L’alto et l’âme en asymptôte

Le premier mouvement de la Suite pour violoncelle n° 1 de Bach, désolée pour la brusquerie des mots, mais c’est une montée vers l’orgasme – même si celui-ci n’arrive jamais. J’aime quand il est joué un peu trop lentement ; juste assez lentement pour amplifier les sensations, jusqu’à l’insoutenable, presque ; jusqu’à l’agacement qui cède finalement et consent – qu’on accélère, tant pis, tant mieux, le plaisir est trop grand. Après un court instant de dépit – l’altiste ne résiste pas – je me laisse entraîner, bousculée d’abord par toutes ces notes qui débordent de leurs mesures comme la foule d’une rame aussitôt repartie, puis portée par leur vivacité, j’en ressens bientôt de l’allégresse. La frustration laisse place à la jouissance sereine d’une ascension indéfinie. Un ascenseur à âme, qui dépasse rapidement les nuages, trop réels, et profite de la moindre dégringolade de notes dans des trous d’air pour reprendre de la hauteur. Voilà la sagesse, vertigineuse : toute notre vie sous nos yeux, à mille lieues d’où nous sommes parvenus, un Google Earth de l’existence qui fond sur les souvenirs, en retrouve les sensations exactes, les traverse et s’en dégage avec une vélocité qui fait se télescoper les émotions ; l’ivresse des grandes routes tracées par nos choix, la tendresse pour un chemin que l’on a eu l’habitude d’emprunter, la tristesse d’une impasse lézardée de regrets. Sourires chagrins et joies jusqu’aux larmes baignent ensemble dans l’atmosphère bleutée des montagnes, au loin – et de la scène, juste devant nous, où l’altiste lave notre fatigue de vivre, celle des efforts accumulés, sans cesse repris, que ne résorbe pas le repos et qui nous fait finalement vieillir. Et mûrir, autant que mourir, s’il est vrai que la beauté surgit de l’éphémère, l’accompagne et disparaît avec lui, le sourire aux lèvres.

    Elle renaît après avoir été ensevelie sous les applaudissements – stupéfiante, une beauté sur la corde raide, la corde la plus grave de l’alto, dont la sensualité n’est pas voluptueuse mais rauque. Un premier grincement me fait penser à Muse ; les suivants remisent les pancartes en fer des commerçants moyenâgeux et les gonds mal huilés des portes de saloon : nous sommes au bord de la mer, ce sont les manœuvres portuaires et les câbles des mâts qui éraillent l’air. Il n’y a pourtant pas d’agitation, aucun pittoresque ; on se croirait déjà en pleine mer, des taches d’huile noires et violettes en guise d’océan. Flottement sombre. L’archet frôle un dernier souffle de vent : une faible rengaine d’harmonica a été silencieusement engloutie par les eaux – une disparition discrète comme un oubli. L’horizon puis les tréfonds : Ligeti répond en miroir au déploiement vertical puis horizontal des coordonnées dans lesquelles Bach a tracé son asymptote.
       Lunga Hora : une longue heure, la dernière probablement, qui emplit les poumons d’un air d’autrefois.

Changement d’atmosphère pour la Suite n° 3 : alors que le bleuté initial instaurait d’emblée une certaine distance, propre à la réflexion, des lumières jaunes et vertes, plus criardes certes, mais aussi plus chaudes, indiquent que l’on est redescendu sur la terre ferme. Il s’installe un parfum d’ailleurs, moins exotique que tzigane cependant. Je m’attends à ce que des personnages mi-fantômes mi-comédiens surgissent des portes en demi-cercle, derrière l’altiste, et défilent sur la petite estrade comme les sujets de l’horloge de Prague. Evidemment, le spectacle son et lumières ne s’est pas encombré de marionnettes ; l’archet est suffisamment puissant pour les suggérer. L’altiste semble d’ailleurs ployer pour amortir les attaques et éviter les coups trop directs à son violon ; il l’accompagne, tête inclinée, comme une personne fragile qu’il convient de ménager – sans jamais étouffer les nuances de cette musique versatile, capable de vivacité aussi bien que de douceur.

