, de jour, de nuit, au clair de lune, donc, avant de se faire happer par une splendide tempête où les cuivres mugissent, par-dessus l’écume des archets.

 

 

Ian Bostridge reclining on a chair

Ian Bostridge, par Simon Fowler
Après googlage, je découvre que mon futur époux a un petit air de Hugh Grant
– c’est-à-dire s’il était lord et ténor. 
 

Si Ian Bostridge n’est pas venu chanter sous ma fenêtre la Sérénade pour ténor, cor et cordes, c’est parce qu’il savait que je serai en première galerie, laquelle ressemble beaucoup à un balcon. Paisiblement assise, je me suis laissée séduire par sa voix de parfait gentleman. Même le bassonniste, qui semble pourtant tout droit sorti d’Eton avec sa coupe et sa tenue impeccables, n’a pas l’air aussi british. L’élégance simple d’un costume qui tombe bien, sur une grande silhouette maigre ; la main posée sur les boutons de la veste lorsqu’il chante et croisée bien haut derrière le dos lorsqu’il sort de scène ; ce flegme britannique, presque colonial, qui transforme l’éructation attendue (le corps est courbé au-dessus du ventre, la tête dirigée vers le bas) en parole bien tournée ; la diction qui suggère l’érudition d’un homme de bibliothèque et surtout, surtout, cette voix… Qu’elle chante des poèmes de Blake, Keats ou d’un illustre anonyme, elle est diablement sexy – étonnament sexy lorsqu’on s’attend à une éructation du chanteur courbé au-dessus du ventre, la tête . Sur « Every nighte and alle » (de l’illustre anonyme, qui a eu la brillante idée d’en faire son refrain), je suis à deux doigts de demander mes sels. À l’entracte, j’informe Palpatine que je vais devoir le quitter, ayant un ténor à épouser. Comme lui-même doit demander la main de Julia Fischer (ou Hilary Hahn, vu que la première est très prise), il ne m’en a évidemment pas tenu rigueur.
 

 

Tableau de Richter

Richter 

Replacée à l’orchestre avec P. et Palpatine mais pas tout à fait remise, j’assiste à la Sinfonia da Requiem. Que dire : c’est beau ? La soirée a décidé d’être parfaite. Si la métaphore marine avait encore cours, je dirais que je suis comme un poisson dans l’eau. Enrobée de sonorités délicieuses, je déguste ce morceau de Britten avant de passer à la sixième symphonie de Chostakovitch – une symphonie-digestif, rien que ça. Le piccolo-papillon ne cesse de voler au-dessus du gouffre et de la mêlée, ouvrant des brèches de légèreté en pleine tension. J’entends les tableaux de Richter et Sabrina : l’insoutenable et la légèreté renvoyés dos à dos, l’un contre l’autre, les contraires s’adossant pour mieux contraster lorsque, soudain, la fine paroi qui les sépare est déchirée. Il n’y en a pas un qui est le mensonge de l’autre, comme pour le personnage de Kundera : ce sont deux mondes qui s’ignorent – jusqu’à ce que l’un fasse irruption dans l’autre. Pour passer de l’un à l’autre, sûrement, le chef est toujours sur le point de décoller. Pas de bénédiction ternaire avec sa baguette, Gianandrea Noseda bat la mesure comme un forcené (c’est un miracle s’il s’en est sorti sans tendinite au coude). Il compense à lui seul les mines impassibles du London Symphony Orchestra : l’énergie qu’il y met est telle qu’on croirait parfois sa direction chorégraphiée par un Robbins – mode rivalité de rue dans West Side Story. La pose finale par laquelle il s’arrache à la musique aurait mis d’accord les Jets et les Sharks. Non mais, qui c’est le chef, ici ?