Métro, boulot, dodo : entrez dans la dense légèreté de l’être

Métro

Place d’Italie. Un peu trop en avance, je me suis débrouillée pour rater de justesse le métro, et j’attends sur le quai. J’ai la lenteur d’une après-midi passée dans des pages, des phrases, des mots, au sortir de laquelle le froid suspend vos réflexions en l’état, et le décor quotidien vous surprend par la netteté de ses formes, pleines, insignifiantes. Pas même étourdi, vous promenez votre regard, la laisse lâche (vous pourriez le perdre des yeux dans votre état flottant, mais il faut tout de même lui octroyer un certain rayon d’errance pour ses besoins). C’est ainsi que je suis tombée sur une petite pastille (étonnant comme tout se lit) informant qui voulait la lire que les stations (faites-en une sur le blog linké) avaient été aménagées par Paul Andreu, et m’apprenant par là-même que j’avais déjà évolué sans le savoir dans l’univers du décorateur de Répliques avant de voir la pièce de Nicolas Paul. Coïncidence poétique. On pourra dorénavant s’autoriser la métaphore de « ballet des voyageurs ».

 

Boulot

« Coïncidence poétique », c’est Kundera. J’ai troqué l’Insoutenable légèreté de l’être contre une part de flan pour moi et de tarte aux fruits rouges pour Palpatine, petit paquet que je n’ai pas eu le cœur (ou l’estomac) de laisser se faire écraser dans mon sac. Cela tient tout aussi bien en main. Même promesse de régal. Main gauche dans la poche, bras droit collé le long du corps et avant-bras relevé à l’horizontale pour soutenir la petite pyramide posée bien à plat sur ma paume : je me rends soudain compte que cette attitude dictée par le froid et la faim est celle des mendiants. Je bénis le léger poids qui commençait à entraîner une légère crispation du biceps, il cesse d’être pesant – c’est l’espoir de l’aumône, qui est ins-supportable. Pas plus généreuse d’être plus riche d’avoir trouvé un nouvel écho de la thématique existentielle de Kundera, je monte dans le métro. Jusqu’à Bercy et correspondance baudelairienne pour Cour Saint-Emilion. Étonnant comme tout se lie. In the air.

 

Dodo

On touche au (troisième) terme. Il faudrait ajouter que « dans la poésie amoureuse de tous les siècles, la femme désire recevoir le fardeau du corps mâle » pour rester à l’ouest . Mimi nous l’a assez seriné, la ville de Milan est à l’ouest de Vienne – un K, je sais, étonnant comme tout. Ce lit que je ne saurais voir sans plaisir me rappelle qu’il est un temps pour les divagations. Rappel à l’ordre ? Rêve toujours.

Mer…credi : Où le massacre n’est pas celui de l’assassin

Plus de places assises à l’Assassin, je suis restée debout, raideur cadavérique, dans un coin, près du bar, en attendant le canard de Palpatine et celui-ci. Un peu comme au studio de danse, les jours où, soit que je brise une nouvelle paire de pointes, soit que je ne sente pas mon corps, ce dernier est à peu près aussi malléable qu’un sac de ciment, je me sentais encombrante. Une présence pas forcément inopportune, mais qui prend trop de place. J’ai sûrement eu l’air encore plus cruche que j’aurais jamais pu l’être en tâchant de m’incruster dans un des groupes de bloggueurs participer à la conversation, mais ma nouvelle dé-coupe de cheveux ne me portait pas à être sociable – c’est-à-dire encore moins que d’habitude.

Il m’est plusieurs fois arrivé que la coupe ne corresponde pas exactement à ce que je voulais ; c’était autre, pas raté comme cette fois où le carré plongeant à effet boule demandé est devenu une informité hésitant entre les perruques blondes, un peu trop petites par rapport aux têtes, de Mars Attacks et une coque de bernard l’hermite. Après la crise d’hystérie où je n’ai pu que déplorer le nombre de miroirs qu’il y avait chez moi – même le micro-ondes s’était mis de la partie, avec son idiote surface réfléchissante-, j’ai tiré les cheveux, aplati le brushing, décoiffé à coups de brosse la belle choucroute indéracinable, tracé la raie de toutes sortes de façon possible, pour arriver à quelque chose de supportable, raie à gauche, qui fait basculer l’équilibre de ce qui était prévu avec raie à droite et donne par l’asymétrie une bizarrerie moins perceptible que le décrochement au niveau des oreilles. Je ne m’appelais plus Charlotte (camarade de primaire qui reste associée à son carré court avec choupette) ni Edith (connaissance de mon père, type catho coincée), mais Miranda (celle de Sex and the City, pas de Grey’s anatomy).

