Une Cendrillon allumée

La pauvre Cendrillon de Massenet, avec feu sa mère, n’a pas dû bien finir son Œdipe : c’est son père1 qui lui tient lui de femme de chambre pour l’aider à se mettre en chemise de nuit, et c’est aussi lui qui la réveille d’un (chaste) baiser lorsqu’elle se met à jouer à la belle au bois dormant, après une scène assez délirante à la Ophélie, près d’un chêne sacré, où elle retrouve la chanteuse travestie qui lui tient lieu de prince charmant. Elles ils peuvent chanter d’une même voix, c’est très très plat platonique ; le prince ne prendra même pas son pied à la fin, la pantoufle n’étant pas dans cette version un instrument de reconnaissance (le souvenir près du chêne est assez fidèle forcément, un chêne… pour qu’ils s’identifient à vue) mais de dissimulation, qui permet à l’apprentie princesse de ne pas être démasquée par ses belles-sœurs et belle-mère. C’est à ces dernières, affublées de tics nerveux qui les font ressembler à des mouches épileptiques (et que je me gratouille la collerette), que va ma préférence. Pour leurs voix mais aussi parce que, quelle que soit la version, leur manège à trois me fait toujours rire. En prime, nous avons droit ici au père tétanisé qui hoquète « un jour, enfin, chez moi / Enfin, je finirai par être maître ! »

 

Allumée, Cendrillon l’est aussi de façon très littérale. Créé lors des débuts de l’électricité, l’opéra a été conçu comme une féerie et, pour tenter de nous restituer l’émerveillement d’alors, on n’a pas lésiné sur les ampoules. On passera sur celles qu’auront peut-être aux pieds les danseuses pataudes (on ne met pas de pointes quand on ne sait pas en faire, c’est juste bruyant), voire sur celles qui illuminent la robe de bal de Cendrillon (on dirait qu’on la lui a taillée dans les décorations de Noël des galeries Lafayette), pour retenir les étoiles-braises qui qui constellent le ciel lors du passage de la fée électricité marraine de la nuit (ah ah ah ah ah ah aaah), les lucioles qui gravitent aléatoirement autour des feux follets, et le chêne dont les guirlandes électriques font un saule pleureur. On a même une reconstitution de ce à quoi pouvait ressembler une danse de Loïe Fuller, grands draps blancs éclairés par en-dessous, et si on hésite d’abord entre la mite et le papillon de nuit, on imagine ensuite comment Mallarmé a pu y voir flocon, fleur et autres folies…


(Photos récupérées ici.) Et toujours profusion de tissus pour des costumes délirants, ridicules aigrettes et manches bouffantes comprises. Très bien travaillée, d’ailleurs, la dichotomie conte intemporel/opéra comique pour une société donnée : les costumes du bal apparaissent véritablement comme des costumes lorsque les personnages ôtent fanfreluches et perruque pour laisser apparaître des tenues très bourgeois du XIXe. 

 

Au final, il ne reste pas grand-chose de cette Cendrillon, mais on l’a consommée-consumée sans déplaisir, oubliant les élans de lyrisme niais pour se réjouir des aspects proprement comiques de l’opéra.

 

1Palpatine a même cru que Cendrillon, renommée Lucette (parce que « ma pauvre Lucette »), était l’ex-femme du père…

