Blacksad, une BD noire mais pas triste

Sur les conseils d’Inci.

 

Au début, j’ai été un peu gênée par l’anthropomorphisme, car ce ne sont plus seulement des vêtements et des attitudes humaines qu’on prête aux animaux mais aussi des corps d’hommes et plus encore de femmes. Anubis à la tête de chatte, voyez plutôt la nouvelle Bastet :

 

Peu à peu, cependant, l’œil s’habitue, on se surprend à penser qu’il vaut mieux que les coups reçus par le héros lui fassent une tête de matou de gouttière plutôt que de malfrat glauque, et l’on finit par entrevoir la poésie qu’il y a à transformer le cliché en dessin : le chien, inspecteur fidèle au règlement ; la chatte, une femme à homme, sans la vulgarité qu’il y a à nommer ; le crocodile ou le lémurien, des créatures sans scrupules qui ont le sang froid et le gardent… Blacksad évolue bel et bien dans une jungle animale.

 

(Il y a une souris aussi, entre femme de ménage simplette et mignonne soubrette, mais je suis désolée de vous le dire, je ne me sens pas du tout souris du logis).

Volatiles et volatilité : Uliana Lopatkina dans le Lac des cygnes

Le Lac des cygnes ne représente pas pour moi le ballet par excellence et je ne me serais certainement pas battue pour aller voir Emilie Cozette mais refuser une place pour Uliana Lopatkina quand Pink Lady vous l’offre sur un plateau eut été cracher dans la soupe. D’autant que la soirée attire la balletomane et que les blogueuses se sont donné rendez-vous pour se rencontrer. Sachant que Pink Lady me connaissait et que je connaissais Amélie, il a suffit de trouver celle-ci pour être présentées à Cam’s, Fab et plus tard, au Petit Rat. Rajoutez la sympathique terreur des Pass’ et une B#1 qui a surgi de nulle part et vous obtenez un groupe de gentilles hystériques qui débriefent dès l’entracte.

 

La distribution était ce que j’appelle, passez-moi l’expression, une putain de distribution, qui ne s’est pas contentée de donner à la guest star russe José Martinez comme partenaire. Afin que mes hormones ne viennent pas perturber ce compte-rendu et que celui-ci ne soit pas sans cesse interrompu par des éclats d’enthousiasme digressifs et régressifs, je regrouperai toute mon admiration baveuse en une partie distincte.

Au premier coup de jumelles braquées sur José Martinez, je tombe sur le derrière, juste derrière, sur Héloïse Bourdon : la soirée commence bien. Comme je ne dirai jamais assez combien cette fille est magnifique (et magnifique danseuse, cela va de soi), il suffira de préciser que l’ayant retrouvée dans les quatre grands cygnes, j’ai assez rarement regardé les trois autres. Quand de surcroît elle est accompagnée d’Allister Madin dans la Czardas du troisième acte, imaginez le délice.

Eh oui, je suis éperdue d’admiration pour Héloïse Bourdon ; mes hormones ne sont pas l’unique cause de cette béatitude baveuse, tout au plus des catalyseurs. Si l’on pourrait se rouler aux pieds d’Audric Bezard en toréro (dans la veine de José Martinez dans le Tricorne), c’est avant tout parce qu’il y a dans son dos et dans ses mouvements retenus une puissance folle. La preuve, c’est que ses cheveux gominés étaient affreux mais qu’on n’en regardait pas plus son acolyte à la belle gueule pour autant – sauf Pink Lady mais c’est qu’elle a un faible pour Florian Magnenet. Heureusement que leurs partenaires avaient des variations durant lesquelles ils disparaissaient, sinon je ne les aurais jamais vues. Vous comprendrez maintenant aisément pourquoi la vidéo de ballet est un pis-aller : la caméra n’est jamais là où on voudrait et, parce qu’elles ne regardent pas la même chose au même moment, deux personnes ne voient jamais le même ballet. Une subtile manière de vous inviter à aller lire les autres balletomanes-blogueuses, vous en conviendrez.

Notre enthousiasme ne doit pas épargner Emmanuel Thibault que l’on ne voit guère, comme le fait remarquer Amélie, que dans des pas de trois. C’est fort regrettable car il suffit de le voir faire une préparation (pas les tours, pas les sauts, la préparation, bras ouverts, regard franc, présence forte) pour liquider le soupçon de pure virtuosité qui pèse sur lui. Non, malgré son ballon, ce n’est pas du cirque (critique aussi injustifiée pour le danseur que pour le cirque, pourrait vous dire quelqu’un comme Sara, qui déniche des troupes avec un vrai sens artistique – j’avais trouvé fort pertinent de critiquer le comparant de la critique même, dans un dossier de Lire consacré à Boris Vian, en disant qu’en faire l’auteur de ‘romans d’adolescent’ était aussi réducteur pour le livre que pour ses lecteurs).

Si José Martinez, avec sa sensualité distante, pourrait très bien figurer dans cette liste de Noël, je crois néanmoins que nous pouvons poursuivre – ou débuter, selon ce qu’on attend d’un compte-rendu.

 

Premier acte : quelques colonnes massives et la cour plante le décor social. Du courtisan lambda à la reine et son fils en passant par les chevaliers et les prétendantes, la hiérarchie est imposante et aussi stratifiée que celle du corps de ballet, des demi-solistes et des étoiles (par leur rôle sinon par leur titre car à l’opéra des sujets peuvent tenir le rôle d’étoile et des étoiles être distribuées en demi-solistes). Entre les valses aux motifs complexes avec ces dames et la danse policée des guerriers (que de force contenue, hum ! Mince, j’étais censée avoir bavé en première partie pour ne pas en mettre partout ensuite), les hommes sont résolument des chevaliers : courtois envers leur dame et prêt à pourfendre l’ennemi avec noblesse et panache. Au vu de ces attentes sociales, le Prince est un peu à la masse et sommé par sa mère de devenir un homme : pour ce qui est de l’homme de cour, une arbalète fera l’affaire (faudrait voir à ne pas abîmer son beau pourpoint – ces accessoires, lyre dans Apollon musagète, arc dans Sylvia et donc arbalète dans le Lac, donnent toujours l’air un peu idiot) ; quant à l’homme de cœur, c’est justement le moment de choisir une épouse. Il va y penser, va y penser, mais pour le moment il préfère aller jouer avec son arbalète dans la forêt.