Ce n’est pas siiiiiii moche que ça, ironise brièvement Palpatine, blasé sur la supposée perpétuelle insatisfaction des filles au sortir du coiffeur (alors que j’adore mon ancienne coiffeuse, qui a la mauvaise idée d’être restée proche de mon ancienne maison, c’est-à-dire loin de l’apart actuel) et coupant au plus court (mais pas trop, contrairement à mes cheveux) face à un « un mot et je t’explose – ou implose en larmes » implicite. Par conséquent, j’ai pris un cheeseburger, parce que, quitte à me sentir moche, cruche et encombrante, autant être grosse de surcroît. Conformément au nom du restaurant, c’était une tuerie. Manger me détend. Limite le nombre d’âneries que je peux sortir, aussi. Il ne faut pas prêter attention à ce que je dis lorsqu’à 21h20 je suis à jeun depuis le goûter. Valerio n’a pas été loyal sur ce coup (bas), en rapportant un « Du moment qu’il me nourrit, comment il se débrouille, ce n’est pas mon problème » (grande grammaticalité d’ailleurs – mais comme mon horrible subjonctif après « après que » relevé sur un devoir écrit n’a pas été rapporté, on pourra croire qu’il s’agit d’une liberté orale). De fort bonne compagnie néanmoins, alors nous n’en ferons pas un fromage – juste un cheesecake, pour faire glisser les frites à l’huile pas très fraîche.

Somebody Else

 

« Arthur Schnitzler, le romancier viennois du tournant du siècle, a publié sous le titre Mademoiselle Else une nouvelle remarquable. L’héroïne est une jeune fille dont le père s’est endetté au point de risquer la ruine. Le créancier promet d’effacer les dettes du père, à condition que sa fille se montre nue devant lui. Après un long combat intérieur, Else consent, mais sa pudeur est telle que l’exhibition de sa nudité lui fait perdre la raison, et elle meurt. Évitons tout malentendu : il ne s’agit pas d’un conte moralisateur, dirigé contre un méchant richard vicieux ! Non, il s’agit d’une nouvelle érotique qui tient en haleine ; elle nous fait comprendre le pouvoir qu’avait jadis la nudité : pour le créancier, elle signifiait une énorme somme d’argent, et pour la jeune fille une pudeur infinie qui faisait naître une excitation confinant à la mort. »

 

 

Kundera est un dieu, ce n’est pas l’Immortalité qui viendra y contredire. J’en avais assez de ficher, fatiguée d’estimer la quantité de liens que je devais avoir omis d’après la découvertes de quelques échos tardivement perçus, alors j’ai rangé mes affaires et suis partie en quête de cette nouvelle qui permettait à mon divin auteur de redéfinir la pudeur loin de toute morale pudibonde : « La pudeur signifie que nous nous défendons de ce que nous voulons, tout en éprouvant de la honte à vouloir ce dont nous nous défendons. »

 

Mademoiselle Else, qui n’a aucune envie de se montrer au « salaud » qu’est M. de Dorsday, rêve à d’autres moyens de récupérer l’argent, ou plutôt à employer le même moyen avec d’autres, plus jeunes et largement plus attirants : «  « Paul, si tu me procurais ces trente mille florins, tu pourrais me demander ce que tu voudrais. » Encore une phrase de roman : la fille au noble cœur se vend pour l’amour de son père bien-aimé, et… elle en retire du plaisir. Tout cela me dégoûte. » Demander tout ce qu’il voudrait, ou plutôt tout ce qu’elle voudrait. Mademoiselle Else, comme j’ai pu le constater rapidement, s’il est vrai que la nouvelle se lit d’une traite (ou presque – interrompue par un cours qui a vraiment eu lieu – j’aime ces lectures inopinées), est peut-être vierge, mais pas effarouchée.


