Ballett am Rhein

Photo de Gert Weigelt
 

Les abonnés du théâtre de la Ville à fréquenter assidument l’Opéra n’étant pas très nombreux, le programme du Ballet am Rhein ne pouvait récolter que des critiques mitigées : Forellenquintett affiche une joie de vivre qui a dû suffoquer les spectateurs du théâtre de la Ville, habitués à une certaine austérité, tandis que les balletomanes, enthousiasmées à la perspective de découvrir cette troupe néoclassique, ont été plombées par le côté sombre et tortueux de Neither. Descendant presque aussi souvent à Châtelet qu’à Opéra, j’ai non seulement été très amusée de ce choc des cultures chorégraphiques, mais j’ai apprécié l’intégralité du spectacle. Avec une légère préférence pour la première pièce, tout de même – je veux croire que c’est parce que mon tempérament est davantage perméable à la fantaisie qu’à la dépression, même si c’est seulement parce que j’ai découvert Giselle bien avant Jan Fabre.

 

Forellenquintettfantaisie schubertienne et Libertines pour lutins, bouches rondes et poète saoul

Des rectangles très allongés strient la toile de fond comme des octets de passage – couleur bois : voilà pour la forêt. De drôles de bêtes s’y croisent, rencontres improbables entre un mignon morpion qui saute sur le dos de son partenaire, un lutin en académique vert, à aigrette rousse, qui lutine joyeusement et une nymphe trimballée par un satyre improvisé qui lui tire des mimiques impayables – bouche ronde muette comme une truite. Eau boueuse oblige, on enfile les bottes pointes au pied tandis qu’une paire en or descend des cintres, trophée comique pour pêche miraculeuse – soit un bonhomme imbibé que récupère sa partenaire outrée. Un poète, nous dit le programme : il fallait s’en douter lorsqu’il a claironné au maître de ces lieux « Un verre de Bordeaux ». Tout un poème, que les habitants de la forêt suivent à la lettre, tenue devant eux comme une carte aux trésors mystérieuse. Rien à déchiffrer, c’est l’esprit farceur qui anime amourettes et bizarreries, ne laissant pas une seconde de répit aux danseurs. Quoique un peu en avance sur la musique dans les premières minutes, ceux-ci sont comme des truites dans l’eau : pointes cassées, mouvement repris sur jambe pliée, portés de patinage artistique, vitesse des entrepas… ils échappent au regard qui tente de les immobiliser et le temps nous file entre les doigts.

Pour essayer de les attraper, jetez votre filet à 0’58.

 

Ni une ni deux, Neither

Photo de Gert Weigelt

Après les académiques bigarrés (et même pas moches – un exploit) de Forellenqunitett, place à des pantalons et tuniques fluides bleus et blancs. La clarté des tenues, en opposition directe avec la noirceur de la pièce, transforme les danseurs en une foule d’âmes errant dans un espace confiné – patients-fous-amants-fantômes – tous enfermés en eux-mêmes. Mouvements de mains comme si l’on essayait de se débarrasser de quelque chose de collant : Neither exprime pour moi cette humeur pégueuse où l’on ne peut se résoudre ni à une chose ni à son contraire, où l’absence de choix nous plonge dans la même angoisse que l’une et l’autre option, et nous laisse dans l’incapacité de faire un choix – ce qui prolonge d’autant plus notre désarroi.

Il n’y en a pas moins de la beauté, ne serait-ce que dans les corps étonnamment divers des danseurs : de toutes les nuances de blanc et de noir, des fesses charnues, des cuisses musclées, des visages mûrs, d’hommes et de femmes à la personnalité bien trempée. J’ai du mal à m’empêcher de chercher ceux qui me fascinent le plus, au détriment parfois de la chorégraphie. Mais cela fait tellement de bien, de voir des danseurs dont le caractère semble avoir au moins autant façonné les corps que le travail. Rien que pour cela, il faudrait inviter davantage les compagnies allemandes. On aurait enfin l’occasion d’apprécier cette danse néoclassique que l’on ne connaît que par vidéos, et encore bien mal. J’avais bien entendu parler d’Uwe Scholz, par exemple, mais jamais de Martin Schläpfer…  

Vu avec Palpatine, mais allez donc aussi lire Pink Lady, qui m’a bien fait rire.

