La Chute de l’empire américain. Le titre du film, hyperbolique mais bien envoyé, transforme son histoire en parabole. On ne se fait cependant pas prier pour perdre de vue la big picture et s’oublier avec délectation aux côtés d’un individu particulier, aux aventures improbables : Pierre-Paul (Alexandre Landry), doublement honnête homme par son nom de baptême, est le témoin involontaire d’un braquage qui tourne au règlement de compte ; sans réfléchir, il embarque l’argent et se trouve embarqué dans un univers qui n’est pas le sien. Les flics le surveillent, les gangs s’écharpent à la recherche du fric, et lui surnage au milieu de tout ça, en continuant à servir la soupe populaire, faire ses livraisons et citer ses philosophes tant étudiés à tout bout de champ… aux côtés de deux autres personnages, avec lesquels il forme la dream team la plus improbable : Sylvain (Rémy Girard), native American qui vient de purger une peine de prison, occupée par des cours d’économie à la fac ; et Aspasie (Maripier Morin), escort de luxe qui ne pouvait qu’exciter notre érudit déclassé par sa présentation racinienne, et qui pourrait s’appeler aphasie tant sa beauté laisse sans voix.
Le tout est très drôle et très intelligent : le dialogue paradoxal inaugural, une succession muette de plans lorsqu’un SDF pousse son caddie sur la place libérée par la voiture que viennent de piquer les braqueurs, la satire décomplexée des optimisations fiscales… Forcément, dans cette jungle de l’argent, Pierre-Paul-Jacques ne peut être qu’un Robin des bois malgré lui, l’héroïsme abandonné aux malfrats, la justice à un manque chronique de moyen, et l’équité à la charité.
On n’a pas grande peine à adopter l’attitude du réalisateur, Denys Arcand : puisque le monde part en couille et qu’on ne sait plus par quel bout le prendre, autant en prendre son parti de jouissance, et rire tant qu’on le peut encore – tout en oeuvrant à notre mesure pour sauver ce qui peut l’être autour de nous, par-delà le bien par-delà le mal, membres que nous sommes d’une société, comme un bout de ferraille, en pleine corruption.
J’ai vu The Favourite seule, comme j’avais vu seule The Lobster, et je continuerais à voir les films de Yórgos Lánthimos seule s’il le faut, parce qu’ils sont aussi dérangeants que géniaux. Sur le coup, je ne me suis pas rendue compte qu’il s’agissait du même réalisateur (rire a posteriori pour la course de homard dans la chambre de la reine), mais cela fait sens : The Favourite est historiquement cruel, là où The Lobster était fantastiquement (et dystopiquement) cruel.
The Favourite : le titre est au singulier, alors que nous avons trois personnages, incarnés par trois actrices incroyables :
Olivia Colman (qui réussit à jouer une semi-paralysie ; ça ne doit pas être commode)
Olivia Colman est Anne d’Angleterre, épave royale incapable de gouverner, abrutie par la vie, la goutte et la mort des dix-sept enfants qu’elle a porté (chaque enfant remplacé par un lapin) ;
Rachel Weisz, au bas du visage si expressif…
Rachel Weisz est Sarah Churchill, la favorite en titre au moment où commence le film, confidente, amante… et régente ;
Emma Stone, aux mimiques impayables
Emma Watson incarne Abigail Masham, lady déchue qui – je cite le meilleur résumé Wikipédia ever – « ne laissera ni homme, ni femme, ni politique, ni même un lapin se mettre en travers de son chemin ». L’intrigue est peut-être cousue de film blanc, mais il faut voir à quels points pique Yórgos Lánthimos : à ce niveau, ce n’est plus de la couture, c’est un massacre à l’aiguille – Tristam Shandy s’est mis au patchwork.
Le film est rythmé par des chapitres qui énoncent de manière improbable la saillie ou la péripétie à venir. Si on y prête peu attention au début, l’anticipation se mue rapidement en jubilation – jusqu’à ce que le procédé soit si bien rôdé que le réalisateur explose sa baudruche en donnant le bon mot quelques secondes après son annonce, nous laissant vaguement inquiets nous demander ce que le réalisateur et son trio vont bien pouvoir nous inventer.
Tout comme le générique de début et de fin, le texte des chapitres est sauvagement justifié ; les mots les plus courts sont disloqués. Une semblable distortion guette l’image même, la scène pouvant être à tout moment reprise par une caméra grand angle, comme si un Big Brother bourré épiait. C’est incongru de modernité, mais fichtrement bien pensé : l’étrangeté du mouvement filmé se plaque sur les miroirs convexes de la peinture flamande. C’est improbable et stylistiquement raccord – un assaisonnement dont le réalisateur n’abuse pas (les mouvements de caméra ne donnent jamais envie de vomir), mais sacrément relevé : c’est à chaque fois comme si on tombait sur un grain de poivre entier dans un plat – on s’y attend à force, mais de surprise, on se remet à tousser.
