L’alto et l’âme en asymptôte

Le premier mouvement de la Suite pour violoncelle n° 1 de Bach, désolée pour la brusquerie des mots, mais c’est une montée vers l’orgasme – même si celui-ci n’arrive jamais. J’aime quand il est joué un peu trop lentement ; juste assez lentement pour amplifier les sensations, jusqu’à l’insoutenable, presque ; jusqu’à l’agacement qui cède finalement et consent – qu’on accélère, tant pis, tant mieux, le plaisir est trop grand. Après un court instant de dépit – l’altiste ne résiste pas – je me laisse entraîner, bousculée d’abord par toutes ces notes qui débordent de leurs mesures comme la foule d’une rame aussitôt repartie, puis portée par leur vivacité, j’en ressens bientôt de l’allégresse. La frustration laisse place à la jouissance sereine d’une ascension indéfinie. Un ascenseur à âme, qui dépasse rapidement les nuages, trop réels, et profite de la moindre dégringolade de notes dans des trous d’air pour reprendre de la hauteur. Voilà la sagesse, vertigineuse : toute notre vie sous nos yeux, à mille lieues d’où nous sommes parvenus, un Google Earth de l’existence qui fond sur les souvenirs, en retrouve les sensations exactes, les traverse et s’en dégage avec une vélocité qui fait se télescoper les émotions ; l’ivresse des grandes routes tracées par nos choix, la tendresse pour un chemin que l’on a eu l’habitude d’emprunter, la tristesse d’une impasse lézardée de regrets. Sourires chagrins et joies jusqu’aux larmes baignent ensemble dans l’atmosphère bleutée des montagnes, au loin – et de la scène, juste devant nous, où l’altiste lave notre fatigue de vivre, celle des efforts accumulés, sans cesse repris, que ne résorbe pas le repos et qui nous fait finalement vieillir. Et mûrir, autant que mourir, s’il est vrai que la beauté surgit de l’éphémère, l’accompagne et disparaît avec lui, le sourire aux lèvres.

    Elle renaît après avoir été ensevelie sous les applaudissements – stupéfiante, une beauté sur la corde raide, la corde la plus grave de l’alto, dont la sensualité n’est pas voluptueuse mais rauque. Un premier grincement me fait penser à Muse ; les suivants remisent les pancartes en fer des commerçants moyenâgeux et les gonds mal huilés des portes de saloon : nous sommes au bord de la mer, ce sont les manœuvres portuaires et les câbles des mâts qui éraillent l’air. Il n’y a pourtant pas d’agitation, aucun pittoresque ; on se croirait déjà en pleine mer, des taches d’huile noires et violettes en guise d’océan. Flottement sombre. L’archet frôle un dernier souffle de vent : une faible rengaine d’harmonica a été silencieusement engloutie par les eaux – une disparition discrète comme un oubli. L’horizon puis les tréfonds : Ligeti répond en miroir au déploiement vertical puis horizontal des coordonnées dans lesquelles Bach a tracé son asymptote.
       Lunga Hora : une longue heure, la dernière probablement, qui emplit les poumons d’un air d’autrefois.

Changement d’atmosphère pour la Suite n° 3 : alors que le bleuté initial instaurait d’emblée une certaine distance, propre à la réflexion, des lumières jaunes et vertes, plus criardes certes, mais aussi plus chaudes, indiquent que l’on est redescendu sur la terre ferme. Il s’installe un parfum d’ailleurs, moins exotique que tzigane cependant. Je m’attends à ce que des personnages mi-fantômes mi-comédiens surgissent des portes en demi-cercle, derrière l’altiste, et défilent sur la petite estrade comme les sujets de l’horloge de Prague. Evidemment, le spectacle son et lumières ne s’est pas encombré de marionnettes ; l’archet est suffisamment puissant pour les suggérer. L’altiste semble d’ailleurs ployer pour amortir les attaques et éviter les coups trop directs à son violon ; il l’accompagne, tête inclinée, comme une personne fragile qu’il convient de ménager – sans jamais étouffer les nuances de cette musique versatile, capable de vivacité aussi bien que de douceur.