Je n’ai pas de titre mais je kiffe Forsythe

In the middle, somewhat elevated : une paire de cerises dorées, éclat métallique que je n’avais jamais vu sur les vidéos. Dessous : my piece of cake. Des pas précis, arrêtés nets, enchaînés à toute vitesse, brusquement relâchés sur un accès de nonchalance et aussitôt repris sous un angle improbable, hanche en avant ou attitude décalée. Avec leur justaucorps bleu canard et les collants noirs qui dessinent un slip plus foncé par-dessus, les danseuses s’attaquent à des équilibres qu’il ne s’agit pas de retenir mais de repousser, pour les désaxer et étirer toujours davantage le déséquilibre. Les suspensions et les arrêts brusques n’entravent jamais la vitesse de l’ensemble, lui donnent au contraire un relief saisissant. Les déhanchés n’en sont que plus sensuels, tout comme les torses ondulants, répercussions brèves et intenses des coups portés par les jambes. Dès que le mouvement menace de s’alanguir, il est contrecarré par un geste rapide qui entraîne le corps dans une nouvelle direction. Il n’y a pas plus sexy que cet oxymore dansé, aussi extrême dans sa force que dans sa suavité. A ce point, la virtuosité devient insolente : on vous défie de ne pas être séduit. Je ne résiste pas deux secondes : ce mélange d’autorité et d’indifférence me fait toujours de l’effet. Sans compter que les a-coups de la musique nous précipitent dans la bataille : on se baisse d’un épaulement pour éviter une jambe, on contracte les abdos pour retarder un déséquilibre et on donne un coup de tête pour arrêter un tour. Explosion, chuintement et claquement assourdissant, la puissance de suggestion du train n’a jamais été aussi violente que dans ces éclats sonores, triturés électroniquement au même rythme que les corps des danseurs.

Ces derniers s’éclatent. Côté garçons, je renie sans scrupule Audric Bezard pour Axel Ibot, qui déménage. Le style convient particulièrement bien à Laurène Lévy dont l’immense buste amplifie le mouvement et ses secousses à merveille. Il ne convient en revanche pas du tout aux danseuses que j’ai pu voir dans une seconde distribution : les petits modèles mettent à profit leur centre de gravité plus bas pour foncer comme des bolides et camper des équilibres inébranlables ; c’est techniquement irréprochable mais on perd tout ce qui fait la saveur de la chose, à savoir l’avant-goût du danger. Seule l’incertitude donne cette assurance désinvolte, si sexy, à ceux qui se risquent dans d’improbables déséquilibres. Terreur et pas de pitié pour le spectateur qui doit continuer de frémir après avoir sursauté au crash sonore de l’ouverture.

 

Le souvenir émerveillé que j’avais d’O Zlozony / o composite est resté un souvenir : Aurélie Dupont, alors stellaire, a comme perdu une partie de son aura et l’étoile, réduite à sa matière, est devenue dure comme la pierre. J’espère qu’elle ne nous couve pas une naine blanche… Entourée d’une part par Jérémie Bélingard, son compagnon à la ville, et Nicolas Leriche, son partenaire de scène, elle me donne l’impression de conclure un moment de sa vie de danseuse et d’interdire toute nostalgie au spectateur. L’émotion ne ressurgit que lorsque les deux hommes se retrouvent seuls en scène, allongés par terre, tournant lentement autour de leur axe – planètes foetales qui accomplissent paisiblement leur révolution, sous les chuchotements d’astres lointains comme le souvenir d’une berceuse.

Isabelle Ciaravola, comme en apesanteur, me fait retrouver en partie la sensation de sérénité et d’émerveillement que j’avais eue la première fois – même si Jérémie Bélingard, les pieds sur terre, ne semble toujours pas appartenir à la même galaxie que ses deux partenaires ; même si j’étais venue pour voir Muriel Zusperreguy, que j’imagine très bien dans ce rôle après sa Lune simple et sensuelle dans Caligula (si l’Opéra pouvait arrêter de changer les distributions à la dernière minute sans prévenir, ça serait sympa).

