Souvenirs de la maison close

L’Apollonide voile d’esthétisme un film à l’intrigue entièrement résumée dans son sous-titre : Souvenirs de la maison close. Seulement, voilà, il ne suffit pas de mettre des souvenirs bout à bout pour faire une histoire. Ce que je retiendrai surtout de ce film, ce sera donc une évocation qui louvoie intelligemment entre une esthétisation de fantasme et l’apitoiement du misérabilisme, sans jamais céder ni à l’un ni à l’autre.

Bertrand Bonello met en scène le plus vieux métier du monde : pas de dégoût pour les clients, pas de folles parties de jambes en l’air non plus, mais des soucis d’hygiène, de la tenue (ou comment convertir l’épuisement en alanguissement), des égards pour les petites habitudes des clients, des espoirs et de vaines toquades, des dettes et surtout, surtout, de la fatigue. Car la déchéance de ces femmes, qu’on s’obstine à appeler des filles, n’est pas morale, comme voudraient le faire croire les relents d’anthropométrie et d’antijudaïsme qui suintent jusque dans cette maison close, mais physique, la cigarette, l’alcool et finalement la maladie ne faisant que porter à son comble l’épuisement qui les travaille au corps. L’une en vient même à souhaiter d’attraper la chtouille, qui lui ferait des vacances, sans retour. Une autre l’attrape vraiment et en meurt. Et la même vie les démène, jusqu’à ce que la fin d’une époque vienne annoncer celle du film : les maisons closes ferment, la patronne organise une dernière fête, triste bacchanale qui ne masque que le visage des filles – leur désemparement à vif, de se retrouver dehors, libres et abandonnées.

Toute l’ambivalence de L’Apollonide est contenue dans le rêve cauchemardé par la Juive, rebaptisée la Femme qui rit et exhibée comme une monstrueuse curiosité après qu’un client (qui ne demandait plus un service mais une esclave) lui ait balafré la bouche d’une oreille à l’autre (scène d’autant plus traumatisante qu’elle revient à plusieurs reprises, comme autant de points de suture) : des larmes de sperme coulent de ses yeux. Peine et plaisir, le spectateur ne jouira pas de leur distinction. C’est ce qui fait la force mais aussi la grande faiblesse de L’Apollonide. Que dire aussi d’un film qui se refuse à prendre parti et se contente d’enregistrer que « cela a été », sinon : « je l’ai vu » ?

Le prix de la danse

Le prix de l’AROP était cette année décerné à Fabien Révillon et Héloïse Bourdon – qui me l’a refilé : on ne voit qu’elle en scène, mais pour combien de temps encore ? Sa maigreur, plus encore que son discours emphatique et monocorde, m’a presque fait regretter d’être venue à la remise des prix. Ses chevilles aux tendons crispés sur des talons aiguilles m’angoissent comme si c’étaient une gorge agonisante. Comment peut-on laisser diminuer une danseuse aussi sublime ? Je lui aurais bien volontiers laissé tous mes petits-fours si elle avait consenti à relâcher son sourire tenu comme un équilibre périlleux. Entre l’effacement de la jeune femme et la bousculade des vieux aropiens autour du buffet, j’ai été prise de lassitude.  Heureusement, il y avait la touchante entrée en matière de Fabien Révillon qui a justifié son anxiété par ce que « la danse est un art muet » ; Karl Paquette en sweat à capuche, souriant sincèrement ; le petit rat sortie de son labyrinthe de lignes de bus ; JoPrincess, en compagnie de qui j’expérimente la sensation d’être petite – ce qui ne m’arrive pas souvent – sans être pour autant gamine – ce qui arrive un peu trop souvent ces temps-ci ; le mélange du caramel et du chocolat fondant au milieu d’un carré de sablé au beurre salé, l’alliance du chocolat et du cassis dans un macaron violet, et autres délicieuses bouchées que j’ai grignotées et fait durer en m’éloignant autant que faire se peut des conversations bruyantes et inaudibles, de toute cette fureur de juger. La danse est un art muet, cela n’a pas de prix.

Koncert avek Kavakos

Klari, Palpatine et moi nous installons en plein centre du rang BB, sans bavoir, parce qu’on sait se tenir. Ou pas. Mais c’est facile d’y croire sans violoniste au chocolat à l’horizon. Avec la onzième symphonie d’Eduard Tubin, l’eau ne nous vient pas à la bouche mais aux oreilles. Je ne sais pas si c’est la paranomase de son nom avec une turbine géante de navire, mais j’ai l’impression de me trouver dans de grandes vagues d’archets – avec des instants d’accalmie en apnée, comme si la petite sirène allait surgir pour venir nous faire visiter son royaume enchanté plein de corail. A part cela, je suis saine d’esprit, même si je l’ai un peu perdu dans la demi-heure qui a suivi.