L’Élégie de Stravinski aura été autoréférentielle,  la musique s’étant pour ainsi dire dissoute dans la lumière rose fuchsia qui a transformé la silhouette à contrejour de l’altiste en image 3D, sans lunettes ni oreilles adaptées.

Dernière Suite de Bach de la soirée, 5e de la série : c’est presque éreintant de se faire remuer pour la troisième fois. D’habitude, la musique évoque des images que les spectateurs sont libres de saisir et de déformer à leur guise ou de laisser s’évanouir dans le flot de notes. Ce soir-là, les suites s’emparent des images intimes des spectateurs et organisent leur émergence, leur succession et leur dérive : une échappée infléchit tel mouvement de pensée, une attaque la contrecarre et l’irruption d’un thème en fait surgir une autre, sur laquelle il fera peut-être retour. Votre vie défile en accéléré devant vos yeux, juste avant de les rouvrir et de continuer à la vivre. Tout de ce dont je me souviens, c’est d’avoir retrouvé, quelques mesures avant la fin, l’intense sensation d’existence que procure la scène. Alors, à la sortie du spectacle, dire si j’aime ou pas me semble aussi incongru que de dire si je m’aime, moi et ma mémoire, ou pas. En revanche, je peux dire que Gaveau intime est un titre rudement bien choisi pour accueillir ce récital dans la programmation. Et que je retiendrai le nom d’Antoine Tamestit, altiste-artiste qui a d’instinct l’intelligence de s’effacer derrière l’œuvre pour la nourrir de sa propre sensibilité sans imposer celle-ci aux auditeurs. A vrai dire, je l’ai presque oublié lorsqu’il jouait (moi qui adore scruter les mimiques et les gestes), le retrouvant lorsqu’il nous raconte (il raconte, il n’explique pas) pourquoi ces morceaux intercalaires et pourquoi le bis qui vient. Je ne connais pas Hindemith ni l’histoire de la musique, mais la démangeaison qu’il soulage était vraisemblablement une piqûre de Bach. Premier récital d’alto, je suis piquée.

 

Merci Klari pour ce concert !
Convertis : Joël, Hugo, Zvezdo
(et sûrement tous les altistes qui formaient bien un quart du public).

Medea semper sum

Caroline Stein et les danseurs de Sasha Waltz
photographiés par Sebastian Bolesch.

 

Dans la pièce de Sénèque arrive un moment où la femme abandonnée rejoint la figure mythique que son nom incarne : Medea nunc sum. Maintenant, je suis Médée. Maintenant je suis la femme qui tue ses enfants, la mère qui se venge du mari. Dans le livret de Heiner Müller, qu’a choisi Dusapin, Médée est là d’emblée. Seule sur scène, loin de l’agitation d’une histoire remplie de personnages qui cherchent chacun à faire valoir leur point de vue, elle déroule son drame avec l’évidence d’un souvenir, comme si les meurtres avaient déjà eu lieu et l’avaient laissée dans l’état d’isolement qui va la pousser à les commettre. Les danseurs de Sasha Waltz viennent peupler cette psyché désolée (que ne pénètrent que quelques voix, échos de l’extérieur ou du passé) de leurs mouvements rampants ou heurtés. Après un tombé de rideau (le mythe ne lève pas le mystère, il le présente), le fond de la scène dégorge leurs corps allongés, une ligne d’horizon qui enfle et se referme sur elle-même, sur le vide qui bientôt va encercler Médée.

Le mythe peu à peu prend vie, comme le bas-relief suspendu au fond de la scène, dont on découvre avec stupeur, presque horreur, qu’il n’est pas un décor mais une fresque humaine, qui se met lentement à grouiller comme un cloaque : les danseurs font affleurer toute la misère humaine, sa douleur, ses plaies, ses ivresses. Ils ne racontent rien, rendent visibles seulement les remuements de l’âme humaine, trop souterrains encore pour être vraiment des émotions. C’est dans cet entre-deux, entre instinct et déraison, que croît le ressentiment et se fomente la vengeance de Médée : Circé, dont le nom n’est jamais prononcé, s’est enflammée, les enfants se sont vidés du sang de leur père – ingénieusement contenu dans la balle des enfants et dans les perles de la jeune mariée.