Sensuelle, elle le dit elle-même, et l’on ne peut pas manquer de le remarquer lorsqu’on aborde la nouvelle par le biais de Kundera (qui a tout compris, comme d’habitude *Kundera power*). Au milieu de ses observations se glissent quelques formulations du désir : « J’aimerais bie’n me marier en Amérique, mais pas avec un Américain, ou épouser un Américain et ne pas vivre en Amérique. Une villa sur la côte, des marches de marbre descendent vers la mer, je m’étends nue sur le marbre… » ; « Dommage que le grand brun avec sa tête de Romain soit reparti. Paul disait qu’il ressemblait à un faune. Ma foi, je ne déteste pas les faunes, au contraire… » ; « Il ne sait pas quoi me dire. Ce serait plus simple avec une femme mariée. On dit quelque chose de légèrement indécent et la conversation est amorcée. » ; « Et à Gmunden, noble demoiselle Else, que s’est-il passé un matin de cet été, à six heures? N’auriez-vous pas aperçu les deux jeunes gens qui vous regardaient fixement du fond de leur barque ? Ils n’ont pas pu discerner mon visage, mais ils ont vu que j’étais en chemise. Et j’étais ravie. Ah! Plus que ravie, ivre de joie. De mes deux mains j’ai caressé mes hanches en prétendant ignorer qu’on me regardait. La barque demeurait immobile. Oui, voilà comment je suis, me voilà au naturel. Une dévergondée. Et chacun le sent ».

 

Cela amoindrit-il la répugnance à la perspective de se donner en spectacle pour M. von Dorsday ? Nullement. Au contraire, il est bien pire que le sacrifice requis d’elle ne le soit pas dans l’absolu. C’est même toute la subtilité de la nouvelle, de ne pas faire consister le dégoût dans l’acte même, mais dans la dégradation de sa signification : l’excitation du corps perd sa valeur en lui fixant un prix ; elle, veut se donner pour rien, c’est-à-dire pour son propre plaisir. La mort, qu’elle envisage à maintes reprises, n’a rien à voir avec le suicide d’une Lucrèce : s’il lui arrive de la souhaiter avant la mise à nu, comme évitement, elle se reprend et se dédie lorsqu’elle la prévoie à la suite – ne pas faire ce plaisir à un salaud, surtout quand la honte serait aussi l’expression de son désir, qu’il n’ y aurait alors plus de raison de réfréner. : « N’ai-je pas désiré toute ma vie une occasion de ce genre ? »

 

« Mais rien ne m’oblige à le faire. Je peux changer d’avis avant même d’être descendue. Je peux revenir sur mes pas, une fois arrivée au premier. Je peux aussi n’ y pas aller du tout. Mais j’ai envie… je me réjouis de le faire. » La tension érotique naît de ce qu’elle veut (se montrer nue) ce qu’elle ne devrait pas vouloir (humiliation du chantage), de ce qu’elle est tenue de faire ce qu’elle aurait voulu dans d’autres circonstances, et que néanmoins elle n’aurait pas tenté sans cette « occasion ». Dès lors, son souci est moins de se montrer nue que de gâcher le plaisir de celui qui l’exige, et la façon dont elle choisit de se montrer nue, à tous, écarte définitivement l’interprétation d’un dilemme entre le heurt de la pudibonderie ou de l’honneur d’une jeune fille de bonne famille. «Je voudrais trouver moyen de gâcher son plaisir? Si quelqu’un pouvait être là, pour me voir en même temps que lui ». Plus d’exclusivité, le salaud n’aura pas le plaisir d’arracher le secret de ce qui se donne librement. « De quel droit M. von Dorsday jouirait-il d’un privilège ? Si lui me voit, que chacun me voie. Oui ! L’idée est merveilleuse. Tous me verront, le monde entier me verra. »

 