Même si je n’avais pas réussi à trouver de Leonidas pour fêter la fondation du club des kavakophiles, j’étais tout de même assortie à la doublure de sa chemise, la même que la dernière fois – et qu’hier, me précise Klari mais je préfère ne pas avoir entendu, laissons-lui le bénéfice du double. Pendant le concerto pour violon en majeur de Tchaïkovski, j’ai oublié que j’avais fait tâche toute la journée à l’université avec ma robe rouge habillée, que je craignais d’être un peu fatiguée, et que Pleyel ferait bien de convertir la clim’ en chauffage. J’ai même oublié de vouloir me souvenir. De fait, je n’ai rien retenu, pas une note, pas un chocolat, j’ai dégusté sur place, il n’en reste plus un seul dans la boîte. Je réécoute le morceau en écrivant ce compte-rendu et prends ainsi la mesure de la fascination. Si l’on n’a pas peur des oxymores, on pourrait dire que c’est un traumatisme heureux, si intensément vécu qu’il s’efface aussitôt de la mémoire. Pas de regret pour autant, car il faudrait se dé-sidérer pour regretter le passage d’une étoile filante et je ne vois pas comment j’aurais pu conjurer la fascination de l’archet qui tressaute sur les cordes, les caresse d’un lent et savant étirement, puis les pousse à crier un aigu à la limite de la musique, les effleurant et les faisant crisser comme un patin sur glace, d’une carre à l’autre. C’est juste : Extrême. Exact. Exactement ça, et seulement ça. L’aigu est tenu de justesse ; le son est juste ; le violoniste touche juste. Il faut croire que son jeu a de la présence, exactement comme on le dirait d’un danseur, de son corps, son instrument, dont le moindre mouvement capte l’attention et donne du sens à l’ensemble de la pièce. J’ai les mains très rouges à la fin des applaudissements.

Avec la symphonie en mi majeur de Hans Rott, le triangle trouve une œuvre à sa mesure. Le compositeur l’utilise un peu comme un métronome et, s’il avait pu écouter sa symphonie, créée post-mortem, il aurait peut-être fait quelques modifications pour gommer cet effet de clignotant oublié après le virage. Cela n’a donc rien de rédhibitoire. Seulement, voilà, quand Klari me prévient qu’après les quarante minutes de solo du triangle, on a la tête comme un petit pois dans une boîte de conserve, je relâche toute ma concentration et ne fais pas vraiment l’effort d’écouter et d’assembler dans ma tête ce patchwork sans couture. J’aime pourtant bien les ploum initiaux des cordes et le motif des violons qui reviendra une ou deux fois par la suite. Mais il y a aussi des élans lyriques, du tintamarre de triangle, des pincements de violoncelle esseulés « sehr langsam », le tout sans transition audible par le profane, comme si un DJ changeait de disque à intervalles chronométrés. Mécanique plaquée sur du vivent, cela ne manque pas. Alors quand Klari me fait lire le passage du programme qui raconte une crise de délire du compositeur persuadé que le méchant-Brahms-qui-a-critiqué-sa-symphonie a introduit des explosifs dans le wagon, et que je tombe sur la mention du « frisch und lebenhaft » du troisième mouvement au moment où le « sehr langsam » du quatrième n’est pas encore devenu « belebt », le fou rire nous prend. La honte aussi, étant donné que, pour avoir été aux pieds de Kavakos, nous sommes aussi à celui des musiciens, et qu’il est particulièrement irrespectueux de rire en plein sciage lyrique d’archet (c’est au moins un séquoia centenaire auquel ils s’attaquent, là). Klari utilise son programme comme une Espagnole son éventail et pour éviter de croiser son regard, je me détourne vers Palpatine qui nous aurait maudit s’il n’était pas assis le dos bien droit, non pas, chose exceptionnelle, sur son coxys mais bien sur ses fesses, balançant en rythme son buste d’avant en arrière. Et de nous le comparer à Mahler à la sortie, d’où je m’étonne encore moins de ne rien avoir suivi. Il fallait bien une meringue glacée au chocolat et à la chantilly pour s’en remettre.

