Discrète révolution de la banalité

360 passe d’un personnage à l’autre comme les valseurs changent de partenaires. On se croise et l’on évolue jusqu’à revenir au point de départ – pour une nouvelle vie. Pas mal d’amants dans ces passades : c’est normal, il faut être au moins trois pour faire la ronde. Après Mademoiselle Else, je fais confiance à Schnitzler, dont le film est inspiré, pour juger sans moralisme du sens et de la sensualité des situations. Les couples, pris à l’instant où l’asymétrie de la relation la déséquilibre et précipite sa fin, mettent en branle par leur séparation une dynamique qui recompose inlassablement de nouvelles paires. Hasards enchaînés, les destins sont pris dans la ronde des rencontres et des séparations : Si un autre chemin s’offre à toi, n’hésite pas… Autre que quoi, nul ne le saura qui ne vit qu’une fois – mais il sera entré dans la danse.

 

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L’affiche connote le jeu de l’oie, mais c’est davantage à la manière des dominos (avec leur trait noir et leurs combinaisons fortuites) que se nouent les relations.

Chez Palpatine.

L’Eyre de rien

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L’affiche rend davantage compte du public, attiré par Fassbender, que du film, avant tout porté par Mia Wasikowska.

 

Cari Fukunaga ne lésine pas sur la brume et le mystère pour sa Jane Eyre, mais il est plus réservé sur les élans lyriques : la passion se trouve davantage du côté de la souffrance, qu’elle soit physique (la tête cognée contre le mur avec un bouquin – hardback, évidemment -, j’en ai encore mal rien que d’y penser) ou morale (viens-là que je t’humilie). La flamme n’a rien de métaphorique : c’est le feu qui permet de se réchauffer un peu, qui met en lumière les zones d’ombres autour de M. Rochester et qui finira par ravager Thornfiels-Hall. En somme, on ne brûle pas d’amour, mais on meurt de froid (et de tuberculose).

Cet univers où l’abandon n’est jamais amoureux met bien en valeur la tenacité de Jane. Muette quand il y a tout lieu de se plaindre, elle a la répartie bien sentie lorsqu’on veut s’apitoyer sur son sort (mais comme M. Rochester en a aussi, cela donne des répliques piquantes : interrogeant Jane sur sa vie passée, qu’elle a d’emblée refusé de qualifier de drame, il conclut ironiquement qu’avoir été chassée par sa tante et traitée comme une moins que rien en pensionnat, effectivement, aucun drame ; un peu plus tard, Jane ayant défendu ses dessins en expliquant que peindre est le plus grand plaisir qu’elle a dans la vie, il lui rétorque qu’elle n’a pas du en connaître beaucoup). Loin d’être une pauvre petite chose, elle possède, comme le lui fait remarquer Helen avant de mourir, la volonté de vivre. Et c’est donc avec une constance qui laisse peu à peu apparaître force et détermination là où l’on ne voyait qu’indifférence, qu’elle fait face à la vie. Il y a chez elle une espèce de droiture, comme naturelle, l’aplomb de ne s’être jamais égarée, jamais arrêtée, qui lui permet d’avancer avec simplicité, pour ainsi dire sans effort, sourde à toute faiblesse avec ses bandeaux de cheveux sur les oreilles (ou dessous, ce qui est encore pire – c’est vraiment la seule coiffure qui ne va à personne ; à croire que Miss Ingram, très intéressée par M. Rochester, l’a inventée pour enlaidir la gouvernante). Elle aurait lu chaque jour les stoïciens que je n’aurais pas été surprise. 

La pénétration progressive de M. Rochester dans son univers en est d’autant plus savoureuse. Sa vie désordonnée parvient à ébranler Jane et à jeter en elle quelque trouble (à peine visible sur son visage sévère – il faut que M. Rochester lui fasse remarquer qu’elle rougit pour que le spectateur s’en aperçoive, comme si elle était quelque galante fardée de blanc au théâtre). Difficile en effet de ne pas être sensible à Michael Fassbender et à sa présence de chair et de sensualité. Des yeux et une mâchoire, je suis prête à me faire dévorer. Enfin Jane, en l’occurrence. Qui, fidèle à elle-même, attendra  de pouvoir céder sans cesser de se respecter, nous faisant au passage découvrir Jamie Bell en pasteur et quelques landes désolées. 

