Relève et rechute

Dans Relève, Thierry Demaizière et Alban Teurlai suivent Benjamin Millepied lors de la création de son premier ballet pour l’Opéra de Paris en tant que directeur. L’occasion de voir comment les différentes casquettes de l’ex-étoile française du NYCB lui vont…

 

Millepied people

Au risque de vous décevoir, les seuls images de Nathalie Portman se trouvent déjà dans la bande-annonce. Cela n’empêche pas son mari de cultiver le glamour hipster, toujours en T-shirt parmi les costards cravate, très Apple, un peu m’as-tu vu, people arty jusqu’au cliché dans la scène d’auto-congratulation sur la troisième scène. Mais honnêtement, je me fous de son snobisme bobo s’il distribue les danseurs placardisés, fait changer les parquets pour qu’ils se blessent moins, dote le ballet d’une équipe médicale digne de ce nom et contribue à faire bouger les choses et les mentalités. Tout créateur, tout dirigeant a son ego et le sien s’exprime d’une manière relativement inoffensive.

 

Millepied chorégraphe

Le Millepied chorégraphe n’est clairement pas le Millepied que je préfère. Je lui reconnais un talent certain pour s’entourer de talents et pour faire valoir celui de ses interprètes, mais ses ballets glissent sur moi sans jamais accrocher.

Il me faut plus de temps, sinon je vais faire ce que mon corps a envie de faire et ça marchera, mais ça ne sera pas intéressant, l’entend-t-on dire à un moment. J’opine du chef : je suis vraiment marrie de ne pas réussir à apprécier quelqu’un dont j’approuve à peu près toutes les déclarations pendant les deux heures que dure le documentaire.

 

Millepied directeur

Les citations qui ont indigné la sphère balletomane à la sortie du documentaire sur Canal + ont toutes été sorties de leur contexte ou déformées. Millepied ne dénigre pas la compagnie : il veut la pousser à honorer sa réputation de « meilleure compagnie du monde », qui est à l’heure actuelle davantage la preuve de sa suffisance que de son excellence.

Cet accès d’humilité a été mal reçu : c’est une qualité que l’on attend habituellement des danseurs, tandis que l’institution se gausse à leur place. Millepied proposait exactement l’inverse : une peu de modestie quant à la place de la troupe sur la scène internationale, et moins de pression sur les danseurs, davantage encouragés individuellement, parce qu’il appartient à chacun de faire vivre le ballet – y compris dans le corps de ballet, afin qu’il ne fasse pas papier peint. Et quand on entend Marion Barbeau parler comme d’un carcan du mètre carré qui lui est laissé lorsqu’elle danse alignée, on comprend que la métaphore de Millepied est tout sauf une accusation. Il veut apprendre aux danseurs à respirer, fusse dans cet espace réduit, les libérer de la contrainte intériorisée pendant des années jusqu’à l’asphyxie.

 

Millepied coach

C’est clairement en tant que coach-maître de ballet que Millepied est le meilleur, au plus près des danseurs. Quand il leur donne la classe. Quand il s’enquière de leurs blessures, en faisant tout pour qu’ils en parlent et ne les minimisent pas jusqu’à ce que cela finisse par sérieusement les handicaper. Quand il les encourage, les félicite. Quand il rit avec une danseuse qui rampe pour s’éloigner en découvrant la puissance du message préconisé. Quand il s’émerveille de ce qu’ils sont bons, quand même, non mais Axel Ibot quoi (je plussoie).

Ce sont tous ces échanges, tous ces regards, ces sourires, ces instants humains, où l’on voit les danseurs sur la réserve s’épanouir, qui rendent le documentaire magnifique et font prendre la mesure de ce que l’on a perdu avec le départ du directeur de la danse : la possibilité d’une ouverture, d’un assouplissement de la hiérarchie et surtout de la peur qui l’accompagne, peur de ne plus être distribué du jour au lendemain, d’être écarté pour une blessure, pour un rien, peur de n’être jamais assez bien.

