Ô corps, suspends ton vol

Le « point de suspension », pour un jongleur, c’est ce moment furtif qui voit un objet lancé dans l’air atteindre son apogée, juste avant sa chute. Avec Minuit, Yoann Bourgeois, entouré de complices, des artistes indisciplinés, et d’une harpiste, porte à la scène sa passion et sa quête de cette suspension, de cet instant de tous les possibles.

Grâce à Andrea, j’ai pu découvrir Yoann Bourgeois, dont j’entendais parler depuis un certain temps déjà, sans jamais me réveiller assez tôt pour obtenir des places. C’est chose faite, et expérience à renouveler. Yoann Bourgeois est un James Thierrée arty, qui tire sa poésie des lois de la physique plutôt que de la bidouille. Les négociations avec la gravité s’enchaînent sans autre fil conducteur que l’expérimentation, mais chaque moment est suffisamment captivant en soi pour qu’on s’en formalise. Un spectacle en il y a

  • une harpiste qui se fait femme-orchestre en jouant sur les mesures qu’elle vient d’enregistrer en live ;
  • des clowneries éparses qui le cèdent à l’humour lors du récit d’un périple improbable (j’ai ri  à retardement à la « traversée du désert à la nage ») ;
  • une danseuse en talons suspendue dans les airs au bout d’un pilier-tape-cul bien ancré dans le sol : en mouvement, son ombre démultipliée fait voler Wendy sur les colonnes de la salle ; au repos, oubliée là pendant un temps infini, elle coule comme une montre de Dali ;
  • une autre danseuse, enceinte, qui déboule, déboule, déboule en cercle comme un derviche tourneur, un mini-manège qui ne s’arrête plus, dans lequel on s’étourdit à sa place, tandis que la voix pure et chaleureuse de Yael Naim l’accompagne – intime et universel comme un feu de camp ;
  • une plateforme qui tourne et transforme Yoann Bourgeois et une autre danseuse encore en patineurs immobiles – corps penchés en avant dans la vitesse, têtes retournées vers ce qui vient ;
  • un trampoline invisible qui transforme Yoann Bourgeois en cosmonaute, comme libéré de la gravité au moment où il se repose tout entier sur elle, grimpant à n’en plus finir un escalier d’où il se laisse tomber, chutes hypnotiques d’ un rêveur suicidaire qui n’en finit pas de ressusciter, film rembobiné au ralenti qu’on pourrait regarder longtemps encore sans se lasser ;
  • une danseuse-culbuto qui, à la sortie, dans le hall de la cité de la musique, n’en finit pas de rouler-fasciner.

Visages, virages

 

Autour de moi, les destins commencent à prendre forme – des formes qui n’ont rien de définitives, bien sûr, mais des formes distinctes. Rien de tragique ni même d’extraordinaire, quand bien même cela concerne des personnes fort admirables et que j’admire évidemment ; mais des destins néanmoins. De l’extérieur, ou de plus loin dans la vie, rien de très frappant, probablement. La première naissance est annoncée dans mon cercle amical proche – des jumeaux, pour marquer le coup.

Plutôt que de destins, peut-être vaudrait-il mieux parler de destinées, pour s’éloigner du fatum tout écrit et se rapprocher de la destination, dont on change au gré de ce que l’on l’entrevoit et que l’on ignore. Mon amie P. a démissionné de son travail exorbitant (des journées de 7h30 à 20h30, 16 personnes sous ses ordres, des extras le week-end, la reconnaissance en option) pour se lancer dans un CAP pâtissier. C’est banal, presque, le cliché du CSP+ qui sature de ses PowerPoint et salive devant le Meilleur Pâtissier le mercredi soir à la télé. Ça l’est moins, pourtant, quand on sait que P. vient d’un milieu relativement modeste – pas intellectuel, en tous cas – où l’on ne comprend guère pourquoi elle reviendrait « en arrière ». Cela ne l’est plus du tout lorsqu’on l’a connue en proie à l’anorexie, aussi tenace à étudier qu’à se détruire, et qu’on la voit à présent arrêter d’elle-même la spirale qui renaissait sous une autre forme – l’abnégation au travail, à éponger celui des autres, et les cernes plus violettes et plus profondes à chaque dîner où nous nous retrouvions. À l’époque de la prépa, il y avait toujours des pommes à la maison, parce que c’était le seul goûter qu’elle prenait – le seul dessert, le seul en-cas, parfois le tiers de son repas. Vous n’imaginez pas ce que c’est de voir postée sur Instagram par cette même personne une rosace de pommes, d’après une recette de Cédric Grolet. Le food p0rn ne tient pas une seconde face au symbole involontaire et à ce qu’il exprime avec pudeur. Il n’est pas question de nourriture, il n’en a jamais été question – ou alors métaphoriquement, comme ce qui nous nourrit (et parfois pas assez).

