Viennoise au Châtelet

C’est toujours l’effervescence quand on découvre une compagnie dans des chorégraphes que l’on ne connaît pas : on a envie de suivre un visage qui nous a happé mais on ne veut pas perdre de vue la chorégraphie d’ensemble, si bien que l’on a le regard qui sautille en tous sens sur la scène. Trouver des liens avec ce que l’on connaît permet de calmer le jeu. J’ai ainsi trouvé une Polina Semionova dans le corps de ballet et une Marie-Agnès Gillot qui ne jouerait pas à être MAG parmi les solistes. Je me demande aussi un court instant si mon amie V. n’a pas quitté le Capitole pour Vienne, tant la fille qui est devant moi a les mêmes lignes, la même mâchoire, la même façon de danser – bizarre.

La troupe est jeune dans l’ensemble et les filles, particulièrement belles, ont des lignes Opéra-de-Paris : je ne sais pas si c’est l’influence de Manuel Legris que l’on sent ou que l’on imagine, en bons balletomanes monomaniaques. La soirée est en tous cas composée de manière à présenter l’éventail des possibilités de la troupe : la première pièce, très rapide et truffée de levers de jambe, est là pour convaincre les techniciens qu’il y a du niveau (et les hommes qu’il y a de la belle gambette – aucune tromperie possible sur la marchandise avec des costumes réduits à un simple justaucorps) ; la deuxième introduit un peu de sensualité chez les solistes et après les lignes des danseuses, exhibe celles du corps de ballet ; la troisième, masculine, réjouit la balletomane, qui commençait à se demander où les danseurs étaient passés ; la quatrième et dernière pièce est la bonne : la compagnie sait visiblement s’approprier le style d’un chorégraphe et faire oublier le caractère hétéroclite et démonstratif d’une telle soirée.

 

La chorégraphie de David Dawson est du Forsythe-like dans les jambes, twisté à la McGregor au niveau du haut du corps et dansé avec une rapidité balanchinienne. En résumé : du néoclassique qui se regarde fort bien mais risque à tout instant de prendre les danseuses de vitesse, entraînées et presque devancées par le flux de la musique.

Bach est un peu à la danse ce que le noir est à la mode : cela va toujours mieux qu’autre chose mais on a besoin d’un créateur pour retrouver la merveilleuse simplicité de la petite robe noire. Tout en évitant le premier écueil, qui est de danser sur la musique – la surimpression sans rapport d’un geste à un mouvement musical qui n’en a que faire et échappe toujours au poids qu’on veut lui faire porter –, David Dawson flirte avec le second qui consiste à vouloir faire avec Bach comme Noureev avec Tchaïkovski : un pas, une note.

À ma connaissance, l’alchimie Bach-ballet n’a jamais vraiment opéré que par « synchronisme accidentel » dans Le Jeune Homme et la mort, qui n’a pas été chorégraphié dessus (les répétitions se sont faites sur de la musique jazz) mais fonctionne merveilleusement avec : danse et musique s’entendent sans que l’une ne soit assujettie à l’autre. Pourtant, dans la tendance de David Dawson à ne pas vouloir laisser filer la musique, il y a l’avidité d’un amant qui voudrait retenir le corps qu’il caresse, qui lui échappe et qu’il sent à chaque baiser – le frisson de A Million Kisses to my Skin.

Pas de photo, il faut voir en entier ce diaporama.

 

L’électricité laisse place à la sensualité dans Eventide, « la tombée du jour » où les événements refluent pour laisser place à une certaine quiétude. Je n’ai pas retenu grand-chose de ce ballet orientalisant, qui emprunte aussi bien à l’imaginaire des Mille et une nuits qu’à celui de la Chine et de l’Espagne. Mes souvenirs sont à l’image de cette géographie fantaisiste : des alignements de justaucorps blancs, deux lanternes, trois solistes très femmes très belles dans leur court costume bordeaux, un sourire espiègle ou simplement heureux de danser, un panneau lumineux marbré pour un pas de deux dont je ne sais plus s’il était langoureux ou espagnolisant, et des hommes dans le costume le plus laid que j’ai jamais vu, un cycliste en lycra gris-bleu remontant jusqu’aux côtes avec un plastron qui donnait vraiment l’impression d’être une tâche de sueur – une touche de laideur plus prégnante que la chorégraphie tranquille d’Helen Pickett : les souvenirs sont injustes.