 

Millepied away

La démission de Millepied clôt le documentaire – pudique mention factuelle, sans commentaire. Et presque sans explication. À y regarder de plus près (de plus loin, en réalité), on s’aperçoit que la délimitation du documentaire est en elle-même fort éclairante : le processus de création artistique, quoique central, n’est pas l’unique objet du documentaire. Le réalisateur ne pouvait passer à côté du Millepied directeur et nous le montre en décalage total avec le monde des parapheurs. Son assistante, véritable fée carlsonienne1, est là pour suppléer à l’organisation la plus matérielle et veiller au planning, mais on la voit souvent lutter pour capter l’attention du chorégraphe, tout à la musique de sa création – c’est-à-dire quand elle lui a mis la main dessus, car les coups de téléphones pour localiser le boss dans le théâtre deviennent une running joke (à égalité avec le banc utilisé dans la pièce, dont la longueur inhabituelle soulève tout un tas de questions, que ne comprend ou n’anticipe pas le chorégraphe).

Le titre même du documentaire rappelle que l’enjeu dépasse la réalisation artistique immédiate : parmi les seize danseurs avec lesquels le chorégraphe a choisi de travailler sont censées se trouver les futures étoiles de la génération Millepied. la relève du ballet. Or, ce ballet, le documentaire l’ignore en grande partie – une omission particulièrement cohérente avec le parti-pris de Millepied : avancer avec ceux qui veulent travailler avec lui, et pour les autres, tant pis. Le problème, c’est que les autres représentent l’écrasante majorité. Il aurait pu réussir avec son petit noyau de fidèles, mais il aurait fallu une patience incroyable : attendre que la génération d’étoiles sur le départ libère des postes, attendre que les mentalités évoluent, que l’équipement suive… À Benjamin Millepied ébahi qu’il faille faire des pieds et des mains pour avoir des enceintes ou une télé dans les studios, Stéphane Lissner répond que l’Opéra est un paquebot qui avance lentement, mais qui avance, croyez-moi… Or Benjamin Millepied est à peu près aussi patient que moi, et l’Opéra n’est pas sa maison, pas son combat : lui veut avancer, veut chorégraphier et le fera avec ou sans l’Opéra – sans, donc.

Quand on voit l’ingratitude de la tâche et l’abnégation qu’elle requiert, on ne peut guère lui en vouloir : se casser le cul pour quoi, déjà ? Une menace de grève à la première, des étoiles qui ruent dans les brancards… et un public pas toujours bienveillant (j’ai eu honte de nos blagues sur Cloud, loud, bright, forward). On a raillé quelqu’un qui essayait de faire bouger les choses, non sans maladresse, certes, mais qui essayait, avec une vraie vision, et nous voilà punis par ce qui s’annonce comme un retour à l’ordre moral, une véritable restauration, avec le bon petit soldat comme idéal artistique. (Les compliments d’Aurélie Dupont à Letizia Galloni sonnaient tellement faux, sérieux ; on avait vraiment l’impression que ça lui coûtait.)

J’espère en tous cas que les chouchous de Millepied n’en feront pas les frais, car il y a vraiment de superbes danseurs parmi eux. Curieusement, on voit très peu Léonore Baulac et François Alu, poussés hors champ par Axel Ibot, Letizia Galloni (à double titre, comme danseuse et caution diversité) et Marion Barbeau, dont le réalisateur est manifestement tombé amoureux – mais comment lui en vouloir ? Palpatine et moi avons soupiré de concert à chacune de ses apparitions… Tout de même, tant de belles personnes et une si mauvaise gestion, quel gâchis !


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 Avec son air mutin et sa coupe courte blonde à la limite du blanc, on la dirait tout droit sortie de Pneuma

 

Romance à l’eau de chlore

L’Effet aquatique est en quelque sorte une comédie romantique tombée à l’eau : le héros n’est pas business man mais grutier ; l’héroïne ne travaille pas dans un milieu arty, elle est maître nageuse dans une piscine municipale ; et leur duo est anti-glam comme seul le bonnet de bain peut l’être. Énoncé comme cela, le film ferait même plutôt figure de comédie sociale – très réussie dans sa parodie avec le congrès des maîtres nageurs en Islande (c’est trop beau et trop cher : pour visiter le pays, autant y tourner).