Moins de vague, plus de nerf, c’est trop liszt

Barenboim, boim boim, boim boim… faisait le cœur d’Ariana. Mes clap clap n’avaient pas la même intensité pour saluer le pianiste et lorsque Palpatine s’en est aperçu et que je lui ai confirmé que j’avais trouvé les concertos de Liszt beaux (de la frappe, des pizzicati, ah tiens, un triangle…) mais que cela ne me touchait pas plus que cela, il m’a conseillé de ne pas le dire trop fort, histoire de ne pas me faire lyncher : « On va te spécialiser pour l’année prochaine, ce n’est pas possible, là. Maintenant, je vois à peu près, assez bien même, je pense être capable de savoir ce qui est susceptible de te plaire. » Moi aussi : je progresse. Il reste de la marge, mon oreille vierge de tout Wagner est là pour le confirmer. Mais on a toujours besoin d’un plus petit grand jeune inculte que soi et j’ai pu assurer que Siegfried-Idyll n’avait pas l’air du tout d’un patchwork, quand bien même on y retrouvait des thèmes qui seraient plus tard développés dans l’opéra. Rien à voir avec la puissance sonore de ce qui s’échappait de la salle à Bruxelles, on a ici l’impression d’entendre les feuilles bruire, mais des feuilles qui seraient saturées d’une histoire longuement et lointainement écrite, à l’origine de ce murmure dense1. La lumière en halo autour des musiciens resserrés – frêle et sombre frondaison, d’où émerge une crosse de contrebasse et parfois une main dont les doigts en s’ouvrant autour de l’archet prolongent le son – achève le mystère de cette intimité fascinante. À côté de cela, la symphonie « italienne » de Felix Mendelssohn-Bortholdy, « d’une nature solaire, heureuse et odysséenne » n’intéresse plus que son héros, c’est-à-dire personne, en français dans le grec, et le romantisme virtuose de Liszt peut aller tempêter ailleurs, le compositeur se bat les flancs pour s’échauffer, et l’auditeur reste froid2 (le chef d’orchestre, quant à lui, n’échappe à la crise cardiaque qu’en raison de son jeune âge – on comprend rapidement pourquoi il n’est pas épais).

 

1 Amusant, ensuite, de lire dans le programme qu’à la suite de la berceuse vient un épisode « plus vigoureux, prophétisant des temps plus épiques : d’après Wagner lui-même, qui indiqua des éléments de programme pour sa pièce, après avoir endormi son enfant, la mère songe à son destin de jeune homme. »

2 Dites XXXIII, mon cher Valmont, c’est madame la marquise qui vous le demande et elle a très envie de jouer au docteur.

Boris Ravel

Jeudi, à Pleyel, ce fut un programme de pièces courtes (la plus longue durait une demie-heure – point de symphonie pour une fois) pour une longue soirée poursuivie au Do ré mi, un bar- brasserie qui semble être une annexe à la sortie des artistes et où, quand on n’est pas passé prendre un cheesecake à la Mie dorée, l’on peut manger une salade méli-mélomane en écoutant Ariana débriefer sur Boris Berezovsky (pour le faire bref, elle a mis une option dessus1), et les autres sourire, objecter ou écouter devant leur verre de vin, de limonade, de coca ou leur chocolat (aperçu diffracté de notre assemblée hétéroclite).

Si Ariana a découvert le concertiste russe, dont le jeu vigoureux lui a fait oublier le physique d’ours circonspect (s’il ne jouait pas, on l’imaginerait sans peine affalé avec une bière à la main), j’ai pour ma part découvert que j’aime Ravel et pas seulement son Boléro. Shéhérazade ne m’a certes pas déplu mais ce que j’ai réellement apprécié, c’est le morceau qui ouvrait la soirée, Alborada del gracioso. Il était suivi par l’intrus de ce programme Ravel, le concerto pour piano n°2 de Béla Bartók, composition un peu toquée qui devrait me rendre curieuse à l’avenir. En bis, le pianiste russe a choisi de se laisser guider par les influences hispaniques de le soirée et annonce (cette seule attention à l’égard du public non mélomanianque est en soi une raison de l’apprécier) l’Asturia d’Albéniz. Ce n’est pas la première fois que je le remarque mais là, la rencontre des caractères slave et espagnol est plus que séduisante. Après nous avoir complètement pris par son air obsédant, la musique, ou le musicien, je ne sais plus trop, se joue de notre fascination et rend palpable (l’at)tension en la relâchant par un passage faussement tempéré pour mieux la reprendre juste après ; on est saisi. Et quand hongrois que c’est fini (désolée, le jeu de mot est tellement nul qu’il fallait que je le fasse) arrive une danse de Brahms (? c’est bien ça ?) en second bis. C’est un peu pâlichon après l’espagnolade bien frappée où j’ai brusquement compris que si l’on peut jouer un peu tout au piano, c’est peut-être qu’au côté très harmonieux qui peut couler d’un Chopin s’ajoute la puissance percussive (et là, le piano prend tout son sens, loin du seul prestige du piano à queue pour accompagner la queue de pie – genre, j’ai écouté Asturia à la guitare sur youtube, et si on y gagne en pittoresque, on y perd assurément en piment). Voilà pour la révélation évidente du jour.