Une telle violence est inouïe car elle est inaudible : lancés à plein régime, les ventilateurs chassent la scène, la remplissent d’un vide assourdissant. Médée n’est plus femme, elle n’est plus mère ; et Jason, qu’elle aurait dû dépouiller comme elle s’est trouvée abandonnée de tous : introuvable. En réalité : méconnaissable pour Médée, piégée dans la solitude qu’elle s’est créé à coups meurtriers pour échapper à l’isolement. Cet homme, qui n’est plus ni père ni mari pour avoir précipité le destin de Médée, qui peut-il encore être ? Wer ist das Mann ? Cette ultime question renvoie Médée à sa propre aliénation ; en tuant l’étrangère, Médée est devenue étrangère à elle-même, à cette femme trompée qui s’était simplement demandé où était son mari : Wo ist mein Mann ? – question étranglée, où le silence après le verbe éloignait déjà l’homme de Médée. C’est cette angoisse qui résonne durant tout l’opéra, dans lequel le silence compte autant que les notes, comme si la musique naissait de la friction des sons avec le silence, de la confrontation au vide, et non de l’association des sons entre eux. Wo ist t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t t mein Mann ?
 

La salle à moitié-vide (ce qui est pratique pour se replacer mais un peu triste) contenait heureusement le petit rat et Palpatine.

AROP lyrique

Il est peut-être un peu étrange d’assister à la remise d’un prix lorsqu’on n’a jamais entendu la chanteuse qui le reçoit, mais le récital qui suivait était une bonne occasion pour continuer ma découverte de l’opéra. Quand on laisse les chanteurs choisirent leur morceau, cela donne, sous des airs de parenté (vous me mettrez trois Mozart, trois Rossini, deux Massenet et deux Tchaïkovsky), un joli florilège.

Sans prompteur ni connaissance des opéras dont ils sont extraits, je me retrouve un peu dans la position du spectateur qui verrait la variation du premier acte de Giselle en gala pour la première fois et ne saurait pas que les ports de bras ponctuant chaque pirouette saluent respectueusement la cour (bras droit) et amoureusement Albrecht (bras gauche). Si vous ajoutez à cet hors-contexte une fâcheuse envie d’aller aux toilettes, vous obtenez un moyen infaillible de savoir si tel ou tel chanteur vous émeut. Certains m’ont fait totalement oublier que quelques minutes plus tôt, je comptais discrètement le nombre de sièges qui me séparaient du couloir…

Andriy Gnatiuk, entré sur scène avec un air supérieur, m’a donné une furieuse envie de découvrir Le Barbier de Séville dès qu’il s’est mis à articuler avec des mines impayables (sourcil de hibou et regard perçant du petit rigolo qui joue de son apparence de premier de la classe) une sorte de rap d’opéra.

Tiago Matos qui, à cause de son choix, avait mon attention avant même d’ouvrir la bouche (et celle du petit rat, mais peut-être pas pour les mêmes raisons), m’a replongée dans La Ville laissée pour morte il y a deux-trois ans : Mein Sehnen, mein Wähnen, es träumt sich zurück…

En se métamorphosant en Mimi, Andreea Soare a repris un air du seul autre opéra de la soirée auquel j’avais déjà assisté. Alors que cet extrait de La Bohème avec une voix toute ronde est accueilli par moult quintes de toux, Palpatine conclut : « C’était tellement bon qu’ils sont devenus tuberculeux. »

Impressionnante aussi (quoique peut-être pas aussi émouvante) : Olga Seliverstova, à qui l’on a manifestement oublié de dire qu’il n’y avait personne à l’amphithéâtre et aucun orchestre à couvrir. L’accompagnement se fait en effet par quatre pianistes qui se relaient, en évitant autant que possible de mélanger les genres. D’ailleurs, on saluera les femmes d’un côté, les hommes de l’autre – la seule rencontre étant celle d’Onéguine et de Tatiana. Celle-ci est interprétée par la reine de la soirée, à savoir Ilona Krywicka, *évidemment* polonaise (Polish tends to be my new Czech). J’ai néanmoins préféré l’air de La Vierge par lequel elle a ouvert la soirée, où s’entendait davantage cette espèce de sensualité tout en rondeur…

