Je n’ai pas de titre mais je kiffe Forsythe

In the middle, somewhat elevated : une paire de cerises dorées, éclat métallique que je n’avais jamais vu sur les vidéos. Dessous : my piece of cake. Des pas précis, arrêtés nets, enchaînés à toute vitesse, brusquement relâchés sur un accès de nonchalance et aussitôt repris sous un angle improbable, hanche en avant ou attitude décalée. Avec leur justaucorps bleu canard et les collants noirs qui dessinent un slip plus foncé par-dessus, les danseuses s’attaquent à des équilibres qu’il ne s’agit pas de retenir mais de repousser, pour les désaxer et étirer toujours davantage le déséquilibre. Les suspensions et les arrêts brusques n’entravent jamais la vitesse de l’ensemble, lui donnent au contraire un relief saisissant. Les déhanchés n’en sont que plus sensuels, tout comme les torses ondulants, répercussions brèves et intenses des coups portés par les jambes. Dès que le mouvement menace de s’alanguir, il est contrecarré par un geste rapide qui entraîne le corps dans une nouvelle direction. Il n’y a pas plus sexy que cet oxymore dansé, aussi extrême dans sa force que dans sa suavité. A ce point, la virtuosité devient insolente : on vous défie de ne pas être séduit. Je ne résiste pas deux secondes : ce mélange d’autorité et d’indifférence me fait toujours de l’effet. Sans compter que les a-coups de la musique nous précipitent dans la bataille : on se baisse d’un épaulement pour éviter une jambe, on contracte les abdos pour retarder un déséquilibre et on donne un coup de tête pour arrêter un tour. Explosion, chuintement et claquement assourdissant, la puissance de suggestion du train n’a jamais été aussi violente que dans ces éclats sonores, triturés électroniquement au même rythme que les corps des danseurs.

Ces derniers s’éclatent. Côté garçons, je renie sans scrupule Audric Bezard pour Axel Ibot, qui déménage. Le style convient particulièrement bien à Laurène Lévy dont l’immense buste amplifie le mouvement et ses secousses à merveille. Il ne convient en revanche pas du tout aux danseuses que j’ai pu voir dans une seconde distribution : les petits modèles mettent à profit leur centre de gravité plus bas pour foncer comme des bolides et camper des équilibres inébranlables ; c’est techniquement irréprochable mais on perd tout ce qui fait la saveur de la chose, à savoir l’avant-goût du danger. Seule l’incertitude donne cette assurance désinvolte, si sexy, à ceux qui se risquent dans d’improbables déséquilibres. Terreur et pas de pitié pour le spectateur qui doit continuer de frémir après avoir sursauté au crash sonore de l’ouverture.

 

Le souvenir émerveillé que j’avais d’O Zlozony / o composite est resté un souvenir : Aurélie Dupont, alors stellaire, a comme perdu une partie de son aura et l’étoile, réduite à sa matière, est devenue dure comme la pierre. J’espère qu’elle ne nous couve pas une naine blanche… Entourée d’une part par Jérémie Bélingard, son compagnon à la ville, et Nicolas Leriche, son partenaire de scène, elle me donne l’impression de conclure un moment de sa vie de danseuse et d’interdire toute nostalgie au spectateur. L’émotion ne ressurgit que lorsque les deux hommes se retrouvent seuls en scène, allongés par terre, tournant lentement autour de leur axe – planètes foetales qui accomplissent paisiblement leur révolution, sous les chuchotements d’astres lointains comme le souvenir d’une berceuse.

Isabelle Ciaravola, comme en apesanteur, me fait retrouver en partie la sensation de sérénité et d’émerveillement que j’avais eue la première fois – même si Jérémie Bélingard, les pieds sur terre, ne semble toujours pas appartenir à la même galaxie que ses deux partenaires ; même si j’étais venue pour voir Muriel Zusperreguy, que j’imagine très bien dans ce rôle après sa Lune simple et sensuelle dans Caligula (si l’Opéra pouvait arrêter de changer les distributions à la dernière minute sans prévenir, ça serait sympa).