 

Quoique Windspiele évoque la légèreté du vent, la chorégraphie de Patrick de Bana me fait plutôt penser aux effets massifs de Thierry Malandain – à moins que ce ne soient les costumes d’Agnès Letestu, d’amples jupes lourdes pour les hommes, torses nus, et de longs jupons vaporeux pour les deux filles, associés à des tuniques qui leur font de belles épaules athlétiques. Belles, oui, car il y a une beauté dans la puissance et la détente des muscles, comme il y a une beauté propre à tout ce qui est lourd, massif, imposant. Il semblerait que beaucoup n’aient pas goûté à cette chorégraphie en bloc, qui n’hésite pas à employer les effets grandioses du 1er mouvement du concerto pour violon de Tchaïkovski ; cette grandiloquence me plaît comme un rythme ternaire d’Hugo : c’est trop mais c’est assumé. Et puis, surtout, il y a cet immense danseur qui occupe la scène. Tout le monde se demande d’où sort ce dieu nordique. Ses sauts sont formidables – pas formidables comme le feu d’artifice d’Ivan Vassiliev : formidables comme les prouesses d’un guerrier. Le programme indique Kirill Kourlaev mais je ne suis pas dupe : c’est Thor, c’est évident ; il a lâché le marteau pour la danse et ne nous en assomme que mieux. Je l’ajoute donc illico à la liste des artistes à kidnapper.
 

Windspiele, Kirill-Kourlaev / Wienerstaatsballet, photo de Michael Poumlhn

Photo de Michael-Pöhn 


Vers un pays sage m’a donné envie de découvrir l’univers de Jean-Christophe Maillot, malheureusement peu programmé à Paris (ou alors, j’ai loupé un épisode). Tout en blanc, les danseurs (et la musique de John Adams) me font penser aux marins des comédies musicales, entres sauts survitaminés et passes de simili-rock enjouées. La pièce, très lumineuse, part de leur entrain pour se diriger vers le lyrisme des danseuses-proues – le pays sage, sûrement, dessiné sur une toile tombée de nulle part (mais héritée du père du chorégraphe) au terme d’un magnifique pas de deux.

 

Une bonne soirée, au final. Un programme mixte est l’occasion de picorer et l’on finit toujours par trouver quelque chose à son goût – typiquement le genre de spectacle où j’amènerais une personne qui veut découvrir la danse et ne sait pas par quoi commencer (je me suis d’ailleurs retrouvée juste à côté de l’une de mes camarades de master de l’an dernier).

Mit Palpatine.

En finir avec l’idéal

Jusqu’à ce que je la rencontre à la sortie des artistes, Mathilde Froustey était pour moi une fille techniquement brillante mais qui choisissait la facilité en minaudant. Les rôles de séductrices et de chipie, qui lui conviennent fort bien, ont fini par l’enfermer dans un stéréotype qui s’est peu à peu confondue avec son image de danseuse – à tel point que j’ai été fort surprise, en parlant avec elle, de découvrir qu’elle tenait plutôt du titi parisien. Son départ arrive à point nommé : j’espère qu’on lui confiera beaucoup de rôles à rebours de sa personnalité présumée. Toujours est-il qu’avant de partir, Mathilde a organisé une soirée où elle a convié famille, amis et spectateurs. À notre petit groupe de balletomanes plus trop anonymes mais toujours frémissant d’avoir vent des coulisses, elle racontait, avec son franc-parler habituel, celui qui m’avait tant surpris la première fois, à quel point La Sylphide la gavait : beaucoup de petits pas contraignants, très fatigants, qui ne rendent au final pas grand-chose.

Ca, c’est dit. Et c’est assez vrai. Pour le côté danseurs (vu le cauchemar que représente pour moi la petite batterie, je n’ai pas grand mal à imaginer) comme pour celui des spectateurs. On s’ennuie un peu – c’est-à-dire quand on n’essaye pas de retenir un fou rire parce que la sylphide Froustey, perdue dans le corps de ballet, vient de faire un port de bras tellement appuyé que les ballets Trockadéro pourraient la réclamer comme artiste invité pour le Grand Pas de quatre. Buste en avant, tête de côté, couronne tassée, poignets cassés, tout y était, avec ce soupçon de foutage de gueule que je trouve vraiment délicieux et qui, avec cette propension au minaudage qu’on lui a reproché tout en ayant contribué à l’accentuer (ne cherchez pas la logique, ça s’appelle de la jalousie), lui a probablement coûté son ascension1.