N’oublions pas la pianiste Alissa Zoubritski, avec ses mains délicatement dansantes et la plus belle robe de la soirée (en voyant défiler toutes ces robes bustier en drapés souvent plus rideaux que grecs, j’ai pensé avec un pincement au cœur à toutes ces magnifiques robes de soirée Paule Ka, que l’on ne voit jamais…). Côté vestimentaire, c’est Palpatine qui assure le spectacle avec son haut de forme – très pratique pour se retrouver quand on n’a plus de portable ou quand on a besoin d’énoncer ses coordonnées géographiques : « Tu ne me vois pas ? Je suis à côté d’un monsieur avec un chapeau claque. » Palpatine de s’étrangler. Rien de tel qu’un délicieux jus de fraise pour faire glisser et finir la soirée en beauté et bonne compagnie – makis et rires compris. Seul regret : pourquoi n’y a-t-il pas pareil gala pour la remise des prix de la danse ?

Kitri killeuse

Ravie d’avoir une place pour la pré-générale de Don Quichotte, je le suis plus encore lorsque je vois apparaître Mathilde Froustey sur scène. Je la voyais bien dans le rôle. Difficile en effet de ne pas la voir : elle qui n’est déjà pas du genre à se faire prier en temps normal a carrément bouffé du lion. Sa pantomime a beau être bon enfant (parfait lorsqu’on sait que la soirée leur est réservée), le premier qui emmerde Kitri, elle le décapite d’un développé. Même un fétichiste renoncerait alors à se trouver dans ses chaussons… Au-delà de la fatigue physique, qui rend plus épuisant de contrôler sa force que de la laisser déborder (il faut être en forme pour pouvoir s’économiser), cette débauche d’énergie révèle le besoin qu’à Mathilde Froustey, survoltée-révoltée, de se défouler. Il faut dire que le résultat du concours de promotion ne se justifierait que par une nomination extraordinaire, en vertu du précédent établi par celle de Mathieu Ganio alors qu’il était encore sujet.

Un peu trop rapide, un peu trop brusque… c’est le trop-plein qui s’évacue. Tant pis pour le tour à la seconde du dernier acte ; il peut bien être sacrifié si c’est pour ensuite aborder l’ensemble des représentations avec davantage de sérénité. Car une fois que les corps se sont échauffés et que les esprits se sont apaisés, les personnages se dessinent : Pierre-Arthur Raveau, découverte miamesque, donne une classe certaine à la fougue de Basilio, tandis que Kitri est tour à tour séduisante (mouvements un peu plus lents, qui donnent le temps à la sensualité de s’exhaler), piquante (les fameux équilibres de la miss, qui flirtent avec la musicalité et semblent toujours vous narguer) et espiègle (la Coppélia-attitude, avec les pieds flex et le buste désarticulé qu’elle se fait brinquebaler de son amoureux à son prétentieux prétendant).

Du reste de la distribution, on retiendra Laura Hecquet en danseuse de rue (entre ça et Cappricio, elle fait beaucoup la danseuse, en ce moment – il faut dire qu’avec le profil qu’elle a…), un peu raide au premier acte mais bien plus voluptueuse au troisième ; Héloïse Bourdon en reine des Dryades, qui suit l’exemple de Mathilde pour faciliter le travail des photographes avec un magnifique équilibre attitude (en prenant des chaussons moins bruyants ou en ne forçant pas les glissades vers l’écart, ce sera parfait), et le chef des gitans dont je ne connais pas le nom et dont je veux connaître l’identité et plus vite que ça ! Il supplante en sexytude le toréador qui, malheureusement pour moi, rayonne de gay-itude (ou d’application, je ne sais pas, après tout) jusqu’au premier balcon, alors que celui du Bolchoï m’avait laissée dans un état proche de la pâmoison.

Et c’est là que le bât blesse : lorsque le souvenir des Russes ressurgit. Certes, il ne s’agit que d’un filage et les danseurs sont probablement fatigués par les répétitions sans être galvanisés par une salle comble, mais les ensembles, parfaitement au point, manquent pourtant de mordant. Sans aller jusqu’à la fougue slave, on attend plus d’ardeur, de sémillant ; il faut non seulement y aller mais se laisser aller : ce ballet n’a d’intérêt que s’il est drôle et affriolant, que si le corps de ballet est aussi crâneur que les toréadors (pas en vert sapin de Noël, par pitié) et aussi aguicheur que Kitri. Je veux que l’on m’agace, que diable ! – comme le toréador agace le taureau. L’opéra s’est peut-être un peu trop appliqué à nous faire voir rouge en programmant Don Quichotte un an seulement après le passage du Bolchoï. À voir. 

