Les Arts et Métiers en conserve

La soirée de la boîte a eu lieu au Conservatoire des arts et métiers, ce qui a donné lieu, avant la chasse aux petits fours à une visite express très amusante.

Les machines astronomiques exposées, toutes d’or ciselées, me font penser à la boussole d’or de Lyra dans la trilogie de Philip Pullman, dont il est impossible de se servir sans y avoir été initié. La plupart des objets exposés donnent l’impression d’avoir un fonctionnement plus complexe que les opérations qu’ils permettent d’effectuer ; ainsi en est-il de la première machine à calculer, que Blaise Pascal inventa pour son père, qui ajoute mécaniquement les retenues et dont on n’imagine pas pouvoir faire autre chose que des additions (mais un responsable des finances publiques qui collecte les impôts a-t-il besoin d’effectuer des soustractions ?).

On croise tout un tas de bidules, souvent de la belle ouvrage, qui me rappellent à quel point mes cours de physique-chimie sont loin. En revanche, je me souviens parfaitement des dessins animés de savants fous avec des liquides qui bouillonnent et changent de couleur en passant de bécher en ampoule à décanter par des tuyaux en tire-bouchon : ils n’étaient pas si loin de la réalité, finalement !

Plus loin, je découvre sous verre un portable contemporain du mien, peut-être même un peu moins préhistorique, mais je me rassure en me disant qu’il y a un iPod de la première génération juste à côté.

De fil en aiguille, on en vient à une salle remplie de petits métiers à tisser comme celui que j’ai vu en action dans la vidéo que Palpatine a prise lors de son voyage en Irlande. Je fais la navette auprès de camarade de visite et lui décrit sommairemment le mouvement de l’affaire, en ajoutant le bruit, aussi.

Enfin, voilà le pendule de Foucault, que je n’attendais pas parce que je n’ai pas lu le roman d’Umberto Eco. Avant le discours d’ouverture, des bâtonnets de bois sont dressés en périphérie du balancier, lequel semble ne jamais devoir les toucher, tant les variations de trajectoire sont infimes (malgré l’amplitude de l’oscillation qui donne le vertige lorsqu’on pense qu’elle est dûe à la rotation de la terre) ; lorsqu’on passe au sucré, ils sont tous tombés comme des mikados. Je n’ai rien vu : tout comme la danse japonaise, le mouvement est tellement lent qu’il est déjà passé sans qu’on y ait pris garde.

Mais j’allais oublier le plus important : j’ai découvert que le moule d’une anse de tasse a la forme d’une oreille.

Picorage après midi

« Goethe, rapporte René Guy Cadou (1920-1951), estimait que tout ce qu’il écrivait était testamentaire. La posture romantique et la théâtralisation postume sont manifestes, qui souhaitent contrôler, même après la mort, l’image du poète, la fixer et rejeter les commentaires qui s’écarteraient de l’analyse de ses seuls écrits […]. »
Pourquoi les morts nous écrivent-ils si souvent ?

Je pense au Goethe de L’Immortalité, aux Testaments trahis, au lyrisme et à la figure du poète au sujet desquels Kundera a exprimé la plus grande méfiance, et finalement à la manière (romantique, alors ?) dont il a barricadé l’interprétation de son oeuvre : conclure à un romancier paradoxal très agaçant ou à la permanence des illusions même après en avoir défait les mécanismes ?

* * *

Maupassant, Préface de Pierre et Jean :
« Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume au moins par journée, pour énumérer les multitudes d’incidents insignifiants qui emplissent notre existence. […]

Faire vrai consiste donc à donner l’illusion compète du vrai, suivant la logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement dans le pêle-mêle de leur succession. »

Sinon cela donne Pérec : accumulation baroque de petits faits vrais, irréelle à force de réalisme.

* * *

Les Raboteurs de parquet, G. Caillebotte

Pourquoi donne-t-on toujours Caillebotte comme illustration du réalisme ? Ne voit-on pas qu’il rabote le réel jusqu’à ce que des copeaux de parquets soient aussi volubiles que les arabesques d’un balcon en fer forgé ?

* * *

 

C. D. Friedrich, Le Rêveur ou les Ruines d’Oybin en Allemagne

En miniature, l’évidence est grande, les romantiques ont fait de la nature leur divinité. Je me place de l’autre côté du vitrail : j’ai besoin d’un cadre bâti par l’homme pour apprécier la verdure ailleurs que dans mon assiette.

* * *

Photobucket

Photobucket

Renoir, Caillebotte. N’y avait-il donc au XIXe siècle à Paris qu’un seul marchand de parapluies ?