Le reste du temps, quand on ne rit pas sous cape grâce à Mathilde ou à cause des effets spéciaux à grosses ficelles, on se demande à quoi rime cet idéal d’authenticité. Une leçon de style, nous assène-t-on de toutes part. De style français, ajoute l’inconscient patriote – que cela ne dérange pas autre mesure qu’il soit surtout maîtrisé par une Russe. À cet égard, la distribution participe à la reconstitution historique : c’est la Russie qui a conservé notre patrimoine chorégraphique, au point de le faire sien. Nos sylphides locales, d’aussi bonne volonté soient-elles, n’ont pas la légèreté d’Evguenia Obraztsova. Même sans ce lyrisme russe dont la perfection finit par me décrocher la mâchoire, l’étoile clairement n’appartient aux constellations qu’on a l’habitude de voir. Ce décalage, que je ne m’explique pas tout à fait2 mais que j’observe à chaque fois qu’une étoile russe est invitée à se produire avec le corps de ballet de l’Opéra (qui paraît presque lourd, à côté, alors que bon, hein…), ce décalage tombe ici à pic, surtout pendant le premier acte où la sylphide s’aventure dans la gravité, parmi les êtres humains qui n’ont de légers que les mœurs. Ancrés dans le sol, ils accentuent l’impression de (dé)collage : la danseuse pourvue de petites ailes n’entretient pour ainsi dire aucune relation avec le reste de la troupe, comme si les écoles étaient trop éloignées pour se parler ; même sur le devant de la scène, elle reste à part, croise les autres sans qu’il y ait vraiment d’échange. C’est bien la sylphide, irréelle, qui semble ne pas exister. Elle est belle, elle est légère, elle est précise, elle est là et elle n’est pas là.

 

La-Sylphide_Mathias-Heymann_Evgenia-Obraztsova par Anne Deniau

Anne Deniau, comme à son habitude, capte tout un pan du ballet en une photo (un peu tronquée, j’ai l’impression) : au-delà de la pose, répliquée par le corps de ballet, on voit James prêt à embrasser-capturer la sylphide en l’entourant de sa couronne, tout obnubilé qu’il est par cette charmante créature, qui se laisse adorer sans s’en soucier.

 

Hanté par cette Arlésienne écossaise, James commence à ne plus savoir où donner de la tête : la brume légère, qui file entre les doigts, ou les tartans lourds de tissu et de promesses ? On ne peut pas en vouloir à James de courir après la sylphide vu comme sa fiancée, Effie, est fagotée. Non mais sans rire, ils sont affreux, ces tartans bavarois – rouges et bleus, parce que le vert porte la poisse sur scène. En revanche, ils sont emblématiques de l’entreprise de Pierre Lacotte : inventer la tradition. Celle du tartan serait en effet historiquement fort récente : si on trouve déjà ce tissu au xvie ou xviisiècle et qu’il varie selon les régions et les fabricants, ce n’est qu’au xixsiècle qu’il devient un signe distinctif entre les clans. Remontant en 1971 un ballet de 1832 à partir de notes de l’époque, Pierre Lacotte fait quelque chose de similaire : il créé à partir de ce qui appartient à l’histoire et la recréé ce faisant. Il y a quelque chose qui m’échappe dans ce vrai faux (un bon filon, à en croire la liste des ballets oubliés et remontés) : pourquoi ne fait-on pas revivre l’esprit du ballet sans en ressusciter les mortes, fussent-elles amoureuses ? Pourquoi ne pas créer quelque chose de radicalement nouveau, comme on le fait autour des ballets russes ? Pourquoi s’acharne-t-on à reconstituer le ballet comme on reconstitue une scène de crime ? La réponse que l’on donne sans se poser de question revient d’elle-même : le style.

On a en France une passion pour le style – l’art et la manière. C’est mon professeur d’histoire de khâgne, dans les marges des cours duquel se trouve, au crayon à papier, la référence à Hobsbawm et à l’invention de la tradition, qui a soulevé ce point : en Estonie, par exemple (c’était son exemple favori), on n’étudie pas du tout la littérature de la même façon : ce n’est pas le style qui importe mais la mise en intrigue, la manière de raconter une histoire. Sur le coup, en bons khâgneux prêts à disserter du style en khôlle de philo, on s’est offusqué ; cela n’était pas la bonne manière de voir les choses. Après un cours sur la mise en intrigue du récit, un peu à l’américaine, et quelques années de désintox, je commence à penser que le style importe mais ne devrait pas susciter une telle crispation – y compris dans le poignet et la cheville des sylphides, dont l’élan est sans cesse arrêté dans une orfèvrerie de petite batterie précieuse. On ne devrait jamais voir le style, seulement le percevoir : pas de petite batterie mais une palpitation fragile, pas de doigt sous le menton mais un effleurement pensif, pas d’arabesque basse mais une respiration ample – pas un morceau de l’histoire de la technique du ballet mais un ballet qui fait vivre une histoire.