Le Boléro, lui, n’en était pas une mais cela a été une belle expérience de le voir jouer. Parce qu’à y bien réfléchir, je l’ai déjà entendu « en vrai » ; seulement, ce n’est pas la même chose de se mettre à table devant José Martinez ou d’observer un orchestre. Les cordes commencent (à ne pas jouer) avec un air de « bon, c’est parti, y’en a pour un quart d’heure » et petit à petit, d’instrument en instrument et de pizzicati de métronome en coup d’archet bien décochés, chacun se trouve pris dans le rythme qu’il intensifie. Le contrebassiste- poète de Spitzweg est encore plus déchaîné que l’habitude (un peu rouge, visiblement heureux que l’orchestre fasse corps avec lui et pas seulement, comme c’est d’ordinaire le cas, qu’il se fonde dans l’orchestre) et le violoncelliste-hérisson, que j’aperçois par intermittences entre les jambes du chef, corrige son violon ; comme la batterie était juste derrière, on aurait dit que les archets étaient des lamelles de store métalliques. À la fin, c’est assez amusant, on dirait que tous les musiciens sont très heureux mais qu’aucun ne prend vraiment les applaudissements pour lui. Le violoncelliste-hérisson, que j’ai vu sourire largement pour la première fois (certes, pas tout le temps dans mon champ de vision) a rapidement repris son sérieux impassible, tandis que le batteur ne semble jamais s’être pris au sérieux et sourit de se voir ainsi au milieu de l’orchestre, clef de voûte mais non pas maître d’œuvre.

Avec ce rythme de batterie identique dans son crescendo juste en face de nous, j’ai compris à quel point cette musique pouvait être agaçante et comment Thierry Malandain avait pu en faire une illustration forte de l’enfermement quand Béjart en avait fait surgir la pulsion sexuelle. Et de fait, si, l’orientation de la conversation aidant, je n’ai pas pu m’empêcher de marquer quelques pas du second en sortant de la salle, ce sont bien des images du premier qui me sont venues pendant le concert. Parce qu’un Maurice n’en appelle pas toujours un autre, allez jeter un œil là-dessus.

1 En moins bref, voir les commentaires avec un peu plus de tenue (quoique…) chez Palpatine.

Les Fiançailles au couvent comme un poisson dans l’eau

Prokofiev fait chanter en russe des personnages espagnols sur un livret anglais tiré de Sheridan, mais le mariage est un régal à consommer. Un père cherche à marier sa fille Louisa à un gros poisson un marchand de poisson, lequel sexy comme son produit finira marié à la nourrice pendant sa protégée aura filé épouser son Antonio et que son amie Clara aura fait de même avec le frère (le 2 en 1, c’est plus vendeur et ça fait plein de bouteilles pour les moines). Bref, une histoire d’elopement avec sa dose de vieux barbons, de jeunes amoureux, de travestissements et de quiproquos pour que tous retombent sur leurs pattes, enfin, sur leurs écailles, sonnantes et trébuchante comme des ducats.

Les péripéties sont attendues mais les chanteurs nous attendent au tournant, avec leurs yeux outrés ou pétillants, leurs moues dégoûtées ou mutines, et autres mimiques impayables qui leur vaudraient d’être nommés comédiens aussi bien que chanteurs. Même nos deux vieilles barriques ont un jeu de scène terrible, et ne reculent pas devant quelques pas de menuet fort bien menés. Ils n’ont pas cet air emprunté qui créer un fossé avec les danseurs, lesquels se distinguent surtout par leurs costumes, en particulier ceux avec des tissus fluo en langues, oreilles et crêtes pour un mélange de chats (qui miaulent à la fenêtre de poisson Louisa) et de dinosaures radioactif- seul point discutable du spectacle. J’ai tout bonnement adoré la variation solo du poisson géant, habillé en argent de tête de hareng en cape, comme sur les programmes de l’Opéra comique : aussi bon qu’une dorade royale.

Aucune arête dans la gorge des chanteurs mais des réparties saillantes pour quelques scènes désopilantes, au nombre desquelles le numéro de charme que la nourrice fait au vieux barbon qui la trouve laide puis pas si laide que ça quand elle prétend avoir toujours rêvé d’un mari avec une telle barbe, « elle manque seulement un peu de beauté ». Elle chante ensuite pour lui, et annonce qu’avec elle, la jeune fille qui baisse les yeux devant celui qui la courtise, moins d’un an plus tard ne rougit plus de rien et ne joue plus avec son châle mais avec la barbe de son époux.