* * *

« Ornifle. — Et qu’est-ce qui vous prouve d’abord quevotre mère n’a pas eu d’autre amant que moi en vingt-cinq ans ?
Fabrice, doucement. — L’honneur. Maman avait beaucoup d’honneur. Et je vous ai déjà dit qu’elle se considérait comme mariée devant Dieu.
Ornifle. — L’honneur… L’honneur… C’est trop facile !
Fabrice, grave et un peu comique. — Non. C’est difficile. C’est même bigrement difficile, croyez-moi. Si vous vous figurez que je n’ai pas mieux à fare dans la vie, moi, que de vous tuer ! J’allais me marier et j’ai encore des examens à passer. »
Ornifle ou le Courant d’air, Anouilh

Antigone qui a appris le sens de l’humour.
Il faudrait que je lise les pièces grinçantes et les pièces roses d’Anouilh.

* * *

« J’ai regardé devant moi
Dans la foule je t’ai vue
Parmi les blés je t’ai vue
Sous un arbre je t’ai vue »

Première strophe d’ « Air vif », d’Eluard.

Je penche pour l’impression rétinienne.

Tentative d’épuisement d’un lieu de travail

C’est un bureau, mais je ne sais pas encore s’il s’agit d’une pièce ou seulement d’un meuble, on verra à l’usage. Le point focal est évidemment l’ordinateur, un Mac argent (non, je ne suis pas graphiste) à l’écran inclinable, comme le dossier du fauteuil à roulettes : le médecin du travail n’a rien à craindre pour mon dos. Un peu plus pour mes yeux : mes lunettes sont posées branches ouvertes sur mon badge-carte de cantine étiquetté de mon nom, des fois que je me perde.

Mais je m’y perds, justement : de part et d’autres des lunettes et du badge, des piles : de papiers, d’épreuves, plus exactement, de l’année dernière, plus précisément ; de manuscrits qui ne sont pas terminés, peut-être même faudrait-il dire ébauchés ; de livres qui ne sont pas lus mais ouverts à la page dictée par le professeur. Je ne sais pas si je dois préciser : la matière, le niveau, l’éditeur, l’illustration de couverture. J’oubliais aussi : deux cahiers d’exercices, grammaire et vocabulaire. Gentilhommière, vous connaissiez ? Sur la pile des manuels, un cahier à spirales dans lequel je n’ai pas grand-chose à noter et une calculatrice pour additionner tous les signes de tous les encadrés, espaces compris. Il n’y a pas de bouton pour l’éteindre, seulement pour l’allumer.

On fait vite le tour, nous en venons à l’agrafeuse, prête à mordre, aux étiquettes autocollantes au nom de l’entreprise, aux trois lots de post-its qui seraient moins livides s’ils accueillaient un mini-dessin animé, à la gomme, à la règle, au pot de deux crayons noirs, quatre stylos et un surligneur. Coup de téléphone de l’autre côté de l’ordinateur. Si seulement. Beaucoup plus de boutons que de chiffres, une hotline, un annuaire et tout le tintouin.

Voilà, on y est, j’y suis, prise au piège. Je pourrais reprendre par thématique. Les étiquettes : le numéro de mon poste collé sur le téléphone, le code barre de mon poste informatique et une étiquette à adresse jamais passée par la poste, collée sur un manuel : Ex. Ou bien… serait-ce tricher que de passer au meuble de rangement attenant au bureau ? Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas l’ouvrir, même s’il y a une mine de stylos ni bleus ni noirs, des trombones à pouvoir jouer du Wagner par-dessus un concert de rock, et des livres sans pages car les Anglais ne font rien comme les autres. Rien que le visible : une boîte à mouchoirs noire et une thermos, noire également, quoiqu’elle paraisse rayée à cause des tranches colorées des manuels qui s’y reflètent. Elle était là avant que j’arrive et me fait penser à chaque fois que je la vois que ça manque cruellement de bouilloire par ici. Ou de travail, tout simplement.

Je m’ennuie. 

Les deux font l’affaire

Photobucket

Photobucket

Photobucket

Photobucket

Photobucket

Photobucket

Photobucket

Photobucket

 

Cet automne-hiver, les publicistes voient double. Mais ont-ils trop bu pour autant ?

Il n’est pas rare que les marques mettent en scène des groupes : c’est commode pour montrer plus de fringues et donne un petit air de convivialité qui ne mange pas de pain. Mais il s’agit ici d’autre chose. Notre comportement social a beau être mimétique des autres, nos attitudes sont rarement un décalque de notre voisin. On s’amuse à dix ans à faire des pas chassés pour caler son pas sur celui de notre campagnon de promenade, pas à millimétrer notre foulée en forêt – en talons, évidemment (quoi, vous ne courrez pas en forêt en talons ?). Les deux messieurs de chez Lanvin ne sont pas assez nombreux pour swinguer en chorus line et, quelle que soit l’ébauche de mouvement, elle est figée par le redoublement. Arrêt sur image. L’attention est gagnée, reste à voir comment elle s’exerce.