 

In the middle m’a enthousiasmé au possible ; Woundwork 1 m’a émue. Découverte préméditée dans un cas, totalement insoupçonné dans l’autre. La jupette rose, un brin étrange sur Isabelle Ciaravola (1re distribution) et Marie-Agnès Gillot (2nde distribution), dont les bustes sont un peu plus larges, mais parfaitement assortie par son asymétrie au chignon banane d’Eleonora Abbagnato est bien la seule chose qui ne soit pas totalement harmonieuse. Les deux couples, qui ne s’alignent qu’au tout début et à la toute fin, évoluent chacun à leur rythme, chacun avec leur grammaire, forgée dans l’intimité d’une relation que j’imagine nourrie par des années d’écoute et d’entente. C’est d’une grande beauté ; d’une grande tristesse, aussi. Comme si une telle maturité artistique ne pouvait être qu’éphémère. Je regrette soudain de penser qu’il seront la prochaine génération à devoir quitter la scène. Qu’on nomme Eleonora Abbagnato avant qu’elle ne s’éloigne à nouveau ! L’Opéra manque cruellement d’une blonde solaire dans ses constellations et elle est tellement belle en scène… Je n’ai pas réussi à détacher les yeux du couple qu’elle formait avec Nicolas Le Riche.

 

Deux visionnages n’ont pas été de trop pour apprécier tout le foisonnement de Pas./Parts : des pas en veux-tu en voilà et des morceaux qui enchaînent en laissant les danseurs finir au son d’une nouvelle musique les mouvements auxquels les avait entraînés la précédente – décalage qui rappelle le flottement d’une piste de danse lorsque le DJ passe d’une chanson à l’autre. Justaucorps bicolores en recto-verso, T-shirts fushia ou noirs à paillettes, la couleur se trouve aussi dans les éclairages, froids ou chauds selon que retentit une sirène de paquebot ou qu’est chuchoté, on a peine à y croire, un chachacha, bientôt confirmé par un rythme endiablé. Une grande fête pour terminer la soirée.

Octopus, fun et sexy

 

Il est de ces parties de jambes en l’air où le fou rire nous fait faire n’importe quoi – mais surtout beaucoup de bien. Trop rares, parce que l’érotisme s’accorde en général mal du rire, qui introduit de la distance là où les corps cherchent à l’abolir. C’est en revanche la parfaite formule, qu’adopte Decouflé, pour le mettre en scène. Les corps s’exhibent dans un WTF complice qui fait disparaître tout voyeurisme : des filles se baladent en panties comme dans leur appart’, une gigantesque femme finit son monologue du vagin endiablé par une volte-face qui escamote le recto d’une robe sans verso, les unes et les autres assurées de séduire sans avoir besoin d’être séduisantes, ne s’en souciant même pas.

 

Photo de Jorge Carballo

 

C’est une immense récréation, où des torses d’hommes cagoulés se livrent une bataille de coq, des gambettes de poulettes s’agitent en tous sens, un gnou à talons aiguilles initie un défilé sexy et unisexe. Une corde à sauter, maniée par des danseurs eux-mêmes manipulés par d’autres danseurs lorsqu’il se retrouvent ligoter, imprime sa trace lumineuse sur la toile de fond – bondage lumineux : un développé à la seconde dessine un diamant ; les tournoiements façon lasso, la spirale d’un escargot ; des petits bonds à la corde à sauter, un tunnel par lequel s’échapper.

 

Jeu de corde avec une danseuse qui n’a pas échappé à Palpatine et sur laquelle j’ai aussi flashé (tellement sexy et assurée !).

 

En meneurs de jeu : côté cour, Nosfell, un chanteur guitariste aux riffles vocaux délirants ; côté jardin, Pierre Le Bourgeois, un violoncelliste qui réintroduit quelques mesures d’émotions. Tous deux sont adossés à des panneaux aux arabesques et circonvolutions évidées : l’Orient circule comme une drogue douce et donne la direction du trip, des bras entremêlés à la manière de Shiva après l’avoir été amoureusement, jusqu’au kaléidoscope final, illusoire Boléro dont les corps réfractés, filmés depuis les cintres et projetés sur la toile de fond, ressemblent aux dessins ornementaux indiens (à 5’20).

 

 

Lumières, voltige, musique, danse, performance : tout s’entremêle, à l’image des corps blancs et noirs d’une garçonne et d’un immense danseur noir à crête. Octopus, c’est le plaisir protéiforme et tentaculaire, homme ET femme (depuis la mi-mariée mi-mari qui mime la consommation du mariage, jusqu’aux aux mêlées d’androgynes, bêtes sans tête aux corps imbriqués), drôle ET sensuel, fun ET sexy.

