Londres, Lille, Baden-Baden, Londres

Londres, Lille, Baden-Baden, Londres… je voulais faire des billets séparés, mais les jours se sont enchaînés et les voyages se sont retrouvés inextricablement liés…

 

@JoPrincesse et moi nous sommes amusées à deviner-imaginer-reconstituer la vie de notre hôte AirBnb à partir de son superbe appartement londonien, chaque objet susceptible de devenir un indice de sa personnalité, ses goûts ou son style de vie ; de même, chaque visite de loft à Roubaix a fait spontanément émerger un portrait-robot de ses occupants :

… l’appartement bourgeois d’un couple d’intellectuels que l’on dirait austère s’il ne montrait un goût prononcé pour le confort – mais confort sombre, bureau retranché, canapé noir, baignoire ostentatoire ;

… la famille friquée et vaguement freaky sur sa photo ultra-léchée, dans un loft très métallique, avec un plancher de verre au-dessus d’une petite pièce de 30 m2 en sous-sol (la taille de mon studio, une bagatelle) à vous déclencher des pulsions voyeuristes ;

… la famille du boulanger, dans un loft pétri avec amour (chaleureux en dépit de ses finitions artisanales), une plaque de cuisson professionnelle au gaz, une armoire aussi remplie d’épices que la bibliothèque de bouquins, un chat et une cheminée orange (<3) ;

… ou encore le célibataire high-tech maniaque et dragueur, qui a prévu une douche double pour se laver en même temps que sa conquête du soir (l’hygiène), et dont le frigo contient en tout et pour tout deux bouteilles de champagne et un bloc de foi gras (l’épate)… ainsi qu’une bouteille de jus d’orange, qu’il boit seul, je parie, après avoir fait disparaître le corps. La cuisine immaculée, comme le reste du loft, me fait imaginer le déserteur de ces lieux en Barbe-Bleu ; on passerait les murs blancs, blancs, blancs à la lumière bleue qu’on découvrirait un Pollock sanglant.

L’appartement de notre hôte AirBnb, lui, tout en longueur, traversant, avait des allures de bateau, baigné de soleil, un store rayé dans ma chambre, une vitre ronde dans la cuisine, un couloir coursive, quelques marches de dénivelé et un rooftop pour toujours être sur le pont, prêt à ramoner avec Mary Poppins – un appartement de magazine de décoration, le glacis en moins, la personnalité en plus, éparpillée ça et là : tropisme pour l’Inde (méthodes de langue, guides de voyages), le goût des bonnes choses (livres de cuisine, épices entamées), bilingue (romans français, essays anglais), start-uper palpatinien (deux ordinateurs portables, en sus du Mac dernier cri avec lequel on l’a vu partir, un pavé rouge Linux parmi les bouquins de business et d’économie) et beau gosse, avec ça (de visu)… un bon parti, en somme, dont on n’a pas réussi à trancher s’il était pris ou à prendre. Nous avons bien pouffé en menant l’enquête, mais n’avons pas réussi à trancher : la mystérieuse R., disposant d’un mug à son initiale assorti à celui de notre hôte, est-elle sa petite amie ou une simple colocataire ? Les indices étaient par trop contradictoires, voyez plutôt : une carte de félicitations pour l’emménagement sur le dessus de la cheminée, mais aucune photo des amants s’embrassant, et surtout deux chambres à lit double, affaires de fille dans l’une, d’homme dans l’autre, mais aussi un sèche-linge replié qui relance les hypothèses (chambre commune, il aurait par galanterie pris la plus petite des deux penderies ; ou alors, chambre à part, il ronfle.)

Il faut nous imaginer, JoPrincesse et moi, investiguer l’appartement avec l’enthousiasme qui caractérise la découverte d’une chambre d’hôtel. Ouvrant le tiroir de la table de chevet, là où l’on trouve généralement une Bible ou les pages jaunes, j’ai par réflexe soulevé les papiers qui s’y trouvaient : un « business plan » m’a sauté aux yeux ; je me suis empressée de refermer le tiroir, en ayant l’impression d’en avoir trop vu. Explorer, oui, fouiller, non. La limite entre curiosité enfantine et transgression de la vie privée s’est vite imposée : ouvrir les placards sans toucher à ce qui s’y trouvait. Se contenter de, s’amuser à : imaginer d’autres vies que les nôtres. Et JoPrincesse de scénariser ça dans une séance Snapchat que je n’ai pas pu m’empêcher de tristamshandysier et qui nous a valu un sacré fou rire.

Le suicide du basilic, lui aussi mort de rire

 

Snapchat, application anti-ergonomique au possible, m’est contre-intuitive, mais maniée par JoPrincesse (qui a un rapport autrement plus fluide aux apps que moi – alors que, ironie, j’en ai en théorie une meilleure compréhension technique), tout devient jeu : la visite au musée, comme la descente sur les fesses des escaliers. J’ai résisté et monté en adulte les cinq étages pendant deux jours, puis l’appel de la moquette épaisse a été trop fort et je les ai dévalé sur les fesses ; le Snapchat de JoPrincesse a brièvement immortalisé l’écume de ma minijupe, envers blanc du tissu gris à chaque marche, faux faux-cul et vrai traîne baveuse d’une enfant-reine jouant très dignement au tape-cul.

Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas autant amusée, le rire lourd et le cœur léger, à la fois 5 et 27 ans, les délires adolescents jouxtant les conversations intimes d’adultes, tard le soir, en s’enfonçant dans la nuit – des conversations dont j’ai oublié le contenu exact, dissous dans les tisanes (les peurs, les souvenirs, le sexe, les relations… tout cela ne dit rien de ce qui s’est dit), mais qui laissent l’impression de mieux se connaître, et infusent une certaine tendresse jusque dans l’anodin, le plaisant, « ma souris », « ma princesse », avec les compliments de la maison.

5 et 27 ans. Il n’y a peut-être personne avec qui je sois plus adulte et plus enfantine qu’avec Palpatine. Des contraires qui n’ont rien de contradictoire :

La tendresse, c’est la frayeur que nous inspire l’âge adulte.
La tendresse, c’est la tentative de créer un espace artificiel où l’autre doit être traité comme un enfant.

Milan Kundera, La vie est ailleurs

La tendresse protège, sans ménagement ; on ne prend pas de gant, mais on s’enlace, on se soutient, déjà, on apprend à vieillir, ensemble. (Vieillir, oui, parce que je crois qu’on ne sera jamais vraiment adulte que dans le regard des autres. Adulte, c’est un but, tandis que vieillir, c’est un processus de tous les instants.) Sans le savoir, nous avons choisi des vacances dans une ville du troisième âge ; j’ai mieux compris, rétrospectivement, les regards étonnés quand j’énonçais ma destination. Mais pourquoi laisser Baden-Baden aux gens âgés et attendre de l’être soi-même pour en profiter ? D’autant que les bancs disposés à intervalles réguliers étaient forts agréables pour nos jambes sollicitées (c’est que c’est vallonné !). Je n’ai pas mis à exécution mon plan de photographier tous les modèles de la ville, mais Palpatine et moi étions à ça de créer un tripadvisor du banc, que l’on aurait appelé banquette advisor en hommage à @Odette9. (Quand on n’est pas épais, c’est toujours un peu violent pour les vertèbres.)