 

In the middle m’a enthousiasmé au possible ; Woundwork 1 m’a émue. Découverte préméditée dans un cas, totalement insoupçonné dans l’autre. La jupette rose, un brin étrange sur Isabelle Ciaravola (1re distribution) et Marie-Agnès Gillot (2nde distribution), dont les bustes sont un peu plus larges, mais parfaitement assortie par son asymétrie au chignon banane d’Eleonora Abbagnato est bien la seule chose qui ne soit pas totalement harmonieuse. Les deux couples, qui ne s’alignent qu’au tout début et à la toute fin, évoluent chacun à leur rythme, chacun avec leur grammaire, forgée dans l’intimité d’une relation que j’imagine nourrie par des années d’écoute et d’entente. C’est d’une grande beauté ; d’une grande tristesse, aussi. Comme si une telle maturité artistique ne pouvait être qu’éphémère. Je regrette soudain de penser qu’il seront la prochaine génération à devoir quitter la scène. Qu’on nomme Eleonora Abbagnato avant qu’elle ne s’éloigne à nouveau ! L’Opéra manque cruellement d’une blonde solaire dans ses constellations et elle est tellement belle en scène… Je n’ai pas réussi à détacher les yeux du couple qu’elle formait avec Nicolas Le Riche.

 

Deux visionnages n’ont pas été de trop pour apprécier tout le foisonnement de Pas./Parts : des pas en veux-tu en voilà et des morceaux qui enchaînent en laissant les danseurs finir au son d’une nouvelle musique les mouvements auxquels les avait entraînés la précédente – décalage qui rappelle le flottement d’une piste de danse lorsque le DJ passe d’une chanson à l’autre. Justaucorps bicolores en recto-verso, T-shirts fushia ou noirs à paillettes, la couleur se trouve aussi dans les éclairages, froids ou chauds selon que retentit une sirène de paquebot ou qu’est chuchoté, on a peine à y croire, un chachacha, bientôt confirmé par un rythme endiablé. Une grande fête pour terminer la soirée.

Octopus, fun et sexy

 

Il est de ces parties de jambes en l’air où le fou rire nous fait faire n’importe quoi – mais surtout beaucoup de bien. Trop rares, parce que l’érotisme s’accorde en général mal du rire, qui introduit de la distance là où les corps cherchent à l’abolir. C’est en revanche la parfaite formule, qu’adopte Decouflé, pour le mettre en scène. Les corps s’exhibent dans un WTF complice qui fait disparaître tout voyeurisme : des filles se baladent en panties comme dans leur appart’, une gigantesque femme finit son monologue du vagin endiablé par une volte-face qui escamote le recto d’une robe sans verso, les unes et les autres assurées de séduire sans avoir besoin d’être séduisantes, ne s’en souciant même pas.

 

Photo de Jorge Carballo

 

C’est une immense récréation, où des torses d’hommes cagoulés se livrent une bataille de coq, des gambettes de poulettes s’agitent en tous sens, un gnou à talons aiguilles initie un défilé sexy et unisexe. Une corde à sauter, maniée par des danseurs eux-mêmes manipulés par d’autres danseurs lorsqu’il se retrouvent ligoter, imprime sa trace lumineuse sur la toile de fond – bondage lumineux : un développé à la seconde dessine un diamant ; les tournoiements façon lasso, la spirale d’un escargot ; des petits bonds à la corde à sauter, un tunnel par lequel s’échapper.

 

Jeu de corde avec une danseuse qui n’a pas échappé à Palpatine et sur laquelle j’ai aussi flashé (tellement sexy et assurée !).

 

En meneurs de jeu : côté cour, Nosfell, un chanteur guitariste aux riffles vocaux délirants ; côté jardin, Pierre Le Bourgeois, un violoncelliste qui réintroduit quelques mesures d’émotions. Tous deux sont adossés à des panneaux aux arabesques et circonvolutions évidées : l’Orient circule comme une drogue douce et donne la direction du trip, des bras entremêlés à la manière de Shiva après l’avoir été amoureusement, jusqu’au kaléidoscope final, illusoire Boléro dont les corps réfractés, filmés depuis les cintres et projetés sur la toile de fond, ressemblent aux dessins ornementaux indiens (à 5’20).