Des destinées ou, plus prosaïquement encore : des chemins, mais vus de haut, soudain. Dans un de ces tournants de montagne qui vous révèlent dans la vallée. Un regard au rétroviseur de la trentaine approchante et soudain une forme surgit. Des motifs, du moins, des réccurences dont on n’avait pas totalement conscience. Des points aveugles qu’on avait contournés jusqu’à présent et que l’on commence à cerner. Certaines choses sont trop intimes pour que je puisse les partager comme elles m’ont été confiées, mais je suis souvent stupéfaite du rôle qu’ont joué les familles : par leur poids, souvent beaucoup plus déterminant que ce que j’aurais pu imaginer, et par leur toxicité, aussi, parfois. En pleine misère sociale ou malédiction familiale, on l’imagine bien : la mère toxico, le père alcoolo, difficile de s’en sortir, évidemment ; les drames bourgeois aussi, où les morts s’enchaînent, prématurées, et les maladies se développent dès la naissance comme les branches d’une généalogie maudite. Les Atrides ou Zola, on voit bien ; les drames ordinaires de la classe moyenne, moins. Soeurs ou mères jalouses, infantiles, amour filial asymétrique, on a l’impression de cliché, qui jure de surcroît dans des milieux où ça va. Ce ne sont pas nécessairement des traumatismes, clairement identifiables (pas de viol ou de maltraitance physique, contrairement au parcours de certains de ces élèves que Melendili me raconte parfois, désemparée et attristée par le manque de structures pour aider ces jeunes partis avec de lourds handicaps dans la vie) ; ce sont des remarques, des comportements insidieux, qui font douter et qu’il faut manifestement des années pour identifier et détricoter. Des choses inconscientes, sans arrière-pensée ; d’autres impardonnables, qui me scandalisent quand on m’en fait part. Comment peut-on dire à un enfant qu’on lui préfère le reste de sa fratrie ; comment peut-on lui dire qu’il est un « accident de capote » ?

Quoique je sois toujours en désaccord avec son postulat, je comprends mieux, en vieillissant, le projet de Zola. Je perçois chaque jour un peu plus les ramifications des événements parfois minuscules qui nous marquent ; leur poids ou leur force, selon qu’ils nous retiennent ou nous propulsent dans la vie. Je refuse en revanche de penser que ces événements nous déterminent, aussi marquants soient-ils. Quand j’ai rencontré Palpatine, je lui ai demandé d’où il venait, et il m’a répondu où il habitait. Je n’y ai prêté attention qu’après coup, quand j’ai fini par comprendre qu’il s’était construit en s’opposant à ses origines – qui, soit dit en passant, me paraissent toujours moins modestes à moi qu’à lui, qui les a vécues. Mettre 800 kilomètres entre sa famille et soi, et se hisser d’un cran socialement en devenant le premier cadre de sa famille, c’est encore se définir par rapport à sa famille – quoique, n’en déplaise à Zola, dans un sens opposé à ce qu’un fatum antique ou un positivisme pessimiste aurait pu prédire.

Peut-être mon refus farouche de voir notre libre-arbitre confisqué par la force des choses (sociales et biologiques) est-il lui-même une détermination de mon enfance heureuse (et de la force de caractère de Palpatine, pour poursuivre sur notre exemple). Encore que confisqué soit un terme de drama queen, qui convienne davantage aux raisonnements abracadabrantesques de Leibneiz pour ménager la chèvre (la toute-bonté de Dieu) et le chou (l’idée de toute-puissance-prescience de Dieu), sans que la créature de Dieu soit un loup pour la créature de Dieu (autrement dit : Dieu a-t-il créé le mal1 ?). Pour la mécréante que je suis, il s’agit davantage de comprendre en quelle mesure notre libre-arbitre est amoindri par la force des choses, pour dégager la marge de manoeuvre dont nous disposons, et l’utiliser au mieux. Simplement : quand on a toujours eu de la chance, on a tendance à croire que tout le monde dispose de la même, et on ne la perçoit que partiellement, considérant comme mérite personnel ce qui relève au moins autant du hasard. J’avais été frappée de découvrir cela dans les mémoires de Simone de Beauvoir – et un peu choquée, il faut bien l’avouer, qu’on continue à enseigner le moment d’un cheminement philosophique comme une vérité complète en elle-même alors que leurs auteurs eux-mêmes les ont mises en perspective.