 

Acheter en banlieue parisienne, investir dans un loft à Lille, s’installer à Hong Kong… depuis quelques mois, Palpatine m’embarque dans des scénarios improbables. La lubie loft à Lille s’est heurtée à la réalité de Roubaix (soulagement en entendant Palpatine avouer que c’était no way)(quand tout le monde dit que c’est affreux, c’est généralement qu’il y a une raison), mais les plans sur la comètes continuent, sans même s’exclure les uns les autres (acheter à Paris pour y laisser ses affaires puis s’envoler à l’autre bout de la terre – tout est dans la temporalité)(parfois, Palpatine m’effraye un peu).

Alors on se projette : par jeu d’abord ; puis du conditionnel, on passe insensiblement au futur, pour voir comment ça fait, comment ça sonne, et on se retrouve à visiter quatre lofts par un froid samedi de juillet, projection 3D. On explore, sur place mais surtout en paroles, ce que chaque option impliquerait ; on pèse moins le pour et le contre qu’on tourne autour des possibles, à circonscrire les difficultés, et poser enfin les questions qui ne fâchent pas mais qui angoissent. Et si… ensemble… seul… désynchronisé… diverger… Et si Lille te plaît et moi pas, qu’est-ce qu’on fait ? Question posée la veille du départ sur les chaises vertes des Tuileries. Palpatine est plus inquiet pour sa casquette en lin, que je viens de teindre avec une glace à la mangue (dire que j’hésitais avec la framboise…).

Ai-je envie de partir ? Pas spécialement. L’expatriation se présente à moi sous la forme du pourquoi pas. Alors je me demande pourquoi pas, pourquoi non, pas là, mais là, si, pourquoi pas. Et comment. Mes compétences professionnelles reposent essentiellement sur le langage ; je ne suis pas très exportable. Mais à l’étranger, on est souvent moins obtus, moins contraint dans ses diplômes. Et j’ai envie de changer de boulot, alors pourquoi pas carrément de métier. Exit le salon de thé à Lille-Roubaix, Baden-Baden m’oriente vers le développement web à Berlin ; Palpatine m’expose l’architecture web le long de la Lichtentaller Allee (rebaptisée la Lichtee Allée par mes soins, après que ma langue en ait eu assez de fourcher). Cela se précise sur le trajet du retour à Karlsruhe, et je rue dans les brancards parce que je me souviens d’à quel point Javascript et jQuery m’ont semblé dégueu, tout plein de dollars – ceux-là même qu’on pourrait se mettre dans les poches, souligne Palpatine. Des dév, on en manque. Soit. Je garde ça dans un coin de ma tête, pour que ça décante, comme nouvelle hypothèse de nouvelle vie. Quand je vois les usages créatifs qu’on peut en faire, force est d’avouer que ça fait gravement envie. J’ai les notions de base (genre la base de la base), il n’y a *plus qu’à* s’auto-former. J’ai invoqué le Grand Yaka Faucon et ouvert un tutoriel w3schools. On verra, si j’arrive à caser ça entre les mites, les dégâts des eaux, François Jullien et les chroniquettes fleuve.

Ce qui est sûr, c’est que Baden-Baden a permis de reprendre ces récurrences éparses dans un flux de conversation plus large, plus fluide, qui reprend tout posément, dans le détail, dans la durée, qui reprend tout et laisse tout passer, sans fixation, défait les obsessions, emporte les râleries incessantes. Le long de la rivière, la parole coule à nouveau et fait oublier le paysage qui l’a pourtant fait naître ; je respire un peu mieux. Pour moi, voyager, c’est aussi ça : s’absenter de ce que l’on est venu visiter pour profiter de la distance instaurée. Se retrouver, à parler de tout et de rien – à ne pas parler, aussi.

Il m’est parfois arrivé, à table, alors que la conversation ne prenait pas (comme une mayonnaise mal touillée ou un feu au milieu de branchages humides), d’éprouver le syndrome de l’ascenseur : l’angoisse du silence, le besoin de meubler, d’établir non plus un lien mais une distance avec l’autre qui devient envahissant, de tout son corps muet. Mais rester silencieux est très différent de n’avoir rien à se dire. On pourrait presque mesurer le degré d’intimité à l’aisance d’être ensemble sans parler. Et puis il y a les cas qui font mentir le topos du couple qui, parce que silencieux, n’aurait plus rien à se dire : lors de notre dernière soirée à Lille, dans un faux japonais proche de la gare, c’était nous, le couple muet, le regard ailleurs… concentrés sur la conversation de la table derrière nous. Trois geeks racontaient leurs déboires en SSII, des anecdotes que Palpatine aurait pu lui-même raconter et qu’il a ponctuées de gestes de baguettes, de sourires en coin et de hochements de tête, confirmant cette confirmation de ses propres dires, ravi de cette preuve de calamité – non, il n’est pas un Cassandre marseillais, le marché du travail informatique en France n’est vraiment pas glorieux… Ce hasard me fait moi aussi sourire en coin, quoique peut-être pas exactement pour la même raison : je me demande parfois si, à fréquenter Palpatine assidument, je n’ai pas absorbé son point de vue, sans plus être capable de recul (non pas tant pour les anecdotes, que je ne remets pas en question, que pour la place qu’elles occupent dans l’imaginaire collectif – qui en l’occurrence, mérite manifestement son adjectif).

 

 

Dans la forêt

Je n’ai pas les bras à l’horizontale, mais Palpatine faisait bel et bien le pioupiou.
(Bouffée de bonheur)

Nous avons érigé l’activité intellectuelle comme activité humaine supérieure, alors que nous ne sommes jamais aussi intelligents qu’en mouvement. C’est peut-être ce qui, de l’essai de Sarah Kaufman sur la grâce, m’a le plus marquée. Il ne s’agit pas seulement de prêcher l’école péripatéticienne, de réfléchir en marchant ; mais de souligner plus largement l’intelligence intrinsèque du mouvement, son lié et même, comme en calligraphie, son délié, échappée vive comme la descente d’un grand huit, shoot de liberté. J’en fait l’expérience à chaque fois que je marche plus d’une demie-heure (le temps que les endorphines commencent à faire leur effet – l’âme et le corps sont une seule et même réalité) : cela circule, le sang, les idées, tout est fluidifié. Mon envie de nature était surtout une envie de ça, de pensée absorbée dans le souffle et les muscles, méditation avec les pieds. Les quatre heures passées en forêt, en essayant de ne pas écraser nos amis les scarabées, me l’ont confirmé. Ce n’est pas tant la forêt que j’aime que son effet sur moi. En fait de nature, les parcs me satisfont pleinement ; j’ai pu le vérifier à Karlsruhe, avec son jardin botanique et surtout son immense pelouse autour d’un charmant Schloss à taille humaine.