L’Élégie de Stravinski aura été autoréférentielle,  la musique s’étant pour ainsi dire dissoute dans la lumière rose fuchsia qui a transformé la silhouette à contrejour de l’altiste en image 3D, sans lunettes ni oreilles adaptées.

Dernière Suite de Bach de la soirée, 5e de la série : c’est presque éreintant de se faire remuer pour la troisième fois. D’habitude, la musique évoque des images que les spectateurs sont libres de saisir et de déformer à leur guise ou de laisser s’évanouir dans le flot de notes. Ce soir-là, les suites s’emparent des images intimes des spectateurs et organisent leur émergence, leur succession et leur dérive : une échappée infléchit tel mouvement de pensée, une attaque la contrecarre et l’irruption d’un thème en fait surgir une autre, sur laquelle il fera peut-être retour. Votre vie défile en accéléré devant vos yeux, juste avant de les rouvrir et de continuer à la vivre. Tout de ce dont je me souviens, c’est d’avoir retrouvé, quelques mesures avant la fin, l’intense sensation d’existence que procure la scène. Alors, à la sortie du spectacle, dire si j’aime ou pas me semble aussi incongru que de dire si je m’aime, moi et ma mémoire, ou pas. En revanche, je peux dire que Gaveau intime est un titre rudement bien choisi pour accueillir ce récital dans la programmation. Et que je retiendrai le nom d’Antoine Tamestit, altiste-artiste qui a d’instinct l’intelligence de s’effacer derrière l’œuvre pour la nourrir de sa propre sensibilité sans imposer celle-ci aux auditeurs. A vrai dire, je l’ai presque oublié lorsqu’il jouait (moi qui adore scruter les mimiques et les gestes), le retrouvant lorsqu’il nous raconte (il raconte, il n’explique pas) pourquoi ces morceaux intercalaires et pourquoi le bis qui vient. Je ne connais pas Hindemith ni l’histoire de la musique, mais la démangeaison qu’il soulage était vraisemblablement une piqûre de Bach. Premier récital d’alto, je suis piquée.

 

Merci Klari pour ce concert !
Convertis : Joël, Hugo, Zvezdo
(et sûrement tous les altistes qui formaient bien un quart du public).

Medea semper sum

Caroline Stein et les danseurs de Sasha Waltz
photographiés par Sebastian Bolesch.

 

Dans la pièce de Sénèque arrive un moment où la femme abandonnée rejoint la figure mythique que son nom incarne : Medea nunc sum. Maintenant, je suis Médée. Maintenant je suis la femme qui tue ses enfants, la mère qui se venge du mari. Dans le livret de Heiner Müller, qu’a choisi Dusapin, Médée est là d’emblée. Seule sur scène, loin de l’agitation d’une histoire remplie de personnages qui cherchent chacun à faire valoir leur point de vue, elle déroule son drame avec l’évidence d’un souvenir, comme si les meurtres avaient déjà eu lieu et l’avaient laissée dans l’état d’isolement qui va la pousser à les commettre. Les danseurs de Sasha Waltz viennent peupler cette psyché désolée (que ne pénètrent que quelques voix, échos de l’extérieur ou du passé) de leurs mouvements rampants ou heurtés. Après un tombé de rideau (le mythe ne lève pas le mystère, il le présente), le fond de la scène dégorge leurs corps allongés, une ligne d’horizon qui enfle et se referme sur elle-même, sur le vide qui bientôt va encercler Médée.

Le mythe peu à peu prend vie, comme le bas-relief suspendu au fond de la scène, dont on découvre avec stupeur, presque horreur, qu’il n’est pas un décor mais une fresque humaine, qui se met lentement à grouiller comme un cloaque : les danseurs font affleurer toute la misère humaine, sa douleur, ses plaies, ses ivresses. Ils ne racontent rien, rendent visibles seulement les remuements de l’âme humaine, trop souterrains encore pour être vraiment des émotions. C’est dans cet entre-deux, entre instinct et déraison, que croît le ressentiment et se fomente la vengeance de Médée : Circé, dont le nom n’est jamais prononcé, s’est enflammée, les enfants se sont vidés du sang de leur père – ingénieusement contenu dans la balle des enfants et dans les perles de la jeune mariée.