Plus c’est barré (mention spéciale pour la conseillère municipale et son bonnet greffé sur la tête), plus c’est attendrissant. Il faudra néanmoins rendre amnésique notre grutier-en-caleçon-de-bain pour lui retirer le côté quelque peu creepy du mec qui piste la nana qu’il essaye d’embobiner – aspect que les comédies romantiques classiques occultent généralement en y insufflant dès le début ce qu’il faut d’amitié ou de réciprocité (fusse dans la pique). Notre homme, lui, est prêt à tout, mais parce que ce tout inclut de faire la grenouille dans le petit bain, on le trouve tout de suite plus touchant que flippant.

Il suffira ainsi d’avoir déjà bu la tasse pour sourire de leurs gueules en pétard et leurs bredouillements mi-émouvants mi-exaspérants : qui n’a pas connu une seconde d’hésitation au moment de se jeter dans le grand bain ?

 

Style et synthétique

L’American Ballet Theater et La Belle au bois dormant, en voilà, un couple bizarrement assorti ! L’association n’est pas bête, pourtant. La compagnie y gagne un corps de ballet plus entraîné, beaucoup moins brouillon que ce qu’on pouvait craindre, et surtout, surtout, elle s’invente une tradition avec un grand classique (i.e. une valeur sûre) par un chorégraphe de la nouvelle génération (i.e. une nouveauté excitante), qui ne propose pas une relecture moderne du conte mais remonte l’ancien ballet au plus près de Petipa.

Si on voit bien le profit que la compagnie peut tirer de cette association, celui d’Alexei Ratmansky en revanche ne saute pas aux yeux. N’aurait-il pas eu tout intérêt à se lancer dans cette aventure avec une compagnie russe, par exemple, dont le style se coulerait beaucoup mieux dans cette reconstruction de son origine ? Le chorégraphe n’a pas l’air de le penser ; pour lui, l’ABT serait beaucoup plus malléable qu’une compagnie avec une tradition plus ancrée. Déclaration diplomatique d’un chorégraphe résidant reconnaissant ou réelle conviction ? Le maniérisme de ce Petipa retrouvé ne correspond vraiment, vraiment pas à la manière de faire américaine.

On peut voir cela de manière positive : la distance stylistique de Petipa à l’ABT semble ainsi moins temporelle que géographique ; le côté très vivant, très musculaire, des danseurs américains fait paraître la chorégraphie plus exotique qu’exhumée d’un passé qui n’est de toutes façons pas vraiment le leur. On évite ainsi le principal écueil : la reconstruction muséale. Clairement, cette Belle au bois dormant n’est pas une Lacotterie. Elle pêcherait même par excès inverse : dansée par une troupe qui, pour nous autres Européens, incarne la modernité ou qui, à tout le moins, conserve une certaine étrangeté, la chorégraphie fonctionne excessivement comme signe – d’un style passé. C’est exactement comme la petite frange romaine que Roland Barthes remarque sur les « binettes yankee » des acteurs hollywoodiens – une Belle de péplum. La retenue, le travail de la demi-pointe, les lignes pas tout à fait tendues… tout cela fait signe vers une manière de bouger (et de penser) que l’on devine à grand peine à travers ses manifestations extérieures, petits pas plus restitués qu’incorporés.

De sa lecture des « partitions » Stepanov, Alexei Ratmansky nous découvre une technique plus mesurée, où pas mal de pas habituellement sur pointes s’exécutent sur demi-pointes, notamment les déboulés (ce qui n’est pas forcément hyper joli quand la danseuse n’est pas très haute sur la demi-pointe). Les genoux sont moins tirés dans les arabesque (serait-ce de là que viendrait l’attitude à la russe ?), les jambes ne cherchent plus à monter jusqu’aux oreilles (c’est reposant), les tours sont pris au-dessus de la cheville plutôt qu’au niveau du genou (cela paraît déstabilisant) et, peut-être le plus étonnant, on n’attend pas en quatrième derrière pied pointé, mais cassé au niveau de la demi-pointe (la cambrure ainsi obtenue me fait immédiatement penser aux chaussures à talons des courtisans danseurs, que l’on retrouve d’une certaine manière dans les danses de caractère).