L’écriture n’est pas celle d’hésitations apeurées et rationnelles, mais de revirements ardents du désir et de la répulsion, que rend particulièrement sensible le choix de la narration à la première personne. Vue de l’extérieure, on aurait cru qu’elle se résignait, non qu’elle osait : « Nue, toute nue. Comme Cissy m’enviera. Et les autres qui ne demanderaient toutes pas mieux que de le faire, et qui n’osent pas. Prenez exemple sur moi. J’ose, moi, la vierge. » On est pris dans un flux de pensée très dense dès les premières pages, qui relève moins du monologue intérieur que d’un dialogue permanent que la jeune fille mène avec elle-même (n’est-elle pas somebody Else ?) ainsi qu’avec le monde dont elle anticipe et façonne à sa guise les réactions. Les guillemets ne résonnent que dans son esprit, et il n’y a que des tirets qui puissent forcer son intériorité et faire parvenir des paroles à sa perception. Rien de monotone ou de trop coulant, donc, les remarques fusent, le style est vif et incisif, à l’image de celle qui en est l’émanation. Cela m’évoque Zweig (littérature allemande, aussi, même société mise en scène), qui aurait, en toute improbabilité, croisé Duras.

 

Les emportements de la jeune fille sont dans ces conditions particulièrement bien rendus ; sa folie, pas même déraisonnable, puisqu’elle telle que pour qui n’a pas accès à son intériorité. La fin, qui se produit nécessairement par délitement (interruption par points de suspension – les morts se racontent rarement), n’en est pas moins certaine, puisqu’elle est discrètement confirmée au travers de la jalousie de Cissy. La conscience por
tée à l’inconsciente : « Elle me parle, elle me parle comme si j’étais réveillée. Que veut-elle ?
– Savez-vous, Else, ce que vous avez fait ? Imaginez ! Vous êtes descendue vêtue seulement de votre manteau, vous êtes entrée dans la salle de musique et subitement vous étiez là toute nue devant tout le monde. Après vous êtes tombée évanouie. Une crise d’hystérie, prétend-on. Je n’en crois rien. Je ne crois pas non plus que vous soyez évanouie. Je parie que ce que vous entendez tout ce que je vous dis. »

 

 

Sa mort, au final ? Aidée du véronal qu’elle avait préparée au cas où. Mais surtout délitée par des forces antagonistes ne l’ont pas paralysée mais écartelée. « Pudeur et impudeur se recoupaient en un point où leurs forces étaient égales. Ce fut un moment d’extraordinaire tension érotique. »

Inculture pub : la campagne de Surcouf n’est pas ma tasse de thé

 

 

J’étais presque surprise que la négation soit restée intacte après une telle torture infligée à la langue : « On ne choisit pas sa famille, on choisit plus ou moins ses amis alors choisissons vraiment son ordi. » Sans parler de la logique tout à fait discutable de cet aphorisme publicitaire (quel rapport entre la famille, les amis d’un côté et l’ordinateur de l’autre ? – mis à part peut-être pour le geek intégral qui remplace les premiers par le second) ou du paternalisme dont on fait preuve à l’égard du client (pauvre chou qui ne savez pas faire la différence entre fréquentations de bon ton et amis véritables, ne seriez-vous pas une victime ? Pas d’inquiétude, Surcouf est un ami qui vous veut du bien), cette publicité pour Surcouf est une abomination grammaticale. J’imagine sans peine le publicitaire qui a choisi le pronom indéfini de la troisième personne du singulier parce que ça parle quand même vachement mieux au client un peu bœuf, et dont l’élan bute sur l’injonction à mi-chemin de sa rude tâche.

Hum, non, rien à faire, choisis, choisissons, choisissez, y’a pas choisit ! Que faire dans un cas si contraire ? Puisqu’on ne veut pas de nous trop majestueux, pas question de tout recommencer depuis le début et de réécrire le slogan, on change en nous en cours de route. Mais il faut montrer qu’on n’a pas oublié, alors on revient à la charge avec l’adjectif possessif du singulier au lieu du pluriel. Non mais c’est vrai, quoi, puisqu’on ne choisit pas sa famille, autant lui choisir son ordinateur et lui offrir un truc bien pourave qui lui pourrira la vie, c’est une super vengeance, au moins aussi belle que celle du publicitaire contre la dictature des dictées enfantines. Puis d’abord, sur l’ordi (qui se souligne, parce que nul n’aime être diminué), le correcteur orthographique et grammatical veille au grain, alors ne viendez pas m’embrouiller le pois chiche avec ça, même Cicéron c’était pas toujours carré.