La scène où le marchand de poisson séduit le père en lui apprenant à voir des ducats à la place des écailles est une autre de ces drôleries : l’homme se prend à caresser un poisson comme si c’était un chat, avant de l’embrasser sur la bouche puis de (se faire) serrer la pince à une écrevisse (faut croire que l’écrevisse est un ressort comique connu des dramaturges, parce que je me souviens d’un véritable fou rire lors du Timide au Palais). Puis c’est au tour du marchand de frétiller à la description que le père fait de sa fille (ah, la fossette !), incapable de dire autre chose que « la friponne ! », façon Orgon qui ne peut que plaindre « le pauvre homme ! » -Idéfix. Il n’a peut-être pas tort, en même temps, à en juger par les mines ennuyées ou amusées que Louisa fait lorsque son amie Clara lui raconte que son frère (à Louisa) lui a outrageusement manqué de respect parce qu’il l’a… embrassée.

On pourrait reprendre ainsi de nombreuses scènes, parce que c’est réjouissant de bout en bout, malgré près de trois heures de spectacle qui transforment Palpatine en petit vieux plein d’arthrose. Évidemment, tout est bien qui finit bien, et le père célèbre le mariage de ses deux enfants en jouant du xylophone tandis que les danseurs habillés en serveurs, sur la passerelle en hauteur, miment un jeu de percussions avec des cuillères ; le coup de grâce. Si vous avez la possibilité d’aller voir ce poisson de janvier…

Goûter un concert(o)

 

Maki.

La faute à Billy Budd : le concerto pour violon en ré majeur de Benjamin Britten m’est apparu sous un jour aquatique. Rassurez-vous, cela n’a rien assourdi, ni les percussions ni les archets, bien au contraire, et les chuintements ténus du violon de Janine Jansen, visiblement dans son élément (avec sa robe d’écume noire), se sont bien propagés ; j’étais dedans !

 

Sabayon.

L’Italie de Berlioz ou d’Harold, je ne sais, m’a parue quelque peu académique. C’est pendant que l’altiste soliste, planté bien droit, convoquait montagnes, ruines ensoleillées et autres paysages, que j’ai pensé à une métaphore culinaire pour exprimer ce que j’appelle d’ordinaire de la musique au partitif. Vous reprendrez bien de la musique ? C’est très lié et sans grande saveur : de la crème anglaise. Je trouvais que cela allait parfaitement pour une Italie importée d’Écosse jusqu’à ce que le deuxième mouvement vienne me tirer de mes considérations. La « Marche des pèlerins chantant la prière du soir » a cette beauté bouleversante du liturgique observé de loin, uniquement sous un jour esthétique. La nuit et la lueur jaune-orangée des vitraux d’une église. Une lanterne d’Aloysius Bertrand, peut-être. Un secret dont on aurait perdu le sens et qu’il faudrait répéter pour ne pas l’enfouir et permettre à quelqu’un, un jour, de le découvrir.

Mais comme toute beauté éphémère, la procession s’est éloignée de portée d’oreille, la parenthèse s’est fermée, la chuchotement a été recouvert et c’est pendant les deux derniers mouvements que j’ai décerné le maki, délice algué, à Benjamin Britten et transformé la  crème anglaise en sabayon, pour que le deuxième mouvement s’y découvre comme quelque fruit savoureux au milieu d’une crème pas mauvaise mais sans litote.

En bis, la suite pour violoncelle n°1 de Bach – pour violoncelle mais à l’alto. Je me demandais si j’allais l’entendre un jour en concert. Je me demande à présent si je l’entendrai un jour en concert jouée lentement, avec des moments très étirés presque en chute libre avant d’être rattrapés in extremis par le crescendo, histoire de nous donner le vertige. C’est comme avec les feux d’artifice, il faut apercevoir la retombée pour apprécier la fusée suivante – sinon c’est courir droit à la jouissance en oubliant le plaisir.

 

Farfalle tonde.

Ravel sert à Daphnis et Chloé un plat de farfalle tonde, c’est une évidence au-delà des mots (j’avais la forme de la pâte et pas le nom). Des formes riches et rondes qui miroitent avec force, c’est une mer déchaînée de tableau impressionniste ou un plat de farfalle tonde. Un moment fort, au figuré comme au propre.