Le goût du jour pour le XVIIIe : la mode corsée

 

Louis I
Louis II
Louis III
Louis IV
Louis V
Louis VI
Louis VII
Louis VIII
Louis IX
Louis X (dit le Hutin)
Louis XI
Louis XII
Louis XIII
Louis XIV
Louis XV
Louis XVI
Louis XVII
Louis XVIII

et plus personne plus rien…
qu’est-ce que c’est que ces gens-là
qui ne sont pas foutus
de compter jusqu’à vingt ?

 

Ce poème de Prévert m’a trotté dans la tête pendant toute l’exposition du XVIIIe au goût du jour. 1, 7, 4, les habits sont présentés dans le plus grand désordre par rapport à leur légende. Le scénographe n’est pas matheux, pour sûr, et ne peut se targuer d’un grand sens artistique pour compenser : franchement, la robe rose dans la seule pièce à dominante rouge du Trianon, il faut le vouloir.

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Quant au sens pratique, n’en parlons pas. Disposer une demi-douzaine de robes dans une pièce inaccessible, visibles seulement par l’espace d’une porte à double battant, est d’une crétinerie sans nom lorsque le seul défilé qui tienne est celui des touristes.

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 [photos cliquables]

Récriminations mises à part (auxquelles Palpatine, + de 26 ans, rajoutera le prix du billet), je suis ravie de cette exposition à domicile. Mon oeil a tendance à passer rapidement sur les modèles d’époque pour se fixer sur la haute-couture – ne serait-ce que par la taille des mannequins, qui ne vise plus vraiment le mètre cinquante de la comtesse de douze ans. Ce sont surtout les corsets et leurs lacets, ce me semble, que les créateurs ont mis dans leur (robe à) panier. Mais on ne va pas s’en plaindre, surtout lorsque les robes à la française (à gauche) laissent la place aux robes à l’anglaise (à droite), qui devaient permettre de filer plus vite le grand amour.

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Première accroche : chemise froufroutante cintrée par une veste en cuir jaune pâle, au-dessus d’un jupon bleu, pour une Chanel des Lumières. Robe richement brodée façon rinceau d’où s’échappent des roses : Balmain m’évoque sans miévrerie la danse de cour et le baisemain.

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[Balmain à gauche, Yamomoto à droite]

Je reconnais presque Yamamoto à sa robe de Cendrillon princière : qui peut aussi bien parler chiffons sur la structure d’une robe noble ? Réminiscence plus forte cependant devant les formes déstructurées et boursouflées d’une robe-manteau noir, je me croirais à Londres – Palpatine et la légende en choeur : Comme des garçons. Robe violette satinée de Viviane Westwood, je comprends l’émoi d’A. Deux coups de coeur enfin, confirmés ensuite aux galeries Lafayette (Palpatine a raison, les boutiques sont encore le meilleur endroit où voir des expos de mode gratuitement et au plus près des modèles) : piano, si je puis dire, la robe à panier gothique de Thierry Mugler, avec son collier de chien à collerette ; forte, Azzedine Alaïa, pour ses petites robes blanches et champêtres qui donnent envie de folâtrer dans le parc du châeau. D’ailleurs, si les couturiers d’aujourd’hui aiment à prendre des libertés avec cette mode d’hier, n’est-ce pas justement pour sa connotation libertine ? En tous cas, j’y prends goût… 

 

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Élémentaire, ma chère Brown

La danse de Trisha Brown, aérienne, aquatique ou bien terrestre…
Représentation du jeudi 6 octobre.

Descendue sur les hauteurs de Chaillot, je m’installe avec un bagel sésame au saumon. La Tour Eiffel en rosit de plaisir. Sur l’étal de la librairie, une mosaïque de bouquins plus ou moins inconnus consacrés à la danse, que je retourne un à un, comme les cartes d’une réussite. A côté de la Danse océane de Claude-Pujol, se trouve un autre de ses livres, consacré à Martha Graham cette fois. En une page, je retrouve Charles Weidman et vois que la romancière a à nouveau tout compris. Je glisse le petit volume dans mon sac, sûre d’y trouver prochainement plaisir. La Tour Eiffel frétille maintenant ; sur le champ de Mars, la magie de minuit intervient à chaque heure de la nuit.