 

Le danseur que j’ai repéré, sur lequel Palpatine a aussi flashé (on est raccord).
Photo de Jorge Carballo 

Sous champi ou sous sédatif, une chance sur deux

Depuis que Marie-Agnès Gillot fait les plateaux télé et les pages beauté people des magazines féminins, elle a troqué son statut d’étoile pour celui de star. La grande bringue qui dénotait parmi les autres danseuses, y allant parfois comme une bourrine, ça me parlait ; la grande gueule qui veut à tout prix qu’on la regarde, ça me baratine. Les apparences ne sont pas toujours trompeuses ; parfois, il n’y a juste rien derrière, seulement de belles couleurs. Pour ça, on n’en manque pas : du rose, du mauve, de l’orange (!!), du jaune, et fluo avec ça. Débauche de couleurs mais aussi de formes dans un passage qui tombe comme une groseille dans la soupe : boules façon pompons de caniche ou grappe de colère, bâtonnets à mi-chemin entre la baguette et le kayak (ou un sex toy de compét’) et cônes style sapin synthétique déboulent sur scène et en repartent en emportant définitivement l’humour qu’ils avaient introduit. Place à la danse, la vraie, que l’on doit voir sans idée préconçue, sans chercher d’histoire, juste ressentir. Je veux bien qu’on abandonne le ballet narratif. Je veux bien me laisser aller à la sensation. Mais en l’absence de fil directeur, cela glisse sur moi comme les danseurs sur scène.

 

Des sapins dansants

Nuage noir pour le Petit Rat, grosse myrtille de la pub Oasis pour Aymeric, avec derrière un chamallow pour le patient et persifleur Palpatine.

Le truc rose

Abeille pour le Petit Rat, banane rose géante pour Pink Lady, cigare pour Une envie d’ailleurs.
Et pour vous ? N’hésitez pas à exercer votre interprétation critique et à partager les fruits de votre imagination en commentaires…  (Y compris pour le rocher/bunker/morceau de Toblerone du décor.)

Les glissades des danseurs qui s’élancent pour de grandes traversées en dérapages plus ou moins contrôlés sont pourtant des trouvailles, qui prolongent le travail des pointes en « pied cassé ». Plutôt que de lancer les hommes dans une imitation de la technique féminine en leur mettant des pointes aux pieds, Marie-Agnès Gillot a lancé tout le monde sur un terrain peu exploré – et glissant, donc. Il n’y a guère que dans Giselle, en effet, que l’on trouve un morceau de bravoure de ce genre : la diagonale de la variation du premier acte est une suite de ronds de jambe sautés sur pointe. Cela implique de rentrer son cou-de-pied (pratique quand on n’en a pas, ou peu, comme c’est souvent le cas des hommes) et de crisper légèrement la cheville pour tenir sur le bord du plateau du chausson – un peu comme les carres en patinage. Et les danseurs – et les danseuses – patinent : certains s’y lancent avec entrain mais d’autres, moins casse-cou, semblent surtout angoissés à l’idée de se blesser , si bien que le spectateur, crispé, se met lui aussi à prier pour qu’aucune chute ne survienne. Peut-être n’a-t-on pas choisi les bons danseurs : ils n’ont pas franchement l’air de s’éclater, même dans des passages sans danger où la technique sur « pied cassé » sert surtout à se relever et à tenir en équilibre.

Il s’en dégage une impression de statisme, maqué à grand renfort de ports de bras. On les voit bien émanant du corps sculptural et anguleux de Marie-Agnès Gillot ; sur de plus petits modèles, c’esr un peu plat. Or le style d’un chorégraphe, c’est ce qu’il reste lorsqu’il a transmis à d’autres, d’autres corps, les mouvements qui lui viennent naturellement. Voir un chorégraphe danser ses propres pièces, c’est souvent voir l’origine du mouvement, comme inscrit dans son corps – quelque chose d’évident, de limpide. Parfois c’est encore plus beau sur les interprètes (c’est le cas de Preljocaj, par exemple) et l’on ne peut plus douter de la valeur chorégraphique des mouvements. Mais parfois, au contraire, ils perdent de leur intensité sitôt que chorégraphe et interprète ne font plus un, et l’adaptation devient synonyme de déperdition. Marie-Agnès Gillot a visiblement créé à partir d’elle (les radiographies de sa colonne vertébrale sont là pour vous le rappelez si jamais vous faisiez mine d’oublier) mais aussi pour elle – elle là, ça se gâte.

Même le choix des solistes sonne faux (comme la modestie de l’apprentie chorégraphe) : Chaillet semble là pour faire la promotion du spectacle auprès du grand public, qui connaît sa belle gueule de mannequin, et Alice Renavand, la caution chorégraphique, car pas une création contemporaine ne se fait sans elle. Niveau affinité, on repassera. Seule Laëtitia Pujol, assez inattendue dans ce registre, semble s’y amuser.