Le Prince n’a évidemment pas l’air d’un benêt surtout quand il est tenu par José Martinez, danseur noble par excellence, racé ; grandes lignes, aisance et élégance, il en impose. Une élégance jamais effacée, faudrait-il préciser, quoique son brio ne se départisse jamais de classe (il n’est pas spécialement chaleureux et pourtant sa danse n’est pas froide). Pourtant, si elle s’exprime avec panache (ah, les grands jetés de Losé Martinez !) dans les sauts lorsqu’il est seul, l’assurance du Prince se défait lorsqu’il doit tenir son rang et que le précepteur rôde autour de lui. Les pas deviennent alors hésitant et ses attitudes, celles d’un enfant… ou d’une femme fragile telle que savent en produire les archétypes ou, en l’occurrence, un pédagogue à l’antique. J’ai été assez impressionnée de ce que José Martinez, ce bel et grand homme, puisse paraître un jeune homme presque enfant- et cependant jamais puéril- aux côtés du précepteur. Difficile de savoir qui de José Martinez ou de Stéphane Bullion est à l’origine de cet accent de justesse mais comme il s’agit probablement des deux, cela a considérablement amélioré le regard que je pouvais porter sur celui-ci.

Je commence à comprendre pourquoi on a pu le nommer. D’habitude, à jouer les mystérieux, Stéphane Bullion me paraît plat, comme absent ; ici, cette absence, parce qu’elle sert le propos, rend le personnage plus présent que jamais. Exit le précepteur/Rothbart méchant, ouh qu’il est méchant ; place à un personnage qui reste en retrait et devient d’autant plus machiavélique qu’il sait rester discret. Si on ne le voit pas, c’est qu’il fait tout pour qu’on ne le voit pas, pour qu’on ne prête pas attention à ce qu’il trame ; on ne le voit pas mais, fantomatique, il hante la scène en permanence, vêtu d’une cape sombre comme pour mieux s’y fondre. Sorte de mage noir chez qui l’immobilité est plus impressionnante que le mouvement, il ne fait pas de vague dans ce Lac qu’il finira pourtant par déchaîner. Simple précepteur au premier acte et silhouette menaçante au deuxième, lorsqu’il file le Prince dans la forêt, il ne s’imposera vraiment qu’à partir du troisième. Ne vendons pas la peau du cygne avant de l’avoir plumé et passons au premier acte blanc.

 

Deuxième acte : après une courte apparition dans un prologue très poétique qui anticipe sur le tableau final sous forme d’un songe prémonitoire du Prince (j’avais complètement oublié cette vision – From-the-Bridge a raison, c’est vraiment un beau spectacle), surgit le cygne blanc. Et fiat Uliana Lopatkina. Comme je l’avais déjà vue dans la Mort du cygne (repris en bis qui plus est) lors du gala au théâtre Montansier, je savais à peu près à quoi m’attendre. Ce dont je ne m’étais pas rendue compte, c’était de sa taille qui n’a rien à envier aux quatre grands cygnes – il lui fallait bien José Martinez comme partenaire, habitué qu’il est à cette grande perche d’Agnès Letestu (mais quelle perche ! Les grandes danseuses, tout de même… je prêche pour ma paroisse, et alors ?) ; sur pointes, elle le talonne.

Les grandes danseuses ont toujours tendance à être moins rapides mais est-ce vraiment une raison pour avoir fait ralentir les tempi à l’extrême ? Du coup, elle n’est pas la seule à battre de l’aile, l’orchestre aussi, qui par contrecoup paraît parfois jouer en accéléré lorsque reprend le corps de ballet. L’étoile russe est difficile à intégrer à plus d’un titre : autre école, autre style, et donc autres qualités en comparaisons desquelles nos cygnes semblent danser sur un lac gelé, engourdis et raidis par le froid. Je m’étais déjà fait la réflexion lorsque j’avais découvert le ballet avec Svetlana Zakharova en artiste invitée, le corps de ballet a presque l’air lourd à côté. Les ensembles étaient pourtant chouettes (une chouette n’est pas un cygne me direz-vous et vous aurez raison), à l’exception des quatre petits cygnes, mal synchronisés au point que c’était Eleonore Guérineau, la plus solide, vive et précise de toutes, qui semblait décalée (elle est aussi nettement plus petite que les autres, l’importance des tailles se vérifie – dommage de la voir si peu pour… si peu). Mais comme la tradition est ce qu’elle est, ils se sont fait grassement applaudir, tandis que les quatre grands cygnes, nettement meilleurs, n’en ont pas tant eu ; sans parler de José Martinez qui a essuyé la suite du decrescendo (un malheureux tour qui ne se voit même pas au milieu d’équilibres très étirés, pfff). De toutes façons, il n’y en a que pour la star de la soirée.

Il faut dire qu’elle est impressionnante. D’abord, elle n’a pas le même nombre d’articulations que les autres, il n’y a pas d’autre explication à des mouvements de bras, de poignet et de cou aussi déliés. Elle a bien quelques vertèbres en plus ; Uliana Lopatkina est l’Odalisque de la danse. On n’a plus une danseuse en face de nous, pas vraiment un cygne non plus (si aucun documentaire animalier n’est programmé sur Arte, allez faire un tour sur le Grand Canal du château de Versailles pour vous rafraîchir les idées – ce n’est franchement pas l’animal dans lequel je me réincarnerais et Matthew Bourne en avait une vision plus juste avec ses cygnes masculins agressifs), mais quelque chose d’autre, de véritablement autre, une créature étrange et fascinante. C’est si peu humain, cette bête-là, que ses sentiments en viennent à relever de l’instinct et brouillent la lisibilité de l’action.