Le donné nous est apparu comme la matière de nos efforts et non comme leur conditionnement : nous pensions ne dépendre de rien. […] Notre audace était inséparable des illusions qui la soutenaient et les circonstances les avaient favorisées ensemble. Aucun obstacle extérieur ne nous avait jamais forcés d’aller contre nous-mêmes […] Notre existence comblait si exactement nos voeux qu’il nous semblai l’avoir choisie […]

Notre indifférence à l’argent était un luxe que nous pouvions nous offrir parce que nous en possédions assez pour ne pas souffrir du besoin et pour n’être pas acculés à des travaux pénibles. Notre ouverture d’esprit, nous la devions à une culture et à des projets accessibles seulement à notre classe. C’était notre condition de jeunes intellectuels petit-bourgeois qui nous incitait à nous croire inconditionnés.

La Force de l’âge, Simone de Beauvoir, pp. 23 et 30 de l’édition Folio

J’ai assez envie de consacrer quelques billets de blog à cerner mes propres déterminismes, les schémas qui se sont mis en place, mécanismes de pensées ou petites obsessions esthétiques… Il y a une visée thérapeutique, probablement (les TOC en ligne de mire), mais aussi une élucidation joyeuse de soi, complètement gratuite, qui promet d’apprécier plus encore ce qu’on prend comme allant de soi. Peu à peu, je prends conscience de la chance que j’ai eue, que j’ai encore : les enfances heureuses ne semblent pas courir les rues. Cette prise de conscience-ci en fait surgir d’autres, plus évidentes, plus enfouies : mon milieu socio-économique, que j’ai longtemps cru de classe moyenne et qui serait plutôt de la classe moyenne supérieure (petit-bourgeois, quoi : on ne pourrait pas se passer de travailler, mais on a eu accès à des métiers confortables), et encore plus, invisible : je vis dans un pays développé, en paix. C’est le genre de choses que l’on sait, et que l’on ne sait pas. Ces dernières années, leur augmentation aidant (si on peut dire…), les mendiants se sont désincrustés du paysage de métro parisien dans lequel je les avais fondus. Je me suis mise à les voir, comme à voir les familles dysfonctionnelles voire carrément toxiques de certaines de mes amies. Et je me demande dans quelle mesure cela ne joue pas, oh pas grand-chose, évidemment, juste un peu, dans l’immobilisme qui est le mien ces deux dernières années ; si les efforts que je fais pour me résigner à un boulot qui me stimule moyennement ne viennent pas d’une vague culpabilité : j’ai déjà tant ; puis-je demander plus encore ? Cet égalitarisme de mauvaise conscience est absurde : je veux dire, tant mieux si cela me rend un peu moins indifférente et un peu plus empathique, mais prendre davantage de plaisir dans son boulot ou sa vie ne retire rien aux autres ; autant que chacun profite à mesure de ce que la chance lui offre.

Si j’ai envie de prêter davantage attention à ce qui a pu me déterminer et m’influe encore, ce n’est pas pour me découvrir limitée, au contraire : pour éprouver la puissance dont je dispose pour m’inventer ou me réinventer, et jouer avec le jeu de possible qui m’a été octroyé. Je trouve belle non pas tant la réussite que la négociation avec ce qui est donné et ce qui ne l’est pas, qui se dispute comme une splendide balle de match. Me fascinent non seulement les trajectoires qui s’éloignent plus ou moins de la mienne, après un temps passé en parallèle pendant lequel l’amitié s’est nouée, mais de plus en plus le paysage dans lequel elles s’inscrivent. Soudain, je ne vois plus seulement la courbe, le virage ou le segments de ligne droite, mais la colline qui a été suivie, l’obstacle qui a été contourné, l’horizon un temps dégagé (alors que le Wanderer aurait pu s’essouffler en grimpant la colline, se prendre les pieds dans l’obstacle ou choisir des chemins de traverses). On comprend mieux, souvent, et on est d’autant plus fier, aussi. Je n’ai compris que récemment, je crois, cette drôle de chose qu’est la fierté pour autrui. Elle m’avait touchée mais laissée interloquée lorsque j’en avais été moi-même l’objet, je me souviens, pour mon bac, quand mon père répétait à tout le monde que j’avais eu les félicitations du jury, fier comme Artaban. Et je pensais : de quoi ? ce n’est pas lui qui a passé l’examen… Je comprends maintenant, ces gens qu’on tient si proche de soi qu’on peut s’attribuer leur fierté, sans pour autant les envier ni vouloir leur dérober et s’attribuer indûment le mérite qui leur revient de droit. Une espèce d’empathie jubilatoire, ou simplement douce et diffuse.