Arrière ! Scènes de concert

Il y a souvent un registre qui s’impose plus facilement qu’un autre pour parler de tel ou tel compositeur.

Pour Ravel, ce serait la lumière : dans Le Tombeau de Couperin, des touches floues et brillantes que j’ai eu du mal à ajuster, comme lorsque l’on peine à faire le point sur des jumelles puissantes – toujours trop près ou trop loin pour que l’impression d’ensemble se fasse.

Pour Mozart, ce serait la chaleur : une lumière aussi, mais ardente. Le velours rouge, le cuivre des instruments et le scintillement des lustres brûlent avant que le moelleux musical ait eu le temps d’engourdir le spectateur. Le Concerto pour violon n° 3 me donne le sentiment de savoir par avance ce qui va suivre, et pourtant ce qui arrive est toujours inattendu – et toujours évident après-coup. Un pas de côté, un léger décalage et voilà l’avidité joyeuse, désireuse, vivante qui se met en branle et fait cavaler les perruques entre les meubles d’appartement.

Pour Dutilleux, ce serait la physique : des ressorts qui lâchent, d’un coup, des tensions très claires qui sautent, percutantes, des projections comme des cordes qui cassent en série, par à-coups accumulés, à la manière des fusées de feux d’artifice. Et au milieu, le silence où s’étouffent les vibrations.

 

Après l’entracte, je me replace à l’arrière-scène, où le voisin sexy remplace avantageusement le nez siffleur qui m’en tenait lieu. Le problème de la première catégorie, en effet, n’est pas uniquement son prix : c’est aussi la population capable de se la payer, majoritairement âgée, pédante et tuberculeuse – voire dure de la feuille, comme le monsieur dans la file d’attente, qui a dû mettre sa main en cornet pour entendre ce que lui disait l’ouvreur (en gros, qu’il risquait, outre de ne pas entendre la musique, de ne pas pouvoir assister au concert, presque complet). Le pauvre a dû faire trop de Sacre du printemps à l’arrière-scène quand il était jeune. J’en suis ressortie heureuse mais presque sourde. Un miracle que les musiciens aient encore de l’audition, même avec leurs bouchons d’oreille.

À l’arrière-scène, on ne peut pas être dépassé par la musique : seulement englouti. Alors que d’habitude le printemps de Stravinsky se contracte et que la musique se rétracte avec la violence d’un tsunami à marée basse, ne se laissant approcher qu’à l’instant de nous submerger, l’orchestre de Paris nous plonge au sein de cette nature secouée de spasmes. La jungle est partout : le bec sinueux des bassons-boas réveille toute la férocité des bêtes, qui émergent d’entre les feuilles hautes des partitions. Un papillon égaré volète ; avec lui disparaît la seule évocation d’un printemps de poète. C’est par de violentes contractions que la nature accouche d’elle-même. On serre les abdos pour encaisser les coups de tambour. Au loin s’annoncent des colonies de fourmis à cordes, probablement géantes à en juger par le vacarme qu’un pachyderme aurait eu du mal à produire. Leur marche ressemble à celle d’une armée de robot : peu importe combien on en écrase, il y en aura toujours assez pour nous submerger – réplique sismique de la nature aux mécanismes techniques par lesquels on a voulu la mater. Cela fourmille, se contracte, convulse et éructe, enfin : le printemps s’est reproduit. La main-mitraillette de Paavo Järvi salue tous les musiciens de l’orchestre et le public fait de son mieux pour rendre les décibels qu’on lui a envoyés.

 

Depuis l’arrière-scène, on peut observer la tête de l’ami berlinois battre la mesure avant de se renfrogner ou encore Palpatine à la dérobée. Pas repéré de lapin dans cette jungle : Hugo a dû prudemment garder forme humaine.