Amélie a raison de dire que chacun de ses mouvements a une signification ; difficile cependant de dire à chaque fois précisément laquelle, comme si tous ces mouvements n’avaient qu’une raison d’être : faire de la danseuse un cygne. La métamorphose est aussi surprenante que réussie, et comme c’est rarement le cas, nul doute là-dessus, Uliana Lopatkina est un cygne remarquable. Tous ses mouvements font signe, la font cygne. Or Odette est une jeune fille qu’on a transformé en cygne, elle n’est pas un volatile de toute éternité. Je trouve dommage que l’interprétation de Lopatkina ait tendance à l’oublier, ce qui rend sa prestation assez linéaire et comme étrangère à l’histoire. Pas étonnant du coup que Fab y voit plus « une guest-star russe et un danseur étoile de l’Opéra qu’une princesse-cygne et un prince Siegfried unis dans un amour impossible ». Logique aussi d’avoir eu l’impression d’un manque de contact dans le pas de deux, alors que Livia, plus proche de la scène, nous a assuré qu’ils se regardaient de façon soutenue. Nul doute que Palpatine, s’il avait été là, se serait obstiné à y voir de la zoophilie.

Pour le dire autrement, on est davantage en présence d’une fantastique créature que d’un personnage et l’on pourrait contempler celle-là pendant des heures sans que celui-ci ait évolué d’une plume. Elle danse au passé, comme si son destin avait déjà eu lieu, il n’y a plus d’espoir, le sale espoir, tout est apaisé et il ne reste plus au spectateur fasciné qu’à la regarder se mouvoir, cou craintif et bras fragiles. C’est une danse volatile, qui nous hypnotise le temps qu’elle dure et qu’on oublie à l’instant même, on ne s’en rappelle presque rien lorsqu’on ne l’a plus sous les yeux, hormis quelques beaux moments où la peur animale laisse paraître la jeune fille craintive. J’aime quand elle se redresse brusquement (dans la mesure où Lopatkina peut être brusque, évidemment) au-dessus du Prince agenouillé, comme touchée par-derrière par un coup bas de Rothbart qui use de son pouvoir pour la ramener à lui, et que cependant elle reste cambrée, le buste tendu de désir vers l’avant (oui, c’est le quatrième acte, je mélange un peu mais comme c’est aussi un acte blanc, ça ne risque pas de déteindre). Aussi, au deuxième acte, j’aime quand le Prince la détourne en la tenant par les poignets ou en lui tenant les poignets croisés, c’est là toute l’ambiguïté d’une femme qui dans le même instant refuse de s’abandonner et abandonne son refus. Des instants rares, dans tous les sens du terme.

 

 

Le troisième acte est encore un acte de cour où les danses n’ont plus vraiment de fonction sociale (hormis celles des fiancées, présentées au Prince, qui sont aussi les seules dans cet acte à avoir de beaux costumes – tous formidables lors du premier ; j’y suis de plus en plus sensible) ni non plus narratives par conséquent et virent au pur divertissement. Je me souviens pourquoi le ballet m’avait laissé une impression de longueur quand je l’avais vu pour la première fois et que je ne connaissais pas assez bien le corps de ballet pour savoir ce que j’allais me mettre de croustillant sous la dent.

J’étais curieuse de voir ce qu’Ouliana Lopatkina allait donner en Odile. Son cygne noir est un cygne blanc tel qu’il serait dansé par une Européenne et, même s’il n’est plus lent, on ne peut pas dire qu’il soit rapide. Notre étoile russe a décidément besoin d’une musique ralentie pour faire admirer le miroitement de ses gestes et rendre perceptibles leurs nuances. Heureusement qu’Odile est un personnage plus manichéen qu’Odette (c’est une marionnette aux mains de Rothbart pour rappel) et qu’elle invite à resserrer son propos. Néanmoins, la différence principale entre le cygne blanc de Lopatkina et son cygne noir n’est autre que son sourire. Retour aux origines du rire, forcément diabolique, la fissure par lequel le démon vous possède. Par la seule force de ce sourire, la danseuse devient une femme, une rousse (ombre à paupière verte, forcément) qui n’a pas les courbes de Jessica Rabbit mais n’en est pas moins fatale. Tout diadème et sourire dehors, on ne voit qu’Odile qui fait donc écran aux véritables relations qui sont en jeu entre Siegfried et le précepteur, visé à travers le cygne noir. Celui-ci est à n’en pas douter le jouet de Rothbart ; Lopatkina fonctionne très bien avec Stéphane Bullion, la danse au passé de la première est en adéquation avec l’absence-présence du dernier.

Le parti pris d’un cygne noir très proche du blanc introduit le trouble puisque l’interprétation d’Odile rejaillit sur Siegfried et que celui-ci n’a plus l’air d’un nigaud bien attrapé mais d’un homme plus épris d’une personne (quel que soit l’endroit qu’elle explore dans le spectre de ses possibilités d’existence, qu’elle soit bonne ou maléfique) que de l’amour en tant que tel (ce qui serait le cas d’Odette qui veut bien de n’importe qui pour amoureux du moment qu’il lui permet de redevenir humaine – en même temps, il est vrai que seul un amoureux fidèle, donc véritable, peut la révéler ainsi à elle-même, ne simplifions pas trop), un homme qui se trompe bien plus qu’il ne trompe celle à qui il a juré de rester fidèle. En effet, c’est bien l’intrusion d’un troisième élément qui perturbe l’équilibre et précipite tous les personnages à leur perte : c’est à partir du moment où le Prince rencontre le cygne que le précepteur (celui qui conseille) apparaît clairement comme la seconde identité de Rothbart (celui qui manipule, le conseil n’étant plus laissée à l’appréciation de celui qui en bénéficie) ; de même, c’est parce que l’influence de Rothbart, l’amant refoulé, demeure que le cygne est dédoublé en Odette-Odile. L’influence devient manipulatrice à partir du moment où elle n’est plus réciproque entre deux êtres.