Je me suis glissée dans l’avant-dernier fauteuil de la salle encore à moitié vide. Place au septième rang réservée deux jours auparavant : encore une chance. Les jumelles resteront dans mon sac, les visages me sont proches. Le premier solo, sans musique mais non en silence, confine même à l’impudeur : souffle émis et reçu de corps à corps, la respiration du danseur donne l’impression de pénétrer dans son espace intime. Voilà une invitation sincère à pénétrer dans l’oeuvre de la chorégraphe. Je l’ai vue en vidéo interpréter ce court solo mais transmis à un homme, et au public présent, c’est tout de même autre chose. Je suis frappée de ce que la virtuosité est ici exempte de contorsion ; pas de souplesse spectaculaire, on va au-delà du mouvement, pas au-delà du corps. La mécanique en est si bien comprise que la chorégraphe de Watermotor ne s’y heurte plus : voilà un mouvement hyper-fluide (water), tout dans l’élan et le rebond (motor). Ultra-dynamique sans violence. Les articulations sont libérées et les combinaisons, démultipliées quoique, en l’occurrence, condensées en quelques minutes. Lorsque le rideau, à peine levé, se baisse déjà, la salle se met à rire. Fulgurant, lachent mes voisins mi-frappés mi-dubitatifs. Ainsi placé en ouverture, Watermotor devient un manifeste qui perd en valeur esthétique ce qu’il gagne en pédagogique. Le ton est donné mais l’oeuvre peut-être un peu escamotée. Tout comme en musique, je reste perplexe sur la pertinence de placer les oeuvres courtes en premier, sachant que leur durée correspond à peu près au temps qu’il faut pour se défaire de l’agitation du monde extérieur et rentrer dans la pièce.

Les Yeux et l’âme, on ne saurait mieux dire. Celle-ci est à la limite de déborder par ceux-là devant tant de beauté. Cette pièce… « Elle est belle, et plus que belle ; elle est surprenante. » Deux femmes déboulent dans les airs, akènes géants d’un pissenlit soufflé par quelque dieu mythologique. Elles voltigent, comme la musique de Rameau, têtes en bas et notes en l’air. Tantôt suspendus dans le vide aquatique, tantôt bien établis dans leur apesanteur de plafond peint, ces lutins angéliques renversent les dimensions. Leurs trajectoires sont déjà toutes tracées en fond de scène et dans l’élan les lignes du décor, devenues respirations visibles, perdent leur aspect de gribouilli. On ne pense pas filins et baudriers ; ce sont des bulles d’hélium que les danseurs terrestres viennent faire délicatement rebondir en offrant la paume de leurs mains. Le relai est passé, la danse aérienne déferle à présent sur le sol, lames et larmes de joie. L’inventivité est telle que les découvertes s’enchaînent naturellement sans avoir eu le temps de devenir des trouvailles ingénieuses. On voudrait presque un ralenti pour ne rien perdre des enchaînements mais comment ne pas s’emballer ? J’aimerais que soit reprogrammé Pygmalion, l’opéra dont sont extraits Les Yeux et l’âme. Ce baroque si vif, si moderne, tout comme l’était déjà L’Amour au théâtre, tout comme le sont aussi les chorégraphies de Béatrice Massin, me remplit d’allégresse. Délectable.

Opal Loop/Cloud Installation #72503 nous fait ré-atterrir dans la danse expérimentale des années 1980. Cela dit, hormis l’académique perle en lycra brillant de l’un des quatre danseurs, la pièce ne fait pas spécialement datée. Elle est seulement plus lourde à cause de l’absence de musique, remplacée par le chuintement de la machine à fumée. De fait, les nuages annoncés rasent le plancher et ressemblent davantage à du brouillard. Si l’installation permet des jeux d’ombres et de dissimulation (et encore, pas tant qua ça), l’atmosphère n’en est pas moins plombée. Je préférais le ciel sans nuage de la pièce précédente mais garde les yeux baissés sur les formes qui se font et se défont il y a cette danseuse à la manière particulièrement franche et sensuelle que je porterais bien aux nuées. 

I’m going to toss my arms if you catch them they’re yours est dans la même veine, pulsation silencieuse et pesante. Les gros ventilateurs amassés côté cour me font penser à des réacteurs d’avion mais le poids du corps est trop ancré dans le sol et le tempo trop ralenti (par rapport à la première partie de la soirée) pour que la danse soit encore aérienne. Pourtant on plane un peu, bras écartés en seconde, larges vêtements blancs qui flottent et s’envoleront au fil de la pièce. Alors qu’on commençait à s’habituer au ronronnement des ventilateurs apparaît au fond jardin un piano qui engraine ses notes sur la plate bande enregistrée (jusqu’à ce que les amplis saturés nous ramènent au silence). Les justaucorps et les corps émergent peu à peu mais les larges vêtements blancs dévoilaient mieux le mouvement en laissant apparaître son sillage. Je regrette un peu cette mise en scène de dépouillement, qui épuise la danse plus qu’elle ne l’épure. Fort heureusement, on n’en viendra pas à bout et sensation il y a, malgré tout.