Une telle violence est inouïe car elle est inaudible : lancés à plein régime, les ventilateurs chassent la scène, la remplissent d’un vide assourdissant. Médée n’est plus femme, elle n’est plus mère ; et Jason, qu’elle aurait dû dépouiller comme elle s’est trouvée abandonnée de tous : introuvable. En réalité : méconnaissable pour Médée, piégée dans la solitude qu’elle s’est créé à coups meurtriers pour échapper à l’isolement. Cet homme, qui n’est plus ni père ni mari pour avoir précipité le destin de Médée, qui peut-il encore être ? Wer ist das Mann ? Cette ultime question renvoie Médée à sa propre aliénation ; en tuant l’étrangère, Médée est devenue étrangère à elle-même, à cette femme trompée qui s’était simplement demandé où était son mari : Wo ist mein Mann ? – question étranglée, où le silence après le verbe éloignait déjà l’homme de Médée. C’est cette angoisse qui résonne durant tout l’opéra, dans lequel le silence compte autant que les notes, comme si la musique naissait de la friction des sons avec le silence, de la confrontation au vide, et non de l’association des sons entre eux. Wo ist t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t mein Mann ?
 

La salle à moitié-vide (ce qui est pratique pour se replacer mais un peu triste) contenait heureusement le petit rat et Palpatine.

AROP lyrique

Il est peut-être un peu étrange d’assister à la remise d’un prix lorsqu’on n’a jamais entendu la chanteuse qui le reçoit, mais le récital qui suivait était une bonne occasion pour continuer ma découverte de l’opéra. Quand on laisse les chanteurs choisirent leur morceau, cela donne, sous des airs de parenté (vous me mettrez trois Mozart, trois Rossini, deux Massenet et deux Tchaïkovsky), un joli florilège.

Sans prompteur ni connaissance des opéras dont ils sont extraits, je me retrouve un peu dans la position du spectateur qui verrait la variation du premier acte de Giselle en gala pour la première fois et ne saurait pas que les ports de bras ponctuant chaque pirouette saluent respectueusement la cour (bras droit) et amoureusement Albrecht (bras gauche). Si vous ajoutez à cet hors-contexte une fâcheuse envie d’aller aux toilettes, vous obtenez un moyen infaillible de savoir si tel ou tel chanteur vous émeut. Certains m’ont fait totalement oublier que quelques minutes plus tôt, je comptais discrètement le nombre de sièges qui me séparaient du couloir…

Andriy Gnatiuk, entré sur scène avec un air supérieur, m’a donné une furieuse envie de découvrir Le Barbier de Séville dès qu’il s’est mis à articuler avec des mines impayables (sourcil de hibou et regard perçant du petit rigolo qui joue de son apparence de premier de la classe) une sorte de rap d’opéra.

Tiago Matos qui, à cause de son choix, avait mon attention avant même d’ouvrir la bouche (et celle du petit rat, mais peut-être pas pour les mêmes raisons), m’a replongée dans La Ville laissée pour morte il y a deux-trois ans : Mein Sehnen, mein Wähnen, es träumt sich zurück…

En se métamorphosant en Mimi, Andreea Soare a repris un air du seul autre opéra de la soirée auquel j’avais déjà assisté. Alors que cet extrait de La Bohème avec une voix toute ronde est accueilli par moult quintes de toux, Palpatine conclut : « C’était tellement bon qu’ils sont devenus tuberculeux. »