Heymann et son ballon sont magnifiques, Obraztsova est incroyable d’y croire d’un bout à l’autre mais, hormis les grandes chaussettes et les kilts des garçons (dites, les féministes, quand est-ce que vous mettez les garçons à la jupe ? Sur les danseurs, cela peut être très émoustillant : cette cuisse qui se découvre dans un entrechat battu…), il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent. Le dilemme de James ne me tourmente pas, le sort de la sylphide ne m’émeut pas. Même, je suis plutôt heureuse que James précipite involontairement sa mort en lui coupant les ailes : on va pouvoir en finir avec cet idéal fantôme. Celui qui empêche les danseurs de l’Opéra, élevés dans le culte de cette maison, idéale, d’en partir lorsqu’elle ne leur convient plus, comme celui qui pousse le chorégraphe à créer une œuvre qui n’a d’intérêt qu’historique. Il faut espérer qu’une fois l’image du passé mis en boîte3, on va pouvoir l’oublier et travailler les corps plus que les documents historiques. Tu vas voir, James, une fille en chair et os, c’est génial.

 

Mit Palpatine

 

1 Je me souviens de ce concours de promotion où elle semblait narguer le jury avec ses équilibres sûrs et interminables alors que cela avait accroché pour toutes les autres – je radote mais c’était vraiment délicieux.

2 Je pensais qu’il s’agissait du lyrisme à la russe, mais Obraztsova contrarie cette explication. Peut-être s’agit-il seulement de la différence de style entre l’école française, qui met l’accent sur le bas de jambe, et l’école russe, qui a des ports de bras à se damner. 

3 Il existe un film avec Ghislaine Thesmar et Michaël Denard, qui ajoute la coupe de cheveux au kilt. C’était le seul contact que j’avais eu avec le ballet avant d’aller le voir à Garnier.

Elektra

On aime tellement l’Orchestre de Paris qu’on le suit jusqu’à Aix – surtout lorsqu’il joue du Strauss et qu’une amie que je n’ai pas vue depuis plus d’un an propose de nous héberger. Les mélomanes ajouteront : et que c’est Esa-Pekka Salonen qui dirige. Mais je n’en suis pas là : après Salomé, Ariadne auf Naxos, Arabella et Capriccio, je poursuis ma découverte des opéras de Strauss avec toujours le même ébahissement quant à la richesse et la compréhension incroyablement subtile du livret – c’est-à-dire des ressorts de l’humain. Pas un instant on ne s’ennuie, alors même que, « comme dans d’autres opéras du xxsiècle, la dramaturgie d’Elektra est celle d’une attente. Ce qui rend cette attente fascinante, c’est l’habileté du compositeur à susciter une tension de plus en plus grande jusqu’au moment du paroxysme où toute la tension accumulée pourra se résoudre1 […]. »

 

Alors que Giraudoux, Anouilh et Sartre me trottent dans un coin de la tête, c’est encore d’autres aspects du mythe que découvrent Hofmannsthal et le compositeur. L’ambivalence d’une Antigone, entre courage et entêtement, prend dans la famille des Atrides un tour plus curieux, loin de la figure de l’adolescente rebelle. On quitte le terrain de la justice et de la loi pour celui de la folie et de la vengeance. Cette dernière devient chez Électre une obsession, au point de n’avoir plus pour fondement et but que sa réalisation. Il faut voir les yeux exorbités d’Evelyn Herlitzius, à la fois déterminée et hagarde. Il faut l’entendre se perdre, pendant bien trente secondes, sur la première syllabe de Vater, transformant l’évocation d’une adulte endeuillée en un appel d’enfant abandonné dans la nuit – bien loin de la reprise obstinée, quasi incantatoire, d’Agamemnon.