Quoique ce genre de lecture résulte de la vision même de Noureev, l’interprétation des solistes la faisait ressortir en s’éloignant de la fable pour s’engager dans la complexité de la psyché. Beaucoup aimé cela. On en oublie d’autant plus aisément les fouettés et la musique correspondante : il faut vraiment s’appeler Uliana Lopatkina pour ne pas appeler ça une catastrophe. Comme quoi, on peut être une grande danseuse et ne pas avoir une technique infaillible Ou simplement ne pas réussir les fouettés à la russe : ma prof de danse m’a raconté que Polina Semionova galérait jusqu’au jour où elle les a fait à l’européenne et où ils sont passés comme une lettre à la poste – quand de surcroît les fouettés à la russe sont moins beaux… (faut bien qu’elles ait un défaut, ces Russes et assimilées). En fait, j’ai presque trouvé que ses variations étaient ce qu’il y avait de moins bon chez Uliana Lopatkina qui n’a en revanche pas son pareil dans les pas de deux et tous les moments avec le corps de ballet. C’est paradoxal mais elle est d’autant plus une grande danseuse qu’il y a moins de pas : elle tient de tels équilibres et rend les entre-pas et les ports de bras les moins remarquables si dansants que les grands moments de la chorégraphie perdent de leur relief (pas la même amplitude que Svetlana Zakharova pouvait avoir, par exemple), ce qui permet par la même occasion de réintégrer les variations et autres passages attendus dans l’ensemble dont on ne devrait pas pourvoir les détacher : le ballet.

 

 

Quatrième acte, enfin, que je ne développerai pas parce qu’on y retrouve tous les éléments que j’ai pu dire, qui ont bien pris en mayonnaise. La fin est belle quoique l’agonie soit lente, d’où une émotion toute esthétique (cygnes-roseaux et Prince qui sombre dans le lac, recouvert par des fumées vertes, chouette, ah non pardon, il meurt, toutes mes condoléances), loin que j’étais d’avoir la larme à l’œil comme Amélie.

 

Aux saluts, le parterre est parsemé de petits rectangles bleus et dès que la star russe arrive, les flash crépitent sans vergogne (pendant le spectacle aussi et au flash, malgré l’interdiction de toute photographie – j’ai cru un moment qu’une lampe de sortie de secours était en phase terminale à cause du clignotement verdâtre). Il faut dire que ses interminables révérences s’y prêtent, les photographies ne devraient pas être trop floues. Bras étirés à l’infini, tête penchée et visage dérobé comme dans l’attente indécise d’une couronne ou d’un couperet (c’eut pu être le rideau, qui avait commencé à descendre et s’est arrêté cinq mètres après les cintres pour cause de fin de révérence trop anticipée), ses révérences sont, comme sa danse, si lentes qu’on ne sait trop si elle courbe humblement la tête ou si elle se gargarise des applaudissements. Le sourire qu’elle affiche enfin fait pencher pour la première hypothèse et le port de bras en grande quatrième fendue que, depuis l’avant-scène à cour (mais pourquoi part-elle ? elle sort ?), elle a adressé à ses partenaires et au corps de ballet achève de nous faire fondre ; ce n’est pas tous les jours qu’une artiste invitée a l’élégance de remercier la compagnie avec laquelle elle s’est produite…

 

J’accompagne le groupe de balletomanes à la sortie des artistes et, comme je ne suis pas une groupie dans la vie réelle, prends rapidement congé. Oui, il y a des choses que je sais faire rapidement, contrairement à ce que ces posts laissent penser – un jour, il faudra que j’arrête de vouloir faire des compte-rendus qui mêlent la représentation proprement dite avec sa distribution, l’histoire telle qu’on peut l’analyser et mes délires personnels ; qu’est-ce que je jette en premier ?

 

 

La Fiancée vendue rachetée par ses couleurs


Opéra tchèque, couverture de programme colorée… partie en toute ignorance avec un bon a priori pour cet opéra de Smetana, je suis arrivée à une conclusion décevante : le tchèque power n’opéra pas. Ce n’est pas mauvais, loin de là, mais c’est loooooong. Long comme une comédie de Molière jouée au rythme des Feux de l’amour.

L’intrigue n’en est presque plus une tant elle est archétypale : Marenka aime Jenik mais ses parents l’ont promise à un autre, l’un des fils de Micha. Vasek, puisque c’est de lui qu’il s’agit, est un gros benêt qui, avec son ballon vert, m’a fait penser à Alain avec son cerf-volant dans la Fille mal gardée ; Andreas Conrad est particulièrement bon lorsque Vasek se recommande toujours de sa « Ma-ma-ma-man », façon grenouille de Platée. Il suffit de ne pas avoir laissé échapper dans les surtitres, à cause du mal au coup, que Jenik est le fils du premier mariage de Micha (remarié après le décès de la mère de Jenik, et je vous le donne en mille, « si avoir une bonne mère est une bénédiction… avoir une marâtre est une malédiction ») pour savoir d’emblée que le mariage aura lieu entre les jeunes gens qui s’aiment (et nous en rabattent les oreilles) sans que le contrat soit caduque. Toute l’originalité réside dans la ruse de Jenik qui accepte de passer pour un vendu et vend sa bien-aimée pour trois cents ducats sous réserve qu’elle se marie avec « le fils de Micha » – heureusement pour lui que les périphrases existent et que le vieux père veuille bien faire le bonheur de son premier fils pendant que le second s’en va secondé par sa môman.