Impressionnante aussi (quoique peut-être pas aussi émouvante) : Olga Seliverstova, à qui l’on a manifestement oublié de dire qu’il n’y avait personne à l’amphithéâtre et aucun orchestre à couvrir. L’accompagnement se fait en effet par quatre pianistes qui se relaient, en évitant autant que possible de mélanger les genres. D’ailleurs, on saluera les femmes d’un côté, les hommes de l’autre – la seule rencontre étant celle d’Onéguine et de Tatiana. Celle-ci est interprétée par la reine de la soirée, à savoir Ilona Krywicka, *évidemment* polonaise (Polish tends to be my new Czech). J’ai néanmoins préféré l’air de La Vierge par lequel elle a ouvert la soirée, où s’entendait davantage cette espèce de sensualité tout en rondeur…

N’oublions pas la pianiste Alissa Zoubritski, avec ses mains délicatement dansantes et la plus belle robe de la soirée (en voyant défiler toutes ces robes bustier en drapés souvent plus rideaux que grecs, j’ai pensé avec un pincement au cœur à toutes ces magnifiques robes de soirée Paule Ka, que l’on ne voit jamais…). Côté vestimentaire, c’est Palpatine qui assure le spectacle avec son haut de forme – très pratique pour se retrouver quand on n’a plus de portable ou quand on a besoin d’énoncer ses coordonnées géographiques : « Tu ne me vois pas ? Je suis à côté d’un monsieur avec un chapeau claque. » Palpatine de s’étrangler. Rien de tel qu’un délicieux jus de fraise pour faire glisser et finir la soirée en beauté et bonne compagnie – makis et rires compris. Seul regret : pourquoi n’y a-t-il pas pareil gala pour la remise des prix de la danse ?

Arrière ! Scènes de concert

Il y a souvent un registre qui s’impose plus facilement qu’un autre pour parler de tel ou tel compositeur.

Pour Ravel, ce serait la lumière : dans Le Tombeau de Couperin, des touches floues et brillantes que j’ai eu du mal à ajuster, comme lorsque l’on peine à faire le point sur des jumelles puissantes – toujours trop près ou trop loin pour que l’impression d’ensemble se fasse.

Pour Mozart, ce serait la chaleur : une lumière aussi, mais ardente. Le velours rouge, le cuivre des instruments et le scintillement des lustres brûlent avant que le moelleux musical ait eu le temps d’engourdir le spectateur. Le Concerto pour violon n° 3 me donne le sentiment de savoir par avance ce qui va suivre, et pourtant ce qui arrive est toujours inattendu – et toujours évident après-coup. Un pas de côté, un léger décalage et voilà l’avidité joyeuse, désireuse, vivante qui se met en branle et fait cavaler les perruques entre les meubles d’appartement.

Pour Dutilleux, ce serait la physique : des ressorts qui lâchent, d’un coup, des tensions très claires qui sautent, percutantes, des projections comme des cordes qui cassent en série, par à-coups accumulés, à la manière des fusées de feux d’artifice. Et au milieu, le silence où s’étouffent les vibrations.

 

Après l’entracte, je me replace à l’arrière-scène, où le voisin sexy remplace avantageusement le nez siffleur qui m’en tenait lieu. Le problème de la première catégorie, en effet, n’est pas uniquement son prix : c’est aussi la population capable de se la payer, majoritairement âgée, pédante et tuberculeuse – voire dure de la feuille, comme le monsieur dans la file d’attente, qui a dû mettre sa main en cornet pour entendre ce que lui disait l’ouvreur (en gros, qu’il risquait, outre de ne pas entendre la musique, de ne pas pouvoir assister au concert, presque complet). Le pauvre a dû faire trop de Sacre du printemps à l’arrière-scène quand il était jeune. J’en suis ressortie heureuse mais presque sourde. Un miracle que les musiciens aient encore de l’audition, même avec leurs bouchons d’oreille.