Orpheline alors que sa mère n’a pas été punie d’un crime qui l’a transformée en meurtrière, Électre sollicite le soutien de sa sœur. Chrysothémis, qui occupe face à sa sœur la même position qu’Ismène face à Antigone, est une force de vie : elle est une mère en puissance, elle veut avoir des enfants, elle veut s’éloigner de ce château où la haine d’Électre la retient prisonnière – plus encore que la crainte de Clytemnestre, qu’elle abandonnerait volontiers à ses remords. Ce n’est pas le cas d’Électre, qui ne vit que pour la mort (celle de son père comme celle de sa mère) : elle veut mettre fin aux rêves terrifiants de sa mère, mettre fin à ses rêves en mettant fin à ses jours, guérir sa mère en la tuant, la guérir de sa folie de meurtrière en tuant la meurtrière. Égisthe est annexe, pas même un rival ; il n’y a rien à récupérer chez lui, il n’est même pas un homme (une femme, veut l’insulter Électre), il ne pourrait pas être un père et transmettre quoi que ce soit, fusse le désir de vengeance.

Celle-ci rapproche la banalité de la folie, qui affleure dans les rêves de chacun et que l’acte de Clytemnestre a mis à vif. Électre a le vertige de cette béance, craignant et désirant tout à la fois s’y jeter ; c’est bien un rêve de vengeance2 qu’elle entretient et qui ne pourra être exécuté que par son frère. Étranger à la ville et à la fascination des songes, bientôt étranger à lui-même, Oreste est venu boucler la boucle ; il s’est fait une raison et s’apprête à tuer celle qui a assassiné par intérêt raisonné. L’annonce de sa mort est à la fois stratagème et prophétie : si Électre tarde à reconnaître son frère, c’est qu’il ne le sera bientôt plus, bien moins en tous cas que le meurtrier d’Égisthe et Clytemnestre. En accomplissant la vengeance, Oreste ne met pas fin à la folie, seulement au drame de sa sœur. Ne reste plus que la tragédie et l’impossibilité de s’en sortir alors qu’il faut continuer à vivre : Électre est contrainte d’avancer sur l’abime de la folie qui n’est pas, comme on le croyait, l’envers de la raison mais la perméabilité entre raison et déraison. Elle est contrainte d’avancer, en constant déséquilibre, contrainte de danser, de soulever un pied, de suspendre un genou pour enjamber un cadavre et puis l’autre, de danser, les bras balancier de chaque côté, de danser, exaltée, exténuée…

 

Evelyn Herlitzius est époustouflante. Sa puissance vocale est telle qu’on l’entend encore lorsqu’Électre est à terre ; du coup, son personnage semble prendre davantage de puissance à mesure qu’il chute – la grandeur tragique. Le reste de la distribution fonctionne bien, le décor est plutôt élégant, sobre dans son clair-obscur (plus obscur que clair), si bien que, même avec des costumes tristounets (le débardeur pourri en guise de hardes, bof), le spectacle ne peut que déclencher des salves d’applaudissements.

 

1 Programme du spectacle.

2 C’est le titre de l’article du Monde, dont je ne résiste pas à reprendre un extrait : « La soprano allemande Evelyn Herlitzius est d’une lumière et d’une grâce confondante. Cette bête fauve et rampante, raillée par les uns, crainte par les autres, qui ne se dresse plus que dans la douleur de l’imprécation, est dans une quête désespérée de l’autre. Luttes et enlacements procèdent de ce combat : qu’Électre embrasse les genoux de sa mère qu’elle veut pourtant détruire, qu’elle lutte avec sa sœur Chrysothémis pour la convaincre de tuer avec elle, ou qu’elle enlace amoureusement Oreste reconnu sous les traits du jeune étranger venu annoncer, par ruse, sa propre mort. »

Le Coq d’or

Je n’avais jamais entendu parler de Coq d’or qu’à propos du parfum de Guerlain, enflaconné dans une coque d’or Baccarat. La saison des ballets russes du théâtre des Champs-Élysées m’apprend qu’il s’agit aussi d’un opéra de Rimski-Korsakov, chorégraphié à l’origine par Michel Fokine (dont on a perdu toute trace). C’est même d’après la musique qu’a été baptisé le parfum, entre jeu de mot en or et effluves orientales. La liste des ingrédients est à peu près aussi bariolée que les décors de Nathalie Gontcharova, reconstitués. Je ne pensais pas qu’il y avait autant de couleurs qui puissent jurer entre elles.

Imaginez toutes les couleurs que vous pouvez et si cela forme un arc-en-ciel, démantelez-le. C’est bon ? Ajoutez tous les motifs volumineux que vous pouvez, des grosses fleurs aux rayures en zig-zag : vous obtenez un visuel assez fidèle du Coq d’or. C’est-à-dire sans les boutons-galet et les bonnets de Noël des choristes, ni les T-shirt à tête de chien de deux danseurs (je soupçonne un passage récent à l’exposition Keith Haring), ni le cheval en 2D. Placés à l’avant-scène, les chanteurs, qui ne dérogent pas à la règle du costume et de la robe de soirée, nœud papillon et rivières inclus, rendent encore plus kitsch le folklore des mégères et des barbons à barbe qui s’agitent derrière eux.