 

 

Lumières, voltige, musique, danse, performance : tout s’entremêle, à l’image des corps blancs et noirs d’une garçonne et d’un immense danseur noir à crête. Octopus, c’est le plaisir protéiforme et tentaculaire, homme ET femme (depuis la mi-mariée mi-mari qui mime la consommation du mariage, jusqu’aux aux mêlées d’androgynes, bêtes sans tête aux corps imbriqués), drôle ET sensuel, fun ET sexy.

 

Le danseur que j’ai repéré, sur lequel Palpatine a aussi flashé (on est raccord).
Photo de Jorge Carballo 

Looper


[Tant qu’à faire, j’aurais plutôt dit Haunted by your future. Hunted by your past. Mais l’un dans l’autre…]


Tweet : J'hésite entre fucking good et putain de bon film.

 

Trois Couleurs a eu la formule pour me donner envie d’aller voir Looper : un film sur les paradoxes temporels déguisé en thriller, « mariant casse-tête métaphysique et entertainment. » J’adore les paradoxes temporels, mind-twisting à souhait, qui exigent une cohérence sans faille et pourtant en dehors de la logique. Sans quoi le spectateur est vite dépassé. Dans Looper, la perspective habituelle est renversée : on ne remonte pas le temps avec le héros, on saisit les incursions du futur dans le présent – un présent qui est déjà notre futur puisque situé vers 2044. Le cinéaste ne s’appesantit pas sur sa description ; son futur archaïque, qui explique les deux styles d’affiche très différents l’un de l’autre, recourt au mélange éprouvé d’éléments ultra-technologiques dans un univers urbain délabré où la moitié de la population est à la rue. C’est un terrain propice pour faire régner la loi du plus fort, en l’occurrence la mafia du futur, qui expédie dans le passé les indésirables pour qu’ils soient exécutés.

 

Joe regarde sa montre en attendant l'homme qu'il doit exécuter

[Time to kill.][Me demandais juste : les litres de sang, c’est un parti-pris second degré, pour s’éclater ?] 

 

Les tueurs à gages garants de la disparition des corps sont appelés des loopers : lorsque leurs employeurs veulent se débarrasser de l’un deux, ils lui envoient leur propre futur qui, une fois exécuté, lui laisse trente ans devant lui, avant qu’il ne soit devenu cet homme envoyé dans le passé pour y être exterminé par lui-même – une sorte de suicide involontairement programmé, par lequel le looper boucle sa boucle. Cela m’a rappelé ce film où les habitants d’un village ayant découvert une eau de jouvence qui les garde éternellement jeunes se sont fixés la limite des cent ans pour que leur état civil n’en dévoile pas le secret ; je me souviens de l’horreur de cette scène de fête d’adieu où le centenaire sait que, quelques minutes plus tard, son ami de toujours va lui maintenir la tête sous les quelques centimètres d’eau de la fontaine de la place publique.

La communauté de loopers se régulant par elle-même, le système est bien rôdé. Jusqu’à ce que l’un deux se reconnaisse dans sa victime, à la mélodie qu’elle chantonne sous sa cagoule, et laisse échapper sa boucle. La mafia la lui boucle tout de même en mutilant le corps qui jamais ne sera jamais devenu vieux que dans un possible anéanti. Il ne s’agit pas de réécrire le passé, même si c’est ce qui anime Joe, le véritable élément perturbateur, lui aussi échappé de la boucle. Comme il l’explique au jeune Joe récalcitrant, qui veut vivre sa vie sans qu’elle soit toute tracée par l’histoire de Joe âgé, ses souvenirs n’écrivent pas d’avance son destin : ils ne sont que des possibles qui s’effacent ou se précisent selon ce qui se vit actuellement – par le jeune Joe, donc. Il faut laisser tomber les schémas, lui enjoint-il – non sans ironie de la part du scénariste, qui indique déjà au spectateur la valeur symbolique encore plus que temporelle des boucles.