Ça marche, tout s’enchaîne : c’est à pieds encore que je relie les différents quartiers de Londres, depuis notre hôtel excentré à Canary Wharf, jusqu’au centre-ville – comme si mon parcours, enfilant les lieux plus ou moins connus, avait le pouvoir de les faire tenir ensemble, de m’assurer que tout est là, tout se tient, ça va. Au début, fraichement débarquée sur la promenade qui longe la Tamise, je me dirige vers les immeubles de la City, et même, je ne me dirige pas, je m’oriente ; le parcours jusqu’au centre a peu de chance d’aboutir, c’est encore une vague idée, je pendrai sûrement le métro en cours de route, ou un bus, ce que je trouverai. À mesure que je me rapproche, cependant, cela se précise : le prétexte se mue en but, éloigné mais atteignable. C’est là que la promenade s’arrête : le trajet prend sa place et on avance sans plus prêter attention à ce qui nous entoure que comme point de repère. Peu importe la vitesse à laquelle on avance, quand bien même la fatigue naissante nous aurait fait ralentir, c’est une course d’orientation ; on arrive au but désœuvré.

Le but ne vaut jamais que comme prétexte ; on l’a vérifié en cherchant la tombe de Pierre Boulez à Baden-Baden. Nous nous sommes promenés dans un cimetière apaisant, loin des ossuaires à ciel ouvert qu’ils sont souvent en ville, les tombes entassées les unes sur les autres. C’est un cimetière relativement récent, manifestement, et les parcelles des morts à venir rappellent le cycle des générations sans convoquer l’angoisse de la fin prochaine. On s’y promène comme dans un parc, sans trouver trace du compositeur. Et pour cause : nous sommes dans le mauvais cimetière. Ni une ni deux on se remet en chemin, on grimpe à nouveau, les jambes fatiguées, et nous voilà à quadriller un autre cimetière. On ne se promène plus, on arpente, en essayant vainement de faire coïncider la photo que nous avons de la tombe avec la topographie des lieux : il nous faut deux cyprès, un bout de toit et la vue vers les montagnes. Le prétexte est devenu un but dont Palpatine ne démord plus. Il se fait tweetguider par @Phildelescalier ; je peste : chercher la tombe de ce compositeur que je n’apprécie pas particulièrement va achever de me le faire détester. Que s’entête-t-on ? La découverte de la tombe nous délivre de son emprise : Pierre Boulez est toujours mort, mais au moins, on va pouvoir goûter.

Je crois n’avoir jamais autant apprécié un Eisschokolade. Pas besoin de raffinement, pas besoin de déguster en gourmet : la fraicheur de la glace, le croquant des grains de noisettes sur la chantilly, et le petit goût de Nesquik sont juste ce qu’il faut de réconfortant. Je ne cherche plus à analyser la saveur transmises par les papilles, je jouis juste de ce qui passe par mon gosier – un plaisir plus primaire, moins réfléchi.

Ce relâchement de la réflexion (non pas comme articulation de la pensée comme raisonnement, entendons-nous bien, mais comme retour incessant sur la sensation) me fait des vacances. Plutôt que d’être un esprit retranché dans un corps à contrôler, je coïncide avec mon épiderme. Habituellement, je ne vis cette coïncidence que ponctuellement, et sur le mode de l’exaltation, lors de mes cours de danse. À Baden-Baden, cela advient dans le relâchement, dans le retrait d’un monde sur lequel je ne cherche plus à agir, qui se donne seulement à contempler. Il n’y a plus qu’à observer les choses passer, les nuances du ciel s’assombrir ou s’embrasser, la lumière s’incliner, les arbres frémir et les nuages… je suis si peu habituée à jouir de ce frémissement de la nature que je ne peux que l’enfermer dans des génériques (arbres et nuages, vagues étendues vertes ou grises), quand il faudrait toutes les nuances de leurs espèces. Mais qu’importe, c’est encore la lumière qui m’épanouit le plus, la lumière, la lumière, je veux voir du ciel : pas une petite portion, entre deux immeubles, j’en veux partout, partout, au-dessus de moi, devant et derrière, partout, partout1, je veux être toute petite – donc immense – dessous. Ce n’est plus l’air pur qui fait respirer, c’est le ciel et c’est cela dans j’ai besoin au final : voir du ciel, avoir de l’espace. Du coup, ce n’est plus tant la forêt, avec sa canopée qui nous replie sur nous-même, qui me fait du pied, mais les pelouses planes et dégagées, tranquilles, étales, qui s’animent progressivement sous le regard. Karlsruhe, St James’s Park, Lincoln’s Inn Gardens.

Pelouse power

L’écriture fait enfler la sensation et, isolées de l’expiration qui les suit, ces inspirations font croire à une exaltation hyberbolique, mais ce n’est pas ça, ce n’est pas le tout : leur nature profonde est celle du soupir. Expiration, relâchement. Ce n’est pas une grenouille qui enfle mais une souris qui s’éparpille – et qui par là, oui, peut-être, coïncide avec le monde immense, mais sans la tension d’un moi dilaté, au contraire, dans son abandon temporaire. Sens exacerbés et somnolence de la réflexion qui nous unifie sous son je pense ; c‘est doux comme une heure passée au creux de transats rayés à St James’s Park. (Le soleil finit par nous obliger à rassembler nos esprits et à bouger, pour ne pas cramer. Palpatine le pingouin menaçait de se transformer en homard par le bout du nez – des dangers de s’abandonner.)

Vivre, il n’y a là aucun bonheur. Vivre : porter de par le monde son moi douloureux. Mais être, être est bonheur. Être : se transformer en fontaine, vasque de pierre dans laquelle l’univers descend comme une pluie tiède.

Milan Kundera, L’Immortalité

1J’allais dire comme le sperme quand le sexe est vraiment bon, mais c’est un coup à grimacer quand on n’est pas dans le mood.

 

Le paradoxe de ce relatif retrait du monde est qu’il vous rend disponible – à ce et ceux qui vous entoure(nt).