Cela vire à la quinte lors d’une scène de bal où Sarah se lance dans un cakewalk outrageux, qui fait ouvrir des yeux ronds comme la caméra grand angle : mais qu’est-ce que c’est que ça ? Une spectatrice quelque part autour de moi formule l’ébahissement à voix haute. Ça, c’est le point de bascule du récit, lorsqu’on découvre que la favorite tient la reine, non par les couilles qu’elle n’a pas, mais par… le vagin, oui, c’est ça. À partir de là, on appelle un chat un chat, et la reine une chatte : « my cunt » selon Sarah. Se faire masser les jambes est la seule litote pratiquée, par la reine, pour aller faire réveiller la favorite-servante à l’autre bout du château en pleine nuit. Le reste du temps, pour Sarah comme pour Abigail, c’est cash – et jamais vulgaire, un exploit en soi. Je crois que je ne me suis pas remise de la répartie d’Abigail, au soupirant qui s’introduit dans sa chambre :
— Are you here to seduce me or to rape me? — … I’m a gentleman! — Rape, then.
Au détour de confidences express (racontées sur le ton de l’anecdote plus que de la confidence, d’ailleurs), on devine le passé des unes et des autres, les traumatismes refusés comme tels : chaque agression, au lieu de les détruire, leur a donné la rage de s’en sortir. Les hommes, ces nuisances premières, elles leur ont réglé leur cas depuis longtemps et les chassent comme des mouches quand ils reviennent (il faut voir la nuit de noce d’Abigail…)(on dirait Palpatine qui rumine sa to-do list machiavélique). La véritable affaire, ce ne sont pas les hommes d’état emperruqués, le conseiller qui se trimballe avec son oie comme avec un doudou, le mari qu’on envoie à la guerre ou le riche jeune homme énamouré, non ; la véritable affaire, ce sont les femmes, la servante rivale qui ne précise pas la toxicité d’un produit, la femme de chambre qui apprend trop vite de sa maîtresse, la favorite rouée, toutes trop exercées à duper le sexe fort pour se faire avoir elles-mêmes, surtout la maîtresse de la reine, maîtresse ès manipulation.
Autant il ne fait aucun doute qu’Abigail est arriviste, autant les motivations de Sarah, arrivée depuis longtemps, sont plus intriquées, plus intrigantes. Oeuvre-t-elle, à travers la reine, à la poursuite de la guerre car elle vise à l’expansion du pouvoir du pays et, partant, du sien propre, ou n’est-ce qu’un moyen de se débarrasser de son mari, qu’elle semble pourtant plutôt apprécier, en l’envoyant au front ? La reine n’est-elle vraiment pour elle qu’un accès au pouvoir ? Il semblerait qu’elle ait, au fil des ans, développé une intimité qui va bien au-delà de la simple intimité sexuelle. Elle se permet des choses que personne d’autre ne se permet, comme de dire à la reine que son maquillage lui donne l’air d’un blaireau, ou de surtout bien viser le dallage lors de sa tentative de suicide – la pelouse amortirait la chute. Sarah bat-elle le fer quand il est chaud et peu lui chaut le reste du temps, ou bien bat-elle froid à la reine pour l’exciter et se l’attacher ? (J’en connais un qui a du mal à se déprendre de sa fascination pour ces personnalités, les embardées d’humeur fussent-elles involontaires – alors jouer dessus, ça fait sens.) La frontière n’est jamais claire entre ce qui relève de la franchise (l’amie qui peut se le permettre), du sadisme consenti (l’amante qui souffle le chaud et le froid) ou de la pure méchanceté (la régente excédée qui n’a pas de temps à perdre avec enfantillages et jérémiades). Les différents régimes fonctionnent tantôt en alternance, tantôt simultanément, et il serait naïf, je crois, de ne supposer que cynisme plein et entier – comme je l’avais fait à ma première lectures des Liaisons dangereuses, sans comprendre que Valmont était pris. La favorite, c’est Valmont et Merteuil en même temps.