 


J’adore les scènes de groupe où tout le village, hommes en casquettes noires et femmes en fichus et robes cintrées sous la poitrine, chante et danse devant un ciel jaune très orangé (forcément, j’aime). De véritables danseurs viennent entraîner ce beau monde et c’est bien gai. Plus tard, lorsque la voiture des forains arrive (et nous éblouit de ses phares pendant un bout de temps), la luminosité descend et les lumières de la grande roue s’allument tandis que les teintes du décor virent au violet. Je rends donc grâce aux danseurs et à William Orlandi, responsable des décors et costumes, d’avoir sauvé ma soirée de la fadeur.


La Fiancée vendue rachetée par ses couleurs… vous ne croyiez tout de même pas qu’il s’agissait de la chanteuse, si ? Inva Mula a sûrement la voix du rôle mais pas la tête à l’emploi : alors que Piotr Beczala a simplement l’air d’un « grand garçon » en Jenik avec sa casquette bleue et son blouson jaune moutarde de Playmobil, elle me fait à tout instant penser à ma grand-mère maternelle que je verrais très bien avec la même robe blanche (sans les nœuds dans les cheveux, faut pas pousser mamie dans les orties). Leurs duos me paraissent interminables tant les paroles sont insipides (je sais que les répétitions peuvent être poétiques mais là, ce n’est clairement pas écrit – à ne surtout pas aller voir deux jours après Ariadne auf Naxos de Strauss où le livret de Hugo von Hofmannsthal tient vraiment la route) et je leur préfère des scènes où les personnages sont un peu plus nombreux, notamment celle où Kecal (Jean-Philipe Lafont), agence matrimoniale à lui tout seul, achète leur fille aux parents de Marenka par un bon déjeuner. Le couple de gros paysans fait des mines, le père la bouche arrondie sous les sommes annoncées par la famille du gendre idéal, la mère qui trouve que ça va bien mais écoute quand même, sait-on jamais. Là-dessus, Marenka arrive en léchant son cornet de glace et c’est un vain que Kecal lui passera un autre plat sous le nez, la jeune fille partira en plantant la boule de glace dans l’assiette de son père : y’a comme qui dirait une couille dans le potage. Le tout reste tout de même un peu trop potache à mon goût, même si ce comique à grosses ficelles (manœuvrées au ralenti- y’a pas que Franklein la tortue qui ait deux de tens’) rejoint parfois une représentation joliment naïve.


Des gens simples, oui, mais qu’ils laissent les jérémiades aux tragiques élégiaques et qu’ils se réjouissent dans des chansons à boire (« la bière est un don du ciel » avec ça on était bien barré, heureusement, l’ivresse arrive avec les danseurs qui se livrent à de réjouissantes acrobaties sur la table du banquet) ou au cirque (que font les danseurs, tout à tour caniches savants, cheveux de manèges et autres bestioles non identifiées). Bref, j’aime le populaire mais dansant.

Des démonstrations pas si démonstratives

Mon professeur de danse m’a proposé de récupérer pour l’après-midi la place qui lui avait permis de voir deux de ses élèves pendant la matinée ; j’ai évidemment sauté sur l’occasion, d’autant que la journée va crescendo et que l’après-midi est réservé aux grandes divisions. La troisième a beau être réservée aux moins de 16 ans aux dires du programme, il s’agit vraiment d’un âge limite car les élèves en paraissent bien moins que cela. C’est une division où il fait bon avoir des origines étrangères : se détachent, chez les garçons, un asiatique techniquement à l’aise ; chez les filles, une petite métisse qui fait plaisir à voir. J’ai été surprise de voir que toute trace de maladresse n’avait pas encore disparu : le travail du bas de jambe est évidemment très propre mais certains garçons ont des bustes un peu gauches et les bras des filles manquent clairement de souplesse, avec des mains façon pelle à tarte quand l’exercice demande une grande concentration. Ce n’était pas une vue de l’esprit puisque lorsqu’ils sont revenus pour le caractère, Roxana Barbacaru a insisté pour que les filles tiennent leur bras et ne laissent pas pendre leurs mains. Et d’ajouter, faisant rire la salle, que plus on est petit, plus on danse grand. C’est aussi là, filles et garçons mélangés, qu’on se rappelle qu’ils sont très jeunes ; quoiqu’ils ne s’économisent pas dans ces pas librement inspirés de Napoli, leur danse manque encore de caractère, les filles comment à entrer dans le jeu (de séduction) tandis que la fougue affichée de certains garçons ne prend pas toujours sur leurs traits de gamin. Même s’ils manquent encore individuellement d’ampleur, il n’empêche que ce travail de corps de ballet est déjà très agréable à regarder.

C’est avec les deuxièmes divisions que cela commence à danser. Avec l’augmentation de la difficulté technique, les garçons mettent du temps à se synchroniser mais les filles sont très ensemble et leurs exercices s’enchaînent avec fluidité, le tout étant agréablement chorégraphié par Francesca Zumbo, une des seules parmi les professeurs des filles à sembler entretenir le dialogue avec ses élèves (au lieu d’une présentation rigide, elle s’amuse de ce que les pirouettes sont ce qu’elles préfèrent ou souligne leur mérite dans tel ou tel exercice). L’exercice de piétinés qui ouvre leur démonstration me fait justement piétiner d’envie (d’en voir certaines boitiller pour courir me rassure un peu) : d’emblée, l’accent est mis sur l’artistique et même si les jambes s’envolent au plafond, c’est la rapidité des changements de direction et des entrepas qui surprend, le style opéra de Paris en somme, qui n’a pas ici le côté mécanique que sa difficulté engendre parfois – bref, c’est dansant, on en oublie un peu de se demander qui est la meilleure (inévitable tentation de ce genre de manifestation).