À Lille, il y a la rencontre programmée de @Lness, pas tout à fait telle que je l’avais imaginée. Cela m’a d’autant plus surprise que c’est le passage URL – IRL le plus préparé par des photos que j’ai jamais fait. La silhouette est bien conforme, le visage, les longs cheveux noirs, les habits assortis, mais la voix, que j’attendais d’une couleur tout aussi sombre (grave ou du moins très ferme), est frêle et gaie comme un pinson, complètement différente dans son intonation de ce que j’avais pu entendre dans l’enregistrement audio de ce post – communication versus conversation. J’aurais aimé partager plus encore que l’heure passée ensemble et les trois gâteaux, attaqués de concert à trois cuillères, dans un salon de thé récup-bobo plus chaleureux que ce que ses éléments de déco énumérés laisseraient penser (tentons quand même : un grand miroir sur la cheminée, des moulures blanches au plafond, canard pâle aux murs, un faux cerf empaillé en plâtre et beaucoup de bois couleur cagette). I’ll be back !

À Londres, c’est rencontre inopinée et éphémère, à Lincoln’s Inn Gardens. Je m’assois pour la première fois depuis que j’ai quitté Canary Wharf. Avec davantage d’énergie et de culot, j’aurais volontiers ravivé mes souvenirs de hula-hoop avec les quatre ou cinq amis qui, en face de moi, s’y essayent à tour de rôle. À la place, je laisse mon regard vagabonder, m’installant peu à peu dans ce parc que je ne pensais que traverser : il y a du barbecue dans l’air, de la lecture, du pique-nique… Les semelles orange d’un homme qui lit à plat ventre, jambes repliées, bougent avec le même rythme saccadé que les têtes chercheuses d’un robot ou que les oreilles en triangle d’un chien qui tente de localiser le bruit qui lui a fait dresser la tête… Plus loin, une jeune fille se dandine pour se rapprocher du réchaud sans se relever ; j’aperçois ensuite le fauteuil roulant duquel elle s’est extrait. On n’imagine jamais les cul-de-jatte avec une jolie robe d’été. Et je repense à la gamine en mini-short bleu, visage magnifique et poitrine superbe, à qui je n’ai pas demandé si le train allait bien à Karlsruhe parce qu’en pleine conversation avec son amie ; j’avais aperçu les béquilles, mais c’est seulement dans le train que j’ai remarqué qu’elle était amputée. Trop belle de visage pour qu’on condescende à la voir comme handicapée, elle m’a fait penser à cette mannequin qui continuait de poser après un choc toxique qui lui avait coûté sa jambe. La jeune fille de Baden-Baden et la jeune femme londonienne n’avaient peut-être pas la beauté plastique de cette dernière, mais dans un cas comme dans l’autre, on aurait dit que la vie avait refluée depuis les membres coupés.

Je commençais à cuire, j’ai changé de banc pour un peu d’ombre. Un homme s’est posé à côté peu de temps après sans que l’on se prête mutuellement attention, absorbés par les îlots de vie sur la pelouse déployée face aux blancs comme une scène sans estrade. C’est en voyant la jeune fille se contorsionner autour de son réchaud qu’il a commencé à parler : peut-être devrions-nous l’aider ? Mais la jeune fille se débrouillait aussi bien que l’on peut se débrouiller avec un mini-barbecue, une amie dans les parages, et la conversation s’est engagée sans y penser. Un conversation un peu laborieuse, chacun avec son accent, les phrases qui disent moins qu’elles ne laissent deviner toute une existence : une enfance dans les montagnes marocaines, la judéité comme secret, le montage d’échafaudage comme métier…

La conversation s’émaille de mots français après qu’il m’a raconté avoir vécu dans le Sud de la France quelque année, près de la frontière monégasque ; pour lui, la France, ce n’est pas Paris – il n’y a jamais été –, c’est ce village méridional où il a appris la langue par imprégnation, évaporée depuis par endroits, selon une toponymie improbable, mots simples égarés, « trottinette » conservée (fulgurance de la mémoire, il le retrouve d’un coup, alors que je mime l’action debout à côté du banc dans l’espoir qu’il me donne le mot en anglais). Il a quelques anecdotes incroyables, comme le patron de ce restaurant monégasque ayant fui l’Angleterre après une vie passée à ne pas payer ses charges, investies dans ce restaurant, des voitures de folie et des litres et des litres de vodka – peut-être trois par jour, I don’t know if he’s still alive

Il a un sourire à ne plus savoir si c’est son accent ou ses lèvres étirées qui rendent son histoire difficile à suivre, et des yeux brillants comme seuls peuvent l’être les yeux noirs. Tantôt, le visage retroussé autour du nez froncé, le regard luisant, il ferait presque peur, une caricature de vilain, tantôt son sourire radieux, ses traits tannés et ses fossettes lui donnent un air étrangement familier, familial même. J’y retrouve l’air rieur de mon oncle et de mon père, la peau brunie de ce dernier (je suis blanche comme un cachet d’aspirine, mais mon père a gardé de son enfance en Martinique une peau qui brunit beaucoup et très rapidement, tout comme ma grand-mère a hérité de cette période un visage buriné par le soleil). Puis j’ai une certaine tendresse pour les pifs improbables (côté paternel : nez imposant ; côté maternel : nez aquilin)(ni patate ni crochu, je m’estime heureuse du mien).

Ce qui achève de transformer cet immigré en conteur des mille et une nuit, c’est sa mémoire : il est analphabète mais parle près de quatre langues (arabe, hébreu, anglais, français) et a voyagé-vécu dans le-monde-entier (je souris en pensant à Palpatine lorsqu’il mentionne le Vietnam). Il me parle avec émerveillement de ce vieil aveugle de son village d’enfance (les yeux brûlés par la bouteille d’alcool qu’on lui a versée sur la tête pour désinfecter ses boutons de varicelle…) qui s’asseyait toujours sur le même banc avec ses livres pour qu’on lui fasse la lecture ; ce n’étaient évidemment pas les mêmes personnes d’une fois sur l’autre, mais à chacune il pouvait énoncer la page exacte et le paragraphe où le lecteur précédent s’était arrêté, et guider le nouveau à travers l’histoire ainsi prise en cours de route. Plus étonnant encore pour moi qui n’ai longtemps pas utilisé de marque-page est la parade qu’il a trouvé pour passer les tests de sécurité que requiert tous les deux ans sa profession : il achète le CD-rom, demande à un ami ou à son fils de le lancer et refait inlassablement le test pour savoir quelle réponse cocher à chaque fois, sachant que les questions peuvent varier d’ordre et qu’il lui faut ainsi mémoriser leur allure, la configuration des lettres dans les mots et des mots dans la phrase… Je repense, incrédule, aux noms des stations de métro russes que j’essayais de photographier mentalement pour suivre l’avancée du trajet : un enjambement comme ceci, une barre comme cela… mais au bout de quelques jours, je pouvais lire le cyrillique – sans rien y comprendre, certes, mais je pouvais en tirer un équivalent vocal, plus facilement mémorisable.