L’avantage de cette danse mesurée est qu’elle crée un continuum pantomime-danse. On a moins l’impression que le déroulement de l’histoire s’interrompt brusquement pour laisser place aux variations, et on suit avec plaisir une narration relativement lisible (quand trop souvent, la pantomime réussit à obscurcir une histoire déjà connue…). Mains qui descend ferme le visage de haut en bas : bah alors, tu fais la gueule, beau prince ? Tout est de la danse, tout est potentiellement signifiant, même une simple inclinaison de la tête. C’est délicieusement policé comme un interlude baroque – aussi délicat et apaisant (à petites doses, la musique et la danse baroques me font cet effet-là, en tous cas).

Malheureusement, que la danse soit partout, diffuse, signifie aussi qu’elle n’est nulle part. Le balletomane reste un peu sur sa faim : le prince ne danse quasiment pas et, passé l’adage à la rose du premier acte, il faut attendre les variations du troisième pour ronronner de plaisir avec le duo des chats (un de mes moments préférés, surtout que le costume du chat, très bouffant, est pourvu d’une grande queue qui n’arrête pas de se cogner au tutu blanc – j’ai 5 ans, option gauloiserie) et s’extasier du moment de poésie que nous offre Daniil Simkin dans son oiseau bleu (malgré le costume dans lequel il est engoncé, ses diagonales sont irréelles d’apesanteur ; le public ne retient même pas son souffle, le silence qui flotte est d’enchantement).

Le style d’antan a beau rendre le ballet plus doux, plus humain, La Belle au bois dormant reste un ballet pompeux. Ce n’est pas forcément une critique : dans la production de Noureev que nous sommes habitués à voir, la pompe impressionne, elle en met plein les mirettes. Il faut pour cela les ateliers de costume de l’Opéra un décorum qui tienne le choc. Or, si les décors sont très réussis, les costumes transforment facilement le waaaa initial en eeew. Je ne sais pas ce qui est le pire du tutu-diamant que même Swarovski n’aurait pas osé, des costumes aux grands aplats orange et verts qui vous provoquent une fracture de la rétine au premier acte, des bottines blanches de danseuses de country au troisième, ou des juxtapositions malheureuses (les pages en costume rouge et vert pour encadrer la princesse en tutu bouton-de-rose dégradé, ou encore le prince qui se déplace en redingote rouge aux côtés de la fée lilas). Comme le dit très élégamment Laura Cappelle, « ABT would help its cause by taking a second look at some of the costumes, modelled after a 1921 Ballets Russes production ».

JoPrincesse et moi, pour notre part, avons bien pouffé. Tout cela est intelligent, excessivement intelligent : je ne parviens pas à trouver ce ballet autrement qu’« intéressant » et, au final, il nous aura surtout plu comme occasion de remuscler nos langues de vipère… (Sérieux, les bras riquiquis des danseuses, ce n’est pas possible !)

 

Aller de l’arrière

Traces de roue sur la plage

 

Paris, Marseille. La rame est quasiment vide : nous ne sommes que cinq. Au lieu de profiter du calme inattendu pour chroniquetter sévère et justifier de me trimballer un bon kilo d’ordi, je passe l’essentiel du trajet à regarder par les fenêtres, de droite et de gauche, aucune silhouette empesée ne venant arrêter mon regard, aucun regard ne le contraignant à se détourner. Je ne sais pas si je renoue avec la géographie, à relever ses indices in situ, ou simplement avec le monde enfantin qui se déroulait par la vitre arrière lors des interminables voyages en voiture – quoique, pas interminables, juste assez longs pour, à l’image de M. Jourdain, faire de la prose : « Quand est-ce qu’on arrive ? » « On arrive quand ? » « On est bientôt arrivé ? » et ne même plus le demander, anticipant la singerie des parents.

Il y a les clochers, qui ne font plus signe vers aucune religion et dessinent seulement un paysage, flottant au milieu des villages comme une icône de localisation. Ici, vous êtes ici, il y a de la vie ici, une église, quelques habitations, une boulangerie, sûrement.

Il y a les lignes à haute tension, ces géants franchouillards aux jupes ou aux manches retroussées (selon qu’on les imagine porter des paniers ou souffler la fourche tout juste déposée), quand les éoliennes, elles, font suspecter des origines extraterrestres (j’imagine toujours un remake science-fi de Don Quichotte, moulins alignés en pleine Guerre des mondes…). J’ai du mal à envisager qu’elles puissent défigurer le paysage, quand, à le peupler, elles me semblent bien plus à même d’avoir une identité, anthropomorphisées.