Ces derniers temps, j’ai parfois l’impression d’être un monstre mythologique qui se nourrit de vie humaines. Il me faut des destins, des destinées, des parcours, rouvrir les possibles en grand, comme prélude au ménage de printemps que je prépare dans ma propre vie, des possibles en nombre, des possibles improbables et des possibles réalisés, accomplis, mutilés, en film, en bande-dessinée, en fiction, en conversation fleuve ou en anecdote rapportée, le plus de possibles possible. Il faut nourrir Moloch, et je suis Moloch. Les vies qui prennent forme de destin m’apaisent. L’appel du sens se fait moins pressant, disparaît pour ainsi dire de lui-même, le sens à même la forme. Tout ce que j’ai à faire, c’est ça : donner une forme à ma vie, une forme simple ou extravagante comme il me plaît, qui participera à sa manière au foisonnement baroque et organique du vivant. C’est quelque chose de cet ordre que j’entrevois dans les discussions-fleuves que j’ai avec P., O., Jo, Luce ou Melendili, qui rouvrent la voie de l’intime et permettent de se reconnecter à ce qu’il y a de plus commun et dérobé en chacun. Minutie, vue grand angle et enthousiasme à l’emporte-pièce, philosophie de comptoir et lucidité d’ivrogne, commérages et secret des dieux, ces conversations où l’on se saoule de parole comme la Pythie des herbes qu’elle mâchonne, me laissent dans un état de douce transe, de calme exaltation auquel seul l’anglais semble rendre justice : exhilarated. Ex, hors de, sortie de soi pour redevenir la part infime mais vivante d’un tout, qui n’a plus rien d’abstrait, car c’est d’abord et avant tout l’amie qui vient de nous y conduire, qui nous a le temps d’une après-midi abbouché à sa vision du monde pour nous le rendre à neuf. Un enthousiasme à ne même pas soulever les montagnes : la croyance, soudain, qu’on aura la force et la patience de les gravir ou de les contourner – et d’admirer le paysage, par-dessus le marché. (Comme c’est grandiloquent, on mentionnera la compagnie du brookie et du carrot cake, du café crème, des milkshakes ou du thé au jasmin ; ou en les prendra en photo, comme synecdoque instagrammable des moments passés à parler de tout ça. Mais sans tout désaturer dans des blancs kitsch, sous peine de voir Luce lever les yeux au ciel.)

Lorsque l’exaltation retombe, c’est comme de passer à l’ombre après s’être gorgé de soleil, immobile, alors que le fond de l’air est frais : on retient encore un peu de chaleur, qui nous accompagne tandis qu’on se remet en mouvement et nous tiendra jusqu’à ce qu’on se soit soi-même par la marche réchauffé. Car tout est lent, dans ce monde ultra-rapide ; il faut en prendre son parti. Alors qu’elle a le sentiment de patiner sur un certain aspect de sa vie, Melendili, paradoxalement peut-être, accepte de ne rien brusquer parce qu’elle sent que cela patine pour certaines raisons et qu’en attendant sans attendre, cela pourra avancer. Laisser mûrir, laisser décanter, sans pour autant se résigner à la passivité. Impatiente née (vraiment : je suis née prématurée à 7 mois et demi), je suis toujours admirative de cette sagesse de Grand Schtroumpf. J’espère sincèrement que ça va bientôt schtroumpfer. Pour elle, pour moi, pour toutes les personnes qui me sont chères. Voilà, schtroumpfez bien.