 

Haaaalte !

———- Ici s’arrête votre chemin si vous n’avez pas encore vu Looper et que vous en avez l’envie ou l’intention. ————

 

Le Joe venu du futur où l’on a tué sa femme avant de l’embarquer cherche à éliminer le mystérieux maître des pluies qui fait régner la terreur et a entrepris de fermer toutes les boucles, que les loopers aient déjà bien vécu ou non. Mais 30 ans avant de prendre le pouvoir, ce maître n’est qu’un enfant – un enfant que le jeune Joe apprend à connaître en même temps que sa mère, Sara, chez qui il a trouvé refuge en fuyant ses anciens collègues. Armée d’un aplomb inébranlable et d’un vieux fusil, elle joue pour le jeune Joe un rôle semblable à celui que sa douce femme asiatique aura joué pour l’autre Joe, junky repenti et radouci (ce qui ne l’empêche pas de flinguer les mômes potentiellement appelés à devenir le maître des pluies ou de descendre tous les mafieux qui bougent à la mitraillette – un Bruce Willis qui ne zigouille pas tout le monde n’est pas vraiment Bruce Willis).

 

Vous êtes mis en joue par Emily Blunt. Don't move.

 [Vous êtes mis en joue par Emily Blunt. Don’t move, be kind and sexy.]

 

Au contact de cette mère qui n’a pas toujours été à la hauteur mais qui, à présent, se sacrifierait sans hésiter pour son fils, le jeune Joe se met à croire pour de bon en l’homme ; à croire qu’un autre avenir est possible pour l’enfant et, par conséquent, pour le reste de la société. Si bien que lorsqu’il voit que Joe Willis va tuer le gamin, Sara s’interposer pour le protéger et la haine du fils grandir jusqu’à vouloir détruire l’humanité, toutes ces personnes qui auraient elles aussi pu tuer sa mère, le jeune Joe tire sur le vieux. Il tue ce futur qui le renvoyait à son passé, son passé d’orphelin terrorisé qui serait devenu celui du gamin et l’aurait conduit à utiliser son pouvoir (soulever ciel, hommes et terre rien qu’en criant – le cri qui tue) pour faire pleuvoir le sang – aussi sûrement que sa mère lui passait la main dans les cheveux quand il était petit, comme Joe le confie à la prostituée qu’il fréquente et comme on peut le vérifier lorsque le paradoxe temporel le conduit à rejouer le mythe d’Œdipe avec Sara. En bouclant sa boucle, Joe clôt la spirale infernale de l’abandon et de la vengeance, dégage le gamin du cercle vicieux de la violence et referme la boucle narrative après qu’elle nous a bien secoués dans ses loopings.   

Affiche française de Looper

 

[Un peu dur d’affronter son passé quand on est renvoyé dos à dos, mais cela synthètise plutôt bien le doublet Face your past / Fight your future.]

 

Affiche américaine de Looper


Sous champi ou sous sédatif, une chance sur deux

Depuis que Marie-Agnès Gillot fait les plateaux télé et les pages beauté people des magazines féminins, elle a troqué son statut d’étoile pour celui de star. La grande bringue qui dénotait parmi les autres danseuses, y allant parfois comme une bourrine, ça me parlait ; la grande gueule qui veut à tout prix qu’on la regarde, ça me baratine. Les apparences ne sont pas toujours trompeuses ; parfois, il n’y a juste rien derrière, seulement de belles couleurs. Pour ça, on n’en manque pas : du rose, du mauve, de l’orange (!!), du jaune, et fluo avec ça. Débauche de couleurs mais aussi de formes dans un passage qui tombe comme une groseille dans la soupe : boules façon pompons de caniche ou grappe de colère, bâtonnets à mi-chemin entre la baguette et le kayak (ou un sex toy de compét’) et cônes style sapin synthétique déboulent sur scène et en repartent en emportant définitivement l’humour qu’ils avaient introduit. Place à la danse, la vraie, que l’on doit voir sans idée préconçue, sans chercher d’histoire, juste ressentir. Je veux bien qu’on abandonne le ballet narratif. Je veux bien me laisser aller à la sensation. Mais en l’absence de fil directeur, cela glisse sur moi comme les danseurs sur scène.