Pourquoi, avec une telle volonté et une telle vivacité d’esprit, ne pas avoir tout simplement appris à lire et à écrire ? Il évoque les châtiments corporels de son enfance, qui sont tout ce qu’il a appris à l’école, mais surtout, il chérit ce que nous considérons spontanément comme un handicap, car il ne veut pas perdre ça, sourire brillant, main qui oscille au niveau de la tempe : sa mémoire. À voir son émerveillement, on comprend qu’il ne s’agit pas de perdre la mémoire comme on perd la boule, mais de perdre un trésor, qui le relie aux traditions orales perdues et, en le prévenant de la folie du monde, lui permet d’en jouir à juste distance. Je pense à ces moments où j’omets délibérément de remettre mes lunettes pour baigner quelques instants dans un monde plus doux, et je crois comprendre, oui, un peu. Il ne sait ni lire ni écrire, mais il a un toit, un fils, une fille, un métier, la santé (fierté : pas si courant de voir des hommes de son âge dans sa profession très physique) : what could I want more?

Le soleil se reflète dans son sourire. Sagesse sur un banc public de Londres. J’aime encore plus cette ville de me faire sentir l’espace d’une heure ou deux comme @meliemeliie, comme si j’étais moi aussi capable de rencontre. Sans drague, sans but, sans même aucune suite possible : il serait absurde de lui demande une adresse e-mail pour lui écrire et je ne retiens pas même son nom, qu’il me répète pourtant plusieurs fois, incapable que je suis, gamine pourrie gâtée lettrée, de retenir ce que je ne sais pas écrire. Quelque chose comme Deewan, Deeman…

 

Retrouvant Palpatine, j’essaye de lui faire partager mon émerveillement, mais il est encore imprégné de sa journée MBA et, pour ne pas indéfiniment monologuer en parallèle, je me branche sur son récit, les lieux, les cours, les personnes, le cocktail qui a lieu le soir même… je sens que cela lui tient à cœur, alors passons-y, c’est dans un hôtel chicos de Picadilly, la musique est assourdissante, le balcon plus accueillant avec ses transats et une des organisatrices qui veille à m’inclure dans la conversation en me demandant si j’encourage Palpatine à venir étudier à Londres – it’s up to him diplomatique. Tout le monde n’a pas son talent pour le small talk, qui me paraît bien pauvre et bien contraint par rapport à ma rencontre de tantôt ; Palpatine embraye sur des anecdotes que j’ai déjà entendues et auxquelles je n’ai rien à ajouter, mon regard erre, je vois du balcon des gens entrer chez Waterstones malgré l’heure tardive : I take the French leave, je file à l’anglaise. J’aurais aimé que Palpatine remarque que la souris s’ennuie comme un rat mort, comme j’avais remarqué qu’il avait envie de mondanité. La soirée d’anniversaire se termine dans la fatigue, les larmes et la comfort food d’un restaurant italien.

What could I want more ? Peut-on vouloir si peu ? Peut-on, soi, ne pas vouloir être fêtée comme une princesse jusqu’au bout2 le jour de son anniversaire ? abdiquer pour de bon son égocentrisme et n’exiger trop ni des autres ni de soi ? Et la vie et les gens qu’on aime, nous autorisent-ils alors à faire si peu ? Je veux bien des responsabilités, mais je ne veux pas de MBA, je ne veux pas de pouvoir, je me fiche d’une carrière si cela n’implique pas de travailler sur des projets qui me donnent envie de me lever le matin (qui ne me donnent pas envie de me recoucher, du moins). Le faire si peu n’est pas donné3. « C’est un choix », énonce Palpatine d’une voix qui se ferme, comme une sentence. Parce que ce n’est pas le sien. C’est même celui contre lequel il se révolte. Je ne pensais pas que c’en était un pour moi non plus, mais mon non-choix est un choix ; que je le veuille au non, je suis embarquée. Reste à savoir si l’on peut faire durablement équipage lorsque l’un se laisse volontiers dériver tandis que l’autre ne cesse de guetter le vent pour lever les voiles – navigation de course versus de promenade, qui risque de donner à l’un l’impression de stagner et à l’autre d’être bousculé.

Sombre coucher de soleil sur la Tamise

« J’ai toujours su que de nous deux, tu ne serais pas le moteur. » De là à devenir un boulet, il n’y a qu’un pas, qu’un non, je ne veux pas suivre, je ne veux pas me couler dans tes plans, même si je n’en ai pas d’autres à te proposer. Je sais bien aussi que I would prefer not to n’est pas vivable. J’en viens à me demander si mes non-choix de vie sont les bons : j’ai été exigeante (pour ne pas dire tyrannique) envers moi-même durant mes études et ne sais toujours pas si je suis parvenue à lâcher prise (vers la sagesse) ou bien si je me suis endormie sur mes lauriers (vers la médiocrité). Je dois reconnaître que si je forme un binôme avec Palpatine depuis toutes ces années, c’est aussi pour son relatif inconfort, qui me pousse à. J’ai externalisé mon aiguillon de « perfectionniste négative » en même temps que ma confiance en moi (qui n’est jamais une confiance qu’en soi, foutaises : c’est un jeu de reflet avec autrui, cercle vicieux ou vertueux). Ce miroir tendu est libérateur : il y a quelqu’un qui vous rappelle votre valeur quand vous n’en avez plus à vos propres yeux ou aux yeux des autres ; mais sans concession : demander miroir, mon beau miroir, suis-je la plus belle, c’est s’exposer à s’entendre répondre non. Les bouffées d’auto-détestation ont alors tôt fait d’englober le porteur du miroir…

… à moins que ce ne soit l’inverse, que le porteur du miroir vous le tende de travers, le cou tourné vers d’autres horizons, et que vous n’y trouviez plus votre reflet que déformé, comme au jardin d’acclimatation. Je suis qui je suis… et me retrouve perdue dans ces jeux reflets, blessée par certaines réflexions. À ton âge, eux. Involontairement éclaboussée par une (saine ?) colère qui n’est pas la mienne, j’accuse un coup de fatigue.

Les vacances, c’est aussi la vacance, le temps et la place de prendre conscience des transformations silencieuses, et de redresser la barre, si elle doit l’être (si elle peut l’être ?).

Jeune femme allongée dans la lumière du soir

Quelques heures avant de rentrer, dans yet another park, Palpatine prédit le probable déclin de nos sociétés d’Europe de l’Ouest et m’explique, à ma demande-interruption, le système de prêt bancaire. J’écoute attentivement, j’entends, même, mais tout ce que je vois, c’est la lumière déclinante sur la pelouse, le corps-violoncelle d’une jeune femme allongée sur le flanc, mes cils arc-en-ciel et les paillettes que les paupières jettent sur toutes choses en s’abaissant. Golden hour.