À l’arrière-scène, on ne peut pas être dépassé par la musique : seulement englouti. Alors que d’habitude le printemps de Stravinsky se contracte et que la musique se rétracte avec la violence d’un tsunami à marée basse, ne se laissant approcher qu’à l’instant de nous submerger, l’orchestre de Paris nous plonge au sein de cette nature secouée de spasmes. La jungle est partout : le bec sinueux des bassons-boas réveille toute la férocité des bêtes, qui émergent d’entre les feuilles hautes des partitions. Un papillon égaré volète ; avec lui disparaît la seule évocation d’un printemps de poète. C’est par de violentes contractions que la nature accouche d’elle-même. On serre les abdos pour encaisser les coups de tambour. Au loin s’annoncent des colonies de fourmis à cordes, probablement géantes à en juger par le vacarme qu’un pachyderme aurait eu du mal à produire. Leur marche ressemble à celle d’une armée de robot : peu importe combien on en écrase, il y en aura toujours assez pour nous submerger – réplique sismique de la nature aux mécanismes techniques par lesquels on a voulu la mater. Cela fourmille, se contracte, convulse et éructe, enfin : le printemps s’est reproduit. La main-mitraillette de Paavo Järvi salue tous les musiciens de l’orchestre et le public fait de son mieux pour rendre les décibels qu’on lui a envoyés.

 

Depuis l’arrière-scène, on peut observer la tête de l’ami berlinois battre la mesure avant de se renfrogner ou encore Palpatine à la dérobée. Pas repéré de lapin dans cette jungle : Hugo a dû prudemment garder forme humaine.  

Le [formidable] Château de Barbe-Bleue et de Bartók

J’aime décidément cette rentrée symphonique : troisième concert, troisième invitation, par une généreuse anonyme cette fois-ci. Et une soirée qui pourrait prétendre au titre de concert de la saison grâce à sa seconde partie. Oubliez l’Espagne pour construire des châteaux : c’est en Hongrie qu’il faut aller.


La symphonie italienne et dispensable de Mendelssohn

Cette symphonie est anti-synesthésique au possible – une musique sans image, sans nature ni lutin, où les flûtes ne sont que des flûtes. Pour le chef, qui y est plongé, c’est OK, fait-il de la main ; et je crois voir une ombre chinoise cancaner en basson.

J’essaye alors des images de campagne puis de salons luxueux, comme face au miroir on porte devant soi une robe en la tenant par le cintre. Mais je vois au premier coup d’oeil que cela n’ira pas ; je repose mes images sur le portant et passe le reste en revue sans conviction, en sachant d’avance que l’ensemble de la collection n’est pas dans le ton. Les lustres et les fauteuils en velours sont beaucoup trop étincelants et solennels pour ce morceau. La marche que l’on entend est trop légère pour des militaires, même d’apparat, mais elle n’a pas non plus l’allant d’une virée campagnarde qui envoie valdinguer les petits cailloux du chemin de terre. Du paysan, elle n’a que la simplicité, pas la robustesse ni la bonhommie.

C’est une musique d’honnête homme, voilà. Pas de désir, même à réprimer : une simple ligne de conduite à angles droits, comme le tracé d’une architecture sans fioritures. Et lorsque l’on s’emporte, c’est en bon père de famille un peu bourru, qui s’adoucira à la fin, au retour du fils prodigue. Lequel a fait son tour d’Italie, faut-il croire à la lecture du programme que je n’avais pas eu et qui me livre un titre aux antipodes (européens, certes) de mon imagination. Drôle d’Italie que ces paysages au rayonnement mesuré, sans éclat ni aplat, aussi exubérants que des croquis aux pastels de ses ruines. 


Bartók, Balázs et Le Château de Barbe-Bleue,
investi par Elena Zhidkova et Matthias Goerne

Après ce drame bourgeois bien policé, celui de Barbe-Bleue a une tout autre allure. Bien étrange si l’on considère que ce n’est plus le personnage éponyme mais son château qui en est au centre. Barbe-Bleue semble s’y retrancher comme une bête dans sa tanière, sans que l’on comprenne au juste ce qu’il cherche à fuir. On s’attendrait plutôt à ce que cela soit sa nouvelle épouse qui cherche à prendre à fuite. Mais la porte d’entrée reste ouverte et malgré l’obscurité du château, elle ne songe guère à l’emprunter pour aller rejoindre celui, lumineux et orné de roses, d’un prince de conte de fées. C’est ici un conte humain et la nouvelle épouse, qui n’a été ravie à son fiancé que pour son propre ravissement, prend le risque qu’il ne soit que trop humain – inhumain. Elle n’est pas une jeune fille ingénue qui cède à la curiosité en l’absence de son nouveau mari ; Judith ne cède à rien et surtout pas à ce nouveau mari, que je ne peux m’empêcher d’imaginer un instant en Holopherne.