 

Des sapins dansants

Nuage noir pour le Petit Rat, grosse myrtille de la pub Oasis pour Aymeric, avec derrière un chamallow pour le patient et persifleur Palpatine.

Le truc rose

Abeille pour le Petit Rat, banane rose géante pour Pink Lady, cigare pour Une envie d’ailleurs.
Et pour vous ? N’hésitez pas à exercer votre interprétation critique et à partager les fruits de votre imagination en commentaires…  (Y compris pour le rocher/bunker/morceau de Toblerone du décor.)

Les glissades des danseurs qui s’élancent pour de grandes traversées en dérapages plus ou moins contrôlés sont pourtant des trouvailles, qui prolongent le travail des pointes en « pied cassé ». Plutôt que de lancer les hommes dans une imitation de la technique féminine en leur mettant des pointes aux pieds, Marie-Agnès Gillot a lancé tout le monde sur un terrain peu exploré – et glissant, donc. Il n’y a guère que dans Giselle, en effet, que l’on trouve un morceau de bravoure de ce genre : la diagonale de la variation du premier acte est une suite de ronds de jambe sautés sur pointe. Cela implique de rentrer son cou-de-pied (pratique quand on n’en a pas, ou peu, comme c’est souvent le cas des hommes) et de crisper légèrement la cheville pour tenir sur le bord du plateau du chausson – un peu comme les carres en patinage. Et les danseurs – et les danseuses – patinent : certains s’y lancent avec entrain mais d’autres, moins casse-cou, semblent surtout angoissés à l’idée de se blesser , si bien que le spectateur, crispé, se met lui aussi à prier pour qu’aucune chute ne survienne. Peut-être n’a-t-on pas choisi les bons danseurs : ils n’ont pas franchement l’air de s’éclater, même dans des passages sans danger où la technique sur « pied cassé » sert surtout à se relever et à tenir en équilibre.

Il s’en dégage une impression de statisme, maqué à grand renfort de ports de bras. On les voit bien émanant du corps sculptural et anguleux de Marie-Agnès Gillot ; sur de plus petits modèles, c’esr un peu plat. Or le style d’un chorégraphe, c’est ce qu’il reste lorsqu’il a transmis à d’autres, d’autres corps, les mouvements qui lui viennent naturellement. Voir un chorégraphe danser ses propres pièces, c’est souvent voir l’origine du mouvement, comme inscrit dans son corps – quelque chose d’évident, de limpide. Parfois c’est encore plus beau sur les interprètes (c’est le cas de Preljocaj, par exemple) et l’on ne peut plus douter de la valeur chorégraphique des mouvements. Mais parfois, au contraire, ils perdent de leur intensité sitôt que chorégraphe et interprète ne font plus un, et l’adaptation devient synonyme de déperdition. Marie-Agnès Gillot a visiblement créé à partir d’elle (les radiographies de sa colonne vertébrale sont là pour vous le rappelez si jamais vous faisiez mine d’oublier) mais aussi pour elle – elle là, ça se gâte.

Même le choix des solistes sonne faux (comme la modestie de l’apprentie chorégraphe) : Chaillet semble là pour faire la promotion du spectacle auprès du grand public, qui connaît sa belle gueule de mannequin, et Alice Renavand, la caution chorégraphique, car pas une création contemporaine ne se fait sans elle. Niveau affinité, on repassera. Seule Laëtitia Pujol, assez inattendue dans ce registre, semble s’y amuser.

