Scandaleusement bon

Ne pas ouvrir le programme avant le concert a parfois du bon. On mesure à quel point on calque notre écoute sur ce qu’on a lu ou, au contraire, à quel point un titre est emblématique d’un morceau et qualifie au plus juste les images que la musique a suggéré à l’auditeur en l’absence de tout indice.

Le premier morceau de Barber est praliné, exactement comme la bûchette de Noël dégustée chez Dalloyau juste avant le concert. C’est mousseux mais jamais écoeurant car le tout n’a pas le temps de devenir crémeux que des pizzicati de noisette craquent sous la dent. C’est croustillant, ainsi que doivent l’être les cancans de The School for Scandal.

Gil Shaham s’en lèche les babines dans le Concerto pour violon qui suit. Je reste mi-amusée mi-agacée par ses mouvements de lèvres. J’en parle à l’entracte, mimique à l’appui : « C’est vrai que tu es fascinée par la cinétique des musiciens… » Avouez que c’est tout de même la classe : maintenant, grâce à Laurent, au lieu de passer pour la balletomane de service qui écoute comme un pied, je peux dire que je m’intéresse à la cinétique chez les musiciens. C’est beau comme un sujet de mémoire.

Je suis un peu déboussolée par Poulenc, que je n’imaginais pas du tout comme ça… et pour cause, il s’agit d’un triptyque de Debussy. Plus de pâtisserie croustillante mais de douces bonbonnières en train de se faire. La musique enfle et devient transparente comme aux mains d’un souffleur de verre. Elle s’imagine cristalline, qui s’orne de petits motifs blancs, rinceaux miniatures comme j’en ai vu la veille au Conservatoire des arts et métier. Puis la forme fluide se déforme et la bonbonnière devient légère comme une flûte de champagne. Le pétillant s’assombrit, s’assourdit. Nocturnes. A présent, ce sont des silhouettes bleutées qui se balancent comme un choeur d’algues. Elles dérivent vers la surface, fantomatiques, avec des trajectoires de fusées de feu d’artifice dans les dessins animés mais la nonchalance de bulles de champagne. Nuages, Fêtes et Sirènes, dit le programme ; guimauves cotonneuses, fêtes étincelantes, revenantes des profondeurs.

Avec l’étymologie imaginaire que je lui prête, Poulenc se cabre devant la solennité religieuse. Gloria est retroussé comme le nez de Patricia Petibon. L’exaltation culmine court en exultation, sur un hoquet de la foi. Dooo-miii-neee Deee ‘us ! Si la joie divine était toujours ainsi, à l’image de son interprète rousse sagement délurée en robe asymétrique noire, la tête ceinte d’un ruban d’étoiles noires et pailletées, je me convertirais de ce faux pas pour aller caracoler au paradis.

 

Aussi : Laurent, Palpatine et Klari.

Onéguine

— Et vous allez où ?
— A Garnier.

Heureusement, l’opéra a une légitimité qui m’a acquis a priori la clémence du professeur auprès duquel j’ai écourté ma présence. Après quelques fausses peurs dues aux facéties de la ligne 13 (c’est dingue le nombre d’émules que fait Anna Karénine en cette période de fête), la souris prend place au poulailler. Les bancs de l’amphithéâtre sont si inconfortables que pour éviter de se prendre la barre (et les genoux de la voisine) dans le dos, il faut se cambrer comme une duchesse qui aurait oublié son faux-cul. On prend même sa snobinardise, puisqu’il est impossible, là on l’on est, de ne pas prendre les personnages de haut. De fait tout le drame de la première et deuxième partie me semble un peu rapide, un peu puéril ; et si Onéguine ne tuait pas Lenski, on dirait simplement qu’il faut que jeunesse se passe : qu’Olga en profite, Tatiana s’en remettra. 

On prend plaisir à voir Myriam Ould-Braham charmante à être ainsi charmée par Lenski, en l’occurrence, Josua Hoffalt, que l’on voit décidément pas mal en ce moment, sans songer à s’en plaindre. Mais c’est McKie qui suscitait la curiosité. J’imagine très bien Pink Lady baver sur ses réceptions de sauts ou ses grandes arabesques. Le danseur issu de la John Cranko School (et de la Kirov Academy of Ballet, tant qu’à faire), sans être spécialement fougueux, a cette prestance qui en fait un « danseur noble » et un excellent partenaire pour Aurélie Dupont, laquelle, en véritable actrice, subjugue par sa retenue (là où une comédienne serait en surjeu). Il est d’ailleurs très curieux de la voir aux côtés de Myriam Ould-Braham : étonnant comme deux danseuses que j’apprécie autant peuvent être si différentes ; le jour et la nuit, et pourtant aussi éclatantes. A faire l’enfant, Myriam paraît paradoxalement moins naïve qu’Aurélie, censée être l’aînée. Celle-là est d’une légèreté et d’une vivacité dont je ne me lasse pas, celle-ci, plus ancrée dans le sol, paraît la jeunesse même à force de maturité.