Judith. Ce prénom seul suffit à introduire le doute. Ce n’est plus Barbe-Bleue qui est terrible mais de ne plus être certain de savoir qui l’est. Le comte, bourru comme une bête blessée plus que féroce, semble chercher à se protéger tandis que l’autre conte, celui que l’on connaît, désigne la nouvelle épouse, inconsciente du danger qu’elle court, comme victime. Pourtant la poupée blonde glamour qui chante sous nos yeux a quelque chose de terrible dans le regard, inquiétant à force de fascination, et dans la voix, qui couvre sans problème l’orchestre. Judith obtient de son mari qu’il ouvre une à une les sept portes du hall. La deux premières confirment la barbarie attendue de Barbe-Bleue : la salle de torture et la salle d’arme sont toutes deux entachées du sang qui se trouvait originellement sur la clé confiée à la jeune femme. Judith se délecte de son épouvante, veut baiser de ses lèvres les murs qui saignent, le désirant d’autant plus que cela devrait la répugner. Elle aime Barbe-Bleue, jusque dans son ignominie, et le lui dit, comme un avertissement : cet amour qu’elle livre, par lequel elle se met à sa merci, est un aveu de force et non pas de faiblesse, car elle exige la même chose en retour. Elle n’aura de cesse de le vampiriser, aspirant son sang et celui qu’il a répandu avec la même avidité, le même délice, absorbant chaque recoin de son être jusqu’à fusionner avec lui.

Judith presse Barbe-Bleue d’ouvrir les autres portes, pour faire pénétrer la lumière dans le château. Cette volonté de percer à jour les secrets de son mari se répète après l’ouverture des trois portes suivantes et à chaque fois, cette demande s’accompagne d’une dissonance grandissante, comme si le danger venait justement de là, de la connaissance que l’on tient absolument à porter sur les parts d’ombre du château de Barbe-Bleue ; comme si la cruauté de ce dernier n’existait pas tant qu’on ne l’en soupçonnait pas. Tout à la fois délivré de ses ténèbres et livré au jour qui inonde la salle, il supplie sa femme d’en rester là – et les harpes ont quelque chose de céleste, quelque chose de pur, qui atténue la vague dissonante qui vient de déferler.

Le trésor aux cuivres scintillants, le jardin de fleurs et le domaine entier du comte, terre et lune comprises, qu’ont dévoilés respectivement les troisième, quatrième et cinquième portes auraient dû suffire à Judith comme preuves d’amour. Barbe-Bleue a offert tout ce qu’il pouvait à celle que son âme noire n’a pas repoussée. Mais Judith ne voit plus dans le trésor que les dépouilles de ses femmes précédentes, souillées de sang, de ce sang qui abreuve les fleurs du jardin secret et gorge le nuage dont l’ombre assombrit le tableau. Elle en veut plus, elle veut la vérité, elle veut que cet homme ait tué ses premières femmes, car tant de richesses et de générosité ne peut venir de lui seul. La septième porte ouvre alors sur un lac de larmes, mémoire des chagrins passés, qui n’a plus la douceur du « sang qui sourd des fraîches blessures ». Forcée, l’âme un instant lumineuse du comte se referme sur l’amertume de ce lac de larmes.