Il y a les châteaux d’eau, donjons esseulés en plein champs, bizarres constructions à la base plus étroite que la corolle qui la surplombe, qui semblent à vrai dire moins échappées d’une forteresse médiévale que d’un jeu d’échecs, sur leur plateau.

Il y a la végétation du change insensiblement, recul du vert au profit de l’ocre, comme si la mer, vers laquelle on se dirige, avait absorbé tout le capital aqueux de la zone qui précède.

Il y a les champs de vigne bien peignés, ces rainures que la vitesse du TGV transforme en images holographiques, argentées.

Il y a les tuiles, les pins, le Sud enfin et ses collines caillouteuses que j’aimerais arpenter depuis que j’ai lu Simone de Beauvoir et que j’ai bien envie, moi aussi, d’être douée pour le bonheur et de marcher sur, comme à la rencontre d’un ennemi qui n’arrivera pas, parce que je l’aurai terrassé en moi, piétiné à chacun de mes pas.

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 Glacier, enseigne lumineuse éteinte, en plein soleil

 

Sanary. Je fais mon pèlerinage…

… le manège de chevaux de bois, où j’ai usé la manivelle de soucoupe tournante (comme les tasses à Disneyland), et le circuit de petites voitures, que j’ai beaucoup regretté une fois trop grande pour monter dedans (même si j’ai joué les prolongations sur les grosses petites motos) ;

… le kiosque à chichis, depuis changé de propriétaire ; on soufflait dessus pour ne pas se brûler avec la pâte à la fleur d’oranger et ça faisait voler les grains de sucre ; il en restait largement assez, cependant, pour s’en coller tout autour des lèvres, comme sur le pourtour des verres à cocktail ;

… Baba Yaga, la librairie d’où viennent la plupart de mes Castor poche (choisis pour l’épaisseur de leur tranche autant que pour leurs histoires – il fallait que ça dure) et feu la seconde libraire, remplacée par une agence immobilière ou un bar, je ne la situe plus ;

… la maison de la presse où ma cousine et moi dépensions la moitié de notre argent de poche, l’autre moitié étant réservé aux babioles vendues sur le marché de nuit, sur le port : porte-clés phosphorescent, que l’on observait à travers un rouleau de sopalin ; barrette en résine (pour ma cousine), pique à chignon couronnée d’une bille plate (pour moi) ; collier dauphin et boucles d’oreille en forme de jolie-petite-feuille, dixit notre grand-mère, qui n’avait pas reconnu le cannabis, que nous connaissions sans jamais en avoir fumé (on pouffait) ; et mon souvenir le plus cher (peut-être le plus bon marché), Milly-la-chenille orange que je promenais entre mes doigts, tirée par un fil de pêche accroché à son nez ;

… le port avec ses grandes dalles de pierre, qui nous faisaient marcher-sauter de guingois pour ne pas mordre sur les entrelacs blancs ; le port et ses palmiers ; le port et ses stands de pêche ; le port et ses barques et ses voiliers, le bruit des gréements ;

… les boulangeries pleines de fougasses, de ficelles aux olives qui n’parvenaient jamais jusqu’à l’appartement, et de tropéziennes-pour-maman ;

… le quadrillage des ruelles marchandes et pittoresques, lanternes, pavés, volets fermés ;

… le clocher de l’église, dans laquelle je suis rarement entrée, et juste à côté, depuis peu, une pâtisserie à tomber ;

… et la jetée du phare, après le coin à boules et la desserte des optimistes, rangés par trois sur trois étages depuis plus de vingt ans.

 

Conques colorées dans le port

 

Les commerces ont beau changer et le tourisme se professionnaliser (j’ai entendu parler allemand !), je ne me lasse pas de retrouver cette ville, qui fait ressurgir des souvenirs à chaque coin de ruelle, mieux même, des instants de vie indistincts, les étés chauds, les mois traînant des vacances, à compter les jours jusqu’à mon anniversaire, puis en sens inverse, jusqu’à la rentrée. J’ai bougé en région parisienne si bien que le seul endroit où je suis revenue, où j’ai vécu, année après année, quoique pour des séjours de moins en moins longs, c’est à Sanary et c’est à Sanary que je sens remuer mes racines bouturées, là où se trouve mon enfance, mon arrière-grand-mère et mes grands-parents la moitié ensoleillée de l’année.