 

 

 

Vous entendez la souffrance du publicitaire ? Ne l’embêtons pas trop avec son français, admirez plutôt son travail graphique, tout ce rouge si puissamment communiste, ça parle au peuple, non ? Mais si, voyons, le vulgus pecus qui se baffre de pizza tiède en calbute, cette allégorie du glamour contemporain ! De la propagande écrite en blanc sur rouge, y’a que ça de vrai, ce sont les bonnes vieilles méthodes qui marchent. Comment ça la comm’ des communistes n’était pas hype ? Même les hypermarchés capitalistes se la sont réappropriée ; n’allez pas prétendre que vous n’avez pas vu la super promotion sur la côte de bœuf 100% pur bœuf avec astérisque de chez Carrouf ou Lidl, bande de moutons. Les ordis doivent se vendre comme des petits pains, alors on fera comme s’ils étaient au même prix, qu’il y aura même pas besoin d’avoir été sage, si c’est pas cool, ça, après avoir choisi un modèle pourri pour votre famille non choisie.

 

*Pop ! goes my heart*
Sans Hugh Grant, c’est juste ringard.

 

Comme la campagne publicitaire de Surcouf a quelques décennies de retard, on pourra bien tolérer que les murs du métro gueulent encore en plein moins de janvier qu’un « vieux barbu court dans les rayons en criant qu’il n’aura jamais fini avant le 25 », on n’est plus à ça près.

 

 

D’autres marques profitent de la dernière vague de Noël avec un peu plus de subtilité, comme Lipton dont les sachets font davantage penser à un sapin ratatiné sous les décorations qu’à la splendeur pharaonique invoquée. Avec ces petits monticules pyramides de verdure, Lipton atteint son sommet : c’est presque du thé. Il ne faudrait tout de même pas nous prendre pour des bleus, ça reste un déguisement du Yellow, cousu de fil blanc : au bas de la piste, l’étiquette jaune est là pour nous le rappeler. A vos marques, prêts ? Infusez !

Que ma joie est demeurée

(vendredi dernier, à Chaillot, avec Palpatine)

 

Barock

 

La douceur des Songes de Béatrice Massin n’engourdit pas le plaisir de danser qu’exultait Que ma joie demeure. La chorégraphe exploite toujours la richesse du baroque pour explorer des voies contemporaines. Pas d’archéologie du patrimoine avec des moyens modernes, mais la découverte de l’intemporel présent depuis un style ancien mais pas passé. Déjà, à propos du précèdent spectacle que j’avais vu, elle avait expliqué auparavant en conférence qu’elle avait choisi de reprendre des éléments de cette danse de cour sans toutefois conserver la symétrie absolue des parcours géométriques, qui, très lisse, assèche la perception que l’on a du mouvement – l’école buissonnière dans des jardins à la française. Les Songes vont plus loin encore : les danseurs sont pieds nus, les costumes n’évoquent plus, même se façon stylisée, les costumes de cours, et les corps ne se retiennent plus de même. On ne peut plus vraiment dire que cette danse est un mélange de contemporain et de baroque, il n’est plus question de genre mais de forme, de style ; la démarche de Béatrice Massin est aboutie, elle est parvenue à faire sien le vocabulaire baroque dans une danse pleinement contemporaine.

Le bras-chandelier, poignet cassé, main tombante vers l’intérieur n’a plus rien d’un code, tantôt suspendu en apesanteur, tantôt ballant au-dessus de la tête du rêveur singeant la position du dormeur allongé. Le geste n’est plus contraint par aucun corset, ces bras-chandeliers levés au niveau de la tête puis glissés par la main jusqu’au bas du buste éclairent l’intériorité des personnages qui peuplent discrètement ces songes, loin de l’apparat de la cour. Rien de clinquant et pourtant tout est lumineux, les costumes bouton d’or, les miroirs, le geste, enfin, avant tout, pur et donc jamais mécanique. Intention projetée et non pas projet intentionné.