Je repère une fille avec une grande bouche dont le seul défaut résiderait dans cette bouche parfois plus ouverte que réellement souriante, ainsi qu’une autre, pas du tout le type liane cette fois-ci : c’est la moins fine du groupe (mais je vois rassure, je suis encore plus épaisse qu’elle – exception faite de la poitrine et en avoir est suffisamment rare pour être identifiant) mais j’aime beaucoup son style, son allure, de jolis épaulements qui n’ont rien de chichiteux. Même si les physiques ne sont pas harmonisés, l’ensemble est harmonieux et le niveau peut-être plus homogène que chez les garçons. Ils sont dans l’âge ingrat, certains de juvéniles gringalets, d’autres avec déjà pas mal de musculature, l’un encore petit garçon, l’autre plutôt jeune homme, avec du beau gosse en puissance (il y avait un qui avait un peu un visage à la Ganio mais sans son côté tête à claque – je confonds peut-être avec la division précédente : contrairement aux filles, la tenue des garçons de change pas de couleur d’un groupe à l’autre, c’est moins facile à mémoriser).

D’une manière générale, les classes de garçons sont plus détendues, comme s’il y régnait une sorte de camaraderie sportive (même si la compétition y reste évidemment présente) ; c’est peut-être à mettre en relation avec le fait que les garçons nous présentent plus des tours de force techniques que de la danse (sauf dans la révérence où de simples pas marchés permettent de deviner des danseurs sous les acrobates) alors que les filles sont en plein processus de ballerinisation.

Le processus est achevé en première division : un bataillon de filles longilignes, graciles, aux mouvements déliés. Toute en blanc devant le cyclo bleu, on ferait bien d’en garder quelques-unes pour Apollon musagète. D’un coup les physiques sont harmonisés – mais pas nécessairement harmonieux : en première division, on ne mange plus (une seule exception, une fille au visage très doux, avec une jolie présence). Alors que les deuxièmes divisions, toutes roses, commençaient à être féminines, les premières ont achevé d’être délavées (la troisième division était en rouge) et de femmes en puissance sont devenues des danseuses, éternellement filles. Ces brindilles en font des tonnes, la métamorphose est assez spectaculaire, j’ai été vraiment surprise de la marche qu’il y a a d’une division à l’autre. Le niveau de la classe est si homogène que je suis bien en peine d’imaginer qui pourrait être engagé dans le corps de ballet.

Il y a plus de différence chez les garçons (un rouquin, un brun et un blondinet sont pas mal – y’en aura pour tous les goûts), quoique chacun y ait ses points forts et ses points faibles et qu’aucun ne soit vraiment au-dessus du lot. Côté physique, l’évolution est encore plus surprenante que chez les filles non devenues femmes : ils sont si baraqués qu’ils semblent danser la tête dans les épaules. Quoiqu’il en soit, dans le bouquet final de la classe de pas de deux, filles et garçons forment de beaux couples de danseurs prêts à être intégrés au corps de ballet – jusqu’aux personnalités qui se sont, semble-t-il, un peu émoussées.

 

J’en suis ressortie avec l’envie de faire d’infinies séries d’échappés et de retirés (la batterie ? – sans façon, je la leur laisse), tirez-en les conclusions que vous voyez. Pour rappel, si les démonstrations désignent bien l’ « action de montrer concrètement au public en quoi consiste tel art ou tel sport », elles sont aussi (pourraient aussi être) le « signe extérieur qui manifeste les sentiments qu’une personne éprouve ou feint d’éprouver, ou ses intentions ».

Bons baisers de Naxos – Zerbinetta

[Ariadne auf Naxos, de Strauss, à Bastille le 17 décembre mit Palpatine]

 

Ariane à Naxos s’annonce comme une mise en abyme ; on pourrait craindre de s’y perdre mais l’intrigue est si facile à suivre que l’œuvre en devient étonnamment complexe et qu’on risque à tout instant de s’y retrouver.

 

Un opéra doit être donné après le souper chez le plus riche homme de Vienne qui, dans la mise en scène de Laurent Pelly habiterait une sorte d’immense loft avec de grandes colonnes carrées qui évoquent les temples grecs avec la lourdeur brute des immeubles du Ring. Dès le lever du rideau, le public qui n’est pas en moon boots mais le regrette peut-être se met à rire : sur scène aussi, il neige. Tout à nos difficultés de circulations, nous avions oublié que la neige peut enchanter une scène ; la voiture qu’on voit apparaître en arrière-scène, elle, n’a pas fait plus d’effort qu’un flocon pour se déposer. Une joyeuse bande en sort, qui n’a pas vraiment l’allure de chanteurs lyriques et pour cause : il s’agit d’une troupe de bouffes qui doit égayer l’opéra d’un épilogue comique. Autant dire que cela ne ravit pas le compositeur, qui voit déjà son œuvre perdre tout sens, ni la prima donna qui, avec sa robe noire, n’est pas du même monde que la miss punky en talons aiguilles, jupe courte et cheveux courts, la Zerbinetta avec ses quatre amants, selon le titre de leur divertissement. L’opposition entre tragique et comique se redéploie en ennuyeux vs insignifiant, noble vs divertissant au point de paraître irréconciliable. Le majordome déclenche donc un branle-bas de combat lorsqu’il annonce que son maître exige que les deux spectacles soient présentés simultanément afin de libérer les convives à temps pour le feu d’artifice. Cela amuse bien les comiques qui ont l’impression de jouer un bon tour à ces personnes sérieuses qui les snobent, et désespère le compositeur (Sophie Koch, dont, malgré la belle voix aiguë, je me suis demandé si c’était un garçon ou non) qui refuse de voir son œuvre torpillée. Mais, comme ce sera le cas pour Ariane par la suite, il faut bien vivre. Secondé par le maître à danser désabusé, le maître de musique empêche le compositeur à se défiler et l’oblige à… composer – avec la situation.