Golden hour, ombres portées
2
Le réveil était royal, je vous prie de me croire sur parole, parce que ce blog n’est pas interdit aux moins de 18 ans.
3 Et fait hurler quand on le remarque comme modèle d’existence.

Peindre chinois

Il y a quelques mois, je vous tannais sur Twitter pour aller voir l’exposition de peinture chinoise présentée au Palais Brongniart. Je m’y suis rendue par curiosité un midi, sur ma pause déjeuner, et j’y suis retournée le lendemain, fascinée par la diversité des styles et le dialogue ouvert avec la tradition occidentale. Il ne s’agissait pas, en effet, de peinture traditionnelle, mais de peinture à l’huile, et l’exposition était une formidable manière de revisiter avec un regard neuf, puisque décalé, notre histoire récente en la matière, tout en favorisant, par une grammaire étrangement commune, l’entrée dans un monde qui en devenait un peu moins étranger. 

Vu de l’étranger

Certains tableaux se laissent appréhender par un équivalent européen : c’est à la manière des impressionnistes, de Matisse (JIN Tian), de Balthus (LIN Yongkang), de Mucha (JIN Shangyi), ou encore de la peinture sombre et ultra-léchée des siècles passés (GUO Runwen). Un amateur plus éclairé pourrait certainement en trouver bien d’autres. Cela m’a frappée dans le tableau de CAO Xinlin où l’on retrouve les vapeurs impressionnistes des locomotives du XIXe siècle… échappées d’une marmite de Soupe d’agneau sur un marché chinois. Ou encore dans une nature morte de WANG Yutian, où plutôt que des pommes et une carafe, nous avons… Litchis et éventail.

 

Soupe d’agneau, CAO Xinlin

Fillette et marionnette, GUO Runwen
Le tissu et les reflets sur la chaise font penser à un style ancien, cependant que la gamine s’ennuie de manière très moderne… (petite fille poupée elle-même la marionnette de ses parents ?)

 

Siqin en costume, JIN Shangyi, 2014
Ne dirait-on pas un Mucha chinois ?

 

Lieu de naissance, GUO Runwen, 2004

L’herbe me fait irrésistiblement penser au Monde de Christina, d’Andrew Wyeth (qui lui-même me fait penser à ces vers de Keats cités par Yves Bonnefoy « when sick for home, / She stood in tears amid the alien corn »). Et quel titre magnifique que ce Lieu de naissance sans amant ni enfant…

 

Le soleil me suit où que j’aille, WANG Yidong, 2006

Ce petit chaperon rouge des neiges m’a paru aussi lumineux que les rares portraits de Gerhard Richter. J’aime beaucoup son titre, qui suggère une aptitude naturelle au bonheur, comme si celui-ci suivait la beauté à la trace. 

 

Vue sur l’étranger

Ce n’est pas tant par des thématiques qui lui seraient propres que nous sommes introduits à un monde étranger, que par une sensibilité différente, qui se manifeste tout particulièrement dans le titre des œuvres – très poétiques, ainsi que le soulignent plusieurs visiteurs dans le livre d’or. Cela me frappe dès la première salle avec un grand portrait d’une femme à cheval (qui ne me plaît pas plus que cela, d’ailleurs) : le titre, Haut plateau enneigé, se garde de toute référence à ce que nous désignerions spontanément comme son sujet principal, le réintégrant dans un tout qui prime sur l’individu. La tableau de ZHAN Jianjun est à ce titre exemplaire, mais pas unique. Il y a aussi La mer, allongée, de ZHANG Zuying, un portrait hypallage qui met du temps à se lever, les plis du vêtement blanc faisant plus de vagues que la mer littérale, derrière elle (le tableau se lève pour ne plus jamais se recoucher, comme le tableau Désir de Magritte, où l’on ne peut plus ne pas lire le mot, une fois qu’il a surgi d’entre les étoiles). On comprend rapidement que, pour les peintres chinois, le paysage n’est pas un décor, c’est l’environnement dans lequel s’inscrit l’homme (non le sujet) et par lequel il prend sens. En fût-il absent. 

Deux de mes tableaux préférés sont ainsi dénués de représentation humaine, sans que j’ai spontanément envie de les qualifier de paysage. Le Pont aux dix-sept arches se découvre dans un tournant de l’exposition. La reproduction ne donne rien. Il faut l’imaginer éclairé par le haut, la lumière extérieure rehaussant-reproduisant celle du tableau, paisiblement illuminé de l’intérieur par une chatoyance de nuances fondues les unes aux autres, qui vous dilatent la poitrine comme de joie, alors que vous ne parvenez pas à embrasser du regard la totalité de ce pont, qui n’est pas vraiment le sujet de ce tableau, pas centré, pas raccordé aux rives qu’il relie, mais que l’on parcourt inlassablement sans venir de nulle part ni aller nulle part : magnifique illustration-sensation de la Voie. 

 

 

Pont aux dix-sept arches, CHEN Wenji, 2003

 

L’autre tableau qui m’a soufflée est lui aussi bien mal servi par sa reproduction. Il faut imaginer cette fois-ci un triptyque immense, trois panneaux chacun plus grand que vous, où le regard suit des lignes de vie, de branches, de ronces, de déchirures, s’y perd, égaré par des bourrasques de taches, fleurs de cerisiers dans la tourmente – une tempête de neige pointilliste qui décoiffe et laisse quelque peu hagard. Incertitude, l’œuvre porte bien son nom.

 

Incertitude, HONG Li, 2014

 

Quelques autres œuvres qui m’ont étonnée d’une manière ou d’une autre, en vrac (l’expo elle-même faisait très vrac, avec quelques toiles sublimes… et quelques croûtes) :

Galerie circulaire de la Rosée froide, ZHANG Xinquan, 2013

Galerie circulaire de la Rosée froide, ZHANG Xinquan, 2013

Vague sentiment de malaise suscité par cet effondrement de la peinture à l’intérieur de ce qu’elle représente, comme des souvenirs envahissant un présent abandonné.

 

Intérieur Lit, YIN Qi, 2004

En vrai, le relief de la peinture est beaucoup plus visible ; avec ses sillons de vinyle, la couverture fait des remous et le tout tangue.

 

La femme sur le canapé, PANG Maokun, 2009

J’aime beaucoup le contraste entre le haut du corps relâché, coudes écartés, manteau, étole étalés, et les jambes croisées sous la corolle de la jupe – qui ne s’offre ni ne se refuse. 

Je n’ai pas retrouvé, du même artiste, Saison des fleurs, où la chevelure d’une jeune fille lui encadre le visage selon la même géométrie que les lys disposés dans un vase devant elle.