Piégée anyways

Piégée, jeudi, c’était l’héroïne qui l’était. Je ne suis pas tout à fait certaine d’avoir bien compris par qui, la faute à ma mauvaise mémoire des noms. Parfois incapable de retrouver du premier coup le prénom d’un camarade de classe avec qui je viens de passer l’année (même si je me souviens précisément de ce qu’on a pu se dire), j’apprends que trucmuche s’est associé à bidule et a trahi machin, lequel avait déjoué le plan de bidule entretemps trahi par machin, que je n’ai toujours pas réussi à remettre un visage sur trucmuche. Et bidule, c’est le mec à barbe ou celui au bouc ? Il me faudrait des petites vignettes avec leurs visages en bas de l’écran, comme celle du traducteur en langage des signes dans les retransmissions des séances du Sénat. Mais après tout, qu’importe l’intrigue, que j’aurais oubliée tout aussi vite si j’en avais compris les subtilités, pourvu que l’action soit intelligible, que les fuites soient trépidantes, les échappées ingénieuses, les retournements traîtres, et que l’on sache avec qui se réjouir d’un combat bien chorégraphié et avec qui grimacer lorsque le coup met la survie du non-pourri en danger. Gina Carano est une bad girl sexy à souhait, dont le visage, filmé de près, surtout au début, suscite rapidement l’empathie (d’où les grimaces et les abdos contractés pour encaisser les coups portés à l’écran). Le seul reproche qu’on pourrait lui faire, franchement, c’est de trop vite nous débarasser de Michael Fassbinder. 

 

Vendredi, en revanche, c’est moi qui me suis fait piégée dans la salle de cinéma. J’avais adoré les Amours imaginaires, je me suis imaginé adorer Laurence anyways. Le personnage de Xavier Dolan change de sexe, mais c’est le ton du réalisateur qu’il travestit. Tant que l’autodérision contrebalance la tendance à la démonstration, les secrets les plus lourds passent tout naturellement : c’est la réplique de la mère lorsque Laurence, lui ayant annoncé qu’il allait devenir une femme, lui demande si elle l’aimera encore : « Tu te transformes en femme ou en con ? » (pour ensuite lui dire que la porte de la maison restera toujours… fermée, parce que tu connais ton père) ; c’est la manucure très métaphorique que se fait Laurence… avec des trombones, qu’il triture en attendant que ses élèves aient fini de composer ; c’est la révélation à sa femme, qui éclate dans l’orage… du lavomatic. Les situations délicates sont pudiquement passées sous silence ; le réalisateur fait confiance au spectateur pour comprendre que Frédéric est enceinte puis qu’elle avorte, événement tu qui mine le couple au moins autant que le changement de sexe de Laurence, et par lequel l’histoire d’amour relègue le fait social au second plan. Le coup de gueule de Frédéric, qui invective toute la société à travers une serveuse sans tact (« T’as déjà acheté une perruque pour ton cheum, toi ? T’as tout le temps peur qu’il revienne pas parce qu’on lui aura cassé la gueule ? »), résonne comme une dernière déclaration d’amour à quelqu’un qui n’existe plus, des adieux à une presque inconnue. Après ce moment poignant, le spectateur peut lui aussi faire ses adieux à tout second degré. 

Cette légèreté bienvenue pour observer un fait qui peut déranger se laisse entraîner par la gravité que lui attribue le réalisateur. Rapidement, tout n’est plus que drame et pesanteur ; on s’enlise dans la pathétique : Frédéric tombe en dépression, tandis que Laurence, qui se rêvait normale, rejoint une bande de marginaux (l’étoile tatouée sur la gorge, je suis désolée, je ne peux pas) qui se donnent en spectacle comme des étudiants en lettre se proclament dandys décadents. Je savais que j’aurais dû me méfier : ce cours de littérature magistralement poseur, au début, l’affiche de la Joconde au-dessus du lit du couple, qui apparaît ensuite taguée liberté après que l’un a peint sur l’autre, pupitre sans volupté, « J’écris ton nom »…

Les joues bardées de blush, Laurence se bat pour devenir une femme et ne parvient qu’à en saisir la caricature. Il a réussi son coup : c’est assurément une chieuse. Qui s’accroche à sa femme puis à son ex-femme en refusant de voir que c’est fini depuis longtemps. Pas forcément parce qu’il est devenu une femme. Ou peut-être que si : parce qu’à ne vouloir que cela, il est devenu femme sans rien faire de sa vie – aussi épuisant qu’un paranoïaque persuadé d’être continuellement persécuté. Le film interroge les regards autour de lui, mais voilà, au bout d’un moment (largement inférieur aux deux heures quarante qu’il dure), on est comme la mère : on n’en pense plus rien. Il voulait mourir, il est mort en tant qu’homme, une femme a pris sa place : il n’y a finalement plus qu’elle, poétesse prétentieuse qui croit pouvoir ressusciter un passé qui n’est plus le sien, pour ne pas faire le deuil de celui qu’elle a été.