We were not playing the same game, dira Sarah à Abigail. L’une veut la sécurité, l’autre le pouvoir. Mais c’est plus complexe, moins tranché, car l’une et l’autre veulent le pouvoir sur leur destinée. C’est ce me semble le sens de la dernière réplique de Sarah (spoiler pour les noobs historiques dans mon genre !) : voyant arriver les gardes qui vont la contraindre à l’exil, elle déclare en avoir assez de l’Angleterre ; elle irait bien voir ailleurs. Il n’y a pour l’entendre que son mari, qui fait face au même sort – personne pour se moquer d’elle, personne face à qui elle risquerait de perdre la face… sauf elle-même. Et le spectateur, qui ne peut s’empêcher d’avoir de l’admiration pour cette femme maîtresse d’elle-même à défaut du destin. C’est probablement ce qui rend le film jouissif à voir, en dépit de sa cruauté et son pessimisme profond sur une humanité abjecte : il y a dans la rage, la cruauté stylisée à l’extrême des héroïnes (en tant que spectateur, on souhaite la réussite des deux, quand bien même la réussite de l’une condamne l’autre), une force d’émancipation, d’affirmation, une force de vie terrible, jubilatoire. J’avais en sortant très envie de m’abandonner à la sensation de puissance que procure l’abandon de tout état d’âme à la colère. Rien à battre, envie de battre des mains, remplie de joie mauvaise.
(En revanche, c’est quoi ce dernier plan où l’on voit les lapins se multiplier – n’aurait-il mieux pas valu couper net une fois les cheveux empoignés ?)
D’un côté, nous avons un acteur à succès français qui mène grand train ; de l’autre, un gamin qui traverse seul le Sénégal pour se faire dédicacer l’exemplaire de son autobiographie. En décidant de le raccompagner chez lui, l’acteur débute un road movie émaillé d’incidents trop improbables pour ne pas sentir le vécu. Il ne s’agit pas tant d’un retour aux racines, depuis longtemps déracinées (il n’avait jusque-là jamais mis les pieds sur la « terre de ses ancêtres », et le scénario contourne avec justesse le village du grand-père, aperçu depuis la rive d’en face, et laissé pour un prochain voyage avec son propre fils), que de renouer avec une forme d’attention aux autres.
Pour le gamin, l’acteur est un « bounty » : noir de peau mais blanc à l’intérieur, élevé dans la culture occidentale. Ce positionnement permet de souligner tout ce qui, en Afrique, peut étonner un Européen, en évitant les relents de néocolonialisme et de racisme qui auraient pu se faire sentir avec un personnage blanc. De cette manière, le rire ne tourne jamais à la moquerie ; il s’épanouit au contraire en sourire.
La diction sonne parfois faux (l’échange avec la mère, avant le départ, est du niveau de Plus belle la vie : des répliques récitées), mais le jeu d’acteur rattrape le coup, et le film baigne tout entier dans le regard du jeune Lionel Louis Basse et le sourire d’Omar Sy, où l’incrédulité demeure tandis que l’ironie reflue pour laisser place à une forme de bienveillance et de joie partagée.
Le début du film me fait gonfler les joues et lever les yeux au ciel, tant les discussions du dernier Assayas relèvent de la pose intellectuelle – le genre de discussion qu’on tient au-dessus de ses moyens, où l’on ne sait plus si les contre-arguments sont devenus éculés ou étaient déjà plats la première fois qu’ils ont été avancés. L’effet est d’autant plus décourageant que je les ai moi-même maniés lors de mon master en « politiques éditoriales » – nos personnages principaux étant
éditeur,
actrice épouse d’éditeur,
assistante numérique amante d’éditeur,
auteur d’autofiction
qui n’assume pas la prééminence de l’auto sur la fiction,
et assistante parlementaire épouse de romancier.
Le film s’annonce ainsi poseur et gonflant, et l’est jusqu’au moment où la quintessence du film français se confond avec sa propre parodie : là, on peut commencer à se marrer, et à comprendre à retardement certains comportements, finalement moins bateau qu’on aurait pu le penser. L’évidence arrive avec Nora Hamzawi, qui emporte ainsi ma préférence pendant tout le film. – C’est vrai qu’il avait l’air down.
– Down ?
– Bah, down, pas up, quoi, down…
Il faut dire aussi que son personnage, malgré son domaine professionnel (la politique), est de tous le plus franc du collier : elle est celle dont on peut le plus facilement se moquer, et envers qui on a au final le moins envie de le faire, lui laissant la prérogative de l’auto-dérision, lorsque les autres personnages ne peuvent que faire rire malgré eux.
Sir est une non-histoire d’amour. Il n’y a pas d’amour pré-établi à des obstacles que les amants devraient surmonter (ce n’est pas un Roméo et Juliette à l’indienne, séparés par leur caste), mais deux êtres qui découvrent entrer en résonance dans l’espace qui les sépare.
Ashwin vient d’annuler le mariage avec sa promise, qu’il ne peut aimer avec la même flamboyance que celle-ci, déjà tombée en d’autres bras plus démonstratifs. Il rentre chez lui, où se trouve Ratna, domestique engagée par sa mère pour le couple qui ne sera pas. Ashwin se replie sur sa peine ; Ratna reste en retrait, dans l’obéissance discrète que son rang lui commande. On a pourtant là de sacrés tempéraments, entre Ashwin qui, aussi respectueux des traditions indiennes soit-il, a fait sa vie comme auteur aux États-Unis, et Ratna, qui entend user de sa liberté de jeune veuve pour se former à la couture et devenir créatrice de mode, dès qu’elle aura rassemblé l’argent nécessaire.