 

 

Reflets oniriques

 

Ces songes n’ont pas d’autre cadre que celui de la scène, c’est éveillé que l’on est le plus à même d’apprécier la poésie du sommeil. Le rideau se lève sur une femme qui se déplie plus qu’elle ne marche, en apesanteur plus qu’au ralenti. Le déplacement n’engage pas le haut du corps, c’est une marche seule, semblable au trot invisible d’un cheval de bois. Le mouvement est si minimal, si pur, si décomposé que la marche se mue en équilibre. Elle flotte, traverse hypnotique l’espace de la scène en diagonale. D’autres danseurs la rejoignent bientôt sur leurs propres orbites trajectoires, très proches pourtant ; ils ne sont pas nombreux mais la lenteur transforme leur défilé en procession. Cette entrée en (absence de) matière est fabuleuse, elle apaise le spectateur qui vient de courir après le métro, sa place ou un cake – le purifie, pourrait-on dire, si le verbe ne portait pas de connotation religieuse. La traversée est le sas grâce auquel on est transporté hors temps et hors lieu, situation commune au rêve et à la scène.

La danseuse paraissait se mouvoir en apesanteur, les suivants marchent tout bonnement sur les nuages : un cercle de ciel est projeté au sol et morcelé par des miroirs posés sur le sol à la verticale, sans cesse réorientés, ou suspendus aux cintres, inclinés. Leur fonction poétique paraît en même temps que le soleil, un danseur vêtu d’une longue robe jaune, qui évolue en manège sur le ciel : ils en réfractent l’éclat, font apparaître en l’air, sans que l’on sache bien d’où il vient, un rayon de la traîne jaune, répètent l’ondulation du tissu sans le corps qui le met en mouvement, enflammant alors la course du danseur-soleil. Le jeu des miroirs est réfléchi plus avant tout au long du spectacle. Leur agencement ne sert pas seulement à démultiplier le mouvement, ou à le faire voir sous plusieurs angles : pour chaque spectateur, il le réinvente, quitte à le tronquer ou à dissimuler le danseur qui en est à l’origine. Des pieds, un dos, une touche de jaune, une masse mouvante, un aplat de mauve : tout est métamorphose anamorphosée. L’un des miroirs est d’ailleurs déformant. Loin de créer un effet burlesque comme au jardin d’acclimatation, il informe le rêve, et lorsqu’on le fait pivoter, c’est pour se dédoubler en une sorte de tourniquet (comme à l’entrée des musées ou des magasins) à partir duquel rayonnent tous les danseurs dans leur robe jaune. Curieusement, le costume va mieux aux hommes qu’aux femmes : la robe transforme presque les femmes en danseuses espagnoles, tandis qu’elle confère aux hommes le pouvoir magistral des cardinaux.

La chorégraphe prend le temps d’exploiter ses trouvailles scénographiques, d’en extraire l’effet poétique, sans pour autant donner l’impression de décliner une idée jusqu’au concept, ce qui m’avait empêché d’être vraiment emballée par les Répliques de Nicolas Paul. Le thème du double, du faux-semblant et de l’illusion est également présent à travers le jeu des reflets, mais son traitement poétique se tient éloigné de toute théorie. Il serait vain de chercher à rassembler les reflets en une reconstruction cubiste, cette vision détaillée, ciselée, et incertaine se suffit à elle-même, elle est l’ornementation même du rêve.

 

 

Fragments d’éternité

 

En effet, le fragment est l’esthétique des Songes : juxtaposition d’extraits musicaux, côtoiement des personnages, éclats volés de gestes pourtant d’une grande fluidité, succession de tableaux… La logique onirique veut que tout aille de soi, et sans jamais que l’on se pose de question sur l’enchaînement des tableaux, variés par souci de contraste (baroque) plus que diversité (soli/ ensembles plus ou moins complets, quasi-immobilité/virevoltes empressées, silence musical/rythme intérieur…), les échos se rencontrent et donnent toujours plus d’ampleur à la danse.