Week-end Dusapin

O Mensch! a été composé pour Georg Nigl et cela s’entend. Le baryton a une présence bien à lui, une voix qui s’impose en s’escamotant, comme sa petit moustache sous les projecteurs. Debout ou assis sur une chaise de bar sans bar, il emboîte le pas de Nietzsche, et nous le sien, pour une promenade-errance. Peu à peu, un chemin se dessine entre les fragments du philosophe et les résonances-dissonances du piano qui abandonne autant qu’il accompagne ; et alors ce sont les grésillements de la nuit, le chant des cigales, si tenace et ténu qu’on se demande s’il était là en même temps que la voix ou si un technicien vient d’ouvrir la vanne de la Provence2. J’aime beaucoup cette toile de fond sonore et l’obscurité périodique de la scène, d’où la voix peut ressurgir. Une voix plus qu’un chant, qui s’oublie dans son intimité avec la parole, le bruissement et le murmure. L’éructation, aussi, quand la pensée se fait contre-soi désagréable ; alors les lumières se rallument sur nous, le public, que le baryton prend à parti, et c’est grinçant comme sait l’être l’opéra de quat’sous. Puis sans qu’on sache comment, nous voilà repartis dans les portraits champêtres, alpestres ou marins de la nature traversée par l’homme, jusqu’au rivage où l’on ne peut plus avancer, où l’on ne peut plus que lever la tête vers l’obscurité et voir la constellation de ce que l’on n’a pas pu saisir scintiller doucement : des bouts des cailloux  bruts qui restent quelque part, là, hors de notre portée mais non de notre admiration. La musique de Pascal Dusapin est exigeante, mais elle touche juste, même quand on ne sait pas trop quoi… au juste.

Par comparaison, Morning in Long Island me fait un effet moindre, le lendemain. Peut-être parce qu’on est en pleine après-midi, dans une salle qui encourage la somnolence3. Non seulement le morning est jet-lagué, mais j’imagine très clairement Long Island à San Francisco, dans un collage des quais, de la petite plage donnant sur le Golden Bridge et de l’autre, l’immense étendue du Pacifique, que je colle dans la baie. Avec le brouillard, c’est autorisé et ça s’estampe : la musique se propage dans le paysage comme un trait d’encre posé sur un papier déjà gorgé d’eau. On voit, on entend l’encre s’engouffrer silencieusement dans la fibre – une touche et c’est tout un aplat. Peu à peu, le temps se dégage et c’est alors celui de la ville que l’on commence à sentir comme tantôt l’iode et le froid traversé par les mouettes (engourdies, à terre : des pigeons de plage). Le rythme de la ville vous vient aux narines, s’insinue et se propage à tout le corps. C’est exactement la première fois que je remontais le district financier pour aller aux piers, attirée-enivrée par la musique d’un batteur sauvage, en plein milieu du trottoir, avec ses rastas au vent et ses grosses caisses de récupération.

Après l’entracte vient mon quatrième Château de Barbe-Bleu de Bartók, dont je fais cette fois-ci le tour en propriétaire, un peu déçue qu’aucun insoupçonné ne se révèle à moi. Du coup, je m’essaye une fois de plus à la mise en scène. J’hésite à éclairer les portes en rouge ou en blanc. Ou un rouge qui s’atténuerait au fur et à mesure de la découverte de chaque pièce ? ou à partir de la cinquième porte ? J’ai également un problème avec la quatrième porte qui, au milieu des six autres disposées en arc-de-cercle, se trouve face au public, qu’elle risque donc d’éblouir. Et je ne sais pas où disposer les chanteurs. J’abandonne l’opéra et passe à la chorégraphie. J’étais en train d’imaginer du mauvais Béjart abâtardi par du médiocre Roland Petit quand il a heureusement été temps d’applaudir Nina Stemme.


Oh Lucy !

… si tu savais, tout le mal, que tu te fais…
Oui, je sais, je devrais avoir honte de mon jude-box cérébral, surtout que Oh Lucy! est un beau film nuancé… tout en étant plutôt barré : l’ennui tokyoïte qui pète un câble.

Affiche de Oh Lucy!

Le film commence commence par un suicide auquel assiste Lucy, et de là rebondit, comme la balle de ping-pong que son professeur d’anglais inopiné lui colle dans la bouche, pour articuler. Sans qu’on comprenne comment, ce trip nippon nous entraîne dans les motels californiens et les regrets, passés et à venir, de vies émaillées de ratés, de petites lâchetés et de drôleries parfois cruelles. La vie, quoi, et son ping pong imprévisible du cocasse à l’émouvant, qui d’un revers, sans qu’on l’ait vu venir, translate de l’anodin au dramatique. Le rire s’étouffe dans les derniers sursauts de la balle, perdue.

Setsuko-Lucy et sa soeur dans le resto d'un motel
Shinobu Terajima dans le rôle de Lucy-Setsuko à droite et sa soeur à gauche. J’ai mis du temps à trouver à qui le personnage me faisait penser, au-delà de sa coupe de cheveux, identique à ma première prof de danse classique : Christina, de Grey’s Anatomy ! Même alliance de sérieux et de fantasque.