C’est au troisième acte que cette maturité trouve pleinement à s’exprimer. La jeune femme a laissé place à l’adulte, la bourgeoisie, à la noblesse et partant, le drame à la tragédie. Tatiana aime toujours Onéguine mais elle aime aussi son mari, un vieux général pour qui il n’est pas possible d’éprouver la même passion mais qui campe un personnage digne, aimant et aimable. Le pas de deux final lors duquel elle repousse son désir pour Onéguine me rappelle La Dame aux camélias (une affaire de John — ou de mise en scène, semblable avec le divan et la psyché-porte). Je ne sais pas si c’est ce parrallèle ou le fait d’avoir suivi toute la scène aux jumelles, mais les personnages m’ont été incroyablement plus proches que lors des deux premiers actes que j’étais loin de trouver poignants. Tandis que ce pas de deux final…

Les pas de deux sont d’ailleurs le point fort de la chorégraphie de Cranko, qu’il s’agisse de la promenade en arbesque plongée d’Olga qui regarde Lenski par-dessus son épaules, des demoiselles qui voltigent au bras de ces messieurs dans de gigantesques assemblés (bonjour les abdos) ou de l’altercation acrobatique et plus encore passionnée d’Onéguine et Tatiana. Autre pas remarquable, les courrus sur pointe en sixième, légers pour Olga, toute primesautière, mécaniques pour Tatiana lorsqu’elle est rejetée par Onéguine au premier acte et s’éloigne à reculons comme une somnanbule (ce sont d’ailleurs les mêmes pas que l’on retrouve dans la chorégraphie de Roland Petit — un jour, il faudra que je m’amuse à retracer les différentes significations attachées à un même pas).

Le ballet ne m’a pas bouleversifiée comme je l’aurais cru mais j’ai passé une bonne soirée. Les entractes n’y sont pas totalement étrangers, passés sur le canapé en velours vert d’eau du salon privé à regarder le plafond de la galerie se refléter dans le ciel de la rue Auber ou devant le sapin gigantesque qui me fait retrouver les proportions de quand j’étais petite. Lumières rouges, odeur verte. Reflets sur le cadran de l’horloge, il n’est pas encore minuit. 

Cendrillon fait son cinéma

Peut-être est-ce d’en avoir dansé une variation au conservatoire, d’avoir vu les amies se chamailler en interprétant les deux sœurs puis d’en avoir monté une petite version parodique mais le fait est que j’adore le premier acte de Cendrillon. Les deux sœurs à la barre, l’une exagérement en dehors, l’autre tordu en dedans, sont hilarantes et je suis surprise que presque personne ne rit dans la salle parce que Mélanie Hurel et Ludmila Pagliero sont vraiment très bonnes. Surtout Ludmila Pagliero, même si je ne pensais pas dire ça un jour (ce sont peut-être simplement les rôles de séductrice qui ne lui conviennent pas — car dans la taverne espagnole du troisième acte, elle redevient aussi fade que dans la Carmen qui lui avait valu force critiques pour son grade de première danseuse). Son équilibre arabesque sublime, terminé par un pied parfaitement en crochet, a été le premier éclat de rire que je n’ai pas voulu retenir. Avec sa sœur et Stéphane Phavorin en marâtre, elle ne lésine pas sur les équilibres coincés et les secondes sautées. Au milieu de leur gesticulation, Cendrillon a l’air d’une grande perche chahutée par des morpions. Voire d’une mouche prise dans une toile d’araignée lorsque les habituels méli-mélos de bras (comme le cercle des fées dans La Belle au bois dormant) donnent lieu à un démêlage chaotique.