Comme chaque phase d’un rêve, les séquences du ballet au pluriel pertinent ont pourtant leur caractère propre. Chaque tableau est un songe à lui seul, avec ses motifs de pas : les jambes d’un trio viril assènent leur force en se déployant depuis une position accroupie, esquivent avec souplesse en un tour en quatrième devant fini par un rond de jambe ; le déséquilibre par-dessus la jambe de terre d’un piqué en petite seconde, bras également à la seconde en supination, fait déferler les lignes entrecroisées des danseurs et perpétue l’agitation de leur monde foisonnant ; une femme esquisse un solo en l’absence de musique, comme seule sur la grève, où le rythme intérieur s’extériorise enfin par le martèlement de tout le groupe, pieds-percussions. Un tel passage figurait déjà dans Que ma joie demeure, il tirait le baroque du côté des claquettes ; ici, plus de chaussures, les pieds nus claquent à la réce
ption des sauts, le contact avec le sol est plus direct, les secousses, plus organiques ; le rythme enfle et reflue selon le nombre des danseurs qui entrent en jeu et leur synchronisation.

 

Sol nuageux, robes soleil – les danseurs de ce cosmos intime sont des dieux qui échappent au temps mythologique. Ils évoluent dans l’espace d’un imaginaire indéfini, où les Grecs peuvent (aller) se (faire) voir : aucun bas-relief dans la fresque de danseurs aux poses dramatiques sans être tragiques – sculpturales- ; si vase il y a, ce ne peut être que la contenance proustienne d’une heure de spectacle. Le temps n’avance pas, il tourne au ralenti (s’étourdit lui-même), comme le corps de deux danseurs qui de porteur en porté se renversent l’un l’autre, (s’en)tête(nt) en bas, les jambes droites et serrées, des aiguilles qui tournent dans l’espace – sablier incessamment retourné et qui ne coule jamais. Métamorphose dernière quoiqu’indéfinie de deux étranges lutteurs qui se mêlent (comme au rugby, corps incliné jusqu’à l’horizontale, la tête disparue au creux de l’épaule) amoureusement en un animal fabuleux.

 

L’éternité est fugace pourtant. Après s’être étirée voluptueusement comme dans la tiédeur des draps matinaux, une danseuse couchée entre deux miroirs disparaît dans leur interstice : le rêve avale la présence sans pour autant la faire disparaître s’il est vrai que l’image lui donne son aval – son a-corps. Elle (en) redouble en( )cor(ps)e la présence, loin de s’y substituer, ce qu’exclut l’exhibition de la mise en scène, puisque les miroirs poussés comme des caddy par les danseurs à demi cachés finissent par refléter les roulettes sur lesquelles il sont montés . La manœuvre n’est pas si maladroite qu’elle en a l’air (elle l’est peut-être seulement par sa durée) : les mises en abyme du songe dévoilent fréquemment (du moins dans la littérature de la Renaissance ; les séminaires, ça atteint) son caractère illusoire, et cela ne fait que renforcer l’illusion. Dans la mesure où celle-ci se définit comme l’erreur qui persiste même après sa découverte, le paradoxe n’est qu’apparent. Fabrique (verbe et nom) du rêve. Quand bien même une mise en abyme conduirait visuellement à un rétrécissement (modèle des poupées russes de plus en plus petites), ce dernier n’aurait rien d’étriqué puisqu’il participe à l’élargissement de l’horizon de pensée (vous pouvez insérer ici un mot en -méta ; non, métabolisme n’est pas pertinent).

La force des Songes est de transcrire esthétiquement cet élargissement, grâce à la disposition mouvante des miroirs qui n’enferment pas le mouvement entre le geste et sa réplique mais confèrent une force nouvelle aux éclats qu’ils isolent. Épanouissement du détail, prélevé sur la durée, haïku visuel. Sensuel, même, comme ce pas de deux démesuré entre un titan tout fin et une femme petite. Elle, re-tenue par la nuque par sa main à lui, lui, par le pied entre ses jambes à elle. Et ce porté, semblable à celui d’Amoveo, et cette portée, la femme arrimée à l’épaule du géant, un monde pour ce maigre Atlas. Ce sont bien des bribes de songes qui restent de ce spectacle, des images fragmentaires qui tirent leur intensité de l’esthétisme très fort du ballet dont le souvenir s’évanouit paisiblement, comme fondent les danseurs s’agenouillant dans la cire de leur robe, sous la conduite des mouvements persistants de l’un des danseurs (le rêveur qui va s’éveiller ?).

 

Photobucket

 

Photo des saluts que je pique éhontément à Palpatine.
On peut se faire une bonne idée de la scénographie (et repérer le géant, troisième en partant de la droite).