En le sommant de se livrer au moment même où il avait commencé à se confier, Judith l’a accusé et a rompu irrémédiablement la passerelle qui aurait pu les mener l’un à l’autre. Elle voulait la vérité et non la légende, la septième porte la lui révèle : Barbe-Bleue y cachait son amour pour toutes ses femmes, « vivantes toutes ! Toutes vivantes ! » Tout le sang qu’elle a vu, c’est elle qui l’a voulu, celui d’amours qu’elle aurait souhaité mortes et qui continuent d’irriguer le jardin secret de Barbe-Bleue, de le nourrir et de passer dans son sang, de s’y mêler. « Dis-moi, dis-moi Barbe-Bleue, qui avant moi tu as aimé ? » Quelles femmes a-t-il aimé, qu’elle doive encore tuer dans son cœur pour y régner sans partage, sans jamais être gênée par le fantôme d’une rivale ? En s’éprenant d’une brute sanguinaire comme d’un coureur de jupon, elle a pris le risque de finir comme les précédents numéros de la série pour être la seule à survivre, celle que l’on choisit et dont on ne sépare plus.

En répandant le sang dans ses visions, c’est Judith elle-même qui a commis les meurtres dont elle accusait Barbe-Bleue, parce qu’elle aurait secrètement voulu qu’il en soit l’auteur. En élimant ce qui le constituait, ce qui faisait partie de son histoire, elle l’a du même coup atteint et, en perçant à jour ses secrets, l’a blessé profondément. Sans rémission, sans retour en arrière possible. Il ne lui reste plus qu’à disparaître à son tour derrière la septième porte, déjà franchie à l’instant même où elle a voulu l’ouvrir, parée du manteau que Barbe-Bleue lui a installé sur les épaules. Elle pensait pouvoir endosser son passé, l’aider à porter le fardeau de son âme, mais il se révèle trop lourd, précisément à l’instant où elle n’a plus le loisir de le rendre. Ce poids qu’ils auraient pu porter tous deux, si Judith s’est résignée entre la troisième et la cinquième porte, elle le lui a arraché et il les a perdus. Elle doit vivre avec ce qui lui est insupportable pour n’avoir pas su l’aimer sans le comprendre – d’un amour aveugle qui se serait heurté à certains de ses secrets, demeurés étrangers, mais par lequel elle aurait pu le toucher. Elle ne peut plus vivre dans le château qu’elle a assiégé et mis à sac par des torrents de lumières. « Désormais, tout sera ténèbres, Ténèbres, ténèbres… » 

 

Dans les contacts avec les personnes qui ont la pudeur des sentiments, il faut savoir dissimuler : elles sont susceptibles d’une haine subite pour qui surprend chez elles un sentiment délicat, enthousiaste ou sublime, comme s’il avait vu leurs secrets.

Si on tient à leur être agréable en pareils instants, qu’on les fasse rire ou qu’on leur décoche quelque froide raillerie : leur émotion se glacera et elles se ressaisiront aussitôt.

Mais je donne ici la morale avant l’histoire.

Nous avons été un jour si proches l’un de l’autre dans la vie que rien ne semblait entraver notre amitié et notre fraternité, seul l’intervalle d’une passerelle nous séparait encore.
Et voici que tu étais sur le point de la franchir, quand je t’ai demandé : « Veux-tu me rejoindre par la passerelle ? »

Mais déjà tu ne le voulais plus, et à ma prière réitérée tu ne répondis rien.

Et depuis lors, des montagnes et des torrents impétueux, et tout ce qui sépare et rend étranger l’un à l’autre, se sont mis en travers, et quand bien même nous voudrions nous rejoindre, nous ne le pourrions plus.

Mais lorsque tu songes maintenant à cette petite passerelle, la parole te manque et tu n’es plus qu’étonnement et sanglots.

Nietzsche, Le Gai savoir.


 

Voilà le pourquoi de la dissonance assourdissante lorsque Judith réclame que lumière soit faite : il ne faut pas que Barbe-Bleue entende ce que sa pudeur veut taire. Lui sait d’instinct qu’il n’y a nul besoin de montrer ce qui est déjà là, et que Judith ne fera que rendre son passé trop encombrant en le plaçant en pleine lumière. Déjà, il pense à eux deux avec nostalgie – harpes et célesta.

 

Ils ont aussi tremblé : Palpatine, Klari, Joël, Hugo…