Coincée entre les décors à l’arrière-scène et les choristes de chaque côté, la troupe, manifestement professionnelle, donne pourtant l’impression de danser un gala de fin d’année, aménagé avec les moyens du bord pour faire cohabiter les élèves des cours de danse et de chant. Il faut voir la tête des choristes qui craignent d’être décapités à chaque fois que le coq d’or finit son manège de grands sauts jusqu’en coulisse. Surtout, il faut voir le coq d’or : son costume, déjà, casque à bec, académique noir et lurex, d’où partent deux ailes dorées ; son cri, aussi, à mi-chemin entre notre cocorico et le kirikiki découvert en République tchèque, soit kirikikicoco ; et le danseur, surtout, dont on se demande bien où ils ont pu le dénicher. Un mètre cinquante à tout casser et un ballon incroyable – qui nous ramène donc à la hauteur de saut du danseur moyen. Nouvel oiseau qui ne vole pas, le coq, bien plus que le cygne dont le port de tête garde une certaine noblesse, incarne toute la gloire dérisoire d’un désir d’élévation qui ne va jamais bien loin. Et de donner des coups de tête saccadés, auxquels ne manquent plus que les barbillons – et du second degré. Malheureusement, le second degré n’appartient pas à l’univers du conte où c’est très sérieusement qu’un magicien offre un coq d’or au tsar en l’échange d’un vœu non formulé (c’est dangereux, les chèques en blanc) et que ledit coq sonne l’alarme à chaque danger. Le conte est tellement sérieux que les guerres y font des morts (les deux fils du tsar) et tellement peu réaliste qu’une princesse surgit derechef pour faire passer le chagrin du tsar avec moult voiles mauves et rang de perles pour signaler sa sensualité (même la prof de danse qui avait les goûts les plus kitsch que j’ai jamais vues ne nous avait pas affublées de telles costumes).

En l’absence de surtitrage (les paroles sont-elles pires que ce que le livret laisse présager1 ?), une récitante nous raconte avant chaque acte l’histoire à venir, nous laissant trouver la morale – une habile manière de mettre l’inconsistance du conte à celui du spectateur qui n’aura pas su l’interpréter. Le magicien fait valoir son chèque en blanc pour réclamer la princesse, ce qui n’est évidemment pas au goût du tsar qui s’emporte et tue sans le vouloir son rival légitime, lequel est vengé par le coq d’or qui foudroie le tsar (parce que, voyez-vous, chaque apparition du coq est accompagnée d’un flash). Morale : on ne reprend pas sa parole ; la chance tourne ; il ne faut pas accepter de cadeau des inconnus. Mais surtout : il ne faut jamais sous-estimer le kitsch russe. Je ne m’étonne plus qu’il ait été développé jusqu’à occuper une place centrale dans l’œuvre de quelques auteurs d’Europe centrale, de tradition slave. Et je relativise : l’éléphant en carton et le tigre en peluche de la Bayadère, c’est peanuts. Totalement assimilé, le Noureev.

 

 

1 D’après Res Musica, c’est tout le contraire : « On peut cependant déplorer l’absence de sur-titrages, qui prive le public non russophone de la saveur et de la subtilité des vers de Pouchkine. En l’absence de traduction, l’intrigue perd toute portée satirique et se révèle uniquement divertissante. »

Oiseau, faunes et squelettes

Soirée Béjart – Nijinski – Robbins – Cherkaoui – Jalet : vous parlez d’un titre ! On n’est jamais certain de tous parler du même spectacle : tu as vu le Cherkaoui ? le Boléro ? les faunes ? On pourrait parler du spectre des ballets russes mais les squelettes du Boléro posent un os. En revanche, aucun problème pour jouer à saute-mouton : Robbins → le faune ← Nijinsky → les ballets russes ← L’Oiseau de feu de Béjart → Boléro ← Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet

 