Différences minimes, les tenues sont assez semblables pour qu’on ne puisse s’empêcher de les comparer et Bocage a même poussé le vice jusqu’à prendre la même mannequin afin que l’on ne soit pas tenté de comparer les filles plutôt que les produits et que le jeu des sept erreurs aboutisse nécessairement aux chaussures. Vice ou astuce marketing si vous préférez : entre les deux paires de chaussures, les deux robes ou les deux manteaux, vous élisez spontanément celui que vous préférez et cette simple réaction induit implicitement que vous l’appréciez. L’attention portée à la publicité se transforme ainsi insidieusement en goût pour ce qu’elle vante – ou, si votre dégoût des robes à fleurs est ancré trop profondément, du moins avez-vous lié une connaissance particulière avec la marque. 

Ce comportement économique a déjà été identifié par Dan Ariely. Soulagés de trouver des choses comparables, nous nous hâtons de choisir le terme positif de la comparaison en oubliant les autres alternatives – incomparable(ment meilleure)s ? La non-fiction rejoint la fiction : Kundera avait raison de dire que lorsque nous disons préférer une personne A à une personne B, cela ne signifie pas que l’on aime A (même si tel est par ailleurs le cas) mais que l’on n’aime pas B. Le manteau moumoute de Vuitton est vraiment affreux.

Fête de la muse hic

Nouvel an, 14 juillet, fête de la musique… il va falloir que j’arrête de vouloir faire quelque chose. Le meilleur Nouvel an que j’ai eu, d’ailleurs, je l’ai passé enfermée dans une chambre d’hôtel avec une Currywurst. Les injonctions à se réjouir et les sorties à date fixe, ça a toujours quelque chose de loseux. Hier n’a pas fait exception. S’est d’abord vérifié le lien entre son musique et ciel pluvieux. – Mais qu’est-ce qu’ils ont tous avec ces musiques sans mélodie ? – Ça s’appelle du jazz, précise Palpatine. Depuis quelques temps, il se réveille au son de ce suintement de notes qui me ferait regretter la station de ouèch grâce à laquelle je n’avais absolument pas l’air d’une Versaillaise idiote en chantonnant « Regarde-moi ! Le chômage et la crise, c’est moi qui les combas, je vis au quotidien ce que tu ne comprends pas, ce que tu ne connais pas, juste en bas de chez toi… » (avec l’accent en plus : [Roeugarde-moua ! Le chau:mage et la kriz, c’moua ki le ko:m’ba…]).

All that jazz s’est évanoui aux Halles, remplacé par une boucherie de notes, si bien que le Paradis du fruit est devenu l’enfer du bruit. Mon ventre s’est associé à mes oreilles pour me contrarier et je n’ai rien avalé. L’estomac vide sur pattes s’est ensuite contrôlé pour ne pas devenir (trop) mal aimable et toute l’énergie qu’il me restait y est passée. Du coup, si je ne me suis pas endormie lors du concert donné par l’orchestre de Paris sous la pyramide du Louvre, il faut remercier les grandes dalles froides du sol, froides et inconfortables. J’ai eu l’impression de jouer au Tangram avec mes jambes et mon dos.

Autant vous dire que je n’ai pas été très attentive à Schumann. Davantage aux cornistes qui arrivent débraillés comme s’ils venaient de courir le cerf et, une fois n’est pas coutume, occupent le devant de la scène : j’adore leur manchon-pavillon, beaucoup plus classe que de la fourrure. Et comme un « morceau de concert » ne suffit pas à rassasier le mélomane, au Konzerstück succède une symphonie Rhénane. J’ai rhin retenu et surtout pas mon esprit, que j’ai laissé divaguer vers la Pyramide-planétarium. Les triangles de verre diffractent une lumière, un lampadaire peut-être, en une succession de lunes et de demi-lunes qui égrainent les différentes phases de son orbe. Tandis que la nuit tombe, les reflets dans les vitres s’intensifient : une planète rouge entourée d’anneaux apparaît. On y distingue des traces de vie, mers de partitions et cratères de cuivre. Un astéroïde s’en est probablement détaché, tombé dans le coin gauche de la pyramide-planétarium et, au milieu des étoiles, les flashs des curieux tentent de se faire passer pour des étoiles, mais je sais bien, moi, qu’ils survolent le concert à travers leur hublot. L’atterrissage a été difficile, une demi-heure de métro à dormir debout mais au moins, c’était avec Palpatine que je jouais au coude à coude.