 

Jour de régate

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Sur la jetée du phare, j’embrasse du regard la ville striée de mâts et le clocher qui dépasse devant les collines-montagnes de l’arrière-pays, là où l’on allait finir la journée, chez mon arrière-grand-mère, en face des chevaux, au pied du Gros-Cerveau – que l’on ait donné un nom pareil à une montagne me faisait rire. J’irais bien explorer le Gros-Cerveau, à présent, découvrir cet endroit qui n’a jamais été qu’un paysage, qui l’est plus que jamais depuis la jetée du phare, parachevant le village de carte postale et le dépassant tout à la fois, plus providence que Provence avec les nuages qui se lèvent au moment où le jour décline. Je ne sais si ce sont ces montagnes ou la golden hour, mais en balayant l’anse du regard et je suis prise d’une intense sensation d’éphémère, le seuil de lumière sur les rochers empilés, le soleil dans la galaxie et nous dans ce petit miracle, cette petite enclave de l’univers, belle, belle, belle et éphémère, fusse en millions d’année. Jusqu’à ce que le soleil se fane en naine blanche ou explose en supernova, jusqu’à la fin de notre vie d’insecte, jusqu’à ce soir, la beauté est là qui prend à la gorge.

 

Seuil de lumière sur la jetée

 

Je finis par m’arracher à ce vertige de nous qui passons dans le temps et revenons sur nos pas, et revenue au port, la mer à nouveau devant moi, bordée par la jetée du phare, j’ai la certitude soudain qu’on peut être heureux sans tout voir, sans parcourir le monde comme une checklist, en continuant à vivre là où on a grandi, fusse ailleurs, dans le sillage de ses souvenirs. Quelque part où l’on se sente bien et où l’on n’ait pas sans cesse à se chercher.

Mon enfance n’est perdue, je l’ai vécue, elle est là, devant moi. Je me reconnais dans l’enfant que je ne suis plus et que je suis contente d’avoir été.

 

Arbre du jardin entre deux serviettes de plage à sécher

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La maison de retraite est dans la pinède. On parle souvent de mouroirs, mais la tristesse vient au contraire de ce que tous les pensionnaires sont bien vivants, les escarres sur la peau, les corps fatigués en diverses formes (jusqu’au bout, l’inventivité folle du vivant), mélange de gravité et de gras, d’os mal maintenus, colonne vertébrale courbée, embonpoint qui remplit l’espace à défaut du temps – et l’esprit à l’avenant, qui s’enraye différemment. On ne sait jamais, avant de s’adresser à quelqu’un, s’il nous comprendra. L’une que j’imaginais gâteuse découvre une voix de monstre durasien, très cohérente… jusqu’à ce que la situation se soustrait à cette cohérence occasionnelle et qu’elle répète, sans que j’y puisse plus rien répondre, que ma grand-mère ressemble beaucoup à sa mère à elle, et que c’est très dur. Mon arrière-grand-mère, pour être exacte. Qui peine à enchaîner les quatre générations, sa fille, d’accord, mais arrière-petite-fille, c’est compliqué tout ça, avec ma mère absente ce jour-là (je ne sais pas si la logique s’est absentée ou si elle l’a congédiée, par trop effrayante). Je peine aussi : mon arrière-grand-mère parmi toutes ces petites vieilles est-elle elle aussi une petite vieille au yeux des autres visiteurs ? Elle a une canne, à présent, dont elle se sert, il est vrai, essentiellement pour la pointer dans le dos de ma grand-mère lorsqu’elle ne la regarde pas (bizarrement, les plus vieux paraissent les plus fringants : ma grand-mère centenaire, et une dame de quatre ans son aînée, qui se ballade en robe orange et déambulateur).