 

L’entrevue avec Zerbinetta (Jane Archibald, formidable), à qui il faut bien raconter l’histoire pour qu’elle puisse y improviser, laisse entrevoir un nouvel horizon. Au fur et à mesure que la jeune fille se révèle n’être pas dupe de la comédie qu’elle joue, apparaissent en toile de fond des îles, comme émergeant du brouillard : elles sont là, ces îles grecques, sans qu’on ait su comment on y était arrivé. Le compositeur se prend à rêver et le spectateur à se demander si Zerbinetta ne serait pas une autre Ariane, surgi de la femme coquette sans qu’on ait plus pris conscience de cette transition-là que des mystérieuses îles. Mais il faudrait voir à ne pas tout confondre : celles-ci disparaissent tandis que celle-là reste une actrice comique. Le compositeur s’enfuit et s’effondre.

 

 

Après l’entracte commence… le premier acte, qui est unique puisqu’il s’agit de l’opéra hybridé de comédie, que les chanteurs ont du se résoudre à donner. Ariane s’éveille dans un décor déconstruit, c’est apparemment une marque de fabrique de Laurent Pelly. Mais là où le décor était joyeusement disloqué jusqu’à devenir une épave dans Platée où l’action partait à vau-l’au, il a ici un goût d’inachevé. La maison en construction avec escalier en ciment qui ne mène nulle part, structures métalliques qui sortent des colonnes où le béton n’a pas fini d’être coulée, cordon de sécurité à moitié dénoué, et brouette qui traîne n’est déjà pas très esthétique en soi, mais lorsqu’en plus un chœur de femmes vient nous parler d’oiseaux et de feuilles qui frémissent sur un air de toute beauté qui vous rend vous-même frémissant, c’est carrément pas terrible, même si on pourra toujours arguer qu’entre construction (de la maison) et déconstruction (du loft du prologue, dont on retrouve les colonnes), le décor est, comme Ariane abandonnée de Thésée, planté (là).

Ariane (Ricarda Merbeth) est perchée sur son étage-mezzanine comme une folle au grenier, en quête d’élévation. Mais lorsqu’elle s’éveille et que le monde la met bas, elle descend les degrés de l’escalier et s’enfonce dans l’espoir de la mort, ce monde où tout reste pur. Effectivement, l’absolu n’existe pas dans cette vie qui demeure inséparable de la corruption ; celle dernière ne cesse qu’avec la mort, immobilité parfaite et fin de toute chose. Pour qui ne veut pas changer, c’est le seul espoir qu’il lui reste et c’est logiquement celui d’Ariane qui refuse d’oublier Thésée et se complait dans la douleur. Elle ne peut donc rien entendre à ce que lui raconte Zerbinette et s’applique à faire la sourde oreille.

 

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Pour toute auréole, Ariane n’a que cette bâche blanche souillée, bien loin de l’enveloppe dorée du Baiser de Klimt choisi comme couverture au programme.

 

Débarquée sur l’île en minibus avec ses quatre acolytes en chemise à fleurs, Zerbinetta est une vacancière qui profite du soleil en maillot de bain : inutile de lui promettre la lune ; de toutes façons les quatre zigotos ne la regardent pas, la lune, ils se sont arrêtés au doigt de Zerbinetta et lui obéissent à l’œil comme de petits chiens serviles (la déploiement des kékés en chaise pliante était très bon). Lorsque, allongée sur sa serviette de bain, elle a éparpillé ses archives de correspondance amoureuse, ses vocalises vont du rire à l’orgasme. Elle profite sans pour autant être insouciante, comme le montre le soin qu’elle met à parler à Ariane. Le divertissement que la troupe lui offre n’est pas que pure bouffonnerie puisqu’il s’agit bien de la divertir du chagrin où elle s’obstine. Seule avec elle, Zerbinetta redouble d’efforts sous un mode moins bouffon mais c’est d’elle qu’Ariane se détourne et nullement de son chagrin. Le front contre la colonne en béton, on dirait qu’elle boude et l’espèce d’un instant les rôles sont inversées, l’une est comique de tout prendre au tragique tandis que l’autre fait preuve d’un recul qui l’éloigne de la surface.

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Le comique n’a pas dégradé l’œuvre tragique ou seulement au sens où il l’a extirpé de l’absolu, et les interventions de Zerbinetta vont bien au-delà du contrepoint comique que fournissent ses quatre compagnons. Tragédie et comédie ne se sont pas fondues en une grotesque farce parodique , non plus qu’elles alternent sans se heurter ; en ce monde où rien ne reste pur, leur juxtaposition nous fait comprendre qu’elles sont les deux faces de la même pièce et peuvent s’inverser sans transition, avec une rapidité vertigineuse. Le comique n’emporte pas le sens, il le provoque, et ce serait l’éloigner que de n’y lire qu’une farce grotesque (si l’œuvre est bien toujours plus intelligente que son créateur, on pourrait citer le compositeur : « Le mystère de la vie s’approche d’eux, les saisit par la main et ils commandent une farce grotesque, pour emporter loin de leur crâne indiciblement superficiel le sentiment d’éternité qui pouvait y rester ! »).

 

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Zerbinetta finit par abandonner sa tentative en observant qu’Ariane feint de ne pas parler le même langage. Elle ne peut pas ne pas développer une certaine forme de surdité si elle veut demeurer la femme d’un seul homme alors que c’est à elle-même que Zerbinetta l’enjoint à demeurer fidèle. Le compositeur nous a prévenu : « Parmi des millions de femmes, Ariane est l’unique : celle qui n’oublie pas. » Pourtant, si elles ne parlent pas la même langue, elles parlent bien le même langage et, justement parce qu’elle y résiste et ne s’y rend pas immédiatement (il faut en parcourir, du chemin, pour se rendre à l’évidence, se diriger vers elle, contre elle, pour finalement capituler), Ariane finira par remotiver ce qui, dans la bouche de Zerbinetta, arrive comme un cliché.