Josh Harnett dans le rôle de John, version professeur trop beau pour être vrai.

Avouons qu’il n’est pas difficile d’être séduit par Josh Hartett…

Une flûte plus enchantée qu’enchantante

Ma saison culturelle s’improvise au fil des reventes et des invitations. Je n’avais même pas noté la venue du Béjart Ballet Lausanne lorsqu’une des élèves du cours de danse a proposé à la ronde des places que son CE n’avait pas réussi à vendre. Ni une ni deux, ou plutôt une et deux, nous voilà JoPrincesse et moi installées au Palais des Congrès pour La Flûte enchantée, bien placées, l’estomac confortablement calé par un Mont-Blanc praliné partagé juste avant. C’est dire si nous étions dans de bonnes dispositions. Las, le spectacle s’est révélé un peu moins bon que la soirée.

Béjart a sur ce coup la chorégraphie illustrative. Tamino chante : Tamino danse ; Sarastro chante : Sarastro danse ; Papageno chante : Papageno danse. On peut voir ça comme une adaptation fidèle… ou une transcription littérale parfois laborieuse. Et là, on colle quoi comme pas ? Les dialogues tantôt donnent lieu à de belles variations, tantôt voient les pauses oiseuses se succéder — la danse se suspend alors dans des développés devant et des attitudes pliées à n’en plus finir ; la team Sarastro devient aussi géométriquement précise et ennuyeuse que Cunnigham (alors que l’interprète de Sarastro a de l’allure — du dos…). Quand on annonce à Tamino qu’il lui reste deux épreuves dans son parcours initiatique, c’est nous qui endurons.

Tamino et Pamina en attitude derrière sur jambe pliée, tenant tous deux un bout de la flûte. Derrière, un cartouche d'inspiration égyptienne avec un scarabée.
Tamino, petit scarabé, Pamina, la flûte enchantée, tout y est.

La team obscurantiste est plus débridée, mais je ne suis pas certaine que l’on gagne au change… Les dames d’honneur de la reine sont trois greluches de cabaret, à la danse pas beaucoup plus inventive et raffinée que ce que l’on pouvait imaginer avec mes copines de conservatoire ; et la Reine de la nuit, coiffée d’un turban exubérant, ressemble à une grande folle 4. Ce sont les seules danseuses sur pointes (les pointes, la tradition, tout ça, tout ça), et l’outil enfonce un certain malaise dans le traitement des personnages féminins. Ce ne sont pas les fausses gamines à couette du corps de ballet, sous-utilisé, qui viendront atténuer cette impression. Seule Pamina s’en sort, dans toute la pureté d’un académique blanc.
Le personnage qui tire le mieux son épingle du jeu est celui qui s’extrait du propos philosophique pour lui donner un contrepoint comique plus humain, quoique oiseau, j’ai nommé Papageno. Sa partition chorégraphique, pleine de drôleries, fleure bon la joie. Wictor Hugo Pedroso5 surtout est formidable d’énergie et de bouderie, supra choupi avec ses plumes dans les cheveux. N’était le costume passablement affreux de sa comparse, je me serais proposée comme Papagena.

Les longueurs sont réelles, d’où une impression globale mitigée, mais c’est parfois diablement bon dans les détails, entre deux symboles à gros sabots. Mention spéciale pour les flic-flacs frappés et sautés sur pointes, par lesquels la reine de la nuit vocalise son tempérament capricieux. Bien aimé aussi l’usage poétique d’un cadre vide pour convoquer le portrait de Pamina. Au-delà de ces trouvailles de petit Poucet, ce que j’ai admiré, ce sont les sissonnes récurrentes : bondissantes et pleines d’entrain chez Papageno ; chez Tamino si pures et élancées qu’elles finissent par prendre des allures métaphysiques — une manière de s’élancer, s’élever et s’efforcer dans la vie. (Cela n’est pas si abstrait qu’il y paraît : Wictor Hugo Pedroso-Papageno nous fait oublier ses pieds plats dans des sauts en hauteur ; Jiayong Sun-Tamino projette coup de pied et pantalon rouge et fluide dans les airs, en avant.) Bref, j’ai redécouvert la sissonne.

Au final, les danseurs servent moins la chorégraphie de Béjart qu’ils ne la sauvent. Artistes, tous, ils investissent les pas de manière à en faire ressortir la signification et la joie, quand elle sont là. Je les retrouverai avec plaisir une autre fois.