Dès que sa fille a le dos tourné, elle se tourne vers moi et remue langue et lèvres pour se moquer de son babillage incessant, qu’elle ne suit plus vraiment – elle perd le fil, pas son humour. Son franc-parler légendaire est également intact : alors qu’une dame nous demande de ses yeux pleins de larmes de l’aide pour l’ascenseur, mon arrière-grand-mère nous glisse en aparté « c’est une conne », et lorsqu’on lui fait valoir qu’elle est juste perdue, la seconde de doute est vite balayée : « mais non, elle est conne ». Ça, c’est fait. Elle est également persuadée que l’ancienne championne de basket en fauteuil roulant est un monsieur, mais la transexuelle malgré elle est dans ses bonnes grâces et elle la couvre de baisemains et marques de tendresse, elle la femme farouche qui n’en a jamais fait qu’à sa tête. Pas de demi-mesure : aucun égard pour certaines, amour infini pour d’autres vie faibles qu’elle ne cesse d’embrasser – brutalité et confiance des affinités enfantines.

Elle a toujours été butée comme une gamine, notez-bien, mais cela doit bien faire quatre-vingt-dix ans qu’il n’y avait pas eu d’étiquettes à son nom sur ses vêtements. Je suis étrangement soulagée de découvrir que la salle à manger est digne d’un restaurant, tables dressées avec de la belle vaisselle et des verres à pieds ; j’aurais mal supporté la cantine comme marque supplémentaire d’infantilisation. La décoration, en revanche, me crispe, alors qu’elle me plaît beaucoup : tout est design, épuré et coloré… un style qui ne correspond absolument pas aux générations hébergées là comme à l’hôtel, de passage. On aurait voulu rendre un hôpital convivial qu’on ne s’y serait pas pris autrement. Un moindre mal, j’imagine. (Sourire)

Comme au théâtre, comme dans les interviews : (sourire) On sourit beaucoup sans jamais découvrir les dents, ici, lèvres pressées l’une contre l’autre, commissures vers le bas. Mon arrière-grand-mère ferme les yeux de la même manière : elle ne relâche, n’abaisse pas les paupières, elle les serre, tout comme elle presse ma main, m’offrant un court instant le répit de son regard bleu bleu bleu bleu dur.

 

Côte à contrejour

 

En partant, j’ai l’impression de l’abandonner, alors que je n’y pensais pas quand on la laissait toute seule chez elle – elle avait sa vie. Ma grand-mère se félicite d’avoir hâté la visite pour me laisser le temps de faire un dernier tour et de manger une dernière glace sur le port ; débarquée dans le centre-ville joyeusement animé, je me demande ce que je fais là. Passée de la lucidité blafarde à l’aveuglement quotidien, il me faut un temps pour me ré-acclimiter à cette vie dont on refoule la fin. Je prendrais bien une glace, finalement. Comme remontant. Sorbet chocolat, glace praliné, le monde revient peu à peu, les gambettes bronzées des gamins en trottinette ou en baskets, la dentelle ensoleillée des feuillages sur le sol, le gréement des bateaux, les mouettes, l’odeur des pins, du port, le clapotis, la sonnerie et les rires du manège, le graillon des chichis et les gens qui n’en font pas, à l’heure de l’apéro.

 

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C’est étrange de finir Le Tramway dans la ville de son enfance. Surtout quand on rend visite à son arrière-grand-mère dans sa nouvelle maison de retraite. Ce roman de Claude Simon, c’est exactement ça, « le voyage à double sens, selon deux directions, d’un écrivain enfant et vieillard » (postface de Patrick Longuet), un même trajet en sens contraire, l’un tourné vers l’avenir l’autre vers ses souvenirs. C’est, à Sanary, le champ-contrechamp de l’arrière-pays et de la haute mer, d’un côté à l’autre de la baie.

« […] au lieu de dévisager la mort à partir de ce côté de la vie, envisager la vie à partir de la mort »

François Cheng, Cinq méditations sur la mort, autrement dit sur la vie­

 

Ange dépassant du cimetière entre les arbres

Adieu au monde d’hier

Stefan Zweig, Adieu l’Europe est composé d’une succession de scènes qui se termine par le suicide de l’écrivain et de sa seconde femme, Lotte. On ne voit pas leurs derniers gestes, on ne voit pas les corps ; on les aperçoit seulement dans le miroir de la porte d’une armoire mal fermée, devant laquelle passent l’inspecteur de police, la domestique qui les pleure et leurs dernières fréquentations elles aussi émigrées. Tout le film est empreint de la même pudeur, et on peut difficilement imaginer plus bel hommage cinématographique au romancier dont l’oeuvre toujours envisage l’humain sans jamais le dévisager.