 

 

Que reste-t-il au final de ces apparences ? Un clip. Qui met en scène des hommes sexy à souhait avec leur casquette militaire et leur torse serré de cordages, qui, sur les femmes, deviennent un instrument de bondage. Pointes pour les hommes, cordages pour les femmes : érotiserait-on un sexe en lui attribuant ce qui appartient à l’autre ? Mais ce serait beaucoup dire, car en fait d’érotisme, il n’y a dans ce ballet que ce que l’on projette à partir des costumes : pas grand risque d’être ému par la danse, lisse et aseptisée comme les gants de vaisselle dont on a affublé Vincent Chaillet. Sous apparences n’est pas assez modeste pour être drôle et n’a pas le talent que réclame l’arrogance, malgré de bonnes idées. Voire à cause de ces bonnes idées : mais Marie-Agnès, ce n’est pas avec idées que l’on chorégraphe, c’est avec des gestes.

 * * *

 

Après le divertissement superficiel vient l’ennui profond : Cunningham ou l’intellect aride. La Pythie m’a raconté être partie au bout de cinq minutes. Pourtant Un jour sur deux est hyper dansant pour un Cunningham : je veux dire, les danseurs se touchent, quoi ! Y’a du contact ! De là à ce qu’il soit humain, faudrait pas pousser non plus, mais il y a des apparences de pas de deux, de l’interaction, avec un partenaire-contrepoids. Et des académique que même il en existe des bien plus moches. Surtout, les danseurs de l’Opéra de Paris présentent un avantage formidable pour le béotien ès Cunningham : ils ont la technique sans en avoir le style. Ce qui signifie qu’ils ne font pas tous tout le temps la gueule. Et même, de temps à autre, une intention, répréhensible car déjà trop lyrique en soi, anime un port de bras autrement raide comme la justice, encouragement discret pour le spectateur. On ne sait pas trop pourquoi on est là, semble-t-il dire, mais on y est et on y va, jusqu’au bout, même si c’est aride. Émilie Cozette, libérée de savoir pourquoi tel ou tel geste, est en revanche comme un poisson dans l’eau. Je laisse les Balletonautes en tirer les conclusions qui s’imposent.

 

Emilie Cozette et Hervé Moreau, par Julien Benhamou. 
La preuve qu’il y a contact.  

 

Il faut se résigner : c’est la seule manière de traverser le ballet. Alors peut-être, à force de laisser vos yeux suivre la ligne d’une jambe, perdre le buste auquel elle était raccordée et enregistrer la présence d’un nouvel académique, vous atteindrez cette attention flottante qui vide peu à peu la pensée de sa réflexivité pour la concentrer sur le mouvement insignifiant et perpétuel de la scène. Insignifiant, parce tout geste est proscrit, pour que jamais l’interprétation critique ne se mette en mouvement. Perpétuel, parce qu’à force de mouvements, on atteint une sorte d’immobilité – cela bouge juste assez pour que l’attention flotte sans jamais être attirée par quoi que ce soit. J’imagine que c’est ce qu’on appelle la méditation. C’est à la fois extrêmement reposant (on s’approche asymptotiquement de ne penser à rien ; on fait le vide sans, heureusement, jamais y parvenir totalement) et totalement épuisant (on ne peut pas rester concentré indéfiniment). Pas certaine que ce soit mon truc mais, quoiqu’il en soit, c’est une expérience que je vous laisse méditer.  

 

LA position du ballet.
Quelques instants plus tôt ou plus tard, promenade arabesque générale synchro (coïncidence cagienne ?)  avec un brouhaha d’hélicoptères.


 

Sélection …WTF …délicieuse(ment) méchant


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« L’émotion traduite dans les corps est impressionnante : on pense autant à Balanchine qu’à Béjart. »

Dans la catégorie je balance deux noms pour faire genre je m’y connais, celle-là est assez géniale. Recalé en histoire de la danse.

Le JDD

 

« Marie-Agnès Gillot/Merce Cunningham à Garnier : épure et austérité »
De l’épure, donc.  

« Les danseurs qui ont eu 3 mois pour appréhender les pointes, glissent vaillamment sur un lino brillant avec une rapidité de mouvement et de déplacement qui évoquent Cunningham. » Toute transition n’est pas bonne à prendre. Recalé en histoire de la danse.