Agnès Letestu est parfaite dans cette version : elle n’a pas du tout l’air d’une adolescente mièvre qui attend le prince charmant (plutôt d’une vieille personne qui se retournerait avec bienveillance sur ses souvenirs heureux, à la limite). Cela tombe bien car il n’y en a pas, sa place ayant été usurpée par un acteur — vedette, certes. L’implantation du conte dans l’univers du cinéma est savoureuse, à commencer par les décors de gratte-ciel et les panneaux pin-up. Le patchwork traditionnel des divertissements est ici clairement revendiqué et le kitsch innérant à l’exercice, assumé : King Kong et les filles vahinées qui ne veulent pas lui être sacrifiées font un clin d’œil parodique au rituel du sacre, pris en sandwich entre une évasion prisonnière à la Dalton et un film en costume d’époque. Les pitreries peuvent finir par lasser mais j’ai pu apercevoir le fameux François Alu je suis bon public et la nouveauté fait toujours son petit effet. Il ne me restait quasiment aucun souvenir de la vidéo entre le premier acte et le pas de deux final (tout juste l’idée des quatre saisons, bien inutiles sauf à nous faire voir Muriel Zusperreguy, et des heures, impayables en superhéros Playmobil à cache-sexe rose), à croire que je ne l’ai jamais vue jusqu’au bout. Pourtant l’arrivée de Cendrillon en ombre chinoise, précédée et poursuivie par les flash des photographes est assez chouette. Tout comme le mécanisme géant d’horloge/bobine de caméra.

Après, c’est sûr que les tableaux sont un peu surchargés avec tous ces groupes sous-sous-divisés en canons cadencés, selon l’adage de Noureev « un pas, une note », le tout plombé réhaussé de costumes dorés. Mais le voyage de l’acteur vedette pour retrouver Cendrillon donne aussi lieu à de belles traversées, diagonales inventives, pleines de sauts et de rebondissements. Voir des hommes danser (et non servir d’accoudoir ou de porte-manteau) est toujours plaisant. Et les adages ont beau ne pas être vraiment ma tasse de thé, il n’est pas désagréable de contempler Agnès Letestu déployer ses longues pattes. On en oublie l’agressiveté du soulier pailletté qui permet à l’acteur vedette d’écarter la famille les prétendues prétendantes, quoiqu’il n’en ait guère besoin pour reconnaître Cendrillon. Car le vrai ne s’obtient pas après avoir écarté le faux, il s’intuitionne (oui, Cendrillon peut faire ressurgir mes cours sur Descartes). Il ne lui fait pas l’affront de lui faire essayer la chaussure, il la voit, les deux font la paire. Et voilà Cendrillon qui se révèle phénix, comme si ce qu’elle avait balayé tout le ballet durant de ses petits retirés brossés n’était pas le sol mais un ancien soi.

Une rencontre

La répétition publique qui a eu lieu samedi dernier à l’opéra Bastille porte très bien son nom : une rencontre. Pas seulement parce que le pas de deux à roder correspond à la première approche de Cendrillon par l’acteur vedette. En prenant le risque de rater devant nous et de nous montrer leurs hésitations, les danseurs laissent paraître leur personnalité sans le prisme de leur personnage. Jérémie Bélingard, qui ne me fait pas vraiment d’effet en tant que spectatrice (tout est dans le -ice à en juger d’après les regards éperdus du Petit Rat et de Pink Lady), n’en paraît pas moins très sympathique dans son T-shirt gris enfilé à l’envers, petite étiquette blanche apparente. Toujours prompt à tester les ajustements proposés par sa partenaire. Laëtitia Pujol, pleine d’humour et d’humilité, se révèle une sacrée bosseuse. Elle parle vite, comme pour ne pas perdre de temps et vite, vite reprendre le passage sur lequel elle a accroché. On découvre les petites imperfections idiosyncrasiques de chacun (à ce niveau, on peut difficilement parler de défaut) : Laëtitia Pujol, elle, s’acharne contre ses bras, dans lesquels elle met trop de force. De fait, mais je ne m’en étais jamais rendu compte jusque-là, elle a des bras sacrément musclés ; c’est assez drôle de la voir soudain stopper un passage lyrique et marcher comme un camionneur pour aller se replacer. Se replacer et recommencer, accrocher, analyser, proposer, ajuster et recommencer. Le T-shirt de Jérémie Bélingard est devenu gris foncé de sueur : la fatigue progresse au même rythme que la chorégraphie. Pas (encore) de cinéma (mais un bon goûter dinatoire au Paradis du fruit). 

À la source

[photos non-inédites à venir]

Avoir un Pass pour La Source s’est révélé une véritable aventure. Première tentative : chou blanc. Deuxième tentative : brownie et chou blanc. Jamais deux sans trois : flan coco et chou blanc. La quatrième sera la bonne : un seul Pass, je suis la première – assez jouissif quand il y a eu neuf Pass la fois précédente et que j’étais dixième. Je manque de renverser au passage B#4 qui, soit dit en passant, plane beaucoup moins en société depuis qu’elle prend des leçons de pilotage. C’est donc toute guillerette que je vais rejoindre ma place 42, fort appréciée par Palpatine en sa qualité de geek.