La dernière fois que j’ai vu semblable incarnation de la dignité humaine – gestes mesurés, regard infini – c’était dans Une belle fin (Josef Hader m’a fait penser à Eddie Marsan). Aenne Schwarz est elle aussi formidable, mélange de vieillesse et de jeunesse qui fait les belles-fortes femmes, aux traits bouleversants de vécu. À eux deux, ils donnent à sentir la sphère d’intimité dans laquelle le couple s’est replié pour survivre loin du monde qui les a abandonné. De la vieille Europe policée ne parviennent plus aux exilés que quelques bribes en ruine, à l’image de ce Beau Danube bleu interprété par une fanfare en grande pompe de pacotille, qui fait rire Lotte et pleurer son mari : voilà tout ce qu’il reste de Vienne et d’ailleurs, mémoire risible-pathétique.

Le romancier, célébré partout sur son passage (je ne mesurais pas sa popularité pré-mortem, trop habituée au mythe du génie incompris), ne s’engage ni ne se dérobe : s’il refuse de condamner l’Allemagne au congrès d’intellectuels où il a été invité, c’est moins par lâcheté que par refus de la vanité qu’il y a à prendre publiquement position sans rien risquer – ni sa personne ni une quelconque effectivité –, ainsi qu’il l’explique à un journaliste dans les toilettes luxueuses de l’hôtel où se tient le congrès. Absence de courage pour le journaliste off record, d’obscénité pour le romancier off stage. La réversibilité des sentiments et des attitudes fait malheureusement de meilleurs romans que de politiques. Le romancier et, à sa suite, la réalisatrice, ne tranchent pas – sauf, pour cette dernière, lorsqu’il s’agit de mettre fin à une séquence qui n’a plus rien à offrir que la répétition du même.

La particularité du film, en effet, l’une de ses particularités en tous cas, qui contribue beaucoup à son effectivité, est de ne pas se subordonner à une action qui obligerait à condenser le temps – et, se faisant, se condamnerait à ne pouvoir l’appréhender. Plutôt que d’opérer de micro-ellipses en continu, Maria Schrader prélève quelques tranches de vie qui permettent paradoxalement de s’installer dans la durée – le temps n’y est plus segmenté-accéléré. On perçoit mieux, ainsi, les étincelles d’amour et de joie qui continuent de se produire alors même que l’Histoire se déroule telle que l’on sait en Europe : broyer du noir n’empêche pas Stefan Zweig de sourire. Ni de travailler. Jusqu’à l’avant-dernière scène, il y a de la joie, dans la boule de poils qu’un de ses amis lui offre pour son anniversaire. La seule dégradation tangible, qui accompagne la situation politique, concerne la santé de Lotte, manifestement condamnée à moyen terme. Ni le romancier ni sa femme ne donnent l’impression de s’enfoncer dans la dépression ; il n’y a pas de descente aux enfers continue, pas de fonction affine inexorable ; ils s’usent d’être en alternance heureux et coupables d’être en vie, états contradictoires pour ainsi dire simultanés, tension continue qui les fait clignoter de l’un à l’autre comme des néons en fin de vie.

Stefan Zweig ne se soustrait pas à la fin du monde, qu’il prédirait ; il constate seulement, douloureusement, la disparition du sien. Le romancier fait confiance aux mouvements souterrains de l’Histoire pour faire émerger un nouvel ordre, une nouvelle aube, mais n’a pas la force d’attendre ni n’aurait celle de s’y adapter.

« […] Mais à soixante ans passés il faudrait avoir des forces particulières pour recommencer sa vie de fond en comble. Et les miennes sont épuisées par les longues années d’errance. Aussi, je pense qu’il vaut mieux mettre fin à temps, et la tête haute, à une existence où le travail intellectuel a toujours été la joie la plus pure et la liberté individuelle le bien suprême de ce monde.

Je salue tous mes amis. Puissent-ils voir encore l’aurore après la longue nuit ! Moi je suis trop impatient, je pars avant eux. »

(Le film lève le mystère de la prononciation : zvègue et non zwaïgue)