  

Voies antiques à l’épreuve du temps, ZHANG Zuying, 1996

Dans la même salle, était également exposé Vacillement, de LIU Renjie, peut-être la toile que je suis le plus marri de ne pas avoir retrouvée (avec La mer, allongée). C’était une route au crépuscule, un tournant dans la nuit violette, avec sa rambarde de sécurité, juste inclinée ce qu’il faut pour provoquer un vacillement, justement, devant les deux yeux jaunes d’une voiture disparue autour de ses phares. J’ai pensé à JoPrincesse, qui ne supporte pas les photos cadrées de travers, et je me suis dit que ce devait être exactement ce qu’elle ressentait, vacillement né de l’infime.

Pour encore plus de reproductions, n’hésitez pas à jeter un œil au catalogue de l’exposition (qui n’est pas exhaustif, mais avait le mérite d’être distribué gratuitement aux visiteurs, imprimé sur du beau papier).

Triple bill transatlantique

La spécialité du New York City Ballet n’étant pas ma tasse de thé (mon energy drink ?), je lorgnais du côté de la nouvelle génération de chorégraphes. Vu l’engouement manifesté par le public parisien pour Balanchine, c’était pour le mieux : la soirée Wheeldon / Ratmansky / Peck est, de tout le festival, la seule pour laquelle j’ai pu avoir une place de dernière minute. Sans compter que cela aura été l’occasion de réviser deux ou trois certitudes…

 

Mélangez les cheveux sauvages de Mon amie Flicka avec la thématique du « Rat des villes, rat des champs » et le kitsch de Western Symphonies sans son humour, et vous obtenez Estancia, le moins bon ballet de Christopher Wheeldon qu’il m’ait été donné de voir. 

Mouvements un peu guindés hauts sur pointes versus ancrés dans le sol avec pliés et dos souples : l’opposition entre gens de la haute et de la campagne fonctionne bien, comme elle fonctionnait dans la Giselle de Mats Ek. Il suffit de remplacer le prince par un salesman en cravate et les paysans par des farmers coiffés de chapeaux de cow boys (tout de même, joli mouvement de bras qui évoque avec poésie le travail aux champs, dans une guirlande de paysannes Arlésienne-spirit).

La bluette entre la fille de la campagne et le garçon de la ville se gate lorsqu’entre en scène le kitsch américain, en la personne de quatre juments (reconnaissables aux pointes) et un étalon (non, je ne dirai rien). Comme si l’académique marron et la mini-selle sur les reins n’étaient pas assez, la fille de la campagne se met à les poursuivre au lasso, bientôt rejointe par le garçon de la ville, qui, après s’être fait traîner par le canasson tel Hector derrière le char d’Achille, finira par prouver sa valeur en matant la bête. Il y a des trouvailles sympathiques, comme les barres de bois (récupérées de Carousel ?) dont les ranchers se servent successivement pour faire un enclos et faire obstacle à la curiosité des gens de la ville, mais globalement, le petit rat avait bien résumé l’affaire avant même qu’elle ne commence : c’est un peu vulgaire.

 

Heureusement, le ballet qui suit confirme une improbable inversion transatlantique de mes goûts : après avoir été déçue (nuit) par mon chorégraphe chouchou (jour), je me surprends à jouir sans retenue (jour) de mon souffre-douleur préféré (nuit). Tout vient à point à qui sait se laisser surprendre : Pictures at an Exhibition m’a éclatée. J’aime déjà beaucoup la musique de Mussorgsky ; couplée à des variations picturales sur un tableau de Kandinsky et à la chorégraphie pleine d’humour de Ratmansky, c’est un pur plaisir.

Avec des chignons de chipie (sur le sommet du crâne) et des costumes mi-robes de plage mi-chemise de nuit, les cinq danseuses ressemblent aux bestioles de The Concert1, papillonnant ici, tenant là un conciliabule, dos courbés, genoux pliés, les ailes vrombissant doigts écartés, pour mieux repartir en battements attitudes, comme des fées écrabouillées dans l’herbier d’un entomologiste. (Pas vraiment capable de retrouver mes spécimens préférés parmi Sterling Hyltin, Lauren Lovette, Sara Mearns et Claire Kretzschmar.)

Les cinq danseurs ne sont pas en reste dans la facétie – coup de cœur pour les gambades d’Amar Ramasar2 alors que, derrière lui, ne reste plus que le pourtour d’un cercle, sorte d’écrou qui me rappelle Piano Concerto n° 1, un des rares Ratmansky que je n’ai pas détesté (sans m’amuser autant qu’ici). Aurais-je trouvé avec l’écrou mon discriminant Ratmansky comme je l’ai trouvé avec les chaussettes pour Balanchine ?

 

Everywhere We Go : Justin Peck. Cette année à Garnier, à Bastille et, donc, au Châtelet. Entre chien et loup était du côté de la poésie, Everywhere We Go retrouve In Creases de celui de la géométrie, avec un décor bunker sans cesse reconfiguré comme un kaléidoscope, grâce à l’action conjuguée des lumières et d’un panneau de formes évidées coulissant. La chorégraphie est à l’image de ce décor : très travaillée, avec des formations sans cesse mouvantes. Le tout à toute allure, dans la joie et la bonne humeur. On n’aurait probablement pas le même résultat sans la formation balanchinienne de la compagnie, ici extrêmement sensible : les danseurs sont comme des poissons dans l’eau – ou plutôt des marins sur l’eau, à en juger par les justaucorps marinières des danseuses3 (il n’y a que des danseuses balanchiniennes pour ne pas donner l’impression de se sentir à poil en justaucorps blanc…).

Everywhere We Go est moins ludique que Pictures at an Exhibition, mais le ballet a le mérite de mettre du monde en scène et à son avantage. L’enthousiasme des danseurs est communicatif, et les applaudissements, conséquemment nourris. Le NYCB a même réussi à rendre Laurent plus balletomane que mélomane le temps d’une soirée !


1
Autre moment très Robbins : les danseurs éparpillés sur la scène, qui contemplent les ronds-étoiles comme dans Dances at a gathering.
2 Danseur sur lequel j’avais déjà flashé il y a… huit ans.
3 Là, encore, je ne serais pas sûre de moi pour désigner la grande perche blonde entrée en scène avec un magnifique tour arabesque, ni l’autre danseuse blonde avec un curieux volume sur le haut de son chignon banane, qui lui donne des faux airs de serveuse dans un motel.