Voilà donc un film qui aurait pu être très, très bien et qui a surtout été très, très long. 

J’étais là…

La souris se fait abeille pour butiner quelques souvenirs avant qu’ils ne soient fânés.

L’exposition Berenice Abbott au Jeu de Paume


 

En revenant de l’exposition, je soupçonnais très fortement que la photographie encadrée offerte par Melendili et les autres l’année dernière fût de Berenice Abbott : la grande avenue new-yorkaise où les voitures et le soleil semblent couler entre les buildings a tout des perspectives monumentales de cette Atget de la grosse pomme. Changing New-York a beau avoir été commandé par l’administration américaine dans une visée documentaire, le projet fait émerger des lignes graphiques puissantes ; ce sont les bâtiments plus encore que les habitants qui animent la ville – vide et vivante à la fois. On découvre aussi des photographies scientifiques qui confinent à l’art abstrait.

 

Celle-ci me fait penser au jeu du soltaire, lorsqu’on a terminé la partie et que les paquets de cartes rebondissent en cascade.

Mais dans l’ensemble, on reste un peu sur sa faim : les perspectives monumentales auraient mérité des tirages plus grands ; on reste en plan. J’ai presque été davantage fascinée par la sagesse qui émane du documentaire biographique diffusé à des spectateurs entassés et contorsionnés : loin d’être angoissée par le temps qu’elle pourrait chercher à rattrapper par la mémoire de la photographie, la vieille dame photographe sourit de son oeuvre ; elle semble avoir trouvé comment, elle sait vivre.

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Roméo et Juliette de Sasha Waltz

Interdiction de dire quoi que ce soit de cette séance de travail sur internet. Comme si l’on ne savait pas faire la différence entre une répétition et une représentation rodée, entre des petites failles qui nous rendent les artistes plus humains, et l’éventuelle faillite d’un spectacle. Comme si cela ne leur faisait pas de la pub que l’on en parle. Pour la peine, je n’ai rien dit du spectacle ; maintenant que le ballet/opéra a disparu de l’affiche depuis belle lurette, je veux bien m’en souvenir.

Depuis le premier balcon, sans jumelles, je ne reconnais pas Roméo : vu ses lignes et son ballon, cela ne peut guère être, par déduction, que Mathieu Ganio, mais il ne m’agace pas un seul instant, donc cela ne peut pas être lui. Et pour cause : il s’agit d’Hervé Moreau. Je n’aurais pas pu le reconnaître pour la simple et bonne raison que c’est la première fois que je le vois danser. Soudain, je comprends mieux pourquoi on en a tellement parlé. Classe, vraiment. Et Aurélie Dupont, forcément.


Hop, que ça saute.
Photo de Laurent Philippe, à retrouver dans le diaporama de l’Opéra.

Devant l’abstraction de ce ballet en noir et blanc, j’oublie Roméo, j’oublie Juliette. Jusqu’à la scène du bal : le tableau des mini-tutus dorés qui se lèvent au rythme des petits coups de cul mutins s’est inscrit dans ma mémoire comme un coup de triangle au milieu d’une symphonie. Le repas aussi : alors que tous les convives sont alignés et se baffrent de mets qu’ils sont seuls à voir, Juliette transgresse les conventions (théâtrales comme sociales) et s’avance dans l’espace de la table pour faire face à Roméo. Etonnant comme l’abolition de ce meuble imaginaire est plus onirique que le rêve même.

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Photo de Bernard Uhlig

Puis l’histoire s’efface à nouveau. Un coulée d’encre sur la panneau quasi vertical de la scène en reprend l’écriture. C’est l’encre de la lettre, du sang et de larmes qui en découleront. Les assauts répétés de Roméo avec l’obstination du ressac contre les rochers sont extrêmement poignants, et plus encore ses chutes infinies, bonheur qui lui glisse des mains, espoir qui crisse et dégringole, dans le silence du vide à venir.

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Photo de Laurent Philippe

Enfin, cette image du couple dans un cercueil lumineux (des galets pour un lit de rivière comme lit de mort), qui éclipse dans la mémoire les derniers choeurs des familles. C’est une image que ma mémoire a incorporé après-coup, car un petit souci technique a ressuscité notre Juliette, qui s’est allongée à côté de la fosse : où Shakespeare rejoint les stoïciens, et la faillibilité, l’humour ; il faut s’entraîner à bien mourir.