Le verre d’eau est peut-être le meilleur exemple du degré de servilité, qui empêche toute idylle : lorsque Ratna sert à boire, c’est en apportant un verre d’eau sur un plateau, dont « Monsieur » ou l’invité à qui il est destiné, ne boit souvent qu’une gorgée avant de le reposer sur ce même plateau, toujours tenu par Ratna, qui repart alors en cuisine, s’efface. La distance d’employé à employeur ne se franchit pas ; tout juste se rétrécit-elle lorsque Ratna s’enhardit à dire à Monsieur que la vie ne s’arrête pas après un mariage annulé, pas plus qu’après le décès de son époux, contrairement à ce qu’on avait voulu lui faire croire.
Il ne peut y avoir d’histoire entre eux, et il faut toute la délicatesse et la patience de Rohena Gera pour faire le récit de cette non-histoire, pour que la distance entre eux peu à peu se fasse sentir comme telle, qu’elle vibre de présence partagée. Ce sont des riens, un regard, une attitude, Ratna qui, contrairement à la plupart des serviteurs, ne prend pas ses aises lorsque Monsieur est absent, ne met pas la climatisation en marche, ne regarde pas la télé sur le grand écran ; Ashwin qui demande à un ami de venir dîner chez lui plutôt qu’au restaurant parce qu’il se soucie que Ratna n’ait pas préparé le dîner pour rien ; le bruit des bracelets de Ratna lorsqu’elle met la table ; l’approbation de Monsieur lorsque Ratna lui demande l’autorisation de s’éclipser en journée pour aller prendre des cours de couture, et qui de passivité s’enhardit en sollicitude, lorsqu’il lui dit que le colis qu’il a commandé et qu’elle a réceptionné est pour elle : une machine à coudre comme elle n’aurait pas pu s’en offrir.
On se doute depuis un moment de l’inclination d’Ashwin sans rien savoir, au fond, de celle de Ratna, lorsque le geste survient, qui scelle l’intimité : il lui attrape le poignet, la retient – sans violence, ou plutôt comme l’écrit François Jullien dans son livre sur l’intime*, avec une violence qui mise sur le consentement de l’autre, et qui là se découvre, dans le trouble de Ratna, d’une beauté, vous n’imaginez pas.
Intimes, il ne peuvent l’être qu’à l’abri du monde, dans l’appartement de Monsieur ; et le lien qui se devine de l’extérieur n’y a pas sa place, moqué lorsque, à la fin d’une réception, Monsieur se rend dans la cuisine où mangent enfin les domestiques, pour s’enquérir auprès de Ratna s’il doit l’attendre – un renversement, une inflexion sociale qui la fait passer pour une traînée. Une attention pour Ashwin, une humiliation pour Ratna. Et un scandale potentiel pour la famille, qui accepte alors que le fils retourne aux États-Unis. Lors de l’entrevue fatidique, il reconnaît et corrige son père : I don’t sleep with her, but I am in love with her.
L’anglais et le bengali alternent sans que l’on s’en rende toujours immédiatement compte – on lit toujours les sous-titres et on s’aperçoit que l’on comprend depuis un moment. Le bilinguisme joue sa part dans l’élaboration discrète de l’intime, la langue sociale refluant devant celle des racines, l’anglais devant le bengali, jusqu’à l’ultime substitution lorsque, au téléphone, un soir après avoir obtenu un emploi chez une créatrice de mode qui en pinçait pour Monsieur, sur sa recommandation donc, elle le remercie et pour la première fois se retient de l’appeler Sir. Comme il le lui avait si souvent demandé, comme elle peut enfin s’y risquer, elle l’appelle, hésitante, par prénom : Ashwin – et l’on entend le nom de l’être aimé.
Le film se termine ; une autre histoire, une histoire tout court, peut commencer. L’amour, proche, palpable, a été tenu à distance : comme horizon, il donne au film son sens, sa direction – un élan, un espoir ; intrusif, entier, il aurait fait écrouler le fragile abri qui donne à sentir autre chose : l’intime qui, indépendamment de toute relation sociale, indépendamment du pathos qu’il interdit, relie deux êtres au plus profond d’eux. C’est, sur le fil de l’émotion, sans y céder, d’une grande beauté.
* Le film m’a donné envie de reprendre cette lecture trop vite et depuis trop longtemps interrompue… Il n’est pas impossible qu’elle colore ces dernières chroniquettes.