 

Triple Bill

Étonnant comme la lecture d’une critique peut vous mettre en condition. Lorsque le nuage de mot qui accompagne Of any if and descend des cintres, je vois les ombres des nuages qui courent sur un plan d’eau, j’entends le vent dans cette « frondaison polysémique » – probablement aidée par les murmures des deux récitants. Assis sur des chaises devant leur texte-partition, ces anciens danseurs, créateurs du duo en 1995 (si je n’ai pas lu de travers), n’interagiront pas avec leurs successeurs ; leurs paroles, inintelligibles mais audibles, font entendre les échos d’un passé proche déjà inaccessible. La génération précédente s’est retirée : les deux danseurs ne sont pas seuls en scène, mais il y sont abandonnés, livrés1 au bruissement et à l’obscurité qui, en estompant les limites de la scène, en fait un espace sidérant, dont on ne sait s’il est illimité ou confine au néant, sous le ciel bas des mots. Body, texture of, any, ponctués de plaques noires de différentes longueurs, texte à trou qui nous rappelle que l’on doit toujours composer en l’absence de sens, dans l’angoisse d’un vide existentiel, ou égrènement poétique d’un sens qui est tout entier à inventer – le mot esseulé devient alors le battant d’un affichage de gare ou d’aéroport : destination fire !

Léonore Baulac est bien solaire, présence fougueuse qui se lance à corps perdu et retrouvé dans l’espace vide et la grammaire forsythienne. Of, une épaule, any, retour du bras, if, la hanche s’étire en arabesque, and revient sur le côté, qui serait en seconde si la jambe n’avais conservé la même rotation, sur un plan qu’interdit la technique classique traditionnelle et qu’ouvre l’en-dedans. Of any if and, il n’est là question que d’articulation, corps ou langage c’est tout un, conjonction ou os, les côtes qui affleurent sous le ringrave de la danseuse, presque sans poitrine, partenaire de son partenaire, corps plus que couple, deux êtres qui tentent de s’articuler ensemble pour exister séparément et sortir de l’existence en ayant vécu, en ayant produit un peu de lumière, un peu de beauté, consolation à l’absence de sens ou raison d’être de cette absence – consumation résolue et sans regret de Léonore Baulac, musculature noueuse, presque douloureuse, d’Adrien Couvez. Expérimentation formelle, mon cul ; j’ai envie de chialer. Un truc lointain, enfoui, la scène comprimée par les mots comme une cage thoracique.

 

Le reste de la soirée (heureusement ?) n’avait pas la même densité. Approximate Sonata joue – assez marginalement – sur les codes de la représentation avec une simulation de répétition : les danseurs parlent, piétinent pour s’ajuster dans l’espace, lâchent soudain l’enchaînement pour reprendre à nouveau… mais surtout au début et à la fin de la pièce, que William Forsythe a revue pour l’occasion. J’avais souvenir de quelque chose de plus déstructuré. Mais comme il remonte à plus de onze ans (paléoblogueuse, bonjour), je ne dispose d’aucun compte-rendu pour m’aider à trancher : étais-je simplement moins aguerrie niveau méta ou cette Approximate Sonota est-elle de moins en moins approximative ?

Plaisir en tous cas de retrouver Alice Renavand, tout sourire jusqu’aux oreilles. Elle a peut-être le corps le moins « classique » des quatre danseuses, mais le mouvement le plus plaisant – parfaite illustration de cette phrase qui concluait un article de Pointe Magazine ou Dance, je ne le retrouve plus : in the end, it doesn’t matter how you look, it matters how you dance. Quel bonheur de se trouver à quelques mètres d’elle… Marie-Agnès Gillot, en revanche, ne me fait plus aucun effet, et je ne sais plus trop quoi penser d’Eleonora Abbagnato : plus elle vieillit, plus elle ressemble à une petite fille et s’éloigne de la jeune femme solaire que j’adorais. Hannah O’Neill, seule non-étoile du groupe, n’est pas la moins lumineuse, et je ne dis pas uniquement cela à cause du pantalon jaune fluo dont elle a – la moins gradée et la mieux gaulée – logiquement écopé.

 

La soirée se terminait avec Blake Work I, la toute dernière création du maître contemporain dans une veine classique. Rien de moins qu’un chef d’oeuvre, nous promet-on (chef-d’oeuvre is the new triomphe). Manifestement, cela a fait rire Forsythe lui-même, qui ouvre le bal avec deux lignes de danseurs en tenue d’école (collants-T-shirt uniformes pour les garçons, justaucorps-jupette pour les filles) qui se déhanchent et font des glissades-ronds de bras digne des plus beaux gala de fin d’année. C’est un peu la blague du mec capturé par des cannibales qui a vu ses amis se faire transformer en kayak et qui, comme dernier vœu, demande une fourchette avec laquelle il se lacère le corps : « Regardez ce que j’en fais, de votre peau de kayak ! » Regardez ce que j’en fais, de votre chef d’oeuvre annoncé !

Passé l’instant de déception-consternation premier degré, ça fait plutôt marrer. Force est de constater que ça marche ; mieux, ça danse. Toute la jeune génération est là, qui aborde la scène de Garnier avec le même sens de l’éclate qu’une piste de danse en boîte. Les garçons se défient dans une battle de petite batterie, et les filles se déhanchent pointe planté à la seconde, au premier rang desquelles Caroline Osmont et Marion Gautier de Charnacé, la team balcon-break dance de la création de Boris Charmatz en début d’année.

Qu’on ne s’y trompe pas : si cette pièce est moins exigeante que les deux autres pour le spectateur, elle l’est tout autant pour les danseurs, embarqués dans une joyeuse débauche pyrotechnique. Oubliez les bouquets feux d’artifice ; ce sont ici des fusées à ras-le-sol (un faible pour l’escarbille-escargot doré, aka le double-tour fini avec un grand battement/rond de jambe) : à l’Opéra de Paris, on parle Forsythe avec l’accent français, petite batterie et ports de bras bien nets, qu’ils soient ronds (en moulinet) ou droits (en quatrième pointée devant). L’habitude aidant, les extensions délirantes sont devenues très convenables, un peu comme la minijupe s’est mise à signifier le sexy sans plus être provocante. Le créateur a fait sa révolution ; il est revenu à son point de départ. La technique classique, qu’il a étirée et triturée dans tous les sens comme un vêtement trop serré, est maintenant parfaitement ajustée, confortable même, voire un peu lâche : et si la seconde peau était une ancienne mue ? Lorsque James Blake chante « I don’t live it anymore » (chanson « Put that away »), je ne peux m’empêcher de transposer le propos à William Forsythe : il n’habite plus cette technique classique qu’il revisite comme on revient chez ses parents après avoir emménagé chez soi. On peut y séjourner et en jouer, mais vivre, mais créer dans la durée ? À moins que cela ne soit la liberté ultime du créateur, s’affranchir de la durée pour l’instant : let’s dance !


1
C’est un peu l’émotion du dîner sur la baie à San Francisco