 

 

Que reste-t-il au final de ces apparences ? Un clip. Qui met en scène des hommes sexy à souhait avec leur casquette militaire et leur torse serré de cordages, qui, sur les femmes, deviennent un instrument de bondage. Pointes pour les hommes, cordages pour les femmes : érotiserait-on un sexe en lui attribuant ce qui appartient à l’autre ? Mais ce serait beaucoup dire, car en fait d’érotisme, il n’y a dans ce ballet que ce que l’on projette à partir des costumes : pas grand risque d’être ému par la danse, lisse et aseptisée comme les gants de vaisselle dont on a affublé Vincent Chaillet. Sous apparences n’est pas assez modeste pour être drôle et n’a pas le talent que réclame l’arrogance, malgré de bonnes idées. Voire à cause de ces bonnes idées : mais Marie-Agnès, ce n’est pas avec idées que l’on chorégraphe, c’est avec des gestes.

 * * *

 

Après le divertissement superficiel vient l’ennui profond : Cunningham ou l’intellect aride. La Pythie m’a raconté être partie au bout de cinq minutes. Pourtant Un jour sur deux est hyper dansant pour un Cunningham : je veux dire, les danseurs se touchent, quoi ! Y’a du contact ! De là à ce qu’il soit humain, faudrait pas pousser non plus, mais il y a des apparences de pas de deux, de l’interaction, avec un partenaire-contrepoids. Et des académique que même il en existe des bien plus moches. Surtout, les danseurs de l’Opéra de Paris présentent un avantage formidable pour le béotien ès Cunningham : ils ont la technique sans en avoir le style. Ce qui signifie qu’ils ne font pas tous tout le temps la gueule. Et même, de temps à autre, une intention, répréhensible car déjà trop lyrique en soi, anime un port de bras autrement raide comme la justice, encouragement discret pour le spectateur. On ne sait pas trop pourquoi on est là, semble-t-il dire, mais on y est et on y va, jusqu’au bout, même si c’est aride. Émilie Cozette, libérée de savoir pourquoi tel ou tel geste, est en revanche comme un poisson dans l’eau. Je laisse les Balletonautes en tirer les conclusions qui s’imposent.

 

Emilie Cozette et Hervé Moreau, par Julien Benhamou. 
La preuve qu’il y a contact.  

 

Il faut se résigner : c’est la seule manière de traverser le ballet. Alors peut-être, à force de laisser vos yeux suivre la ligne d’une jambe, perdre le buste auquel elle était raccordée et enregistrer la présence d’un nouvel académique, vous atteindrez cette attention flottante qui vide peu à peu la pensée de sa réflexivité pour la concentrer sur le mouvement insignifiant et perpétuel de la scène. Insignifiant, parce tout geste est proscrit, pour que jamais l’interprétation critique ne se mette en mouvement. Perpétuel, parce qu’à force de mouvements, on atteint une sorte d’immobilité – cela bouge juste assez pour que l’attention flotte sans jamais être attirée par quoi que ce soit. J’imagine que c’est ce qu’on appelle la méditation. C’est à la fois extrêmement reposant (on s’approche asymptotiquement de ne penser à rien ; on fait le vide sans, heureusement, jamais y parvenir totalement) et totalement épuisant (on ne peut pas rester concentré indéfiniment). Pas certaine que ce soit mon truc mais, quoiqu’il en soit, c’est une expérience que je vous laisse méditer.  

 

LA position du ballet.
Quelques instants plus tôt ou plus tard, promenade arabesque générale synchro (coïncidence cagienne ?)  avec un brouhaha d’hélicoptères.


 

Sélection …WTF …délicieuse(ment) méchant


S
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S


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P
A
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C
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S

 

« L’émotion traduite dans les corps est impressionnante : on pense autant à Balanchine qu’à Béjart. »

Dans la catégorie je balance deux noms pour faire genre je m’y connais, celle-là est assez géniale. Recalé en histoire de la danse.

Le JDD

 

« Marie-Agnès Gillot/Merce Cunningham à Garnier : épure et austérité »
De l’épure, donc.  

« Les danseurs qui ont eu 3 mois pour appréhender les pointes, glissent vaillamment sur un lino brillant avec une rapidité de mouvement et de déplacement qui évoquent Cunningham. » Toute transition n’est pas bonne à prendre. Recalé en histoire de la danse.