 

Contre toute attente – ou grâce à l’attente précisément (Dan Ariely vous expliquerait mieux que moi la tendance qu’on a naturellement à surévaluer ce dans quoi on a investit, ne serait-ce que de l’espoir) – j’ai vraiment apprécié. Bart ne révolutionnera pas l’histoire de la chorégraphie mais il produit une belle pièce de ballet classique, cohérente dans son propos et, ce qui est bienvenue après le début de saison que l’on sait, de bon goût. Tout le mérite n’en revient pas exclusivement à Lacroix, aussi bien pensés ses costumes soient-ils : les voiles des odalisques tombent lourdement sur les hanches qu’on n’a pas l’habitude de voir ainsi étoffées mais qui dégagent ainsi une sensualité racée (Noureev lui-même avait fait alourdir les tutus aux hanches), et la robe de Nouredda, avec ses arabesques argentées à la Gamzatti, suggère immédiatement un certain rôle social, tandis que le petit voile de la nymphe, accroché au niveau de l’omoplate, rappelle discrètement la sylphide. Toutes ces références au répertoire, visibles dans les costumes aussi bien que dans la chorégraphie, n’écrasent pas pour autant le ballet. Il ne s’agit pas d’un mix savamment orchestré par Bart mais d’un ballet de la tradition classique, qu’on dirait du répertoire s’il n’était pas quelque peu étrange de ranger dans l’héritage une création qui n’est pas encore passée à l’épreuve du temps – car il ne faut pas s’y tromper : si l’argument n’est pas neuf, la chorégraphie, elle, l’est indéniablement (tout comme la paternité de La Fille du pharaon revient à Pierre Lacotte). Pas de citation, donc, mais un univers commun peuplé d’êtres surnaturels (un peu de ballet blanc), de nations exotiques et barbares (quart d’heure oriental et folklorique), de princes ou assimilés, régi par des règles immuables (les amours y sont toujours contrariées – pas de trois), tout juste aménagées (tiens, tiens, un petit groupe et trois petits tours pour que mademoiselle se détende les jambes après l’adage ou que monsieur reprenne son souffle avant la coda).

 

Costumes et création, voilà pour ce qui a rendu l’obtention de place de dernière minute si difficile. Venons-en à l’histoire ou plus exactement à l’histoire que je me suis faite car, pour la première fois depuis Giselle (mon premier ballet, ça remonte), je suis allée voir un ballet sans filet, c’est-à-dire sans en connaître, même vaguement, le livret. La principale difficulté ne consiste pas à suivre l’action mais à savoir de qui l’on parle à l’entracte ; je peux donc l’affirmer : avec un peu d’imagination, il est possible de comprendre une histoire dansée. L’intrigue mérite à nouveau son nom et je me surprends à prendre des paris sur les issues possibles (i.e. à composer et recomposer des paires de danseurs mais, rien à faire, ils sont en nombre impair et, à moins d’intégrer une fille dans le couple à géométrie variable qu’est le harem, il y en a une qui va rester sur le carreau).

 

Le premier acte fonctionne comme une grande exposition. Des stalactites de cordes (je croyais que ça portait la poisse au théâtre ?) plantent le décor et font métaphoriquement jaillir la source. Laquelle source a un esprit, Naïla, qui trouve un très beau corps en la personne de Myriam Ould-Braham. Ses nymphes sont charmantes et ses flots facétieux, bondissants.

De leur côté, les mortels, paysans et guerriers, se rassemblent autour de Neroudda (je n’ai pas reconnu Muriel Zusperreguy, plus froide que d’habitude dans ce rôle, il est vrai pour elle inhabituel, de princesse), choisie par le chef des guerriers pour devenir la nouvelle favorite du sultan ou assimilé (je n’ai même pas pu récupérer la programmation – le Khan, d’après la distribution affichée sur le site). C’est entre autres l’occasion pour les soldats de montrer leur bravoure (ouaaaaais, des mecs qui sautent et tapent du pied, virils même en manteau-jupette et en toque-moumoute) et pour moi de découvrir Christophe Duquenne fort… hum, fort ? en chef des guerriers.