Photo de Bernard Uhlig

La part des anges

Le téléphone dans une main, l’autre sur la souris pour scroller les films à l’affiche sur Allociné.
– Faut aller voir Ken Loach.
– Il est où ? Je ne le trouve pas…
– Ce n’est pas le nom du film, c’est le réalisateur.
– Mais, le film, il s’appelle comment ?
– Je ne sais pas.
– …
– Mais faut aller le voir, parce que c’est Ken Loach.
– *scroll, scroll*
– …
– Ah, La Part des anges, ça s’appelle… *lecture en diagonale* … Tu sais que c’est un film sur le whisky, là, ton Ken Loach ?
– Mais c’est un Ken Loach.

OK. Il y a des fois, comme ça, où on ne peut pas lutter. Où il ne faut pas lutter. Tu fais Gandhi et là… un ange passe. Naïvement, je croyais que les anges ne buvaient que les paroles de l’amour et de la sagesse. Que dalle. Les anges, ça boit du whisky, et ça invoque l’évaporation de l’alcool pour ne pas être soupçonnés d’avoir vidé le fût. Après avoir vu les anges sous cet angle, forcément on hésite : on aurait bien dit que la bande de bras cassés (casseurs de gueule), qui a écopé de travaux d’intérêts généraux, ne sont pas des anges, mais comme ce sont presque tous des alcooliques notoires…

 


Quand on est bourré, on a la tête dans l’cul, logique.

 

Le film, fidèle à son sujet, commence par un pas de côté : alors qu’un train est à l’approche, la voix du haut-parleur essaye de faire reculer un gus aussi bête que bourré. Il finit par reculer… sur les rails, dont il s’échappe juste à temps, sauvé par la grâce divine du haut-parleur : « C’est Dieu qui te parle… remonte sur le quai, putain d’abruti ! » Le ton est donné : pas de misérabilisme pour raconter le gâchis de jeunes à qui l’on ne cesse de répéter qu’ils sont de la merde, ni d’angélisme pour ce qui est d’endiguer la violence dont ils sont capables. Enfin si… enfin non… un ange, même bourré, même défoncé à la coke, ne tabasse pas un mec jusqu’à lui décoller la rétine. Ici, on rit jaune, ou ambré, selon qu’on tienne sa gueule de bois d’un fût en chêne américain ou d’un pin écossais.

Pour Robbie, presque beau-gosse balafré aux oreilles décollées, sortir de prison est une chose ; sortir de la violence dans laquelle il baigne en est une autre. Surtout quand la famille de celle qu’il a mise enceinte promet de lui faire la peau s’il s’approche de son fils. Quand Léonie, la jeune mère, rapporte à Robbie que la moitié du cerveau du bébé est développé et l’autre, « ça dépend de nous, ses parents », on a envie de dire : Luke, may the force be with you. Ce n’est pas gagné, et c’est même carrément mal barré, jusqu’au jour où Robbie, qui a toujours vécu sa vie au pif, découvre qu’il a un nez. C’est tout de même un beau pied-de-nez à l’alcoolisme ambiant que de se découvrir un don pour goûter le whisky. A l’image du breuvage à l’odeur de merde (la tourbe), qui a pour Robbie le goût du « gâteau de Noël » que sa grand-mère lui faisait quand il était enfant, le petit merdeux se révèle un papa-gâteau. Aidé et initié par un éducateur qui emmène ses ouailles visiter une raffinerie (on vous avait bien dit que les anges, gardiens ou pas, sont alcooliques), Robbie embarque ensuite ses amis bien imbibés (genre baba au rhum) ou kleptomanes (la nana s’est fait pincée en train de voler un perroquet, je vous prie) dans la quête du Malt Mill, le Graal des whiskies – l’occasion de tituber de rire.

 

La fine équipe : la kleptomane, le benoît bigleux, Robbie et un grand roux pour faire bonne mesure, parce qu’on est en Ecosse, Jésus-Christ ! (J’ai cru au début que les personnages étaient immigrés et imitaient l’accent roumain ou autre langue que je n’ai jamais entendue.)

 

Pour le plaisir, une petite dégustation, sans origine certifiée.

– …c’est un peu comme si t’avais Mona Lisa accrochée dans ta chambre.
– Mona qui ?
– Mona Lisa.
– …
– LA Mona Lisa.
– …
– ?
– Je demandais juste.
[…]– T’es Einstein !
– Qui ?
– Albert Einstein.
– …
– Laisse tomber, c’est un pote à Mona.

– On ne peut pas mettre un costume, on aurait l’air d’aller au tribunal.
Du coup, ils se retrouvent en kilt, et le sporran (l’espèce de gourde qui se porte dessus) de l’un lui casse les couilles au sens propre :
– Tu m’étonnes que les Highlands soient déserts…