Drôle d’oiseau que celui de Maurice Béjart, sans plumes ni seins. Florian Magnenet fait de son mieux pour s’envoler, à grand renfort d’arabesques et de sauts appliqués, mais ça ne décolle pas. Je crois qu’il souffre du syndrome du beau gosse, dont est également atteint Audric Bézard dans une moindre mesure : il laisse à la beauté de son corps et de son visage le soin de manifester sa présence scénique. Du coup, le corps de ballet pète beaucoup plus le feu que l’oiseau éponyme, notamment Amandine Albisson qui, pendant un quart de seconde (c’est déjà pas mal), m’a fait penser à la soliste de Boris Eifman et François Alu, qui vous fait frissonner rien qu’en se relevant bras et jambes écartés. Les pliés de leur petit groupe, qui amorcent la pulsation du ballet, sont bien plus palpitants que l’apparition finale d’une nuée d’oiseaux de feu rangés en ordre de bataille et menés par l’Oiseau Phénix, devant un lever de drapeau nippon soleil… sauf lorsque Mathias Heymann et Allister Madin renaissent des cendres de Florian Magnenet et Jérémy-Loup Quer. Là, il y a du muscle, de la détente, de l’envol en fouettées arabesques, des attitudes renversées, un buste mobile comme une aile. On n’a aucun doute : ce danseur en académique rouge est le point laser qui voletait sur les rideaux de scène ; l’oiseau empaillé tombé bec à terre, queue en l’air, est en réalité un animal palpitant, blessé, à l’aile brisée ; le tandem qu’il forme avec le phénix, sur son dos, relève moins d’un couple chimérique que d’une chimère mythologique. Allister Madin et Heymann Heymann, en cambré bassin contre bassin : ce sera mon image de fin.

 

 

Deuxième fois que je vois L’Après-midi d’un faune, deuxième fois qu’il est interprété par Nicolas Leriche. Personne d’autre, à l’Opéra, n’a cette maturité du geste qui alourdit les muscles, les rend lents et puissants comme ceux d’un fauve tranquille, et en même temps, cet air rayonnant, presque juvénile. Pointer les deux mains vers la gorge d’Eve Grinsztajn suffit à la faire ployer lentement, à déclencher cette résistance qui ne veut pas être vaincue mais éprouvée.

Lorsque je l’ai revu dansé par Jérémie Bélingard, j’ai guetté cet instant extraordinaire de détente où le faune repose sa tête en se détournant du public et du plaisir qu’il vient de goûter : l’animal ne la tournait plus pour s’endormir, sans plus d’attention pour la salle qui disparaît sitôt les paupières tombées.

Interprétation du nom vs de l’adjectif : l’un fait l’animal, l’autre est animal – et reste un homme, beaucoup plus troublant.

 

Enchaîner un second Prélude à l’Après-midi d’un faune devait être un peu bizarre pour l’orchestre, encore que Fab et Joël aient remarqué que la musique Debussy n’était pas jouée au même tempo d’une fois sur l’autre. Je n’y avais pas fait attention mais je veux bien croire les deux matheux : autant la version de Nijinsky est ancrée dans le sol, fût-il élevé par un rocher ; autant celle de Robbins, déployée dans une voilure blanche devant un cyclo bleu, rappelle que le compositeur de l’Après-midi d’un faune est d’abord celui de La Mer.

À l’heure de la sieste, un danseur allongé par terre développe la jambe en quatrième devant, flexant et tendant lentement le pied. On hésite entre l’éveil musculaire d’un corps un peu endolori et la nonchalance d’un échauffement un brin narcissique. Face au miroir que lui offre le public, il s’observe, sans que l’on sache s’il s’admire ou rectifie une position. L’arrivée d’une danseuse, nouant sa jupette comme un peignoir au sortir du bain, ne met pas fin à ce jeu de reflets, au contraire. Elle cherche d’emblée le sien et se mire, de même, au gré d’une barre elliptique, où plié, dégagé seconde et grand développé servent surtout à s’assurer de la perfection du corps, bien plus qu’à le travailler. C’est seulement une fois que chacun s’est contemplé, qu’il s’est reconnu dans ce corps désirable, que la rencontre peut avoir lieu – par le truchement du miroir, toujours. Car ce n’est pas d’abord l’autre qu’on remarque mais le regard qu’il pose sur nous, par lequel il confirme qu’existe bien l’image que nous avons de nous. La danseuse ne se retourne pas lorsque le danseur vient se placer derrière elle pour la première fois : elle fait confiance au miroir pour se lancer dans un pas de deux qui va, petit à petit, mêler amour de soi et désir de l’autre, tandis que chacun se met à chercher non plus son propre reflet mais celui de l’autre, auquel il s’assortit, avec lequel il découvre former un couple.