Vient l’élément perturbateur. Un arbre aux fruits d’or (ok, d’argent) apparaît, Nerudda y goûterait bien : on s’empresse de grimper à la corde pour satisfaire son désir (dès fois qu’il soit défendu, la belle affaire) mais tout le monde échoue. Tout le monde sauf Djemil, un jeune chasseur en guenilles classes (Lacroix peut faire des guenilles classes – c’est le prince type Aladdin), interprété par un non moins classe Josua Hoffalt. Il danse grand, il a de la prestance – encore un peu, quelques rôles de cette envergure, pour qu’il s’étoffe, et on n’hésitera plus à dire qu’il a de la présence. Toujours est-il que son éclat n’est pas du goût de Mozdock (le chef des guerriers), qui le dégage manu militari et l’abandonne dans un sale état. Heureusement, Naïla (l’esprit de la source, vous suivez ?) le recueille et le requinque ; malheureusement, elle en tombe amoureuse. Le premier triangle amoureux est en place : Naïla aime Djemil qui aime Nerudda qui n’aime personne.

 

Le second acte est plus complexe, bien qu’il commence simplement par des danses de divertissement. Les odalisques ondulent presque davantage que les ondines au premier acte et le rôle convient si bien à Mathilde Froustey que l’on s’étonne presque que Charline Giezendanner soit la favorite. Favorite qu’il vaut mieux appeler par son nom, Dadje, car elle est bientôt supplantée par Neroudda, fraîchement débarquée de son carrosse de soie. Deuxième triangle amoureux. Dadje se renfrogne à mesure que Neroudda s’épanouit : Muriel Zusperreguy, à présent reconnaissable, se fait à chaque instant plus séduisante, plus lumineuse. Elle n’est pas née princesse, elle le devient. Nul doute que le Khan préfère cette femme qui s’ignore à celle qui fait l’enfant.

Mais le deuxième triangle devient quadrilatère quand Naïla débarque (Djemil va là où se trouve Neroudda et Naïla va là où se trouve Djemil, donc Naïla débarque) et que le Khan revoie ses préférences. Neroudda un peu paumée cherche refuge auprès de Mozdock et là, j’imagine un troisième triangle qui n’a peut-être aucune réalité. Qu’importe, je décide que Mozdock ne laisse Neroudda au Khan que parce qu’il en est un fidèle serviteur et que, ma foi, si celui-ci lui préfère une nymphe… C’est probablement n’importe quoi, je sais ; il y a tellement de triangles qu’on se croirait dans une symphonie d’Hans Rott (private joke). Mon troisième triangle en entraîne un quatrième car Djemil est bien décidé à gagner les faveurs de Neroudda, disponible puisque congédiée par le Khan (sur le mode reprends tes affaires et casse-toi, c’est à peu près aussi romantique qu’un coup d’un soir qu’on vire de son lit au réveil, une fois dessaoulé).

Le Khan-Naïla, Djemil-Neroudda, la favorite sans favoritisme : tout en trouvant vaguement bizarre que l’être féérique par excellence (Naïla) se retrouve avec l’être social votre excellence (le Khan), je commençais à entrevoir un dénouement quand le geste de Naïla a trouvé son explication. Si elle s’est jetée dans les bras du Khan, c’est pour que Djemil puisse se jeter à la poursuite de Neroudda. Pas rancunière pour un sou, Naïla est l’exact opposé de Dadje (qui ne fait pas qu’ajouter un rôle de soliste dans un ensemble bien chargé, mais prend sens dans l’économie du ballet). Évidemment, elle a quand même quelques regrets et ne peut s’empêcher de suivre celui qu’elle aime – retour au triangle initial.

Le drame sied décidément à Myriam Ould-Braham qui est absolument fantastique dans cette partie finale. Son arabesque appuyée sur Djemil qui lui tourne le dos, façon sylphide ou willis, suggère déjà qu’ils ne sont pas du même monde et qu’elle l’a perdu, ; l’appui glisse dans l’oubli lorsqu’elle abandonne son bras sur son torse et que l’arabesque se déséquilibre vers l’arrière. Djemil essaye à présent de se défaire de cet esprit et la ramène vers le corps endormi (blessé, selon Joël qui a tout de même vu le ballet quatre fois) de Neroudda. Naïla tient encore la fleur que Djemil avait laissé derrière lui à leur première rencontre ; il ne la lui arrache pas – ce serait trop cruel –, il la guide et la force à offrir la fleur à Neroudda ainsi réveillée (ou guérie, tout dépend). Naïla s’efface jusqu’à se replier sur elle-même comme le cygne mourant. Ayant préféré le sacrifice à la jalousie parce qu’elle aime davantage Djemil que l’amour qu’elle éprouve pour lui, elle se trouve ainsi à la source de son idylle avec Neroudda.