Pour Zerbinetta,

« Chacun est arrivé comme un Dieu
Et son pas m’a aussitôt rendue muette, il m’a embrassé le front et la joue, et je suis devenue la prisonnière du dieu et j’ai été transformée du tout au tout!
Chacun est arrivé comme un Dieu
Et m’a complètement transformée
Il m’a embrassé la bouche et la joue
et je me suis abandonnée sans un mot!
Lorsqu’un nouveau dieu est arrivé, je me suis abandonnée sans un mot! »

Ce qui arrive à Ariane est similaire, à ceci près que son nouveau dieu appartient à la mythologie, qu’il s’agit de Bacchus et qu’il a débarqué à Naxos après avoir échappé à Circé. Et si Zerbinetta s’abandonne sans façons à de divins plaisirs, Ariane a du résister contre son désir de mort, de fidélité à un fantôme (celui de Thésée qui la hante comme le sien propre, elle qui n’est plus que l’ombre d’elle-même tandis qu’elle se mortifie) pour s’abandonner, elle et son passé, elle comme son passé l’a modelée, pour n’être plus Ariane qui n’existe que dans l’attente de Thésée.

« Qu’est-ce qui tombe de moi dans tes bras?
Oh, qu’est-ce donc de moi que j’abandonne, en as-tu imaginé le secret avec le souffle de ta bouche? »

Ce qu’il y a de terrible à être abandonnée, c’est finalement de devoir renoncer à soi telle qu’on était devenue au contact de l’homme aimé, à voir tout un pan de son existence partir dans l’oubli sans qu’il puisse jamais être animé et entretenu (la voilà, la flamme de l’amour, loin des métaphores pétrarquisantes). Tant qu’elle vit dans le souvenir, l’abandonnée ne s’abandonne pas, elle refuse de se dépasser, si bien que c’est dans le moment où elle chute aux pieds d’un nouveau dieu qu’elle s’élève à la grandeur tragique. La voilà qui cesse de vouloir vivre éternellement en rêvant à une mort pure et accepte de mourir pour renaître et vivre enfin, en dépit du rôle dans lequel elle s’est confinée et qu’elle a jusque là toujours repris à l’identique. Son nom ne résume plus à lui seul un destin, il n’est que l’étiquette qui permet de ne pas perdre le fil lorsque la personne se métamorphose d’une personnalité à l’autre. Il était temps de sortir d’elle-même et de transmuer son aspect de femme qui s’est laissée aller (cheveux un peu hirsutes, certaine lourdeur du corps, une sorte de ménade amorphe) en bacchante qui sait lâcher prise pour célébrer les mystères de son dieu (les chanteurs étaient bien assortis puisque Bacchus était campé par un chanteur dont l’ampleur n’était pas que figurée). Il n’y a qu’ainsi, dans cette perspective d’avoir laissé une partie de soi mourir pour continuer à vivre pleinement, que je puis comprendre la chute finale d’Ariane alors que Bacchus sort de scène à reculons et que tous les résumés de la pièce concluent par les fiançailles des deux personnages. Pour elle, le repos, enfin ; après avoir été abandonnée, elle abandonne sa mue.

Tout à été question de métamorphose puisque, contrairement à Bacchus sur qui les sortilèges de Circé n’ont pas fait effet, Ariane n’est pas une divinité immuable. Encore que le dieu puisse être mu de quelque façon, ému de sorte que « Désormais je suis autre que je n’étais ». Tandis que Zerbinetta, « prisonnière » de ses dieux successifs, en était transformée du tout au tout, le rapport d’influence s’est inversé avec Ariane, qui, elle, n’est sous l’emprise de personne. Elle ne s’en remet pas à quelque homme mis sur un piédestal à qui elle s’abandonnerait mais abandonne de son propre mouvement une partie d’elle-même, même si c’est au contact du dieu qu’elle est ébranlée. Chacun a besoin de l’autre pour se connaître et c’est grâce à sa méprise (elle prend Bacchus pour le messager de la mort avant de croire reconnaître Thésée, découvrant ainsi qu’elle a fait un dieu d’un homme inconstant et que son obstination à l’attendre la maintient dans une mort artificielle, « belle et orgueilleuse et immobile, comme […] une statue sur [son] propre tombeau ») qu’Ariane peut reconnaître Bacchus, c’est-à-dire, en remontant les préfixes, naître avec lui une nouvelle fois, renaître à ses côtés. Et qu’importe si l’on entend l’écho tristement comique des amants de Zerbinetta lorsque le dieu promet à Ariane :

« Et les étoiles éternelles mourront avant
que tu ne meures entre mes bras! »

la mort d’Ariane a été empêchée.

 

J’ai passé proportionnellement un très long moment sur la fin de l’opéra, mais c’est là que tout se noue (grande intelligence que de nouer plutôt que de dénouer, la simplicité apparente nous entraîne jusqu’à la complexité la plus riche), que les contradictions font sens et que l’hybride devient pur chef-d’œuvre. C’est ce qu’il me fallait comprendre, prendre ensemble Zerbinetta et Ariane, pour que tout se tienne. Voilà un opéra où il ne faut pas trop prendre à la légère la légèreté et où tout est là sans être appuyé (pas comme dans cette tentative d’analyse à l’intelligence besogneuse, ça se saurait si j’étais un génie).

 

Si je ne vous ai pas achevés, allez donc lire ce qu’Ariana dit d’Ariane, c’est son post qui m’a débloquée et permis les articulations en mettant le doigt sur l’oubli. Et puis, concernant la métamorphose et la place du comique dans cet opéra, je vous recommande vivement l’article de Jean-Luc Nancy trouvé par hasard, un peu tard, après avoir rédigé ce compte-rendu – qu’il soit inclus dans le « dossier pédagogique » (p. 16) d’une autre mise en scène n’enlève rien à sa pertinence. Je n’y ai pas trouvé les citations que je cherchais mais tout ce que j’ai pu relire du livret de Hugo von Hofmannsthal est une relance. J’irais volontiers revoir cet opéra – quand cela aura eu le temps de décanter, pas dans quelques jours.