On sent cela en détail, à la manière qu’ont Eleonora Abbagnato et Hervé Moreau de ne communiquer qu’à travers le miroir invisible du public et de la salle de répétition. Hervé Moreau est parfait : il observe une position, passe derrière sa partenaire pour la faire légèrement pivoter, regarde ce que donne leur nouvel agencement, admiratif sûrement mais avec toujours ce qu’il faut de narcissisme pour ne pas s’effacer. Eleonora Abbagnato ne le dose pas aussi bien, ajoutant à sa présence solaire naturelle un soupçon d’auto-complaisance qui m’inquiète un peu car je ne suis pas certaine de pouvoir entièrement l’attribuer à son personnage (le passage dans des émissions TV aurait-il une influence délétère sur les danseurs ?).

L’interprétation de Myriam Ould-Braham, tout aussi sensuelle, est toute autre. Chez elle, l’amour de soi n’est pas une certitude narcissique, plutôt une découverte incertaine et fascinante. Il faut la voir remettre ses cheveux derrière sa nuque, écarter leur rideau pour découvrir, mi-attirée mi-effrayée, son reflet de femme dans le miroir et le regard d’homme qui le fixe, qui la fixe, elle la jeune fille simplement venue au studio pour travailler. Mathias Heymann se montre un peu trop prévenant : en couvant sa partenaire du regard sans passer par le miroir, il annule la tension entre proximité des corps et distance des regards, perdant en érotisme ce qu’il gagne en complicité.
 

 

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Si la création de Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet a été au cœur des conversations, c’est surtout pour cette question : que peut bien offrir un Boléro après celui de Béjart ? La seule autre version que j’en ai vue, de Thierry Malandain, m’avait surprise par la compréhension musicale qu’elle laissait voir : la répétition indéfinie du thème musical, associée chez Béjart à une pulsion sauvage, sexuelle, allant crescendo, devenait motif d’enfermement, des parois de verre rétrécissant peu à peu l’espace dévolu aux danseurs jusqu’à ce que la tension provoquée par l’exiguïté parvienne à son comble et entraîne une explosion/implosion du groupe.

La version de Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet est plus surprenante encore en ce qu’elle ne prend pas appui sur ce martèlement si caractéristique, qui rythme toute la pièce de sa pulsation, mais sur la mélodie qui plane au-dessus. Alors que Béjart prenait à bras le corps la pulsion de mort, Cherkaoui/Jalet montrent ce qui la camoufle et la dévoile, l’accompagne et la rend si désirable que l’on s’y dirige irrémédiablement. Ce sont les soutanes noires dont on se défait pour des robes translucides, que l’on retire pour se retrouver en académique de chair et d’os – femmes en soutane, hommes en robe, squelette en commun : les costumes de Riccardo Tisci sont particulièrement bien trouvés, annulant les genres à mesure que les danseurs se mettent à nu, jusqu’à n’être plus que des corps pris dans le tourbillon enjôleur et planant de la mort en mouvement.

Plus de cercle (Béjart) qui se referme (Malandain) mais une spirale indéfinie, étourdissante, enivrante : tours, déboulés, manèges déstructurés, torsions du corps, chutes spiralées, roulades au sol, portés tourbillonnants… J’espère pour les danseurs qu’ils ne répétaient pas juste après le déjeuner et je me demande encore comment l’on peut danser en tournant un quart d’heure durant sans avoir le tournis et sans avoir été coaché par un derviche tourneur. Peut-être est-ce la raison de cette unique distribution fort étoilée pour une danse d’ensemble ; les étoiles sont habituées aux révolutions. Ou peut-être que cela ne tourne pas autant qu’on le croit, l’effet étant renforcé par les lumières d’Urs Schonebaum, qui projettent au sol des cercles grésillants ne cessant de se décomposer et se recomposer en spirales de toutes tailles, à toutes vitesses. L’immense miroir incliné au-dessus de la scène réverbère cette chorégraphie lumineuse, enfermant le spectateur dans l’hypnose. Même celui de l’amphithéâtre, même celui des loges : enfin une scénographie compatible avec un théâtre à l’italienne ! Peut-être même plus adaptée aux hauteurs qu’au parterre, d’où l’on ne devait voir les lumières que dans le miroir. Que Marina Abramovič en soit remerciée.

 

 photo bolero-Cherkaoui par A. Poupenay

 

Deux bonnes soirées, au final, en compagnie de FabParisien, avec qui l’on a comparé nos affinités respectives pour la danse, le théâtre et le ballet, puis de la Pythie, fin prête sur les ports de bras des nymphes (et tope là à l’annonce du remplacement surprise dans l’Oiseau de feu), et Palpatine.