Culturebox

 

 

« Colourful minimalism meets the Village People »

Laura Cappelle

 

« palette « Smarties » d’un côté ; sobriété gris métal de l’autre » 

« [les danseurs sont] lancés comme des boules de bowling »

Le Monde



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D
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« Bien que réduite de vingt minutes, cette pièce aujourd’hui de 67 minutes a du mal à séduire les hommes et les femmes pressés de l’époque twitter. Mais il faudra bien un jour comprendre que redonner du temps au temps est essentiel à notre vie. » 

Le JDD 

« Émilie Cozette danse sa partition comme ces soprano étrangères qui articulent parfaitement un texte qu’elles ne comprennent pas. »

« Sylvie Guillem aurait dit jadis à un journaliste : « J’ai appris à apprécier le plafond de Chagall à l’Opéra en assistant aux ballets de Merce Cunningham. » »

Les Balletonautes, qui commettraient des crimes parfaits tant ils excellent dans la critique assassine.

 

Fifty shades of Cunnningham : le meilleur article écrit sur Un jour sur deux, et le seul qui vous le fera peut-être aimer. Avec le mode d’emploi de Danses avec la plume pour « apprendre à se déconcentrer ».

 

Haneke, Amour

La plus grande perversité d’Amour, c’est qu’il n’y en a aucune. Aucune à laquelle faire endosser la violence du film. Ce n’est plus une personne qui en est la cause, comme dans La Pianiste, ni même la prétendue innocence, comme dans Le Ruban blanc : c’est la vie même, infiniment plus violente que la mort abstraite qu’on évoque pour ne pas voir cette même vie mourir peu à peu.

Haneke filme la décrépitude d’Anne sans concession mais avec pudeur : aucun misérabilisme auquel se raccrocher. Anne paralysée poursuit ses lectures, intellectuelles et exigeantes ; Georges, son mari, n’a aucune difficulté pour payer les soins ou les infirmières ; l’appartement cossu les garde a priori des rigueurs du monde extérieur. Rien à quoi se raccrocher, pas même une musique qui mènerait au mélodrame et à ses larmes faciles, facilement séchées. Georges éteint au bout de quelques mesures le CD que leur a offert l’ancien élève d’Anne devenu virtuose : l’attaque l’a privée de son identité de pianiste, et la visite du jeune prodige n’a pu raviver que la douleur de l’avoir perdue. La femme que Georges a aimée disparaît un peu plus à chaque instant sans qu’il cesse de l’aimer : sans romantisme, sans paroles, sans épanchements. De tout le film, une seule embrassade, passée en contrebande lorsqu’Anne donne à Georges les indications pour la soulever et qu’elle se retrouve suspendue dans une valse silencieuse, une main sur son épaule, le temps qu’il reprenne son souffle.

Pas de bruit, pas de fureur, sauf fausse note de la fille d’Anne, que ses sanglots éclatants et sa conversation déphasée font passer pour une gamine égoïste et révoltée. Son chagrin est sincère mais encombrant, Georges le lui fait bien sentir. Nouvelle gifle : je suis cette fille qui s’agite, incapable non seulement de regarder la souffrance en face mais même de la voir et de l’admettre. Le film ne nous épargnera rien, ni personne, aussi extérieur que l’on puisse être à cette histoire (jamais assez pour être préservé, car toujours humain). Jusqu’à la fin : on n’a pas dans la vie le luxe de mourir en coulisses. Seulement de détourner un instant le regard, croit-on, vers les peintures accrochées au mur, dont les paysages désolés, auxquels on n’aurait pas prêté la moindre attention en temps normal, accueillent notre émotion et achèvent de nous bouleverser.

Je ne dirais pas qu’Amour est un film qu’il faut voir mais un film qu’il faut être en état de voir. Car le film nous refuse même les larmes : on n’a pas le droit de pleurer lorsque ceux qui souffrent trouvent le courage de couper court à toute faiblesse. Devant les traces de mascara à la sortie, on se prend à douter : serait-on capable d’un tel amour ? aime-t-on vraiment, comme on aime à le penser ?

Secoué, aussi : Palpatine.