Culturebox

 

 

« Colourful minimalism meets the Village People »

Laura Cappelle

 

« palette « Smarties » d’un côté ; sobriété gris métal de l’autre » 

« [les danseurs sont] lancés comme des boules de bowling »

Le Monde



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« Bien que réduite de vingt minutes, cette pièce aujourd’hui de 67 minutes a du mal à séduire les hommes et les femmes pressés de l’époque twitter. Mais il faudra bien un jour comprendre que redonner du temps au temps est essentiel à notre vie. » 

Le JDD 

« Émilie Cozette danse sa partition comme ces soprano étrangères qui articulent parfaitement un texte qu’elles ne comprennent pas. »

« Sylvie Guillem aurait dit jadis à un journaliste : « J’ai appris à apprécier le plafond de Chagall à l’Opéra en assistant aux ballets de Merce Cunningham. » »

Les Balletonautes, qui commettraient des crimes parfaits tant ils excellent dans la critique assassine.

 

Fifty shades of Cunnningham : le meilleur article écrit sur Un jour sur deux, et le seul qui vous le fera peut-être aimer. Avec le mode d’emploi de Danses avec la plume pour « apprendre à se déconcentrer ».

 

Medea semper sum

Caroline Stein et les danseurs de Sasha Waltz
photographiés par Sebastian Bolesch.

 

Dans la pièce de Sénèque arrive un moment où la femme abandonnée rejoint la figure mythique que son nom incarne : Medea nunc sum. Maintenant, je suis Médée. Maintenant je suis la femme qui tue ses enfants, la mère qui se venge du mari. Dans le livret de Heiner Müller, qu’a choisi Dusapin, Médée est là d’emblée. Seule sur scène, loin de l’agitation d’une histoire remplie de personnages qui cherchent chacun à faire valoir leur point de vue, elle déroule son drame avec l’évidence d’un souvenir, comme si les meurtres avaient déjà eu lieu et l’avaient laissée dans l’état d’isolement qui va la pousser à les commettre. Les danseurs de Sasha Waltz viennent peupler cette psyché désolée (que ne pénètrent que quelques voix, échos de l’extérieur ou du passé) de leurs mouvements rampants ou heurtés. Après un tombé de rideau (le mythe ne lève pas le mystère, il le présente), le fond de la scène dégorge leurs corps allongés, une ligne d’horizon qui enfle et se referme sur elle-même, sur le vide qui bientôt va encercler Médée.

Le mythe peu à peu prend vie, comme le bas-relief suspendu au fond de la scène, dont on découvre avec stupeur, presque horreur, qu’il n’est pas un décor mais une fresque humaine, qui se met lentement à grouiller comme un cloaque : les danseurs font affleurer toute la misère humaine, sa douleur, ses plaies, ses ivresses. Ils ne racontent rien, rendent visibles seulement les remuements de l’âme humaine, trop souterrains encore pour être vraiment des émotions. C’est dans cet entre-deux, entre instinct et déraison, que croît le ressentiment et se fomente la vengeance de Médée : Circé, dont le nom n’est jamais prononcé, s’est enflammée, les enfants se sont vidés du sang de leur père – ingénieusement contenu dans la balle des enfants et dans les perles de la jeune mariée.

Une telle violence est inouïe car elle est inaudible : lancés à plein régime, les ventilateurs chassent la scène, la remplissent d’un vide assourdissant. Médée n’est plus femme, elle n’est plus mère ; et Jason, qu’elle aurait dû dépouiller comme elle s’est trouvée abandonnée de tous : introuvable. En réalité : méconnaissable pour Médée, piégée dans la solitude qu’elle s’est créé à coups meurtriers pour échapper à l’isolement. Cet homme, qui n’est plus ni père ni mari pour avoir précipité le destin de Médée, qui peut-il encore être ? Wer ist das Mann ? Cette ultime question renvoie Médée à sa propre aliénation ; en tuant l’étrangère, Médée est devenue étrangère à elle-même, à cette femme trompée qui s’était simplement demandé où était son mari : Wo ist mein Mann ? – question étranglée, où le silence après le verbe éloignait déjà l’homme de Médée. C’est cette angoisse qui résonne durant tout l’opéra, dans lequel le silence compte autant que les notes, comme si la musique naissait de la friction des sons avec le silence, de la confrontation au vide, et non de l’association des sons entre eux. Wo ist t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t mein Mann ?
 

La salle à moitié-vide (ce qui est pratique pour se replacer mais un peu triste) contenait heureusement le petit rat et Palpatine.